La fin de l’imagination

La fin de l’imagination

Arundhati Roy

Août 1998

   « Le désert a tremblé, nous a informés (nous, son peuple) le Gouvernement indien.

   — La montagne tout entière a blanchi », a répondu le Gouvernement pakistanais.

   « L’après-midi, le vent s’était tu sur Pokhran. À 15 h 45, le minuteur déclencha les trois engins. Entre deux cents et trois cents mètres sous terre, la chaleur atteignit quelque chose comme un million de degrés centigrades — température que ne connaît guère que le soleil. Instantanément, des rochers pesant plus de mille tonnes, une sorte de mini-montagne en sous-sol, furent réduits en poussière… les ondes de choc de l’explosion commencèrent à soulever de plusieurs mètres une bande de terre de la taille d’un terrain de football. Devant ce spectacle, un scientifique s’est écrié : “Maintenant, je crois enfin aux histoires du Seigneur Krishna soulevant une colline.” » India Today.

   Mai 1998. L’événement sera consigné dans les livres d’histoire, à condition, bien entendu, que nous ayons encore des livres d’histoire pour l’accueillir. À condition, bien entendu, que nous ayons encore un avenir. Que peut-on bien avoir de neuf ou d’original à dire à propos des armes nucléaires ? Il n’y a rien de plus humiliant pour un auteur de fiction que de devoir apporter sa contribution à un débat qui, au fil des ans, a déjà été maintes fois examiné par d’autres, en d’autres lieux, et ce avec éloquence, passion et compétence.

   Je suis pourtant prête à ramper. A m’humilier avec abjection, parce que, dans les circonstances actuelles, le silence serait intolérable. Alors, que ceux qui, parmi vous, sont prêts à m’accompagner choisissent leur rôle, endossent leurs costumes poussiéreux et nous déclamerons ensemble nos tirades rebattues dans cette mauvaise farce. Gardons-nous pourtant d’oublier l’importance de l’enjeu. Gardons-nous de la lassitude et de la honte, car elles pourraient bien signifier notre fin. Celle de nos enfants et des enfants de nos enfants. De tout ce que nous chérissons. Il nous faut aller chercher au fond de nous-mêmes la force de penser. De lutter.

   Une fois de plus, nous sommes terriblement en retard — pas seulement d’un point de vue scientifique et technologique (en dépit des cocoricos officiels), mais, de manière beaucoup plus pertinente, dans notre incapacité à saisir la véritable nature des armes nucléaires. Notre compréhension du Musée des Horreurs est désespérément obsolète. Voici que nous tous autant que nous sommes, Indiens et Pakistanais, discutons de détails politiques, de finasseries en matière de politique étrangère, nous comportant comme si nos Gouvernements venaient tout juste de mettre au point une nouvelle bombe, un peu plus grosse que les précédentes, une sorte d’énorme grenade avec laquelle ils projetteraient d’anéantir l’ennemi (autrement dit de s’anéantir l’un l’autre) tout en nous protégeant de tout danger. Nous ferions n’importe quoi pour y croire. Quels merveilleux sujets ne sommes-nous pas devenus, merveilleux de sagesse, d’obéissance et de crédulité ! Le reste de l’humanité ne nous pardonnera peut-être pas, mais sait-il, ce reste de l’humanité, à quel point nous sommes fatigués, déprimés, blessés ? Peut-être qu’il ne comprend pas à quel point nous avons besoin d’un miracle, et ce dans les plus brefs délais. À quel point nous aspirons à un peu de magie.

   Si seulement, si seulement, la guerre nucléaire n’était qu’une guerre comme les autres, si seulement il s’agissait des enjeux habituels — nations et territoires, dieux et histoires. Si seulement ceux d’entre nous qui la redoutent n’étaient que de vils poltrons, sans une once de sens moral, refusant de mourir pour défendre leurs convictions. Si seulement la guerre nucléaire était ce genre de guerre dans laquelle des pays se battent contre des pays et des hommes contre des hommes. Mais non ! S’il doit y avoir une guerre nucléaire, nos ennemis ne seront pas la Chine ou l’Amérique ou même nos voisins. Non, notre ennemi, ce sera la Terre elle-même. Les éléments — le ciel, l’air, la terre, le vent et l’eau — se retourneront contre nous. Et leur colère sera terrible.

   Nos villes et nos forêts, nos champs et nos villages brûleront pendant des jours. Les fleuves seront empoisonnés. L’air s’enflammera, et le vent propagera les flammes. Quand tout aura brûlé et que les feux se seront éteints s’élèvera une épaisse fumée qui cachera le soleil. Les ténèbres couvriront la terre. Le jour disparaîtra au profit d’une nuit interminable. Les températures tomberont bien en dessous de zéro, et l’hiver nucléaire s’installera. L’eau se transformera en une glace toxique. Les retombées radioactives s’infiltreront dans le sol et contamineront les nappes phréatiques. Tous les organismes vivants, animaux et végétaux, poissons et oiseaux, mourront. Seuls les rats et les cafards pulluleront, se multiplieront et se battront avec les humains encore vivants pour le peu de nourriture encore disponible.

   Que ferons-nous alors, du moins ceux d’entre nous qui auront survécu ? Brûlés, aveugles, chauves et malades, portant dans nos bras les corps de nos enfants rongés par le cancer, où irons-nous ? Que mangerons- nous ? Que boirons-nous ? Que respirerons-nous ?

   Le directeur du département Santé, Environnement et Sécurité du Centre de Recherches atomiques Bhabha à Bombay a la réponse. Dans une interview publiée dans le Pioneer du 24 avril 1998, il a déclaré que l’Inde pourrait survivre à une guerre nucléaire à condition d’adopter les mesures de sécurité préconisées par les scientifiques en cas d’accident dans les usines nucléaires.

   Il faudra prendre des comprimés iodés, suggère-t-il, mais aussi rester à l’intérieur, ne consommer que de l’eau et de la nourriture préalablement stockées et éviter le lait. Il conviendra de donner du lait en poudre aux bébés. «Les gens qui se trouvent dans la zone contaminée devront immédiatement descendre au rez-de-chaussée, si possible, au sous-sol. »

   Que faire quand on est confronté à de telles inepties ? Que faire quand vous vous retrouvez enfermé dans un asile dont tous les médecins sont cinglés ?

   Ne faites pas attention, va-t-on vous dire, elle n’y connaît rien. Ce n’est jamais qu’une romancière, ce n’est jamais qu’hyperbole de prophète d’apocalypse. Jamais nous n’en arriverons là. Il n’y aura pas de guerre, un point c’est tout. Les armes nucléaires sont des armes de paix, et non de guerre. « Dissuasion », tel est le mot d’ordre de ceux qui aiment à s’imaginer en faucons. (Les beaux oiseaux que voilà, soit dit en passant. Calmes. Élégants. De vrais prédateurs. Il n’en restera pas beaucoup après la guerre nucléaire, et c’est dommage. « Extinction », voilà un mot auquel il va falloir qu’on s’habitue.) La dissuasion, c’est une vieille thèse que l’on a ressortie pour l’accommoder au goût du jour. C’est à elle que l’on a attribué tout le mérite d’avoir empêché la Guerre froide de se transformer en Troisième Guerre mondiale. Le seul fait incontournable à propos de la Troisième Guerre mondiale, c’est que s’il doit y en avoir une, elle viendra après la deuxième. En d’autres termes, il n’existe pas de plan préétabli. Ce qui veut dire aussi que nous avons encore le temps. Par ailleurs, le jeu de mots (The Third World War [« la Troisième Guerre mondiale »] peut se lire aussi comme «la Guerre du tiers monde». (N.d.T)) est peut-être lourd de sens. Certes, la Guerre froide est terminée, mais ne nous laissons pas abuser par ces dix ans d’accalmie des rodomontades nucléaires. Ce n’était qu’une cruelle plaisanterie. Une rémission. Le mal n’a pas été traité en profondeur. Après tout, qu’est-ce que dix ans dans l’histoire de l’humanité ? La voilà qui resurgit, cette maladie. Et qui se répand plus vite que jamais, et résiste plus que jamais à tous les traitements imaginables. Non, croyez-moi, la théorie de la dissuasion présente de gros défauts.

   Le premier, c’est qu’elle présuppose une compréhension totale et techniquement élaborée de la psychologie de votre ennemi. Elle part du principe que ce qui vous dissuade, vous, de l’utiliser (la peur de l’anéantissement), l’en dissuadera lui aussi. Qu’en est-il de ceux pour qui pareille peur n’est nullement dissuasive ?

   La mentalité kamikaze — l’école « Quant à mourir, mourons ensemble » — est-elle vraiment si rare ? Est-il besoin de rappeler comment est mort Rajiv Gandhi ?

   Quoi qu’il en soit, que recouvre le « vous » et que recouvre l’« ennemi » ? Dans un cas comme dans l’autre, des Gouvernements, rien d’autre. Et les Gouvernements changent. Ils portent un masque derrière leur masque. Ils muent et se métamorphosent sans cesse. Prenons l’exemple de celui que nous avons à l’heure actuelle : il ne dispose même pas de suffisamment de sièges pour tenir jusqu’à la fin de son mandat, mais il exige que nous lui fassions confiance quand il s’agit d’exécuter quelques pirouettes et de faire joujou avec des bombes, alors qu’il a bien du mal à conserver une petite majorité au parlement.

   Le deuxième gros défaut de la dissuasion est qu’elle a pour préalable la peur. Or, la peur a elle-même pour préalable la connaissance — celle de l’étendue et de l’importance exactes des dégâts que causeraient une guerre nucléaire. La bombe atomique n’a pas pour attribut occulte et inhérent d’inspirer automatiquement la peur, donc de préserver la paix. Préserver la paix, c’est en l’occurrence l’œuvre de ceux qui, obstinément, inlassablement, ont le courage de dénoncer ouvertement la bombe; ce sont les marches, les manifestations, les films, la simple indignation qui ont évité, ou peut-être seulement différé, la guerre nucléaire. La dissuasion sera sans effet dans nos deux pays, tant y est lourd le poids de l’ignorance et de l’analphabétisme. (Il n’y a qu’à songer au VHP [Vishwa Hindu Parishad, parti religieux fanatique] qui voulait répartir le sable radioactif du désert de Pohkran sur tout le territoire indien en guise de nourriture sacrée. Pour permettre la prolifération des cancers ?) La Théorie de la Dissuasion n’est rien d’autre qu’une plaisanterie dangereuse dans un monde où tout ce que l’on trouve à vous prescrire en matière de prévention contre les radiations nucléaires, ce sont des comprimés iodés.

   L’Inde et le Pakistan ont aujourd’hui leur bombe atomique, et cela ne leur pose aucun problème. Bientôt, ce sera le tour d’autres pays : Israël, l’Iran, l’Irak, l’Arabie Saoudite, la Norvège, le Népal (j’essaie d’être aussi éclectique que possible), le Danemark, l’Allemagne, le Bhutan, le Mexique, le Liban, le Sri Lanka, la Birmanie, la Bosnie, Singapour, la Corée du Nord, la Suède, la Corée du Sud, le Viêtnam, Cuba, l’Afghanistan, l’Ouzbékistan… eh oui, pourquoi pas ? Pas un pays au monde qui n’ait une bonne raison à avancer. Qui n’ait de frontières et de croyances à protéger. Et quand tous nos garde-manger regorgeront de bombes rutilantes et que nos ventres seront vides (car la dissuasion a l’appétit dévorant d’un fauve), il ne nous restera plus qu’à troquer nos bombes contre de la nourriture. Et quand la technologie nucléaire tombera dans le domaine public, quand elle sera réellement compétitive et que les prix chuteront, ce ne seront plus seulement les Gouvernements mais tous ceux qui seront en mesure de se l’offrir qui pourront se constituer leur petit arsenal personnel : hommes d’affaires, terroristes, peut-être même, à l’occasion, l’écrivain qui aura fait fortune (moi, par exemple). Notre planète sera hérissée de splendides missiles, et un nouvel ordre mondial s’instaurera. La dictature de l’élite pro-nucléaire. Nous nous amuserons à nous menacer les uns les autres. Ce sera comme le saut à l’élastique quand on n’est pas sûr de la corde. Ou bien comme de passer son temps à jouer à la roulette russe. Et que dire du petit frisson supplémentaire que nous procurera l’idée de ne pas savoir qui croire, ni quoi ?

   Nous sommes à la merci du premier charlatan venu en quête de carte verte qui apparaîtra à l’Ouest prêt à colporter des rumeurs d’attaques de missiles imminentes. Nous sommes bien capables de nous réjouir à la perspective de devenir les otages de n’importe quel provocateur, de n’importe quel alarmiste (et plus il y en aura, mieux cela vaudra), s’ils doivent nous fournir un prétexte pour fabriquer de nouvelles bombes. Vous voyez, même sans guerre, nous avons de quoi nous occuper.

   Mais arrêtons-nous un instant histoire d’exprimer notre reconnaissance à qui la mérite. Qui devons-nous remercier pour tant de bienfaits ?

   Eh bien, ceux qui sont à l’origine de tout cela. Les Maîtres de l’Univers. J’ai nommé, mesdames et messieurs, les États-Unis d’Amérique! Allons, messieurs, levez-vous et saluez. Soyez mille fois remerciés de ce beau cadeau que vous avez fait au monde. Merci de vous être ainsi distingués. Merci de nous avoir montré le chemin. Merci d’avoir modifié jusqu’au sens de la vie.

   Désormais, ce n’est plus la mort qui doit nous faire peur, mais la vie.

   La suprême bêtise, c’est de croire que les armes nucléaires ne sont dangereuses que si l’on s’en sert. Le seul fait qu’elles existent, leur seule présence dans nos vies, cause bien plus de dégâts que nous le soupçonnons. Les armes nucléaires influent sur notre mode de pensée. Règlent nos comportements. Gouvernent nos sociétés. Modèlent nos rêves. Elles se fichent au fond de notre cerveau comme des crocs de boucher. Elles répandent la folie. Elles sont pires que les pires colonisateurs, plus blanches qu’aucun Blanc ayant jamais vécu jusqu’ici. Elles sont la blancheur même.

   Tout ce que je peux dire à chaque homme, chaque femme, chaque enfant, ici en Inde, mais aussi de l’autre côté de la frontière, au Pakistan, c’est de prendre la chose à cœur, de la prendre au sérieux, de la traiter comme une affaire personnelle. Qui que vous soyez — Hindou, Musulman, citadin, paysan —, peu importe. La guerre nucléaire a au moins ceci de bon : c’est l’idée la plus égalitaire que l’homme ait jamais eue depuis que le monde est monde. Le jour du jugement, on ne vous demandera pas de vous présenter avec vos certificats de bonne conduite, et il n’y aura aucune discrimination dans l’anéantissement. La bombe n’est pas dans votre jardin, elle est dans votre corps. Et dans le mien. Personne, je dis bien personne, ni pays, ni gouvernement, ni homme, ni dieu, n’a le droit de la placer là. Nous sommes déjà tous radioactifs, alors même que la guerre n’a pas commencé. Alors, levez-vous et faites entendre votre voix. Qu’importe si c’est pour dire ce qui a déjà été dit par d’autres. Faites-en votre affaire.

   LA BOMBE ET MOI

   Au début du mois de mai (autrement dit avant la bombe), je suis partie de chez moi pour trois semaines. Je pensais revenir. J’en avais la ferme intention. Mais les choses n’ont pas vraiment tourné comme je l’avais escompté.

   Au cours de mes pérégrinations, j’ai rencontré une amie à moi que j’ai toujours appréciée pour son aptitude, entre autres, à combiner une profonde affection avec un franc-parler qui confine parfois à la brutalité.

   « J’ai beaucoup pensé à toi, m’a-t-elle dit, au Dieu des Petits Riens — au contenant, au contenu, à ce que le livre dit, veut dire, essaie de dire… »

   Elle s’est tue un instant. J’étais mal à l’aise et je n’étais pas sûre d’avoir envie d’entendre la suite. Elle, en revanche, était bien décidée à parler. « Cette dernière année — que dis-je, ces derniers mois —, tu as connu l’excès en tout : gloire, argent, prix, adulation, critiques, condamnation, ridicule, amour, haine, colère, envie, générosité. D’une certaine manière, c’est une histoire parfaite. Parfaitement baroque dans ses excès. L’ennui, c’est qu’elle a, ou qu’elle ne peut avoir, qu’une seule fin, parfaite elle aussi. » Ses yeux, posés sur moi, me pénétraient jusqu’aux entrailles. Elle savait que je savais ce qu’elle allait me dire. Elle était comme possédée.

   Elle allait me dire que rien de ce qui pourrait m’arriver à l’avenir n’atteindrait jamais pareille intensité. Que le reste de ma vie allait inévitablement me laisser un goût d’inachevé. Et par conséquent, que la seule fin parfaite que l’on pouvait imaginer à l’histoire, à mon histoire, c’était la mort. Ma mort.

   Cette idée m’était venue à moi aussi. Evidemment. Et je me disais que cet éclat, ce tourbillon — les lumières dans mes yeux, les applaudissements, les fleurs, les photographes, les journalistes qui faisaient semblant de s’intéresser à ma vie (sans parvenir à s’en faire une idée un tant soit peu claire), les hommes en costume en train de me faire des ronds de jambe, les salles de bains rutilantes des hôtels et leurs piles de serviettes —, j’avais peu de chances de les connaître à nouveau. Allaient-ils me manquer ? En étais-je au point où je ne pourrais plus vivre sans ? Etais-je désormais une accro de la célébrité ? Allais-je connaître les symptômes de l’état de manque ?

   Plus j’y pensais, plus il m’apparaissait que si la notoriété était appelée à devenir mon quotidien, elle finirait par me tuer. Par me terrasser, à coups de bonnes manières et d’hygiène. Loin de moi l’idée de donner à penser que je n’ai pas apprécié cette heure de gloire. Mais si j’en ai joui intensément, c’est justement parce que c’était l’affaire d’un moment. Parce que je savais (ou croyais savoir) que je pourrais rentrer chez moi dès que j’en aurais assez et en rire tout mon soûl. Et vieillir et devenir totalement irresponsable. Manger des mangues au clair de lune. Peut-être même écrire un ou deux livres ratés — des livres à échec — pour voir à quoi ça ressemblait. J’ai parcouru le monde en long, en large et en travers pendant un an, mais l’idée ne m’a jamais quittée qu’un jour je rentrerais chez moi pour retrouver la vie qui était la mienne. Contrairement à toutes les prévisions — on me voyait déjà en train d’émigrer —, c’est à ce puits-là que je me ressourçais. C’est là que je me désaltérais. Que je puisais ma force.

   J’ai dit à mon amie que l’histoire parfaite, ça n’existait pas. Je lui ai dit que, en tout état de cause, cette façon qu’elle avait de voir les choses était superficielle, et peu fondée cette idée selon laquelle une personne voyait la courbe de son bonheur, ou disons de son accomplissement, atteindre un sommet (pour inévitablement redescendre ensuite) en raison d’une rencontre accidentelle avec le « succès ». C’était présupposer de manière bien peu imaginative que gloire et richesse constituent la trame obligatoire de tous les rêves.

   « Tu as vécu trop longtemps à New York, lui ai-je dit. Il existe d’autres mondes. D’autres rêves. Des rêves dans lesquels l’échec a sa place. Où il est honorable et vaut parfois qu’on le recherche. Des mondes dans lesquels la renommée n’est pas la seule aune à laquelle juger l’excellence ou la valeur d’un individu. Je connais et suis capable d’apprécier des tas de guerriers, des tas de militants qui ont bien plus de valeur que moi, qui partent au combat tous les matins, sachant par avance que l’échec les attend. Certes, leur “réussite”, au sens le plus commun du terme, est moindre, mais cela ne signifie pas qu’ils ont échoué sur le plan humain.

   « Le seul rêve qui vaille, lui ai-je dit, c’est de rêver que l’on vivra tant que l’on sera en vie et que l’on ne mourra que quand on sera mort. » (Prescience de ma part ? Peut-être.)

   « Qu’est-ce que tu entends au juste par là ? » (Les sourcils en accent circonflexe, l’air un peu irrité.)

   J’ai essayé de m’expliquer, sans grand succès. J’ai parfois besoin d’écrire pour penser clairement. Et c’est ce que j’ai fait, sur une serviette en papier, que je lui ai donnée. Voici ce que j’ai écrit : Aimer. Être aimé. Ne jamais perdre de vue sa propre insignifiance. Ne jamais s’habituer à la violence sans bornes ni aux flagrantes disparités du monde où nous vivons. Chercher la joie dans les endroits les plus tristes. Traquer le beau dans sa tanière. Ne jamais simplifier ce qui est compliqué ni compliquer ce qui est simple. Respecter la force, mais surtout pas le pouvoir. Par-dessus tout, être aux aguets. Essayer de comprendre. Ne jamais détourner les yeux. Et ne jamais, surtout, ne jamais oublier.

   Je la connais depuis des années, cette amie. Elle aussi est architecte.

   Elle a fait la moue. Mon petit message sur serviette en papier n’a pas semblé la convaincre. Je n’ai eu aucun mal à voir que, d’un point de vue purement structurel, si l’on s’en tenait à la stricte symétrie narrative, et aussi parce qu’elle m’aime profondément, son enthousiasme devant mon succès était si authentique, si généreux qu’il faisait contrepoids à l’horreur (anticipée) qu’elle ressentait à l’idée de me voir mourir. J’ai compris qu’elle s’était placée sur un plan général qui dépassait de beaucoup mon cas personnel.

   Quoi qu’il en soit, quinze jours après cette conversation, je suis rentrée en Inde. Chez moi. Du moins c’est ce que je crois, ou plutôt ce que je croyais. Quelque chose était bel et bien mort, mais ce n’était pas moi. C’était quelque chose d’infiniment plus précieux. Un monde, malade depuis longtemps déjà, qui avait fini par expirer. Qui est même incinéré à l’heure qu’il est. L’air s’est chargé de laideur, et la brise transporte la puanteur, reconnaissable entre toutes, du fascisme.

   Jour après jour, à la une des journaux, à la radio, dans les débats télévisés, et même (c’est à ne pas y croire) sur MTV, des gens à l’instinct desquels on pensait pouvoir se fier — des écrivains, des peintres, des journalistes — franchissent allègrement le pas. L’effroi me gagne au fur et à mesure que les leçons du quotidien me font prendre une conscience douloureuse de la vérité profonde contenue dans les livres d’histoire, vérité selon laquelle le fascisme est autant une affaire d’individus que de Gouvernements. Qu’il commence à la maison. Dans le salon. Dans la chambre à coucher. Au lit. « Une explosion d’amour propre », « Le chemin de la renaissance », « Un moment d’orgueil », tels ont été les gros titres de la presse dans les jours qui ont suivi les essais nucléaires. « Nous avons prouvé que nous n’étions plus des eunuques », a déclaré Mr. Thackeray du Shiv Sena. (Qui a jamais dit que nous en étions ? Certes, bon nombre d’entre nous sont des femmes, mais, autant que je sache, ce n’est pas la même chose.) À la lecture des journaux, il était parfois difficile de savoir si l’on faisait allusion au Viagra (qui arrivait bon second dans la lutte pour la une) ou si l’on parlait de la bombe : « Nous jouissons d’une force et d’une puissance supérieures. » (Déclaration de notre ministre de la Défense après les essais nucléaires au Pakistan.)

   « Il ne s’agit pas seulement de tester la bombe, il s’agit aussi de tester le nationalisme », nous a-t-on répété à satiété.

   On ne cesse d’enfoncer le clou : la bombe, c’est l’Inde. L’Inde, c’est la bombe. Mieux, l’Inde hindoue. Par conséquent, sachez-le bien, toute déclaration antibombe n’est pas seulement antinationale, elle est aussi antihindoue. (Bien entendu, au Pakistan, la bombe est islamique. En dehors de cette différence, d’un point de vue politique, les discours sont les mêmes.) C’est là une des retombées inattendues de la possession de l’arme atomique. Non seulement le Gouvernement peut en faire usage pour menacer l’Ennemi, il peut aussi l’utiliser pour déclarer la guerre à son propre peuple. C’est- à-dire nous.

   En 1975, un an après que l’Inde eut mis le doigt dans l’engrenage nucléaire, Mme Gandhi instaurait l’état d’urgence. Mais, plus de vingt ans après, que nous apportera 1999 ? On parle de mettre sur pied des cellules spéciales chargées de contrôler les activités anti- nationales. On parle d’amender les lois régissant la télévision câblée histoire d’interdire les chaînes susceptibles de « faire du tort à la culture nationale » (The Indian Express du 3 juillet). De rayer certaines églises de la liste officielle des lieux de culte parce que 1’« on y sert du vin » (nouvelle publiée dans l’Indian Express du 3 juillet et le Times of India du 4, puis démentie par la suite). Des artistes, des écrivains, des acteurs et des chanteurs sont harcelés et font l’objet de menaces (auxquelles ils finissent par céder). De la part non seulement de gangs organisés mais d’organismes gouvernementaux. Et ce jusque devant les tribunaux. Des articles et des lettres circulent sur Internet : interprétations fantaisistes des prédictions de Nostradamus, ils annoncent l’émergence prochaine d’une nation hindoue toute-puissante et conquérante, d’une Inde qui renaîtrait de ses cendres pour « se dresser contre ses anciens oppresseurs et les anéantir jusqu’au dernier». On nous assure que le « début de cette terrible vengeance (qui balaiera tous les Musulmans) adviendra dans le septième mois de 1999 ». Peut-être est-ce l’œuvre d’un paranoïaque isolé ou d’une poignée d’illuminés. Mais le problème c’est qu’avec la bombe de telles prédictions semblent tout à coup réalisables. Mieux, c’est elle qui contribue à les faire naître. Elle donne aux gens une idée totalement fausse, et fatale, de leur propre pouvoir. C’est ce qui est en train d’arriver chez nous. J’aimerais pouvoir dire « lentement mais sûrement », mais c’est impossible. Pour la bonne raison que les choses bougent à une vitesse inquiétante.

   Vous trouvez sans doute à mon histoire des accents étrangement familiers. Ne serait-ce pas parce que la réalité a tendance à s’effriter sous vos yeux pour se fondre imperceptiblement dans les images muettes en noir et blanc de quelque vieux film : scènes de gens qu’on arrache à leur univers pour les rassembler et les expédier dans des camps ? Scènes de massacres, de destruction, de files interminables de réfugiés en route pour nulle part ? Et pourquoi n’y a-t-il pas de bande-son ? Pourquoi est-ce qu’un tel silence pèse sur la salle ? Ai-je vu trop de films ? Suis-je folle ? Ai-je, au contraire, raison ? Ces images seraient-elles l’aboutisse- ment inévitable de ce que nous avons nous-mêmes déclenché ? Se pourrait-il que notre avenir se précipite à la rencontre de notre passé ? Sincèrement, je le crois. À moins, bien sûr, qu’une guerre nucléaire ne règle les choses une bonne fois pour toutes.

   Quand j’ai dit à mes amis que j’écrivais cet article, ils m’ont mise en garde. « Vas-y, continue, m’ont-ils dit Mais fais attention, ne t’expose pas trop. Veille à ce que tes papiers soient en ordre. À ce que tes impôts soient payés. »

   Pour être en ordre, mes papiers le sont, et mes impôts payés. Mais comment faire, dans un pareil climat, pour ne pas s’exposer ? Tout le monde est vulnérable. Un accident est si vite arrivé. Il n’y a de sécurité que dans l’assentiment. Tout en écrivant, je ne peux m’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment. Dans ce pays, j’ai vraiment découvert ce que signifiait être aimé, pour un écrivain (et, jusqu’à un certain point, également, être haï). L’an dernier, j’ai été l’un des fleurons de la revue de fin d’année « Nos Illustres Concitoyens ». Figuraient également au palmarès, à mon grand regret, un fabricant de bombe et une reine de beauté de renommée internationale. Chaque fois que quelqu’un, tout sourire, m’arrêtait dans la rue pour me dire : « L’Inde est fière de vous » (faisant allusion au prix littéraire que j’avais remporté et non au livre que j’avais écrit), j’étais légèrement mal à l’aise. À l’époque, j’étais effrayée par une telle attitude, aujourd’hui, je suis terrorisée, parce que je sais avec quelle facilité cet élan, cette vague d’émotion peut se retourner contre moi. L’heure a peut-être déjà sonné, d’ailleurs. Mais j’ai bien l’intention de me soustraire à la lumière des lampions, et de dire ce que j’ai sur le cœur.

   Voilà :

   Si ne pas accepter d’avoir une bombe atomique greffée sur le cerveau est antihindou et antinational, alors effectivement, je fais sécession. Je déclare, par la présente, mon indépendance et me constitue en petite république ambulante. Je suis citoyenne du monde. Je n’ai ni territoire ni drapeau. Je suis une femme, mais je n’ai rien contre les eunuques. Ma ligne politique est on ne peut plus simple : je suis prête à signer n’importe quel traité de non-prolifération des armes nucléaires ou d’interdiction des essais. Les immigrants sont les bienvenus. Les bienvenus aussi, ceux qui m’aideront à imaginer un drapeau.

   Mon univers est mort. Si j’écris, c’est pour pleurer sa fin.

   C’était, je ne prétends pas dire le contraire, un univers très imparfait. A peine viable. Blessé, mutilé. Un univers que j’ai toujours été la première à critiquer, mais uniquement parce que je l’aimais. Il ne méritait pas de mourir. Il ne méritait pas d’être démembré. Pardonnez ce sentimentalisme un peu ringard, mais que suis-je censée faire de mon désespoir ?

   Je l’aimais, ce monde, tout simplement parce qu’il permettait à l’homme de choisir. C’était un rocher battu par la tempête au milieu de la mer. Un rai de lumière qui s’obstinait à signaler l’existence d’un mode de vie différent. Il représentait une option possible, un rêve réalisable. Tout cela a été balayé par nos essais nucléaires. La manière dont on a procédé à ces essais, l’euphorie avec laquelle ils ont été accueillis (chez nous) sont indéfendables. Pour moi, ils signifient la fin de l’imagination. Autrement dit, la fin de la liberté, puisque, somme toute, être libre, c’est pouvoir choisir.

   Le 15 août de l’an dernier, nous célébrions le cinquantième anniversaire de notre indépendance. En mai prochain, nous pourrons célébrer le premier anniversaire de notre esclavage nucléaire.

   Pourquoi ont-ils fait cela ?

   Par opportunisme politique, voilà la réponse parfaitement cynique qui s’impose, sauf qu’elle ne fait que soulever une autre question, encore plus fondamentale : Pourquoi était-ce politiquement opportun ?

   Les trois Raisons officielles qui ont été données sont dans l’ordre : la Chine, le Pakistan et la dénonciation de l’Hypocrisie occidentale.

   Si on les prend au pied de la lettre et qu’on les examine séparément, elles apparaissent quelque peu déroutantes. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il ne s’agit pas là de problèmes majeurs. Mais disons qu’ils ne sont pas nouveaux. Le seul fait nouveau sur un horizon déjà ancien, c’est le Gouvernement indien. Dans la lettre effroyablement cavalière qu’il a adressée au président des États-Unis (pourquoi se donner la peine d’écrire si c’est pour écrire de cette façon ?), notre Premier ministre déclare qu’un« environnement dont la sécurité se dégrade de jour en jour » justifie la décision indienne de poursuivre ses essais nucléaires. Il continue en faisant allusion à la guerre avec la Chine de 1962 et « aux trois agressions que nous avons subies ces cinquante dernières années (de la part du Pakistan). Ces dix dernières années nous avons été victimes d’un terrorisme et d’une propagande tous azimuts en provenance de ce pays… surtout dans le Jammu-et-Cachemire ».

   La guerre avec la Chine est vieille de trente-cinq ans. À moins que l’on nous ait caché un secret d’État absolument vital, les choses paraissaient aller plutôt mieux de ce côté-là. Quelques jours à peine avant les essais nucléaires, le général Fu Quanyou, chef d’état-major de l’Armée de Libération du Peuple chinois, était l’invité de notre Chef des Armées. À aucun moment, il n’a été question de guerre.

   La guerre la plus récente avec le Pakistan s’est déroulée il y a vingt-sept ans. Le Cachemire est incontestablement une zone toujours sensible, et il ne fait aucun doute que le Pakistan se fait un plaisir d’attiser le feu. Mais ce feu, il faut bien que quelqu’un l’ait d’abord allumé, et qu’il ait été prêt à prendre. Or, si le Gouvernement indien veut être un tant soit peu honnête avec lui- même, peut-il raisonnablement s’absoudre de toute responsabilité dans les dissensions qui déchirent le Cachemire ? Le Cachemire, mais aussi l’Assam, le Tripura, le Nagaland — pour tout dire, pratiquement la totalité du nord-est du pays — le Jharkhand, l’Uttarakhand et les régions où le conflit peut s’étendre. Ce ne sont là que les symptômes d’un malaise plus profond. Qu’on ne dissipera pas en pointant des missiles nucléaires en direction du Pakistan.

   Même le problème du Pakistan ne saurait être résolu de cette manière. Si nous sommes des pays distincts, nous n’en partageons pas moins le ciel, les vents et l’eau. L’emplacement des retombées radioactives dépendra de la direction du vent et de la pluie. Lahore et Amritsar sont à moins de cinquante kilomètres l’une de l’autre. Si nous bombardons Lahore, c’est aussi le Pendjab qui brûlera. Si nous bombardons Karachi — alors le Gujerat et le Rajasthan, peut-être même Bombay, brûleront. Toute guerre nucléaire avec le Pakistan ne peut que se retourner contre nous.

   Quant à la dénonciation de l’Hypocrisie occidentale (troisième Raison officielle), n’a-t-on pas déjà fait le nécessaire dans ce domaine ? Qui sur terre nourrit encore quelque illusion à ce sujet ? Voilà des gens dont l’histoire est teintée du sang des autres. Colonialisme, apartheid, esclavage, purification ethnique, guerre bactériologique, armes chimiques — c’est à eux que l’on doit tout cela. Ils ont pillé des pays, effacé des civilisations, exterminé des populations entières. Ils se tiennent sur la scène du monde nus comme des vers mais pas le moins du monde embarrassés, parce qu’ils savent qu’ils ont plus d’argent, plus de nourriture et des bombes plus grosses que n’importe qui d’autre. Us savent qu’ils peuvent nous balayer de la surface de la terre en moins de vingt-quatre heures. Davantage que de l’hypocrisie, je dirais que c’est du cynisme pur et simple.

   Nous avons, nous, moins d’argent, moins de nourriture et des bombes plus petites. Mais nous avons, ou plutôt nous avions, toutes sortes d’autres richesses. Superbes, inquantifiables. Ce que nous en avons fait est à l’opposé de ce que nous croyons en avoir fait. Nous les avons tout simplement mises en gage. Nous les avons troquées. En échange de quoi ? De la possibilité d’un contrat avec ceux-là mêmes que nous prétendons mépriser. À l’échelle mondiale, nous avons accepté de jouer leur jeu et, qui plus est, de le jouer à leur façon. Nous avons accepté leurs clauses et leurs conditions sans broncher. Le CTBT (Comprehensive Test Ban Treaty, que l’Inde a refusé de signer en 1998. (N.d.T.)) n’est rien en comparaison.

   Tout bien pesé, je pense qu’il n’est que juste de dire que les hypocrites, c’est nous. C’est nous qui avons abandonné une position dont on pouvait démontrer que, d’un point de vue moral, elle était viable et défendable : nous disposons de la technologie nécessaire pour fabriquer la bombe si nous le voulons, mais nous ne le ferons pas. Nous ne sommes pas partisans du nucléaire.

   C’est nous qui faisons entendre maintenant ces piailleries pour être admis dans le club des superpuissances. (Si nous sommes effectivement admis, nous allons sans nul doute nous empresser de reclaquer la porte derrière nous, faisant bon marché de tous nos grands principes de lutte contre toute forme de discrimination dans l’ordre mondial.) Que l’Inde aspire au statut de superpuissance est à peu près aussi ridicule que si elle demandait à disputer la phase finale de la Coupe du Monde sous prétexte qu’elle a un ballon de football. Peu importe que nous ne soyons pas qualifiés, que nous ne jouions pas beaucoup au foot ou que nous n’ayons même pas d’équipe nationale.

   Puisque nous avons choisi d’entrer dans l’arène, il serait peut-être bon que nous apprenions les règles du jeu. Règle numéro un : reconnaître les Maîtres. Qui sont les meilleurs joueurs ? Ceux qui ont le plus d’argent, le plus de nourriture, le plus de bombes

   Règle numéro deux : se situer par rapport à Eux, autrement dit, dresser un bilan honnête de sa position et de ses capacités. Le bilan honnête (et chiffré) que nous pourrions dresser de nous-mêmes est le suivant :

   Nous sommes un pays de près d’un milliard d’habitants. En termes de développement, nous arrivons au 138ème rang dans la liste des 175 pays répertoriés dans le Human Development Index de l’ONU. Plus de 400 millions d’entre nous sont analphabètes et vivent dans un dénuement total, plus de 600 millions ne disposent pas de l’hygiène la plus élémentaire et plus de 200 millions n’ont pas d’eau véritablement potable.

   Pour en revenir aux trois Raisons officielles, je dirai que, prises séparément, elles ne tiennent pas vraiment la route. Pourtant, si on les prend en bloc, on finit par y discerner une logique plus ou moins tortueuse. Laquelle a plus à voir avec nous, simples citoyens, qu’avec nos gouvernants.

   Les mots clés de la lettre de notre Premier ministre au président des États-Unis étaient « subir » et « victimes ». A eux seuls, ils résument l’essentiel : nous avons absolument besoin de nous considérer comme des victimes. De nous sentir assiégés. De nous inventer des ennemis. Nous avons si peu le sentiment de constituer une véritable nation que nous sommes sans arrêt à la recherche d’adversaires qui nous permettraient de nous définir. La sagesse politique voudrait que pour empêcher l’État de s’effondrer, nous disposions d’une cause nationale, or, en dehors de notre monnaie (et bien entendu de notre pauvreté, de notre analphabétisme et de nos élections), nous n’en avons aucune. Le voilà, le cœur du problème. Voilà ce qui nous a conduits à la bombe. Cette quête désespérée d’une identité et d’un statut. Si nous voulons nous en sortir, nous avons besoin de quelques réponses honnêtes à des questions plutôt inconfortables. Non pas, encore une fois, que ces questions n’aient pas déjà été posées. Simplement nous préférons marmonner les réponses entre nos dents en espérant que personne ne nous entendra.

   Existe-t-il quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une identité indienne ?

   En avons-nous vraiment besoin ?

   À qui réserver le titre d’Indien authentique ?

   L’Inde est-elle indienne ?

   La question est-elle si importante ?

   Y a-t-il eu ou non une civilisation unique susceptible d’être appelée « Civilisation indienne » ? L’Inde a-t-elle jamais été ou sera-t-elle jamais une entité culturelle cohérente ? La réponse est non si vous privilégiez les différences entre les cultures de ceux qui vivent depuis des siècles dans ce sous-continent, oui, si vous vous attachez aux ressemblances. L’Inde, en tant qu’État- nation de l’ère moderne, a reçu des frontières géographiques précises, comme toutes les frontières de ce genre, en vertu d’un décret du Parlement britannique datant de 1899. Notre pays, tel que nous le connaissons, a été forgé sur l’enclume de l’Empire britannique pour des raisons purement commerciales et administratives qui n’avaient rien à voir avec les sentiments. Mais dès sa naissance, il a entrepris de lutter contre ses créateurs. Alors, la question de savoir si l’Inde est indienne est pour le moins ardue. Disons que nous sommes un peuple très ancien qui essaie d’apprendre à vivre dans une nation récente.

   Ce qui reste vrai néanmoins, c’est que l’Inde est un Etat artificiel, créé par un Gouvernement, et non par un peuple. Un Etat créé d’en haut, et non d’en bas. La grande majorité des citoyens indiens d’aujourd’hui seraient incapables d’en tracer les frontières sur une carte ou de dire quelle langue on parle dans telle ou telle région ou quel culte on y pratique. La plupart sont trop pauvres et trop incultes pour avoir la moindre idée de l’étendue et de la complexité de leur propre pays. Les populations majoritaires des campagnes, pauvres et sans la moindre instruction, ne s’identifient absolument pas à l’État. Pourquoi le feraient-elles, comment pourraient- elles le faire, alors même qu’elles ignorent de quoi il retourne ? Pour nos paysans, l’Inde se résume, au mieux, à un slogan tapageur qui ressort régulièrement en périodes d’élection. Ou à un cortège de gens sur une chaîne de télévision gouvernementale, qui portent des costumes régionaux et entonnent les premières mesures de l’hymne national.

   Les seules personnes qui ont un intérêt vital (peut- être serait-il plus juste de parler d’intérêt financier) à voir s’affirmer une identité nationale unique, lucide et cohérente, sont les hommes politiques qui constituent nos partis nationaux. Inutile d’aller en chercher très loin la raison : c’est tout bonnement parce que leur objectif, leur plan de carrière, se résume à incarner cette identité.

   À s’identifier à cette identité. Et si celle-ci n’existe pas, il ne leur reste qu’à la fabriquer et à persuader les gens de voter pour elle. Ce n’est pas vraiment leur faute. C’est dans la nature des choses, dans celle de notre système de gouvernement centralisé. Il s’agit là d’un vice congénital, propre au type de démocratie qui est le nôtre. Plus le nombre d’analphabètes est grand, plus pauvre le pays et plus corrompus les politiques, plus simplistes sont les notions de ce que devrait être cette identité. Dans une telle situation, l’analphabétisme n’est pas seulement regrettable, il devient franchement dangereux. Toutefois, pour être tout à fait honnête, bricoler pour l’Inde une « identité nationale » viable et prédigérée serait un formidable défi, même pour les plus sages et les plus imaginatifs. Tout citoyen indien peut, s’il le souhaite, revendiquer son appartenance à une minorité. Si l’on cherche les fissures, on s’aperçoit qu’elles courent en tous sens, verticalement, horizontalement, circulaire- ment, elles sont aussi bien en strates qu’en spirales, elles vont aussi bien de l’extérieur vers l’intérieur qu’en sens inverse. Les feux, quand on les allume, se propagent le long de n’importe laquelle de ces failles et libèrent d’incroyables quantités d’énergie politique. Un peu à la manière de ce qui se passe dans la fission de l’atome.

   C’est cette énergie-là que Gandhi avait cherché à exploiter quand il avait frotté la lampe magique et invité Ram et Rahim à entrer dans l’arène politique et à participer à la guerre d’indépendance contre les Britanniques.

   C’était un combat magnifique, subtil et imaginatif, dont l’objectif était cependant simple et lucide et la cible tout à fait repérable, facile à identifier et parée de l’attrait de la transgression politique. Étant donné les circonstances du moment, canaliser cette énergie dans une même direction ne souleva aucune difficulté. Le problème, c’est que les circonstances sont aujourd’hui radicalement différentes et que le génie est sorti de la lampe et refuse d’y rentrer. (On pourrait l’y faire rentrer, mais personne n’en a vraiment envie, pour la raison qu’il a trop bien démontré son utilité.) Certes, il nous a obtenu la liberté, mais il nous a aussi coûté le carnage de la Partition. Aujourd’hui, dans les mains d’hommes d’État de moindre envergure, il vient de nous apporter la Bombe atomique hindoue.

   Soyons justes : Gandhi et les autres leaders du Mouvement national manquaient de recul et ne pouvaient pas prévoir quelles seraient les répercussions à long terme de leur stratégie. Ils ne pouvaient pas savoir que la situation échapperait très rapidement à tout contrôle. Ils ne pouvaient pas deviner ce qui se passerait quand ils transmettraient leurs torches enflammées à leurs successeurs, ni à quel point les mains de ces derniers seraient vénales.

   C’est avec Indira Gandhi qu’a véritablement commencé la dégringolade. C’est elle qui a fait du génie un invité permanent de l’État. Elle qui a injecté le poison dans nos veines politiques. Elle qui a inventé notre variété indigène, particulièrement abjecte, d’opportunisme politique. Elle qui nous a montré comment faire se matérialiser des ennemis comme par magie, comment tirer sur des fantômes qu’elle avait soigneusement fabriqués à cette seule intention. Elle qui a découvert l’intérêt de ne jamais enterrer les morts, mais au contraire de conserver leurs charognes puantes et, quand la chose l’arrangeait, de les ressortir afin de rouvrir de vieilles blessures. Elle a réussi, avec l’aide de ses fils, à mettre le pays à genoux. Notre nouveau gouvernement n’a plus eu qu’à nous pousser pour que nous posions nos têtes sur le billot.

   D’une certaine manière, le BJP [Bhratiya Janta Party, parti nationaliste hindou] est un spectre créé de toutes pièces par Indira Gandhi et le Parti du Congrès. Ou, pour être un peu moins sévère, un spectre qui s’est développé dans les milieux politiques hantés par le Congrès et s’est nourri de la suspicion collective que ce dernier a soigneusement entretenue. D’où le visage totalement nouveau des stratégies de gouvernement. Tandis que Mme Gandhi jouait un jeu secret avec les hommes politiques et leurs partis, elle réservait au grand public une rhétorique de couvent hystérique, bourrée de platitudes éculées. Le BJP, en revanche, a choisi d’allumer ses feux directement dans la rue, dans les foyers et le cœur des gens. Il est prêt à faire au grand jour ce que le Congrès ne ferait qu’au cœur de la nuit. Pour légitimer ce qui auparavant était considéré comme inacceptable (mais néanmoins pratiqué). Peut-être serait-ce là l’occasion de dire un mot en faveur de l’hypocrisie. Se pourrait-il que l’hypocrisie du Parti du Congrès — le fait qu’il mène ses affaires de façon subreptice et non ouvertement —, se pourrait-il qu’une telle conduite soit le fruit d’un vague sentiment de culpabilité ? Les restes d’une décence pas tout à fait oubliée ?

   Pour tout dire, pas vraiment.

   Voire pas du tout.

   Que suis-je donc en train de faire ? Pourquoi faut-il que je m’obstine à chercher des miettes d’espoir ?

   Voici comment les choses ont fonctionné (dans le cas de la destruction de la mosquée érigée par l’empereur Babur au XVIème siècle sur l’emplacement du Babri Masjid, temple dédié au dieu-roi Râma, comme dans celui de la fabrication de la bombe) : le Congrès sème le grain, soigne les cultures jusqu’au moment où arrive le BJP qui moissonne l’horrible récolte. Les deux partis valsent d’un même pas, étroitement enlacés, partenaires inséparables malgré leurs différences affichées. À eux deux, ils nous ont amenés là où nous sommes aujourd’hui, dans ce lieu de cauchemar.

   Les jeunes gens en colère qui se sont attaqués à la mosquée sont ceux-là mêmes dont la photo a paru dans les journaux au lendemain des essais nucléaires. Ils étaient dans la rue, en train de fêter la bombe atomique indienne et dans le même temps de condamner la culture occidentale en déversant des caisses de Coca et de Pepsi dans les caniveaux. Ce genre de logique me laisse perplexe : si le Coca est le symbole de la culture occidentale, la bombe atomique relèverait-elle d’une vieille tradition indienne ?

   Oui, je sais — la bombe se trouve déjà dans les Veda. C’est possible, mais si on y regarde d’assez près, le Coca aussi. C’est d’ailleurs ce qu’il y a de bien avec tous les textes religieux. On y trouve toujours ce qu’on veut y trouver — il suffit de savoir ce que l’on cherche.

   Mais revenons-en aux années 90 post-védiques. Nous conquérons la citadelle de la civilisation blanche, nous adoptons la création la plus diabolique de la science occidentale pour la faire nôtre. Mais nous nous insurgeons contre sa musique, sa nourriture, ses vêtements, son cinéma et sa littérature. À ce stade, ce n’est plus de l’hypocrisie, c’est de la farce.

   De quoi faire rire un mort.

   Nous voilà de retour sur notre vieux navire, l’Authentique et l’Indien.

   Si l’on doit voir apparaître une campagne pro-authenticité et antinationaliste, le Gouvernement se devrait de vérifier ses données historiques sans les falsifier. Si telle est son intention, autant qu’il procède correctement.

   Pour commencer, les premiers occupants de ce pays n’étaient pas hindous. Des hommes habitaient notre sol bien avant l’apparition de l’hindouisme. Les Adivasis ont autrement plus de droits à l’indianité que n’importe qui d’autre. Or, comment sont-ils traités par l’État et ses protégés ? Ils sont opprimés, trahis, spoliés de leurs terres, expédiés à droite et à gauche comme des marchandises invendables. Peut-être pourrait-on commencer par leur rendre la dignité qui fut la leur. Le Gouvernement pourrait par exemple s’engager publiquement à ne plus construire de barrages comme celui de Sardar Sarovar sur la Narmada, à ne plus déplacer de populations.

   Mais voilà qui serait bien évidemment inconcevable. Pourquoi ? Tout bonnement parce que le projet est difficile d’exécution, parce que les Adivasis n’ont pas vraiment d’importance, et qu’on peut parfaitement se passer de leur histoire, de leurs coutumes et de leurs divinités. Il faut qu’ils apprennent à sacrifier ces babioles dans l’intérêt de la Nation (celle-là même qui leur a arraché tout ce qu’ils ont jamais possédé).

   D’accord, n’en parlons plus.

   Quant au reste, je pourrais dresser une liste de choses à interdire et de constructions à démolir. Liste qui exigerait des recherches sans doute approfondies, alors contentons-nous ici de quelques suggestions rapides.

   On pourrait commencer par bannir certains ingrédients de notre cuisine : les piments du Mexique, les tomates du Pérou, les pommes de terre de Bolivie, le café du Maroc, le thé, le sucre blanc et la cannelle de Chine… Et passer ensuite aux recettes. Celle du thé sucré au lait, par exemple, importé d’Angleterre.

   Plus question de fumer, puisque le tabac vient à l’origine d’Amérique du Nord.

   Le cricket, l’anglais et la démocratie devraient également être bannis. Le kabaddi ou le kho-kho pourraient éventuellement remplacer le cricket. Peu désireuse de provoquer des émeutes, j’hésite à proposer un substitut pour l’anglais (l’italien ? Qui a le mérite d’être venu jusqu’à nous par un canal moins rébarbatif que l’impérialisme, celui du mariage (allusion aux origines italiennes de Sonia Gandhi, veuve de Rajiv. (N.d.T)). Nous avons déjà parlé (un peu plus haut) de l’émergence d’une alternative apparemment acceptable à la démocratie.

   Tous les hôpitaux dans lesquels est pratiquée la médecine occidentale devraient être fermés. Interrompue la publication de tous les quotidiens nationaux. Démantelé le réseau ferroviaire. Fermés les aéroports. Que faire de notre dernier gadget en date, le téléphone portable ? Sommes-nous capables de nous en passer ou conviendrait-il de faire une exception ? On pourrait peut-être l’inscrire dans la colonne « Universel » ? (Celle où l’on ne trouverait que les produits de base. Pas de place ici pour la musique, ni pour l’art ou la littérature.)

   Inutile de préciser qu’envoyer ses enfants dans une université américaine ou se précipiter soi-même aux Etats-Unis pour se faire opérer de la prostate relèveraient des tribunaux.

   Le programme de démolition des bâtiments publics pourrait commencer avec le Rashtrapati Bhavan (Résidence du président indien, autrefois celle du vice-roi. (.N.d.T.)) et s’étendre progressivement des villes jusqu’aux campagnes, pour culminer dans la destruction de tous les monuments (mosquées, églises, temples) construits sur des terres ayant appartenu aux Adivasis.

   La liste serait longue… très longue. L’établir prendrait des années, et impossible de me servir d’un ordinateur, car, vous en conviendrez, ce serait manquer sérieusement d’authenticité!

   Je n’essaie pas de faire de l’humour, simplement de donner une idée du monde infernal que nous sommes en train de nous fabriquer. L’Inde authentique n’existe pas, pas davantage que le pur Indien. Il n’existe pas de Commission divine qui aurait le droit d’avaliser une seule version autorisée de ce qu’est l’Inde ou de ce qu’elle devrait être. Il n’existe pas une religion unique, une langue unique, une caste, une région, une personne, une histoire, un livre qui pourrait prétendre être son seul représentant. Il y a, et il ne peut y avoir que des visions multiples de l’Inde, que des manières différentes de la concevoir — honnêtes, malhonnêtes, merveilleuses, absurdes, modernes, traditionnelles, masculines, féminines. On peut les discuter, les critiquer, les approuver, les mépriser, mais on ne peut pas les interdire ni les briser. Ni les traquer.

   Crier haro sur le passé n’avance à rien. L’histoire, c’est du déjà vu, du déjà vécu. Tout ce que nous pouvons encore essayer de faire, c’est d’en changer le cours en promouvant ce que nous aimons au lieu de détruire ce que nous n’aimons pas. Il reste encore quelque beauté dans ce monde brutal et défiguré qui est le nôtre. Une beauté cachée, violente, infinie, qui soit nous appartient en propre, soit nous est venue d’ailleurs avant d’être rehaussée, réinventée et intégrée à notre vie. C’est cette beauté qu’il nous faut débusquer, nourrir et aimer. Fabriquer des bombes ne fera que nous détruire. Peu importe que nous nous en servions ou pas. Elles nous détruiront quoi que nous en fassions.

   La bombe indienne est la trahison ultime d’une classe dirigeante qui s’est jouée de son peuple.

   Nous aurons beau couvrir nos scientifiques de lauriers, nous aurons beau leur accrocher toutes les médailles de la terre sur la poitrine, la vérité, c’est qu’il est plus facile de fabriquer une bombe que d’éduquer 400 millions de personnes.

   À en croire les sondages d’opinion, il y aurait un consensus national sur la question. C’est désormais officiel : tout le monde aime la bombe. (Donc la bombe, c’est bien.)

   Un homme incapable d’écrire son propre nom est-il en mesure de comprendre ne serait-ce que le premier mot de l’explication la plus simple concernant la nature des armes nucléaires ? Quelqu’un lui a-t-il dit que la guerre nucléaire n’a strictement rien à voir avec l’idée qu’il a de la guerre tout court ? Rien à voir avec l’honneur, ni avec la fierté. Quelqu’un a-t-il pris la peine de lui expliquer ce qu’il en est des explosions thermiques, des retombées radioactives et de l’hiver nucléaire ? Existe- t-il seulement des mots dans sa langue pour désigner les concepts d’uranium enrichi, de fission nucléaire, de masse critique ? Ou bien est-ce sa langue qui est obsolète ? Est-il lui-même enfermé dans une capsule témoin, en train de regarder défiler le monde devant lui, incapable d’en rien comprendre ni de communiquer avec lui, parce que sa langue n’a jamais pris en compte les horreurs qu’imaginerait un jour l’espèce humaine ? N’a- t-il vraiment aucune importance, cet homme ? Devons- nous le traiter comme une sorte d’attardé mental ? Nous jouer de lui, s’il pose des questions, à grands renforts de comprimés iodés et de fables, en lui racontant par exemple comment le Seigneur Krishna a soulevé une montagne, ou pourquoi la destruction de Lanka par Hanuman était inévitable si l’on voulait préserver la vertu de Sita et la réputation de Ram ? Se servir de ses magnifiques histoires pour les retourner contre lui ? Ne le laisserons-nous sortir de sa capsule que le temps des élections pour, une fois qu’il aura voté, lui serrer la main et le flatter avec un baratin à dormir debout sur la Sagesse de l’Homme du Peuple avant de le renvoyer d’où il vient ?

   Je ne parle pas bien sûr d’un seul individu, mais des millions, des dizaines de millions de gens qui vivent dans ce pays. Qui est leur patrie à eux aussi, ne l’oublions pas. Eux aussi ont voix au chapitre, eux aussi ont le droit d’être consultés sur l’avenir de la nation, et autant que je puisse en juger, personne n’a pris la peine de leur fournir la moindre information. Le plus tragique, c’est que quand bien même on le voudrait, on ne le pourrait pas. Il n’y a, littéralement, aucune langue qui permette de le faire. Le drame de l’Inde, il est là. Dans le fait que le fossé se creuse de plus en plus entre les puissants et les faibles, que leurs planètes respectives s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre, si bien qu’ils n’ont plus rien en commun. Ni une langue. Ni même un pays.

   Mais, bon Dieu, qui donc a réalisé les sondages que j’évoquais plus haut ? Qui donc est le Premier ministre pour décider de la personne qui appuiera sur la commande susceptible de réduire en cendres tout ce que nous aimons — notre terre, nos deux, nos montagnes, nos plaines, nos fleuves, nos villes et nos villages — en l’espace d’un instant ? Pour qui donc se prend-il, bon Dieu, quand il nous assure qu’il n’y aura pas d’accidents ? Comment peut-il le savoir ? Pourquoi donc lui ferions-nous confiance ? Qu’a-t-il jamais fait pour que nous la lui accordions, cette confiance ? Qu’ont-ils jamais fait, tous autant qu’ils sont, pour nous inspirer la moindre parcelle de confiance ?

   La bombe atomique est la chose la plus anti-démocratique, la plus antinationale, la plus antihumaine, la plus diabolique que l’homme ait jamais conçue.

   Si vous êtes croyant, dites-vous que cette bombe est un défi lancé par l’homme à Dieu. Défi dont le message est on ne peut plus clair : Nous avons désormais le pouvoir de détruire tout ce que Vous avez créé.

   Si vous ne l’êtes pas, voyez la question sous un autre angle : pensez que notre Terre est vieille de quatre milliards six cent millions d’années. Et qu’en quelques heures il pourrait n’en plus rien rester.

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