Le cout de la vie

Le coût de la vie

Arundhati Roy

1999

Pour la Narmada, et la vie qu’elle donne

« Si vous devez souffrir, mieux vaut souffrir dans l’intérêt du pays… »

Jawaharlal Nehru, s’adressant à ceux qui allaient devoir quitter leurs villages en raison de la construction du barrage sur Phirakud, 1948 [1].

Du haut de ma colline, j’ai ri, aux éclats.

J’avais traversé la Narmada en bateau depuis Jalsindhi et grimpé sur la langue de terre de la rive opposée d’où je pouvais voir, s’étageant sur les couronnes des collines basses et chauves, les hameaux de Sikka, Surung, Neemgavan et Domkhedi. Du haut de mon promontoire, j’apercevais les cahutes légères et fragiles des Adivasis (Nom donné aux plus anciens habitants de l’Inde. (N.d.T.)). Leurs champs et les forêts qui leur faisaient suite. De petits enfants accompagnant des chèvres plus petites encore qui se déplaçaient dans le paysage comme des cacahuètes montées sur roulettes. Je savais que je contemplais une civilisation plus ancienne que l’hindouisme, destinée, que dis-je, condamnée (et ce par les plus hautes instances du pays), à être engloutie lors de la prochaine mousson, quand les eaux de la retenue de Sardar Sarovar monteraient pour la submerger.

Alors, pourquoi avoir ri?

Parce que je me suis soudain rappelé la tendre sollicitude dont les juges de la Cour suprême de Delhi (avant d’éliminer le dernier obstacle légal à la poursuite des travaux du barrage de Sardar Sarovar) avaient fait preuve en cherchant à savoir si les enfants des tribus, une fois réimplantés, disposeraient de parcs et d’aires de jeux. Les avocats représentant le Gouvernement s’étaient empressés de les rassurer sur ce point : non seulement ils auraient leurs parcs, mais ils trouveraient des bascules, des toboggans et des balançoires dans chacun d’eux. J’ai regardé l’infini du ciel, j’ai regardé le bouillonnement du fleuve à mes pieds et, l’espace d’un très bref moment, l’absurdité de toute l’histoire a eu un effet tel sur ma colère que j’ai éclaté de rire. Sans aucunement chercher à faire montre d’irrespect.

Permettez-moi de préciser d’emblée que je n’ai pas pour habitude de déblatérer contre la ville et la vie urbaine. J’ai vécu mon compte dans un village et je sais ce que sont l’isolement, l’iniquité et la violence latente d’un milieu rural. Je ne suis pas non plus une inconditionnelle de l’anti développement, pas plus que je ne fais de prosélytisme pour la perpétuation des coutumes et de la tradition. En revanche, je suis curieuse. Et c’est la curiosité qui m’a conduite jusqu’à la vallée de la Narmada. Mon instinct me disait qu’on y jouait gros jeu. Que le terrain était suffisamment dégagé pour laisser voir les forces en présence de chaque côté d’une ligne clairement tracée. Qu’il serait donc possible de s’extraire du bourbier où s’affrontaient espoir, colère, information, désinformation, ruse politicienne, génie civil, socialisme malhonnête, activisme révolutionnaire, bureaucratie retorse, sentimentalisme bien intentionné mais mal informé, le tout baignant dans les eaux envahissantes et invariablement troubles de l’Aide internationale.

C’est aussi l’instinct qui m’a poussée à abandonner Joyce et Nabokov, à différer la lecture du dernier roman de Don DeLillo, pour leur substituer des rapports sur le drainage et l’irrigation, des revues scientifiques, des livres et des films documentaires sur les barrages, sur les raisons pour lesquelles on les construit et sur les effets qu’ils sont censés avoir.

Quelques questions m’ont suffi au début pour découvrir que rares sont ceux qui savent vraiment ce qui se passe en ce moment dans la vallée de la Narmada. Si ceux qui savent en savent beaucoup, la plupart des gens ne savent rien. Et pourtant, pratiquement tout le monde a une opinion bien arrêtée sur le sujet, qui, loin d’être neutre, confine à la véhémence. J’ai très vite compris que je m’aventurais sur un terrain miné.

En Inde, ces dix dernières années, le combat contre le barrage de Sardar Sarovar en est venu à représenter bien davantage qu’une simple bataille pour la survie d’un fleuve. C’est ce qui en a fait la force mais aussi la faiblesse. Il y a quelques années, le projet a provoqué un débat qui a enflammé l’imagination populaire. Du coup, les enjeux ont monté et la lutte a changé de visage. Ce qui a commencé comme une controverse concernant le sort d’une vallée a bientôt suffi à jeter le discrédit sur un système politique tout entier. Et ce qui est en cause à l’heure actuelle, c’est la nature même de notre démocratie. À qui appartient cette terre? À qui sont ses rivières ? Ses forêts ? Ses poissons ? Il s’agit là de questions on ne peut plus sérieuses. Et elles sont prises on ne peut plus sérieusement par l’État. Toutes les institutions qui dépendent de ce dernier — armée, forces de police, bureaucratie, tribunaux — y répondent d’une seule et même voix. Et leur réponse est non ambiguë, brutale et passionnée.

Pour les gens de la vallée, que les enjeux aient à ce point monté a eu pour effet, en raison de l’élargissement du débat autour des seuls « grands » problèmes, d’émousser leur arme la plus efficace : des faits précis concernant spécifiquement les problèmes de cette vallée en particulier, à l’exclusion de toute autre. L’argument de départ a été tellement gonflé qu’il a fini par exploser en mille morceaux, et que les débris se sont dispersés au fil du temps. C’est tout juste si l’on voit encore de temps à autre un morceau du puzzle refaire surface — dénonciation outrée du traitement infamant qu’inflige le Gouvernement aux populations déplacées ; réaction indignée devant la manière dont le Narmada Bachao Andolan (NBA), « cette poignée d’anarchistes », tient le pays en otage ; compte rendu par un spécialiste des questions juridiques sur l’examen par la Cour suprême de la pétition rédigée par le NBA.

Bien qu’on ait pas mal écrit sur le sujet, l’essentiel de cette littérature s’adresse à un public d’initiés. Les médias traitent d’aspects isolés du projet, les documents du Gouvernement sont classés « top secret », si bien que les gens, me semble-t-il, ont une vision assez grossière du problème et qu’ils se divisent, grosso modo, en deux camps :

D’une part, il y a ceux qui voient là une guerre entre les forces progressistes modernes, rationnelles, du développement et une sorte de mouvement néo-luddite, caractérisé par une résistance irrationnelle à ce même développement, irrationnelle parce qu’affective et nourrie par le rêve d’une Arcadie préindustrielle.

De l’autre, ceux qui ramènent le conflit à une opposition Nehru-Gandhi. Ce qui tend à débarrasser cette triste affaire de sa gangue de tromperies, de mensonges, de promesses fallacieuses et de propagande de plus en plus prospère (ce qui au fond constitue sa vraie nature) pour lui conférer une fausse légitimité. Et qui tend à faire croire que les deux parties n’ont en vue que le plus grand bien du pays, leur seul désaccord portant sur les moyens à mettre en œuvre pour arriver à une telle fin.

Les deux interprétations gauchissent le débat sans pour autant le faire avancer. L’une comme l’autre réveillent des passions qui obscurcissent les spécificités du problème. Et témoignent du besoin urgent que nous avons de nouveaux héros — de nouveaux genres de héros — tant nous avons usé et abusé des anciens (comme nous usons et surmenons nos joueurs de cricket).

La controverse Nehru-Gandhi inscrit cette question très contemporaine dans un passé beaucoup plus ancien. Nehru comme Gandhi étaient généreux. Leurs paradigmes de développement s’appuient sur la présomption d’une morale fondamentale. Pour Nehru, il s’agit de la morale paternelle et protectrice de l’État centralisé, sur le modèle soviétique. Pour Gandhi, de la morale maternelle, nourricière de communautés villageoises idylliques. Les deux systèmes fonctionneraient probablement, si nous étions meilleurs. Si nous portions tous le khadi (Étoffe de coton tissée à la main dont sont vêtus en Inde les hommes de condition sociale modeste et dont Ghandi et ses disciples firent, en la portant, un symbole de leur lutte pour la revalorisation de l’économie artisanale traditionnelle. NDT) et étions capables de contrôler nos instincts les plus bas. Force nous est de reconnaître, au bout de cinquante ans, que nous ne nous sommes pas montrés à la hauteur. Que nous sommes même loin du compte. Il nous faudrait un contrat d’assurance remis à jour nous garantissant contre notre nature profonde.

Il se peut que, en tant que pays, nous ayons épuisé notre stock de héros disponibles pour ce siècle, mais, en attendant que de nouveaux veuillent bien se montrer, il nous appartient de limiter les dégâts. En apportant aide et soutien à nos petits héros (et de ceux-là, nous ne manquons pas. Loin s’en faut) et en menant des combats spécifiques avec des méthodes adéquates. Qui sait, c’est peut-être après tout ce que nous réserve précisément le vingt et unième siècle : le démantèlement de tout ce qui est grand. Les grosses bombes, les Grands Barrages, les grandes idéologies, les grandes contradictions, les grands pays, les grandes guerres, les grands héros, les grosses erreurs. Ce sera peut-être le siècle du Petit. Peut-être qu’en ce moment, à cette minute même, il y a dans les deux un petit dieu qui se prépare à notre intention. Que ne donnerais-je pas pour que ce soit vrai ! Cette seule idée me fait saliver.

Ce qui m’a attirée dans la vallée, c’est l’impression que le combat pour la Narmada venait d’entrer dans une phase décisive. Je m’y suis rendue parce que l’écrivain ne résiste pas plus à une histoire que le vautour à une proie. Poussée non par la compassion, mais par la gourmandise à l’état pur. Et j’avais raison, car, mon histoire, je l’ai bel et bien trouvée.

Et quelle histoire…

« Les gens disent que le barrage de Sardar Sarovar est un projet coûteux. Mais, source de vie, il apportera l’eau potable à des millions de personnes. Pourra-t-on jamais chiffrer un tel bienfait ? L’air que nous respirons a-t-il un prix ? Nous vivrons grâce à l’eau. Nous apporterons le bonheur à l’État du Gujerat. »

Urmilaben Patel, épouse du ministre responsable du Gujerat, Chimanbhai Patel, dans un discours prononcé lors d’un meeting à Delhi en 1993.

« Nous vous demanderons de quitter vos maisons une fois le barrage construit. Si vous partez tant mieux. Si vous ne partez pas, nous lâcherons les eaux et vous mourrez tous noyés. »

Morarji Desai, lors d’une réunion publique dans la zone de submersion du barrage sur le Pong en 1961 [2].

« Pourquoi est-ce qu’on ne nous a pas tout simplement empoisonnés ? On n’aurait pas à vivre aujourd’hui dans ce trou infâme, et le gouvernement aurait été seul à survivre avec son précieux barrage. »

Ram Bai, dont le village a été submergé quand le barrage de Bargi a été construit sur la Narmada. Elle vit aujourd’hui dans un bidonville de Jabalpur [3].

Au cours des cinquante années qui suivirent l’Indépendance, après le fameux discours de Nehru « Les barrages sont les temples de l’Inde moderne » (discours qu’il eut l’occasion de regretter de son vivant même [4]), ses soldats se jetèrent dans la construction de barrages avec une ferveur singulière. Cette construction finit par ne faire plus qu’un avec celle du pays. Leur enthousiasme aurait dû suffire à lui seul à éveiller les soupçons. Non seulement ils mirent en place de nouveaux barrages et de nouveaux systèmes d’irrigation, mais ils prirent le contrôle de systèmes traditionnels qui se trouvaient sous la responsabilité de communautés villageoises depuis des millénaires et les laissèrent s’atrophier [5]. Pour compenser les dommages, le Gouvernement intensifia les constructions. Des grands ouvrages, des petits, des hauts et des moins hauts. Le résultat de tant d’efforts, c’est que l’Inde peut aujourd’hui se glorifier d’être le troisième plus grand constructeur de barrages au monde. Si l’on en croit la Commission centrale hydraulique, nous avons à notre actif 3 600 barrages que l’on peut qualifier de grands.

Dont 3 300 ont été construits après l’Indépendance. Un millier de plus sont en cours [6]. Et pourtant un cinquième de notre population (soit 200 millions d’habitants) est privé d’eau potable digne de ce nom, et deux tiers (soit 600 millions) manquent des installations sanitaires les plus élémentaires [7].

Les Grands Barrages avaient bien commencé, mais ils ont mal fini. Il fut un temps où tout le monde était pour, où tout le monde en avait : les communistes et les capitalistes, les chrétiens et les musulmans, les hindous et les bouddhistes. Il fut un temps où ils étaient l’occasion d’effusions lyriques. Ce temps-là est révolu. Partout dans le monde se dessine aujourd’hui un mouvement contre les Grands Barrages.

Dans les pays industrialisés, on les décommande, voire on les fait sauter [8]. Qu’ils fassent plus de mal que de bien ne relève plus d’une simple conjecture. Les Grands Barrages sont obsolètes. Ringards. Antidémocratiques. Ils constituent un moyen idéal pour un gouvernement de renforcer son autorité (en lui permettant de répartir l’eau à sa guise et de décider du lieu et de la nature des cultures). De même qu’ils sont la plus sûre manière de priver le paysan de sa sagesse ancestrale, et la méthode la plus éhontée pour enlever l’eau, la terre et l’irrigation aux pauvres et en faire cadeau aux riches.

Leurs réservoirs déplacent des quantités énormes de population qui se retrouvent démunies et sans abri.

D’un point de vue écologique, ils ne sont pas davantage en odeur de sainteté [9]. Non contents de transformer la terre en friches, ils sont responsables d’inondations, de sols incultivables parce que détrempés, de salinité et d’épidémies. Sans compter les preuves de plus en plus nombreuses que l’on a des liens existant entre les Grands Barrages et les tremblements de terre.

Ils ont tout bonnement failli à leur rôle de monuments de la Civilisation moderne, emblèmes de l’ascendant de l’Homme sur la Nature. Les monuments sont censés transcender le temps; or les barrages ont une durée de vie très limitée. Ils ne durent que le temps qu’il faut à la Nature pour les ensabler [10]. Chacun sait désormais que les Grands Barrages font l’inverse de ce que voudraient nous faire croire ceux qui en font l’apologie : le mythe de la région qui souffre pour le bien- être du pays tout entier a vécu.

Pour toutes ces raisons, l’industrie du barrage périclite dans les pays industrialisés. D’où le fait qu’on l’exporte en direction des pays du tiers-monde sous prétexte d’Aide au Développement [11], en même temps que ces autres déchets que sont les armes vétustes, les porte-avions hors d’usage et les pesticides interdits.

D’un côté, le Gouvernement indien et les gouvernements de chaque État sans exception fulminent hypocritement contre les pays industrialisés, de l’autre, ils sont prêts à payer leurs saletés emballées sous papier cadeau. L’aide aux pays en voie de développement n’est qu’une entreprise prétorienne de plus. Comme l’était le colonialisme avant elle. Elle a détruit la plus grande partie de l’Afrique. Le Bangladesh n’arrive pas à se remettre de ses bienfaits. Nous savons tout cela, jusqu’au moindre détail. Et pourtant, en Inde, nos dirigeants l’accueillent avec des sourires serviles (et fabriquent des armes nucléaires, histoire de consolider leur autosatisfaction quand elle bat de l’aile).

Ces cinquante dernières années, l’Inde a dépensé 870 milliards de roupies [12] [environ 140 milliards de francs] dans le seul secteur de l’irrigation [13]. Ce qui n’empêche pas les zones de sécheresse et la superficie inondable d’être plus étendues aujourd’hui qu’en 1947 [14]. En dépit des preuves troublantes apportées par les catastrophes résultant de l’irrigation, les inondations dues aux barrages, par le désenchantement de plus en plus grand face à la faillite de la Révolution verte [15] (rendements en baisse, terre appauvrie), le Gouvernement n’a pas commandé la moindre étude sur un seul de ses 3 600 barrages pour savoir s’il avait ou non répondu aux attentes, si le coût de l’opération (toujours colossal) était ou non justifié ou au moins pour en connaître le coût exact.

Le Gouvernement indien a des chiffres détaillés concernant notre production de céréales ou d’huiles pour la consommation et pourra vous dire de combien elle a augmenté depuis 1947. Il vous dira aussi combien de tonnes de bauxite ont été extraites dans l’année écoulée ou à combien de kilomètres se monte notre réseau routier. On peut être tenu au courant minute par minute des fluctuations de la bourse ou de la valeur de la roupie sur le marché des changes. Vous voulez savoir combien de matchs de cricket nous avons perdus tel vendredi à Sharjah ? Combien l’Inde a produit d’étudiants diplômés l’an dernier ? Combien d’hommes ont subi une vasectomie il y a deux ans, trois ans, dix ans? Rien de plus facile. En revanche, le Gouvernement indien n’a pas un seul chiffre à vous fournir concernant les populations déplacées par les barrages ou sacrifiées d’une manière ou d’une autre sur l’autel du Progrès national. Ahurissant, non ? Comment peut-on mesurer le progrès si l’on ignore ce qu’il coûte et qui le paie? Comment le marché peut-il mettre un prix sur les produits de consommation — nourriture, vêtements, électricité, eau courante — quand il refuse de prendre en compte le coût réel de la production?

D’après une étude détaillée de 54 Grands Barrages réalisée par l’Institut indien d’Administration publique [16], le nombre de personnes déplacées par un Grand Barrage en Inde serait en moyenne de 44 182. Je conviens que 54 barrages sur un total de 3 300 ne constituent pas un échantillonnage suffisamment représentatif. Mais étant donné que c’est tout ce dont nous disposons, essayons de faire un peu d’arithmétique élémentaire avec ces chiffres.

Pour ne pas être accusée de partialité, je diviserai par deux le chiffre des populations déplacées. Je descendrai même, par prudence, jusqu’à une moyenne de 10 000 personnes par Grand Barrage. Le chiffre est vraisemblablement beaucoup trop bas. Je sais, mais… peu importe. À vos calculettes! 3 300 par 10 000 = 33 000 000.

Voilà le chiffre auquel on arrive : 33 millions de personnes. Déplacées par les Grands Barrages au cours des cinquante dernières années. Qu’en est-il des autres, de toutes celles qui ont été déplacées à la suite des innombrables autres grands travaux entrepris? Lors d’une conférence privée, N. C. Saxena, Commissaire au plan, a déclaré que ce chiffre avoisinait les 50 millions (dont 40 dus aux barrages [17]). Personne n’ose l’ébruiter, parce que ce n’est pas officiel. Mais si ce n’est pas officiel, c’est parce que personne n’ose l’ébruiter. Vous êtes condamné à murmurer ce chiffre, par crainte d’être taxé d’exagération. À vous le répéter à voix basse, tant il semble incroyable. C’est impossible, me suis-je dit, j’ai dû me tromper dans les zéros. Impossible que ce soit vrai. C’est à peine si je trouve le courage de le dire à haute voix. De courir le risque d’avoir l’air d’une hippie des années 60 fonctionnant au LSD (« C’est le système, mec ! ») ou d’une paranoïaque schizophrène affligée d’un complexe de la persécution. Mais c’est effectivement le Système, mec. Qu’est-ce que ça pourrait bien être d’autre?

50 millions de personnes.

Allez-y, Messieurs du Gouvernement, ergotez. Marchandez. Réfutez. Mais ne restez pas là sans rien dire.

Je me fais l’impression de quelqu’un qui viendrait de tomber par hasard sur un immense charnier.

50 millions, c’est plus que la population du seul Gujerat. Presque trois fois celle de l’Australie. Plus de trois fois le nombre de réfugiés créés en Inde par la Partition. Dix fois le nombre de réfugiés palestiniens. Et dire qu’il suffit d’un million de Kosovars fuyant leur pays pour bouleverser l’Occident!

Un fort pourcentage des personnes déplacées est représenté par les Adivasis (57,6 % dans le cas du barrage de Sardar Sarovar [18]). Si vous incluez les Dalits (littéralement « opprimés », est le terme aujourd’hui en usage pour désigner les « Intouchables » NDT), le chiffre prend des proportions énormes. D’après le Commissaire aux castes et aux tribus d’intouchables, il serait de 60 % [19]. Quand on sait que les Adivasis ne représentent que 8 % et les Dalits 15 % de la population indienne, l’affaire prend soudain une tout autre dimension. Le fait que leurs victimes appartiennent à une ethnie « étrangère » permet aux Bâtisseurs de la Nation de se déculpabiliser. Un peu comme s’ils disposaient d’une note de frais, comme si quelqu’un d’autre réglait les factures. Après tout, ce sont des gens d’un autre pays. D’un autre monde. Et c’est ainsi que les Indiens les plus pauvres contribuent à subventionner le mode de vie des plus riches.

Comment peut-on encore trouver le moyen de parler de la plus grande démocratie du monde?

Qu’est-il arrivé à ces millions de gens? Où sont-ils maintenant ? Comment gagnent-ils leur vie ? Personne ne le sait vraiment. Récemment, l’Indian Express faisait état de la pratique de certains Adivasis déplacés suite à la construction du barrage sur le Nagarjunasagar, lesquels vendaient leurs jeunes enfants à des agences étrangères d’adoption [20]. Le Gouvernement a prétendu mettre un terme à de tels agissements en plaçant les enfants dans deux hôpitaux publics où six d’entre eux sont morts depuis par manque de soins.) Quand il est question de Réadaptation, les priorités gouvernementales sont claires. L’Inde ne dispose pas d’une politique nationale de Réadaptation visant au relogement et à la réinsertion. D’après le Land Acquisition Act de 1894 (amendé en 1984), le Gouvernement n’est pas légalement tenu de fournir autre chose à une personne déplacée qu’une compensation en argent. Vous imaginez un peu. Une indemnité payée par un fonctionnaire du Gouvernement indien à un Adivasi illettré (les femmes n’ont aucun droit) dans un pays où même le facteur réclame un pourboire pour vous apporter votre courrier! Sans compter que la plupart des indigènes n’ont aucun titre de propriété leur garantissant une terre et ne peuvent en conséquence prétendre à une quelconque indemnité compensatoire. Cet argent est aussi utile à la plupart des indigènes — ou, disons, à la plupart des petits fermiers — que le serait un sac d’engrais à un juge de la Cour suprême.

Les millions de personnes déplacées n’existent plus. Le jour où l’on écrira l’histoire, on n’en parlera pas. Pas même sous forme de statistiques. Certaines d’entre elles ont été déplacées et redéplacées trois ou quatre fois de suite — un barrage, un champ de tir de l’armée, un autre barrage, une mine d’uranium, un projet de centrale. Une fois que l’exode a commencé, il est difficile de l’arrêter. La majorité de ces gens finit par être absorbée par les bidonvilles à la périphérie de nos grandes cités, où elle constitue un immense réservoir de main-d’œuvre bon marché (qui va construire d’autres ouvrages, lesquels vont à leur tour déplacer d’autres gens). Certes, on ne les extermine pas, on ne les précipite pas dans des chambres à gaz, mais je certifie que leurs conditions de vie sont pires que celles qui prévalaient dans n’importe quel camp de concentration du IIIe Reich. Ils ne sont pas prisonniers, mais ils imposent indubitablement une nouvelle définition de la liberté.

Et le cauchemar ne s’arrête pas là. Ils se font encore chasser de leurs immondes taudis par les bulldozers du Gouvernement lors de campagnes de grand nettoyage, chaque fois que les élections sont à distance confortable et que les conditions d’hygiène ont de quoi inquiéter les riches citadins. Dans des villes comme Delhi, ils courent le risque de se faire abattre par la police parce qu’ils défèquent dans les lieux publics — comme ce fut le cas pour trois zonards il n’y a pas plus de deux ans.

Pendant les affrontements franco-anglais au Canada, dans les années 1770, Lord Amherst extermina la plupart des Indiens du pays en leur offrant des couvertures infestées par le virus de la variole. Deux siècles plus tard, l’Inde a recours à des moyens plus controversés pour arriver à des résultats semblables.

Les millions de personnes déplacées ne sont que les réfugiés d’une guerre qui ne dit pas son nom. Quant à nous, au même titre que les citoyens de l’Amérique blanche, du Canada français ou de l’Allemagne d’Hitler, nous cautionnons ces actions en détournant les yeux. Pourquoi ? Parce qu’on nous dit qu’elles sont entreprises dans l’intérêt général. Que tout ce qui se fait se fait au nom du Progrès, de l’Intérêt de la Nation (lequel, bien entendu, passe avant tout). En conséquence, c’est avec joie, presque avec gratitude, et sans nous poser trop de questions que nous croyons ce que l’on nous dit. Nous croyons ce que nous voulons bien croire.

Permettez-moi d’ébranler quelque peu votre foi. Prenez ma main et laissez-vous guider dans ce labyrinthe. Faites-le, parce qu’il est important que vous compreniez. Si vous n’êtes pas convaincu, vous serez toujours à temps de rallier l’autre camp. Mais je vous en prie, regardez les choses en face, ne détournez pas les yeux. C’est une histoire qui n’est pas facile à raconter. Elle est bourrée de chiffres et d’explications. Il fut un temps où les chiffres m’assommaient. Plus maintenant.

Croyez-moi. Il y a matière ici à toute une histoire.

Il est vrai que l’Inde a progressé. Il est vrai qu’en 1947, lorsque le Colonialisme a officiellement pris fin, l’Inde était au bord de la famine. En 1950, nous produisions 51 millions de tonnes de céréales vivrières. Contre près de 200, aujourd’hui [21].

Il est vrai qu’en 1995, les greniers de l’État abritaient encore 30 millions de tonnes de céréales invendues. Il est également vrai qu’au même moment, 40 % de la population du pays — plus de 350 millions d’habitants, soit plus que la population de l’Inde en 1947 — vivaient en dessous du seuil de pauvreté [22].

Les Indiens sont trop pauvres pour acheter la nourriture que produit leur pays, et on les oblige à faire pousser des plantes vivrières qu’ils ne peuvent se permettre de consommer eux-mêmes. Regardez ce qui s’est passé dans le district de Kalahandi dans l’Orissa occidental, tristement célèbre pour ses victimes de la famine. C’est là que, lors de la sécheresse de 1996, des gens sont morts de faim (16 d’après les sources officielles, plus d’une centaine d’après les journaux [23]). Et pourtant cette même année, la production de riz dans le district de Kalahandi était supérieure à la moyenne nationale ! Le district exportait son riz vers le centre du pays.

Si l’Inde a progressé, ce n’est pas le cas de la plupart de ses habitants. Nos dirigeants nous disent qu’il nous faut absolument des missiles nucléaires pour nous protéger des menaces chinoise et pakistanaise. Mais qui nous protégera de nous-mêmes?

Quel genre de pays est donc le nôtre ? A qui appartient-il? Qui le dirige? Que s’y passe-t-il?

L’heure est venue de divulguer quelques secrets d’État. De démythifier cette image d’un Etat indien inefficace, lourdaud, corrompu, mais au fond bon enfant et essentiellement démocratique. La simple insouciance ne saurait expliquer la disparition de 50 millions de personnes. Pas plus que le Karma. Ne nous berçons pas d’illusions. Le hasard n’a rien à faire ici, mais une stratégie implacable, produit à 100 % de l’activité humaine.

On ne peut pas dire que l’État indien ait connu l’échec, sa réussite est au contraire impressionnante : il a mené à terme la tâche qu’il s’était fixée. Il s’est montré d’une efficacité redoutable pour s’approprier les ressources du pays — sa terre, son eau, ses forêts, ses poissons, sa viande, ses œufs, son air — pour les redistribuer à quelques privilégiés (en échange, sans aucun doute, de quelques privilèges). Il est passé maître dans l’art de protéger les cadres de ses élites, de même qu’il n’y a pas plus expert que lui pour anéantir ceux qui se mettent en travers de ses projets. Mais le plus fort, c’est qu’il arrive à sortir de là blanc comme neige. Car il réussit à préserver ses secrets, à retenir l’information — une information d’intérêt vital pour la vie quotidienne d’un milliard de gens — prisonnière dans les dossiers du Gouvernement, lesquels ne sont accessibles qu’aux gardiens de la flamme : ministres, bureaucrates, ingénieurs de l’État, stratèges de la défense. Bien entendu, nous autres, les bénéficiaires, nous leur facilitons la lâche. Nous prenons bien soin de ne pas creuser trop profond. Les détails macabres, nous n’y tenons pas plus que ça.

Grâce à nous, l’Indépendance est arrivée (puis repartie), les élections se succèdent, sans qu’il y ait une véritable redistribution des cartes. Bien au contraire, l’ordre ancien a été consacré, et le fossé s’est creusé. Nous autres, les Dirigeants, refusons de nous arrêter pour lever les yeux de notre table abondamment garnie. Nous semblons ignorer que les ressources sur lesquelles nous festoyons s’épuisent rapidement. Il y a encore de l’argent à la banque, mais il ne restera bientôt plus rien à acheter. La nourriture se fait rare à la cuisine. Et les domestiques n’ont pas encore mangé. En vérité, il y a bien longtemps que les domestiques ont cessé de manger.

C’est dans ses villages que vit l’Inde, nous dit-on dans tous les prêchi-prêcha que l’on nous offre en guise de discours publics. Sottise! Encore une de ces contrevérités que le Gouvernement sort de son grand sac à malices. L’Inde ne vit pas dans ses villages, elle y meurt. Dans ses villages, l’Inde est maltraitée. L’Inde vit dans ses villes, et les villages ne sont là que pour les servir. Ses villageois ne sont que les vassaux de ses citoyens, et, pour cette raison même, doivent être contrôlés et maintenus en vie, mais sans plus.

L’impression que nous avons d’un État surmené, engagé dans une lutte perpétuelle face au poids et à l’ampleur de ses problèmes, est pernicieuse. Le fait est que ses problèmes, il se les crée lui-même. Nous avons affaire à une gigantesque machine à fabriquer la pauvreté, qui s’emploie, avec une habileté consommée, à dresser les pauvres contre les plus pauvres, à jeter des miettes aux plus démunis pour qu’ils dépensent leur énergie à se battre pour les ramasser, tandis que la paix (et la publicité) règne dans la Demeure du Maître.

Tant que ce processus ne sera pas reconnu pour ce qu’il est, tant qu’il ne sera pas dénoncé et battu en brèche, les élections — si contestées qu’elles soient — resteront des parodies de batailles destinées à permettre à une colossale iniquité de s’enraciner davantage. La démocratie (ou du moins la version que nous en avons) continuera à n’être qu’un écran aux allures engageantes derrière lequel sévit en toute impunité la pire des injustices. Et dans des proportions telles que les guerres et les malheurs du passé feront figure d’expériences de laboratoire parfaitement contrôlées. Déjà 50 millions de personnes ont servi à nourrir les Usines du Développement, dont elles sont ressorties sous forme de climatiseurs, de pop-corn et d’ensembles en rayonne — toutes marchandises qui plus est subventionnées. Si vraiment nous voulons avoir ces bonnes choses — et bonnes, elles le sont —, qu’on nous les fasse au moins payer.

Il y a un trou dans le drapeau qui demande à être raccommodé.

C’est triste à dire, mais tant que nous aurons la foi, l’espoir nous fera défaut. Pour pouvoir espérer, il faut briser la foi. Il nous faut mener des guerres spécifiques avec des moyens appropriés et il nous faut combattre pour gagner. Écoutez donc l’histoire de la vallée de la Narmada. Essayez de la comprendre. Et si vous le souhaitez, rejoignez-nous. Qui sait si, en chemin, nous ne réaliserons pas un miracle.

La Narmada prend sa source sur le plateau d’Amar- kantak, dans le district de Shahdol de l’État du Madhya Pradesh, avant de parcourir 1 300 kilomètres d’une magnifique forêt à larges feuilles et de terres cultivées parmi les plus fertiles de l’Inde. 25 millions d’habitants vivent dans cette vallée, liés à la fois à son écosystème et les uns aux autres par un tissu complexe et très ancien d’interdépendance (et, sans doute aussi, d’exploitation).

Si la Narmada, qui, depuis plus de cinquante ans, est l’objet des convoitises du Département des ressources hydrauliques, a réussi à ne pas se faire prendre et à éviter le démembrement, c’est tout simplement parce qu’elle traverse trois Etats : le Madhya Pradesh, le Maharashtra et le Gujerat.

Le fleuve a 90 % de son cours dans le Madhya Pradesh, se contentant de longer la frontière nord du Maharashtra, avant de traverser le Gujerat sur environ 180 kilomètres et de se jeter dans la mer d’Oman à Bharuch.

Dès 1946, on avait élaboré des plans pour barrer le cours du fleuve à Gora dans le Gujerat. En 1961, Nehru posait la première pierre d’un barrage haut de 49,80 mètres, qui ne faisait qu’anticiper sous forme réduite le géant de Sardar Sarovar.

À peu près à la même époque, les services de l’Aménagement du territoire dressaient de nouvelles cartes du bassin de la Narmada. Après les avoir étudiées, les ingénieurs du Gujerat décidèrent qu’un barrage nettement plus grand serait nettement plus rentable. Un tel projet supposait cependant un accord préalable avec les Etats voisins.

Pendant des années, les trois Etats concernés polémiquèrent sans réussir à se mettre d’accord sur un système satisfaisant de partage des eaux. Finalement, en 1969, le Gouvernement central mit en place une juridiction spéciale (le Tribunal des litiges sur les eaux de la Narmada) chargée de régler le différend. Il fallut encore dix ans à ce dernier pour faire connaître sa décision.

Les gens dont les vies allaient être bouleversées par l’exécution de ce jugement ne furent ni informés, ni consultés, ni entendus.

Il n’était pas question pour le tribunal de distribuer l’eau et d’attribuer des parts sans connaître d’abord le volume total des eaux de la Narmada. Il faut habituellement quarante ans de relevés concernant le débit réel d’un fleuve pour que l’estimation obtenue soit considérée comme fiable. Etant donné que de tels relevés n’étaient pas disponibles, on décida d’extrapoler à partir de données pluviométriques et on arriva au chiffre de 27,22 millions d’acre feet [24] (AF : Acre foot : volume (spécialement d’eau d’irrigation) nécessaire pour recouvrir un acre (env. 4 000 m2) sur une profondeur d’un pied (env. 30 cm). (N.dT.)).

Ce chiffre a été la référence de base de tous les travaux de mise en valeur de la vallée de la Narmada. Aujourd’hui encore, nous vivons avec cet héritage. C’est lui qui détermine la configuration globale des projets : hauteur, localisation et nombre de barrages. Par voie de déduction, c’est également de lui que dépendent les coûts et les zones à submerger, le nombre de personnes à déplacer et les bénéfices escomptés.

En 1992, les études faites sur les débits du fleuve — lesquelles étaient maintenant fiables puisque les chiffres étaient disponibles pour les années 1948 à 1992, soit quarante-cinq ans — ont prouvé que le rendement n’était que de 22,69 MAF, autrement dit de 18 % inférieur à la première estimation [25]. La Commission centrale de l’eau reconnaît elle-même qu’il y a moins d’eau dans la Narmada qu’on ne l’avait d’abord supposé [26]. Le Gouvernement indien, lui, se contente de déclarer :

On remarquera que la clause II (de la Décision du Tribunal) se rapportant à l’estimation fixant le débit disponible à 28 MAF n’est pas révisable [27](!).

Peu importe donc la réalité des faits — la Narmada est légalement tenue de produire la quantité d’eau décrétée par le Gouvernement.

Ses concepteurs se vantent de ce que le Projet de la Vallée de la Narmada est le plus ambitieux qu’ait jamais connu l’histoire de l’humanité. Ils projettent de construire pas moins de 3 200 barrages qui permettront de constituer à partir de la Narmada et de ses 41 affluents une suite de réservoirs étagés, comme une sorte d’immense escalier d’eau disciplinée. Sur ces 3 200 barrages, 30 seront de grande taille, 135 de taille moyenne, et le reste de petite taille. Le barrage de Sardar Sarovar dans le Gujerat et celui de Narmada Sagar dans le Madhya Pradesh retiendront à eux deux plus d’eau que tout autre réservoir du sous-continent indien.

Quel que soit l’angle d’approche, le Projet de Développement de la Vallée de la Narmada est F.NORMF. . Il va changer l’écologie de tout le bassin d’un des plus grands fleuves de l’Inde. Pour le meilleur ou pour le pire, il va affecter la vie de 25 millions de gens qui vivent pour l’instant dans la vallée. Il va submerger et détruire 4 000 kilomètres carrés de forêt naturelle à feuilles caduques [28]. Et pourtant, avant même que le ministère de l’Environnement ait donné le feu vert, la Banque mondiale proposait de financer le pivot du projet : le barrage de Sardar Sarovar, dont la retenue va déplacer des habitants du Madhya Pradesh et du Maharashtra, mais dont les bienfaits iront au Gujerat. La Banque était déjà là avec son carnet de chèques avant même que les coûts aient été estimés, que les études aient été menées, avant même que quiconque ait la moindre idée du coût humain de l’opération ni de l’impact qu’aurait le barrage sur l’environnement!

Le prêt de 450 millions de dollars pour le Projet de Sardar Sarovar était approuvé et les fonds disponibles dès 1985, alors que l’accord du ministère de l’Environnement, lui, n’était donné qu’en 1987 ! Ce n’est plus de l’empressement, mais de la passion, plus de l’amour, mais de la rage.

Pourquoi un tel enthousiasme?

Entre 1947 et 1994, la Banque mondiale a reçu 6 000 demandes de prêt des divers coins du monde. Elle n’en a rejeté aucune. J’ai bien dit aucune. Des expressions comme « Faire travailler l’argent » ou « Atteindre les objectifs en matière de prêts » deviennent soudain parfaitement intelligibles.

L’Inde en est arrivée à un point aujourd’hui où elle rembourse plus d’argent à la Banque en intérêts et en amortissements qu’elle n’en reçoit. Nous sommes obligés de nous endetter toujours davantage pour pouvoir rembourser nos anciennes dettes. Si l’on en croit le Rapport annuel de la Banque mondiale, l’Inde a payé à celle-ci l’an dernier (1998) 478 millions de dollars de plus que ce qu’elle lui a emprunté. Au cours des cinq dernières années (1993 à 1998), l’Inde a versé à la Banque 1 475 milliards de dollars de plus que ce qu’elle a reçu [29].

La relation qui existe entre nous est exactement du même ordre que celle qui unit l’ouvrier agricole sans un pouce de terre et submergé de dettes au Bania du coin : c’est une relation fondée sur l’affection, le pauvre homme aime son Bania, parce qu’il sait qu’il peut compter sur lui en cas de besoin. Ce n’est pas pour rien que nous appelons le monde un Village global. La seule différence entre l’ouvrier agricole et le Gouvernement indien, c’est que le premier se sert de l’argent pour survivre, tandis que le second en remplit les coffres de ses hauts fonctionnaires et de ses agents, acculant le pays à un asservissement économique dont il risque de ne jamais se relever.

L’Industrie internationale du Barrage vaut 20 milliards de dollars par an [30]. Suivez la piste des Grands Barrages dans le monde, que ce soit en Chine, au Japon, en Malaisie, en Thaïlande, au Brésil ou au Guatemala, et vous retrouvez le même scénario d’un pays à l’autre, et les mêmes acteurs : le Triangle de Fer (expression qui, chez les initiés, désigne la collusion entre hommes politiques, bureaucratie et compagnies de construction), les charlatans qui préfèrent se voir appeler Consultants en Environnement international (et sont en règle générale directement employés par les constructeurs de barrages ou leurs sous-traitants) et, plus souvent qu’à son tour, la gentille et compréhensive Banque mondiale d’à côté. Vous finirez par reconnaître sans peine la rhétorique hyperbolique, les nobles slogans vantant les « Barrages pour le Peuple », la rapidité et la brutalité dans la répression dès les premiers signes d’insubordination civile. (Depuis quelque temps, surtout depuis l’expérience de la vallée de la Narmada, la Banque mondiale se montre plus prudente dans son choix des pays où elle prétend financer des projets entraînant des déplacements massifs de population. À l’heure actuelle, son client le plus prisé, c’est la Chine. Voilà un paradoxe qui ne manque pas de sel : les citoyens américains manifestent contre le massacre de la place Tian’anmen, mais c’est leur argent que la Banque utilise pour financer les études en vue du barrage des Trois-Gorges en Chine, projet qui déplacerait plus d’un million de personnes. La Banque est aujourd’hui la première source de financement étranger des Grands Barrages de la Chine [31].)

La comédie est habilement menée, et les acteurs se connaissent bien. De temps à autre, ils changent de rôle : tel bureaucrate se retrouve à la Banque, tandis que tel ou tel banquier refait surface comme consultant de projet. À la fin de la pièce, un pourcentage énorme de l’« Aide au Développement » repart en direction des pays d’où elle est venue, sous le nom de coûts d’équipement, rémunérations de consultants, salaires versés au personnel des agences. Souvent, l’Aide est « liée » (comme dans le cas du prêt japonais pour le barrage de Sardar Sarovar, consenti à condition que les turbines soient achetées à la corporation Sumitomo [32]). Parfois, l’opération relève de méthodes beaucoup plus contestables. Ainsi, en 1993, la Grande-Bretagne a financé le barrage de Pergau en Malaisie grâce à un prêt subventionné de 234 millions de livres, en dépit d’un rapport de l’Administration pour le Développement outre-mer qui précisait que l’ouvrage serait « une mauvaise opération » pour la Malaisie. Il apparut par la suite que le prêt n’avait été consenti que pour « encourager » la Malaisie à signer un contrat de plus d’un milliard de livres destiné à l’achat d’armes britanniques [33].

En 1994, les consultants britanniques ont gagné 2,5 milliards de dollars sur les contrats outre-mer.[34] Le deuxième secteur le plus juteux après la gestion de projets s’est révélé être la rédaction de Rapports sur l’Impact Écologique des projets (les RIE). Dans la grande arnaque du Développement, les règles sont très simples. Si vous êtes invité par un gouvernement à rédiger un RIE pour un projet de Grand Barrage et que vous signaliez un problème (disons que vous allez chipoter sur la quantité d’eau disponible dans un fleuve ou, à Dieu ne plaise, suggérer que le coût humain de l’opération serait trop élevé), alors vous êtes un cas et votre nom restera dans les annales. Ou plutôt vous êtes un CAC : un Consultant Au Chômage. Et hop, du jour au lendemain, plus de Range Rover, plus de vacances en Toscane, plus d’école privée pour vos enfants. Il y a de l’argent à faire sur le dos des pauvres. Sans compter les à-côtés.

Conformément à la coutume en vigueur, au moment de la construction du barrage de Sardar Sarovar (haut de 138,68 mètres), le Gouvernement instaura la pantomime complexe consistant à mener des études destinées à estimer le coût du projet et l’impact qu’il aurait sur les populations et l’environnement. La Banque mondiale prit une part active à la mascarade, fronçant les sourcils à l’occasion ou réclamant, sans trop insister, plus de détails sur des problèmes tels que le relogement et la réinsertion de ce qu’elle appelle les PAPs — Personnes Affectées par les Projets. (Ces acronymes constituent une aide inappréciable : ils vous transforment rondement chair et sang en froides statistiques. Une PAP cesse d’être un humain sans même avoir le temps de s’en apercevoir.)

Quelques bribes de renseignements suffirent à satisfaire la Banque mondiale, qui s’engagea sans délai dans l’aventure. Selon l’accord implicite, tacite, mais parfaitement évident, passé entre les parties concernées, le projet irait de toute façon à son terme, quels qu’en soient les coûts — économiques, écologiques ou humains. On le justifierait au fur et à mesure des travaux. Et on savait pertinemment que n’importe quel tribunal finirait par s’incliner devant un Fait accompli.

Votre honneur, les retards dus à la procédure coûtent au pays 20 millions de roupies par jour.

Le Gouvernement parle du Projet Sardar Sarovar comme du « Projet le plus documenté à jamais avoir vu le jour en Inde », et pourtant voici comment se sont passées les choses : lorsque le tribunal a rendu son jugement et que le gouvernement du Gujerat a annoncé ses intentions quant à la manière dont il allait utiliser l’eau qui lui avait été allouée, personne n’a évoqué le problème de l’eau potable pour les villages du Kutch et du Saurashtra, les régions les plus arides du Gujerat. Ce n’est que lorsque le projet a commencé à susciter une opposition politique que le Gouvernement a soudain découvert le pouvoir mobilisateur de la Soif. Apaiser la soif de gorges desséchées dans le Kutch et le Saurashtra est devenu du jour au lendemain la seule raison d’être du Projet. (Qui se souciait que les eaux de deux rivières — la Sabarmati et la Mahi, toutes deux bien plus proches du Kutch et du Saurashtra que la Narmada — aient été endiguées et dirigées sur Ahmadabad, Mehsana et Kheda ? Que ni le Kutch ni le Saurashtra n’en aient vu la moindre goutte ?) Officiellement, le nombre de personnes qui bénéficieront d’eau potable grâce au canal de Sardar Sarovar a fluctué entre 28 millions (en 1983) et 32,5 (en 1989)

— jolie, la virgule! — pour atteindre 40 millions (en 1992) et redescendre à 25 (en 1993 [35]).

Le nombre de villages qui devraient être alimentés en eau potable était de zéro en 1979, 4 719 au début des années 80,7 234 en 1990 et 8 215 en 1991 [36]. Sommé de s’expliquer sur ces chiffres, le Gouvernement a dû reconnaître que celui de 1991 incluait 236 villages non habités [37] !

Tous les aspects du projet sont abordés de la même manière désinvolte, comme s’il s’agissait d’un jeu de société. Alors qu’il y va de la vie et de l’avenir de millions de gens.

En 1979, le nombre de familles appelées à être déplacées par le Projet Sardar Sarovar était estimé à un peu plus de 6 000. En 1987, il avait doublé. En 1991, il atteignait 27 000, et, en 1992, le Gouvernement reconnaissait que 40 000 familles seraient touchées. Aujourd’hui, les chiffres officiels oscillent entre 40 000 et 41 500 [38]. (Bien entendu, il s’agit là d’un chiffre absurde, si l’on considère que le réservoir n’est pas la seule cause d’expropriation. Selon le NBA, le chiffre avoisinerait les 85 000 familles, soit un demi-million de personnes.)

Le coût estimé du projet est monté en flèche de 50 milliards de roupies [39] à 200 milliards (chiffre officiel). Le NBA, lui, déclare qu’il reviendra à plus de 400 milliards de roupies [40].

Le Gouvernement prétend que le barrage produira

1 450 mégawatts [41]. Le problème avec les barrages multifonctions de ce type, c’est que leurs « fonctions » (irrigation, production d’électricité, contrôle des crues) ne sont pas nécessairement compatibles. L’irrigation, par exemple, pompe l’eau dont on aurait besoin pour produire de l’électricité. Le contrôle des crues exige que le réservoir reste vide pendant la mousson pour que soit évitée une montée catastrophique des eaux. Mais si les pluies sont moins abondantes que prévu, vous restez avec votre réservoir vide sur les bras. Ce qui va à l’encontre du principe même de l’irrigation, lequel consiste à stocker l’eau de la mousson. C’est aussi complexe que d’essayer, comme dans la devinette célèbre, de passer une rivière à gué avec un renard, un poulet et un sac de grain. Le résultat de ces usages multiples et conflictuels, c’est que, quand le Projet sera terminé et totalement opérationnel, le barrage, à en croire certaines études, ne produira que 3 % de l’électricité escomptée par ses concepteurs. Environ 50 mégawatts.

Si l’on prend en compte l’électricité nécessaire pour pomper l’eau et la distribuer à travers tout le réseau de canaux, on comprend vite que ledit Projet finira par consommer plus d’électricité qu’il n’en pourra produire [42].

Dans une guerre déjà ancienne, chacun a tendance à prêcher pour sa paroisse. Alors comment s’y reconnaître dans ce dédale de déclarations et de réfutations ? Comment décider de l’évaluation la plus fiable ? Peut-être à l’aide d’un examen des performances des barrages existants.

Le barrage de Bargi près de Jabalpur, le premier barrage à avoir été construit sur la Narmada, fut achevé en 1990. Il coûta dix fois plus que ce que prévoyait le budget initial et submergea trois fois plus de terres que les ingénieurs l’avaient prédit. On avait prévu de reloger environ 70 000 personnes issues de 101 villages, mais quand le réservoir fut rempli (sans que personne soit prévenu !), ce sont 162 villages qui furent engloutis. Certains des terrains aménagés par le Gouvernement pour recevoir ces villageois furent eux aussi submergés. Les gens furent obligés de détaler comme des rats et de fuir une terre sur laquelle leurs ancêtres avaient vécu pendant des siècles. Ils sauvèrent ce qu’ils purent et regardèrent les eaux emporter leurs maisons. 114 000 personnes furent finalement déplacées [43] Rien n’avait été prévu en matière de réinsertion. Certains reçurent une maigre indemnité. Beaucoup n’obtinrent absolument rien. Quelques-uns furent logés dans des centres de réadaptation gouvernementaux. Comme, par exemple, celui de Gorakhpur, « village idéal » selon la propagande officielle : cinq personnes y sont mortes de faim entre 1990 et 1992. Le reste est retourné vivre illégalement dans les forêts à proximité du réservoir ou bien est allé s’entasser dans les bidonvilles de Jabalpur.

Le barrage de Bargi irrigue une superficie qui n’est pas plus grande que celle qu’il a submergée, et qui représente 5 % seulement de la superficie initialement prévue par les concepteurs [44]. Et encore s’agit-il d’une terre saturée d’eau.

Où que l’on regarde, c’est toujours la même histoire. Le Plan d’irrigation II de l’Andhra Pradesh prétendait ne déplacer que 63 000 personnes. Quand il a été achevé, il en avait déplacé 150 000 [45]. Même chose pour le Plan d’irrigation II du Gujerat, qui a déplacé 140 000 personnes au lieu des 63 000 prévues [46]. L’estimation corrigée du nombre de ceux qui seront touchés par le projet d’irrigation de la Krishna supérieure dans le Karnataka est de 240 000 au lieu des 20 000 initialement prévus [47].

Ce sont là les chiffres de la Banque mondiale. Pas ceux du NBA. Imaginez l’impact sur notre estimation de départ de 33 millions.

Les travaux de construction sur le site de Sardar Sarovar, qui se poursuivaient sporadiquement depuis leurs débuts en 1961, démarrèrent véritablement en 1988. À l’époque, personne, pas plus le Gouvernement que la Banque mondiale, ne soupçonnait qu’une femme appelée Medha Patkar visitait l’un après l’autre tous les villages destinés à être engloutis et demandait aux gens s’ils avaient la moindre idée de ce que leur réservait le Gouvernement. Quand elle arriva dans cette vallée, il y a des années de cela, elle n’avait aucune intention de s’opposer à la construction du barrage : elle ne se préoccupait que de voir les villageois réinstallés de façon humaine et équitable. Elle comprit très rapidement que les intentions du Gouvernement à leur égard étaient tout sauf honorables. En 1986, la nouvelle avait fait le tour du pays, et dans chaque État s’étaient créées des associations de citoyens qui dénonçaient les promesses de réinstallation et de réhabilitation faites par les fonctionnaires de l’Administration. Ce n’est pourtant que quelques années plus tard que l’on commença à soupçonner toute l’ampleur du désastre : l’impact des barrages à la fois sur les populations à déplacer et sur les gens censés en bénéficier. Le Projet de Développement de la Vallée de la Narmada en vint bientôt à n’être plus connu que comme le plus grand désastre écologique programmé de l’Inde. Les différentes associations de citoyens se regroupèrent en une association unique : le Narmada Bachao Andolan — l’extraordinaire NBA — était né.

En 1988, le NBA déposait officiellement une demande pour que tous les travaux sur la Narmada soient arrêtés. Les gens se déclaraient prêts à se laisser noyer plutôt que de partir de chez eux. En deux ans, la résistance avait fait du chemin et d’autres mouvements avaient apporté leur soutien au NBA. En septembre 1989, 50 000 personnes venues des quatre coins de l’Inde se rassemblèrent dans la vallée de la Narmada pour se consacrer à la lutte contre les crimes commis au nom du Développement. Le site du barrage et les régions avoisinantes, déjà réglementés par l’Indian Official Secrets Act, tombèrent sous le coup de l’Article 144, lequel interdit tout rassemblement de plus de cinq personnes. La zone tout entière prit des allures de camp retranché. Un an plus tard, le 28 septembre 1990, en dépit des barricades, des milliers de villageois convergeaient, soit à pied soit en bateau, vers une petite ville du nom de Badwani, dans le Madhya Pradesh, pour affirmer à nouveau leur détermination à se laisser noyer plutôt qu’à accepter de quitter leurs maisons.

La nouvelle de cette résistance populaire ne tarda pas à se répandre dans d’autres pays. La branche japonaise des Amis de la Terre monta une campagne au Japon qui réussit à contraindre le Gouvernement à renoncer à son prêt de 27 millions de yens, destiné à financer le barrage de Sardar Sarovar. (Le contrat pour les turbines, lui, n’a pas été résilié.) Une fois que les Japonais se furent retirés, la pression internationale des diverses associations écologistes qui soutenaient la lutte commença à peser sur la Banque mondiale.

Ce qui ne manqua pas de déclencher un processus d’escalade de la répression dans la vallée. La politique gouvernementale, telle qu’elle fut décrite par un ministre de l’époque, consistait à « inonder la vallée d’uniformes ».

Le jour de Noël 1990, 6 000 hommes et femmes parcoururent plus de 100 kilomètres, transportant provisions et matériel de couchage, pour accompagner un commando de sept membres, tous résolus à sacrifier leur vie pour le fleuve. Ils furent arrêtés à Ferkuwa à la frontière du Gujerat par les forces armées de la police et une foule de manifestants venus de la ville de Baroda, dont beaucoup avaient été payés pour se trouver là, quelques-uns restant peut-être convaincus du bien- fondé du barrage, « source de vie du Gujerat ». La confrontation était révélatrice : l’Inde urbaine des classes moyennes contre une Armée rurale, pour l’essentiel tribale. Les manifestants demandèrent qu’on les autorise à franchir la frontière pour se rendre sur le site du barrage. La police leur bloqua le passage. Afin de souligner le caractère non violent de la manifestation, chacun des villageois se fit lier les mains. L’un après l’autre, ils défièrent les forces de police. Ils furent roués de coups, arrêtés et traînés jusqu’à des camions qui les abandonnèrent ensuite dans la jungle à quelques kilomètres de là. Obstinés, les villageois refirent le chemin en sens inverse pour aller reprendre leurs positions.

L’affrontement se poursuivit pendant près de quinze jours. Finalement, le 7 janvier 1991, les sept membres du commando annonçaient leur décision de commencer une grève de la faim illimitée. La tension monta. La presse indienne et internationale, des équipes de télévision, des cinéastes se rendirent sur place et s’emparèrent de l’affaire. Des comptes rendus étaient publiés presque quotidiennement dans les journaux. Les militants écologistes firent monter la pression à Washington. Pour finir, très embarrassée de voir braqués sur elle tous les projecteurs de l’actualité, la Banque mondiale annonça qu’elle allait créer une Commission d’Enquête indépendante sur le barrage de Sardar Sarovar — démarche sans précédent dans les annales de la Banque.

Quand la nouvelle atteignit la vallée, elle fut accueillie avec une méfiance teintée de perplexité. Personne n’avait aucune raison de faire confiance à la Banque mondiale. Mais, d’un autre côté, c’était tout de même une victoire. Les villageois, effrayés — on les comprend — par l’état de faiblesse de leurs camarades qui jeûnaient depuis 22 jours, les supplièrent de mettre un terme à leur grève de la faim. Le 28 janvier, la grève de Ferkuwa prenait fin, et c’est aux cris de « Hamara Gaon Mein Hamara Raj!» («Nous sommes maîtres dans nos villages ») que la courageuse armée rentra chez elle.

Il n’y a jamais eu d’armée tout à fait comparable à celle-là, nulle part ailleurs dans le monde. Dans d’autres pays — la Chine (le président Mao se vit offrir un Grand Barrage pour son soixante-dix-septième anniversaire), la Malaisie, le Guatemala, le Paraguay —, la moindre tentative de révolte a toujours été étouffée dans l’œuf. Ici, en Inde, la révolte gronde sans cesse. Bien entendu, de cela aussi, l’État aimerait pouvoir se glorifier. Il aimerait que nous lui soyons reconnaissants de ne pas avoir complètement écrasé le mouvement, de lui permettre d’exister. Après tout, nous dira-t-on, n’est-ce pas là le signe d’un fonctionnement démocratique des institutions? L’État n’intervenant qu’en cas de différends entre les citoyens ?

J’imagine que c’est une manière comme une autre d’envisager les choses. (Et c’est peut-être à ce stade que je devrais m’aplatir en disant : « Merci, merci de tout cœur de bien vouloir m’autoriser à écrire ce que j’écris »?)

Pourquoi devrions-nous être reconnaissants à l’État de nous permettre de le contester? Nous ne devons de remerciements qu’à nous-mêmes. Parce que c’est nous qui avons insisté pour obtenir ces droits. C’est nous qui avons refusé de céder. S’il y a une chose dont nous puissions vraiment être fiers en tant que peuple, c’est bien celle-là.

Et ne soyons pas dupes : le combat continue dans la vallée de la Narmada, malgré l’État.

Les moyens par lesquels l’État indien choisit de conduire la guerre sont sournois. En dehors de son apparente bienveillance, sa plus grande force est son infinie patience, son aptitude à attendre. À savoir encaisser les coups et rebondir. A user l’opposition. L’État ne se fatigue jamais, ne vieillit pas, n’a jamais besoin de repos. La course de relais qu’il mène ne s’arrête jamais.

Mais les gens en lutte, eux, se fatiguent. Ils tombent malades et prennent de l’âge. Même les plus jeunes vieillissent prématurément. Depuis vingt ans maintenant, depuis le jour où le Tribunal a rendu son jugement, l’armée en haillons de la vallée vit dans la peur de l’expulsion. Depuis vingt ans, dans la plupart des régions concernées, il n’y a aucun signe de développement — ni routes, ni écoles, ni puits, ni dispensaires. Depuis vingt ans, la malédiction « zone bientôt recouverte par les eaux » pèse sur le pays, qui se retrouve ainsi isolé du reste de la société (aucune proposition de mariage, aucune transaction immobilière). Les habitants ne sont pas sans rappeler les Hibakushas japonais (victimes et descendants des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki). Les « fruits du développement moderne », quand ils sont enfin arrivés, ont entraîné l’horreur dans leur sillage. Les routes ont engendré les géomètres, les géomètres les camions, les camions, la police, et la police a apporté les balles, les coups, les viols, les arrestations et, dans au moins un cas, le meurtre. Le seul « fruit » authentique du développement moderne à les avoir atteints — et encore par hasard —, c’est le droit d’élever la voix, le droit de se faire entendre. Mais ils luttent depuis vingt ans. Combien de temps tiendront- ils encore?

La lutte dans la vallée est fatigante et elle est passée de mode. Les équipes internationales de télévision et les reporters engagés s’en sont allés chercher ailleurs (comme la Banque mondiale) des pâturages plus fertiles.

Les films documentaires ont été dûment visionnés et appréciés. La compassion de tous s’est usée. Mais les travaux, eux, se poursuivent, et le barrage monte un peu plus de jour en jour…

Aujourd’hui, plus que jamais, l’armée en haillons a besoin de renforts. Si nous la laissons mourir, si nous acceptons que la lutte soit écrasée, que ceux qui la mènent soient victimes de la répression, nous perdrons ce que nous avons de plus précieux : notre âme, ou ce qu’il en reste.

« L’Inde survivra », vous diront les sages philosophes qui ne veulent pas se laisser embourber dans l’insignifiance des affaires courantes. Comme si, quelque part, l’« Inde » était plus précieuse que son peuple.

Les anciens nazis se consolent probablement de la même manière.

Il est trop tard, vous diront certains. On a déjà engouffré trop de temps et d’argent dans ce projet pour pouvoir maintenant faire machine arrière.

Jusqu’à présent, le réservoir de Sardar Sarovar n’a englouti qu’un quart de la surface qu’il devrait engloutir quand il aura atteint (s’il l’atteint un jour?) toute sa hauteur. Si nous le stoppons maintenant, ce sont 325 000 personnes que nous sauverons d’une déchéance certaine. Quant à l’aspect financier de la chose, s’il est vrai que le Gouvernement a déjà dépensé 75 milliards de roupies, il n’est pas moins vrai que la poursuite des i nivaux reviendrait à jeter bien davantage d’argent par les fenêtres. En arrêtant la construction maintenant, nous économiserions quelque chose comme 350 milliards de roupies de l’argent public, suffisamment sans doute pour mettre en place des programmes d’adduction d’eau dans chaque village du pays. Existe-t-il une cause plus noble que celle-ci?

Le combat pour la vallée de la Narmada n’est pas simplement une guerre tribale au parfum exotique, une lointaine guerre rurale ou même une guerre exclusivement indienne. C’est un combat pour les fleuves, les montagnes et les forêts du monde entier. Tous les soldats, de quelque horizon qu’ils soient, tous les volontaires seront les bienvenus. Et on aura besoin de toutes sortes de soldats. Médecins, avocats, professeurs, juges, journalistes, étudiants, sportifs, peintres, acteurs, chanteurs, militants… Les portes sont grandes ouvertes! Venez, nous vous attendons.

Arrêtons là et revenons à notre histoire.

En juin 1991, la Banque mondiale nomma Bradford Morse président de la Commission d’Enquête indépendante. Cet ancien directeur du Programme d’Aide internationale des Nations unies était censé rédiger un rapport approfondi sur le programme du barrage de Sardar Sarovar, et on lui garantissait le libre accès, au cours de son enquête, à tous les documents secrets de la Banque afférant à ce programme.

Morse et son équipe arrivèrent en Inde en septembre 1991. Le NBA, convaincu qu’il s’agissait d’une nouvelle manœuvre dilatoire, refusa dans un premier temps de les recevoir. En revanche, le gouvernement du Gujerat déroula le tapis rouge devant ces alliés potentiels (tout en leur roulant une œillade entendue).

Un an plus tard, en juin 1992, la Commission publiait ses conclusions dans un rapport qui devait faire date : l’Enquête indépendante (également connue sous le nom de Rapport Morse).

Ladite enquête pèle le projet un peu comme on le ferait d’un oignon, délicatement, pelure après pelure. Rien, du plus insignifiant au plus signifiant, qui n’ait retenu l’attention des membres de la Commission Morse. Lesquels rencontrèrent ministres et bureaucrates, représentants d’organisations non gouvernementales travaillant dans la région, et allèrent de village en village, passant d’un site de réinstallation à un autre. Pour ces derniers, ils rendirent visite aux bons comme aux mauvais, aux temporaires comme aux permanents.

Parlèrent avec des centaines de gens. Voyagèrent aux quatre coins de la zone déclarée inondable et de la zone d’influence du barrage. Se rendirent à Kutch et dans d’autres régions du Gujerat sinistrées par la sécheresse. Commandèrent leurs propres études. Et examinèrent tous les aspects du projet : hydrologie, gestion de l’eau, environnement en amont, sédimentation, traitement des bassins hydrographiques, environnement en aval, anticipation des éventuels problèmes dans la zone d’influence (détrempage des sols, salinité, drainage, hygiène, impact sur le milieu naturel).

Ce que révèle l’Enquête indépendante, en termes prudents et mesurés (que j’admire, mais dont je suis incapable), est proprement scandaleux. C’est la dénonciation la plus sobre, la plus impartiale, et nonobstant la plus radicale qui soit des relations existant entre l’État indien et la Banque mondiale. Sans avoir l’air d’y toucher, sans même peut-être l’avoir délibérément cherché, le rapport pénètre au cœur du problème, dans cet espace intime où ces deux entités vivent en parfaite symbiose (et qui se situe quelque part entre ce qu’elles disent et ce qu’elles font).

La recommandation centrale des 357 pages de l’Enquête est sans équivoque et tout à fait inattendue :

« Nous estimons que les Projets Sardar Sarovar sont imparfaits, que le relogement et la réinsertion de tous ceux qui seront amenés à être déplacés ne sont pas possibles dans l’état actuel des choses et que l’impact du programme sur l’environnement n’a pas été correctement évalué ni sérieusement étudié. Nous sommes qui plus est convaincus que la Banque et l’emprunteur sont également responsables de la situation qui prévaut pour l’instant… il semble évident que ce sont des intérêts d’ordre économique et professionnel qui ont motivé les Projets à l’exclusion de toute préoccupation humaine et écologique… L’Inde et les Etats concernés… ont dépensé des sommes considérables. Personne ne voudrait voir cet argent gaspillé. Il apparaît judicieux de prévenir les parties concernées qu’il pourrait être extrêmement dommageable de poursuivre les travaux sans une pleine connaissance de ce qu’il en coûterait pour l’homme et l’environnement… En conséquence de quoi, nous estimons que la solution la plus sage serait que la Banque se désengage du programme afin de le reconsidérer [48]… »

Ainsi s’expriment quatre hommes responsables, bien informés et véritablement indépendants, qui font beaucoup pour restaurer une foi érodée par des centaines de mercenaires payés pour faire le même genre de travail.

La Banque n’était pourtant pas prête à renoncer. Elle continua à financer le projet. Deux mois après la publication du Rapport Morse, elle dépêcha sur place la Commission Pamela Cox, qui s’empressa de contrer toutes les mises en garde du précédent rapport («… il serait de notre part irresponsable de vouloir improviser une série de recommandations destinées à réglementer les travaux alors même que les vices de forme du programme nous paraissent aussi évidents [49]… ») et suggéra une sorte de rapiéçage susceptible de sauver l’opération. En octobre 1992, sur la recommandation de la Commission Pamela Cox, la Banque donna au Gouvernement six mois pour satisfaire à certaines conditions minimales et élémentaires [50]. Ce minimum, le Gouvernement fut incapable de l’assurer. Finalement, le 30 mars 1993, la Banque Mondiale se retira des Projets Sardar Sarovar. (En fait, d’un point de vue technique, le Gouvernement indien avait demandé à la Banque mondiale de se retirer le 29 mars, un jour avant la date butoir [51].)

Personne n’avait jamais réussi à faire reculer la Banque mondiale. Surtout pas une armée de fortune constituée des gens les plus pauvres d’un pays parmi les plus pauvres du monde. Un groupe de gens que Lewis Preston, président de la Banque, n’avait, comme par hasard, jamais réussi à inclure dans son programme de visites dans le pays [52]. Mettre la Banque à la porte a été et demeure une immense victoire morale pour les gens de la vallée.

L’euphorie ne dura pas. Le gouvernement du Gujerat annonça qu’il allait lui-même trouver les 200 millions de dollars nécessaires à la poursuite du projet.

Tout au long des travaux de la Commission Morse et après la publication de son rapport, les affrontements entre les populations et les Autorités se poursuivirent sans désemparer dans la vallée : humiliations, arrestations, matraquages, grèves de la faim illimitées auxquelles mettaient un terme des promesses temporaires suivies de trahisons durables. Ceux qui avaient accepté de quitter la vallée pour être réinstallés ailleurs revenaient peu à peu dans leurs villages. À Manibeli, un village du Maharashtra et l’un des foyers de la résistance, des centaines de villageois participèrent à une manifestation inspirée des principes de Gandhi. En

1993,     des familles de Manibeli décidèrent de rester chez elles tandis que les eaux montaient. S’accrochant à des pieux en bois avec leurs enfants dans les bras et refusant de partir. Des policiers finirent par les en arracher. Le NBA déclara que si le Gouvernement refusait de reconsidérer le projet, le 6 août 1993, un groupe d’activistes se noierait volontairement dans les eaux montantes du réservoir. Le 5 août, le Gouvernement de l’Union nommait une nouvelle commission, le Groupe des Cinq, chargée de réexaminer le projet.

Le gouvernement du Gujerat leur refusa l’entrée sur le territoire de l’État [53].

Le rapport du Groupe des Cinq [54] (rédigé uniquement à partir de documents écrits) fut présenté l’année suivante. Il faisait tacitement siennes les graves préoccupations de l’Enquête indépendante. Ce qui ne changea rien à l’affaire. C’est là l’une des stratégies de l’État les plus efficaces : tout étouffer à coups de commissions.

En février 1994, le gouvernement du Gujerat ordonnait la fermeture définitive des écluses du barrage.

En mai 1994, le NBA déposait une pétition auprès de la Cour suprême mettant en cause la raison d’être du barrage de Sardar Sarovar et réclamant l’arrêt de la construction [55].

Lors de la mousson de 1994, quand le niveau monta dans le réservoir et que l’eau finit par dévaler de l’autre côté du barrage, 65 000 mètres cubes de béton et 35 000 mètres cubes de rochers furent arrachés à un bassin de ralentissement, laissant un cratère large de 65 mètres. La centrale électrique située sur le fleuve fut inondée. Rien ne transpira des dégâts pendant des mois [56]. Ce n’est qu’en janvier 1995 que des comptes rendus commencèrent à paraître dans la presse.

Au début de 1995, arguant de ce que la réinstallation des populations déplacées ne s’était pas faite de façon satisfaisante, la Cour suprême ordonna la suspension des travaux sur le barrage jusqu’à nouvel ordre [57]. Le barrage atteignait désormais 80 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Dans l’intervalle, les travaux avaient commencé sur deux autres barrages dans le Madhya Pradesh : celui de Narmada Sagar (sans lequel le Sardar Sarovar perdrait entre 17 et 30 % de son efficacité [58]) et celui de Maheshwar, lequel avait été programmé en premier. Le gouvernement du Madhya Pradesh signa un contrat d’achat d’électricité avec une compagnie privée — S. Kumars —, un des magnats de l’industrie textile indienne.

La tension dans la région du barrage de Sardar Sarovar tomba pendant un temps tandis que la bataille se déplaçait en amont, à Maheshwar, dans les plaines fertiles du Nimad.

Grâce à l’affaire en instance devant la Cour suprême, la répression se calma de manière notable dans la vallée. Mais si les travaux de construction avaient cessé sur le barrage, la mascarade du relogement, elle, se poursuivait. Les forêts qui devaient être submergées continuaient à être abattues et les arbres à être évacués dans des camions, obligeant ceux qui en dépendaient pour leur subsistance à partir.

Même si le barrage est loin d’avoir atteint la hauteur initialement prévue, son impact sur l’environnement et les populations qui vivent le long du fleuve se fait d’ores et déjà gravement sentir.

Le nombre de cas de malaria dans la région s’est multiplié par six [59].

Sur plusieurs kilomètres en amont du barrage, d’énormes dépôts de vase, où l’on enfonce jusqu’à la taille et qui font plus de 200 mètres de large, interdisent l’accès au fleuve. Les femmes doivent parcourir des kilomètres, littéralement des kilomètres, avec leurs récipients à la main, pour trouver un passage. Les vaches et les chèvres s’y embourbent et finissent par mourir. Les petites pirogues utilisées par les tribus sont devenues dangereuses à manier tant les tourbillons sont désormais imprévisibles.

Plus loin en amont, là où l’envasement n’a pas encore créé de problèmes, c’est une autre histoire. Les gens qui ne possèdent pas de terres, essentiellement des Adivasis et des Dalits, ont de tout temps cultivé du riz, des melons, des concombres et des courges sur les étendues limoneuses et fertiles que laisse le fleuve quand il se retire pendant la saison sèche. De temps à autre, les ingénieurs de service sur le barrage de Bargi (très loin en amont, à proximité de Jabalpur) font des lâchers d’eau depuis le réservoir sans avertissement préalable. En aval, le niveau du fleuve monte aussitôt. Des centaines de familles ont ainsi vu leurs récoltes emportées plusieurs fois et sont restées sans aucun moyen de subsistance.

Imaginez ces populations qui tout à coup ne peuvent plus faire confiance à leur fleuve. Comme si l’être aimé tombait brusquement sous le coup d’une psychose. Seul celui qui a aimé un fleuve vous dira à quel point la perte de celui-ci peut être dure et douloureuse. Mais je vais me faire taper sur les doigts si je poursuis dans cette veine. Quand on traite de l’Intérêt général, il n’y a pas place pour les sentiments. Il faut s’en tenir aux faits, rien qu’aux faits. Vous voudrez bien me pardonner cet égarement passager.

Les gouvernements des États du Madhya Pradesh et du Maharashtra continuent à se montrer des plus cavaliers envers les populations déplacées. La politique de relogement et de réadaptation du gouvernement du Gujerat (du moins sur le papier) fait apparaître les deux autres États comme moyenâgeux. Le Gujerat se flatte d’avoir les meilleurs programmes du monde en ce domaine [60]. Il offre lopin de terre pour lopin de terre aux populations déplacées depuis le Maharashtra et le Madhya Pradesh et prend en compte les revendications des « illégaux » (en règle générale des Adivasis sans aucun papier). Autant de dispositions qui ne sont que poudre aux yeux dès qu’on examine de plus près les critères retenus pour sélectionner ceux qui, parmi les victimes du barrage, peuvent prétendre à un dédommagement

Pour tout dire, le gouvernement du Gujerat n’a même pas réussi à reloger de façon adéquate les 19 villages déclarés submersibles sur son propre territoire, sans parler des 226 villages des deux autres États. Les habitants de ces 19 villages ont été éparpillés dans 175 localisations différentes. Les liens de tous ordres, sociaux, familiaux, ont été brisés, et des communautés entières disloquées.

En pratique, l’histoire de la réinstallation (à l’exception de quelques « Villages modèles ») reste celle de l’indifférence et de promesses non tenues. Certains ont reçu de la terre, d’autres pas. Certains ont une terre rocailleuse impossible à cultiver. D’autres une terre irrémédiablement détrempée. D’autres encore ont été expulsés par des propriétaires qui avaient vendu leurs terres au Gouvernement mais n’avaient pas été payés [61].

Certains de ceux que l’on avait réinstallés à la périphérie d’autres villages se sont fait voler, rouer de coups et chasser par leurs hôtes. Il y a des exemples de personnes déplacées en raison de deux projets de barrage distincts qui se sont vu allouer des lopins de terre contigus. Dans un cas, ce sont des sinistrés venant de trois zones différentes — le barrage d’Ukai, celui de Sardar Sarovar et celui de Karjan — qui ont été réinstallés dans la même région [62]. Non contents de devoir se battre entre eux pour trouver des moyens de subsistance — eau, pâtures, emplois —, ils ont dû se battre contre un groupe d’ouvriers agricoles qui servaient de métayers à des propriétaires absents, lesquels ont par la suite vendu leurs terres au Gouvernement.

Il existe une autre catégorie de population déplacée, constituée par ceux dont les terres ont été acquises par le Gouvernement à des fins de réinstallation. La notion de hiérarchie perdure même parmi les plus démunis : les « évincés » du barrage de Sardar Sarovar sont plus prestigieux que les autres, parce qu’à l’occasion on parle d’eux dans les journaux et qu’ils ont un procès en cours. (Dans d’autres Projets de Développement où il n’y a ni presse, ni NBA, ni procès, il n’y a pas de dossiers. Les déplacés ne laissent aucune trace.)

Dans plusieurs sites de réinstallation, on a entassé les gens dans des rangées de cabanes en tôle ondulée, qui sont des fournaises l’été et des glacières l’hiver. Certains de ces emplacements sont situés dans des lits de rivière asséchés qui, à l’époque de la mousson, se transforment en torrents. Je me suis rendue dans certains de ces « sites ». J’en ai vu d’autres dans des documentaires [63] : images d’enfants grelottants, perchés comme des oiseaux au bord des lits de bois, tandis que l’eau entre en tourbillonnant dans leurs maisons de tôle. Yeux effarés et fiévreux qui regardent les casseroles et les ustensiles de cuisine franchir le seuil emportés par le courant et partir à la dérive dans les champs inondés, qui regardent un père d’une maigreur effrayante se jeter à l’eau pour aller récupérer ce qu’il peut.

Quand les eaux se retirent, elles ne laissent que ruines derrière elles. Malaria, diarrhée, bétail malade prisonnier de la boue. Vieilles poutres en teck, arrachées aux anciennes maisons et soigneusement mises de côté pour permettre de réaliser un jour un rêve sans cesse différé, désormais spongieuses, pourries, inutilisables.

40 familles ont été transférées de Manibeli à un site de réinstallation dans le Maharashtra. Au cours de la première année, 38 enfants sont morts [64]. Les journaux d’aujourd’hui (Indian Express du 29 avril 1999) rapportent la mort de 9 personnes sur un seul site de relogement dans le Gujerat. En l’espace d’une semaine. Pas moins de 1,285 PAPs par jour, si je compte bien.

Nombreux sont ceux parmi les relogés qui ont toujours vécu dans la forêt sans aucun contact avec l’argent et le monde moderne et qui se trouvent brutalement confrontés à une terrible alternative : se laisser mourir de faim ou faire des kilomètres jusqu’à la ville la plus proche pour aller s’asseoir sur la place du marché (femmes et hommes confondus) et s’offrir, au même titre que des marchandises, comme travailleurs à gages.

Au lieu d’une forêt d’où ils tiraient tout ce dont ils avaient besoin — nourriture, chauffage, fourrage, corde, gomme, tabac, dentifrice, herbes médicinales, matériaux de construction —, ils n’ont à leur disposition pour nourrir leur famille que les 10 à 20 roupies qu’ils peuvent gagner par jour. Au lieu d’un fleuve, ils ont une pompe à main. Dans leur ancien village, ils n’avaient pas d’argent, mais la sécurité. Si les pluies n’arrivaient pas, ils se tournaient vers la forêt. La rivière pour y pêcher. Leur bétail constituait une garantie fixe. Privés de tous ces avantages, ils sont au bord du dénuement.

À Vadaj, un site que j’ai visité près de Baroda, l’homme qui m’a parlé berçait dans ses bras son enfant malade, des nuées de mouches collées à ses paupières fermées. Des enfants nus se sont rassemblés autour de nous, faisant bien attention de ne pas se brûler en s’appuyant sur les cloisons de tôle chauffées à blanc de la cabane qu’ils appellent leur maison. L’homme ne pensait pas au présent, à son enfant malade. Il était en train de me dresser la liste des fruits qu’il cueillait autrefois dans la forêt. Il en a compté 48 variétés, ajoutant qu’il ne pensait pas que lui-même ou ses enfants pourraient un jour s’offrir le luxe d’un fruit. À moins de le voler. Je lui ai demandé ce qu’avait son enfant. Il m’a répondu que mieux vaudrait pour lui mourir que vivre la vie qui l’attendait. J’ai alois demandé à la mère ce qu’elle en pensait. Elle a fixé le vide devant elle sans rien dire.

Pour les gens ainsi transplantés, tout est à réapprendre. Le trivial comme le crucial : les besoins naturels (vous allez où quand la jungle n’est plus là pour vous cacher?), Tachât d’un ticket de bus, l’apprentissage d’une nouvelle langue, le maniement de l’argent. Mais le pire pour eux, c’est apprendre à demander, à supplier. Apprendre à recevoir des ordres. À avoir des Maîtres. À ne parler que quand on vous adresse la parole.

Sans compter qu’il leur faut apprendre à rédiger (en triple exemplaire) leurs doléances à l’intention de la Commission de Redressement des Torts. Récemment, 3 000 personnes sont venues à Delhi pour se plaindre de leur situation, voyageant de nuit et campant dans les rues surchauffées [65]. Le Président a refusé de les rencontrer sous prétexte qu’il souffrait d’une infection oculaire. Maneka Gandhi, le ministre de la Solidarité et des Affaires sociales, leur a également refusé une entrevue mais leur a demandé de consigner leurs observations par écrit (Chère Maneka, Nous te supplions de ne pas construire le barrage, Affectueusement, Le Peuple). Quand on lui a remis le document, elle n’a rien trouvé de mieux que de morigéner la petite délégation pour ne pas l’avoir rédigé en anglais.

Quand on passe de l’autarcie et de la liberté à la pauvreté et à l’assujettissement aux caprices d’un monde dont on ignore tout, absolument tout, à votre avis, quel effet cela peut bien faire? Seriez-vous prêt, vous- même, à échanger votre résidence de vacances à Goa contre un taudis à Paharganj ? Non ? Même pas pour le bien du pays?

À dire le vrai, il est tout simplement impossible pour une Administration d’État, de quelque Etat que l’on parle, de mener à bien la réadaptation d’une population aussi fragile que celle-ci sur une échelle aussi vaste. C’est comme si on prétendait utiliser un sécateur pour couper les ongles d’un bébé. On lui couperait aussitôt les doigts avec.

Lopin de terre pour lopin de terre : la politique paraît équitable, mais comment la mettre en pratique ? Comment déraciner 200 000 personnes (selon une estimation officielle sujette à caution) — dont 117 000 sont des Adivasis — et les réinstaller ailleurs de manière humaine? Comment préserver leurs communautés dans un pays où l’on se bat pour chaque mètre carré de terre, où pratiquement tous les litiges portés devant les tribunaux ont quelque chose à voir avec la possession du sol?

Où sont-elles donc ces belles terres, libres et cultivables, où vont pouvoir s’installer, intactes, ces communautés transplantées?

La réponse est simple : elles n’existent pas. Il n’y en a pas, pas même pour les déplacés « officiels » de ce seul barrage.

Et qu’en est-il des 3 299 barrages restants ?

Qu’en est-il des milliers de « PAPs » restants, déjà programmés pour l’anéantissement? Pourquoi ne pas tout simplement peindre l’Étoile de David sur leurs portes et en finir une bonne fois pour toutes?

Le réservoir du barrage de Maheshwar doit submerger, en partie ou en totalité, 60 villages des plaines du Nimad dans le Madhya Pradesh. Une part non négligeable de la population de ces villages (environ un tiers) est composée de Kevats et de Kahars, anciennes communautés de passeurs, de pêcheurs, de carriers et de cultivateurs sur berges limoneuses. La plupart ne possèdent pas de terre, c’est le fleuve qui les fait vivre et qui, pour eux, compte plus que pour quiconque.

Quand le barrage sera construit, des milliers de Kevats et de Kahars perdront leur seul moyen de subsistance. Mais du fait qu’ils ne possèdent pas de terre, ils ne seront pas considérés comme « affectés par le Projet ». En conséquence, ils ne pourront bénéficier d’aucune aide ni d’aucun dédommagement.

Jalud sera le premier de ces 60 villages à disparaître sous les eaux. Dans la mesure où ce n’est pas un village tribal, il est déchiré par les épouvantables divisions de castes qui sont la plaie de tout village hindou. Les fermiers propriétaires (officiellement admis au titre de PAPs) sont en majorité des Rajpoutes. Ils cultivent l’un des sols les plus fertiles de l’Inde. Leurs maisons sont pleines à craquer de sacs de blé, de dhal et de riz. Ils se vantent tellement de tout ce qu’ils arrivent à faire pousser sur leurs terres que, si toute cette affaire n’était pas aussi tragique, ils vous porteraient sur les nerfs. Leurs maisons ont d’ores et déjà commencé à se lézarder sous l’effet des dynamitages sur le site du futur barrage.

12 familles qui possédaient quelques arpents à proximité du barrage se sont vu acheter leurs terres. Ces gens m’ont dit que quand ils avaient voulu refuser l’offre, on avait déversé du ciment dans leurs canalisations, rasé leurs récoltes sur pied au bulldozer et que la police était venue occuper les lieux. Ces 12 familles sont aujourd’hui dépossédées de leurs terres et travaillent comme ouvriers agricoles.

La zone dans laquelle les Rajpoutes de Jalud vont être transférés n’est qu’à quelques kilomètres du fleuve à l’intérieur des terres, à proximité d’une enclave essentiellement constituée d’Adivasis et de Dalits dans un village appelé Samraj. J’ai vu le grand terrain qui leur a été réservé. C’est une colline pierreuse, couverte d’une herbe rare et de broussailles, sur laquelle on déversait des camions entiers de terre alluviale avant de l’étaler en une mince couche pour donner l’impression d’une bonne terre à coton, riche et noire.

Le fin mot de l’histoire, le voici : pour le compte de la compagnie S.Kumars (Magnats du Textile reconvertis en Bâtisseurs de la Nation), le Magistrat du District a acheté la colline, laquelle était en fait un pré communal appartenant aux villageois de Samraj. On en a profité pour acquérir aussi les terres de 84 Dalits et Adivasis. Sans aucune indemnisation.

Les villageois, dont le bétail était la principale source de revenus, n’ont plus eu qu’à vendre leurs chèvres et leurs buffles puisqu’ils n’avaient plus aucun endroit où les faire paître. Leur seul moyen de subsistance se trouve (se trouvait) sur les rives d’un petit lac en bordure du village. L’été, quand les eaux se retirent, elles laissent une bande peu profonde de riche limon sur lequel les habitants font (faisaient) pousser du riz, des melons et des concombres.

C’est ce limon qu’a utilisé S. Kumars comme cosmétique pour recouvrir le sol pierreux de la colline (dont les Rajpoutes de Jalud ne veulent d’ailleurs pas). Les rives du lac sont désormais abruptes et impropres à la culture.

Les gens de Samraj, déjà peu favorisés au départ, n’ont plus qu’à mourir de faim, tandis qu’on met la dernière main au paysage en vue de clichés destinés aux bailleurs de fonds allemands et suisses, aux tribunaux indiens ou à tous ceux qui feraient l’effort de venir jusqu’ici.

Voilà comment l’Inde fonctionne. Telle est la genèse du barrage de Maheshwar. L’histoire du premier village. Que va-t-il arriver aux 59 autres? Que le mauvais œil poursuive ce barrage! Que les bulldozers se retournent contre les Magnats du Textile!

Rien, absolument rien, ne saurait justifier de pareils agissements.

Dans de telles circonstances, ne serait-ce qu’envisager un débat sur le relogement et la réadaptation, c’est bafouer les principes élémentaires de la justice. Transplanter 200 000 personnes de manière à donner (ou à prétendre donner) de l’eau potable à 40 millions : il y a quelque chose qui ne va pas dans l’énormité même de ces chiffres. C’est une arithmétique fasciste. Qui étouffe toutes les histoires. Écrase le détail. Et réussit à aveugler les gens les plus raisonnables grâce à son éclat visionnaire mais totalement fallacieux.

Quand je suis arrivée sur les bords de la Narmada fin mars 1999, c’était un mois après l’annulation soudaine par la Cour suprême de la décision de suspendre les travaux sur le barrage de Sardar Sarovar. J’avais lu tout ce que j’avais pu trouver sur le sujet (et notamment tous les documents « secrets » du Gouvernement). J’avais une idée assez claire des tenants et des aboutissants de l’affaire, de ce qui était arrivé, où, quand et à qui. Et l’histoire se déroulait maintenant sous mes yeux comme un film tragique dont les acteurs m’étaient familiers. Si je n’en avais pas connu les dessous, cette affaire n’aurait pas eu de sens. Parce que dans la vallée, il y a toujours une histoire pour en cacher une autre, et qu’il est trop facile de perdre la clarté d’esprit que procure l’indignation en s’embourbant dans le chagrin des autres.

J’ai terminé mon voyage dans la colonie de Kevadia, là où tout avait commencé.

C’est à cet endroit, il y a trente-huit ans de cela, que le gouvernement du Gujerat décida d’implanter l’infrastructure dont il aurait besoin pour démarrer les travaux sur le barrage : bungalows pour les visiteurs, bureaux, logements des ingénieurs et de leur personnel, routes conduisant au site, entrepôts pour les matériaux de construction.

L’emplacement se trouve aujourd’hui au sommet de l’arc décrit par le réservoir de Sardar Sarovar et le Canal des Merveilles [« Wonder Canal »], cette « source de vie » du Gujerat, qui va étancher la soif de millions d’individus.

Personne ne le sait, mais la colonie de Kevadia est la clé de voûte du Monde. Allez donc vous rendre compte par vous-même, et vous aurez tôt fait d’y découvrir des secrets.

Au cours de l’hiver 1961, un représentant du Gouvernement arriva dans un village appelé Kothie et informa les habitants qu’ils allaient devoir céder un peu de leurs terres pour permettre la construction d’une plate-forme pour hélicoptères en prévision de la visite d’un personnage extrêmement important. Quelques jours plus tard arriva un bulldozer qui rasa les récoltes. Les villageois signèrent des papiers et reçurent une somme d’argent dont ils supposèrent qu’elle était censée les dédommager pour les récoltes détruites. Quand la plate-forme fut prête, atterrit un hélicoptère d’où descendit le Premier ministre Nehru. La plupart des villageois ne purent même pas le voir, tant il y avait de policiers autour de lui.

Nehru fit un discours. Puis il appuya sur un bouton, et une explosion retentit de l’autre côté du fleuve. Après quoi, il remonta dans l’appareil et repartit [66]. Telle fut l’origine du futur monstre appelé Sardar Sarovar.

Nehru pouvait-il deviner en appuyant sur ce bouton qu’il déchaînait l’apocalypse?

Nehru parti, le gouvernement du Gujerat arriva en force. Il acquit 800 hectares de terre appartenant à 950 familles issues de 6 villages différents [67]. Ces gens étaient des Adivasis tadvis, mais comme ils n’habitaient pas très loin de la ville de Baroda, ils n’étaient pas complètement étrangers aux pratiques d’une économie de marché. On leur notifia en bonne et due forme qu’on leur verserait une indemnité et qu’on leur fournirait du travail au barrage. C’est alors que commença le cauchemar.

Les camions et les bulldozers débarquèrent. Les arbres des forêts furent abattus, les récoltes rasées. Ce ne fut bientôt plus qu’un tourbillon de jeeps, d’ingénieurs, de ciment et d’acier. Mohan Bhai Tadvi vit les bulldozers faire table rase de ses 4 hectares plantés de sorgho, de lentilles et de coton. Du jour au lendemain, il se retrouva simple ouvrier agricole. Trois ans plus tard, je dis bien trois ans, il recevait enfin son indemnité : 500 roupies [environ 85 francs] par hectare, en trois versements échelonnés.

Le père de Dersukh Bhai Vesa reçut 3 500 roupies [à peine 600 francs] pour sa maison et ses 2 hectares et demi de terres, y compris les récoltes sur pied et les arbres. Il se souvient, quand il était petit garçon, avoir marché jusqu’à Rajpipla (le chef-lieu du district), tenant son père par la main. Il se souvient à quel point ils avaient été terrorisés quand on les avait appelés dans le bureau du Tehsildar. Où on leur avait réclamé leur avis d’indemnisation et fait signer un reçu. Comme ils étaient illettrés, ils ignoraient à combien se montait la somme portée sur le reçu.

Tout le monde fut obligé d’aller à Rajpipla, mais ils furent tous convoqués les uns après les autres, à des dates différentes. Si bien qu’ils ne purent échanger leurs informations ni comparer leurs histoires.

Peu à peu, émergeant de la poussière et du fracas des bulldozers, commença à apparaître la nouvelle configuration des lieux, agressive, encore incertaine. La colonie de Kevadia voyait le jour, avec ses alignements sinistres d’appartements, ses foyers pour travailleurs, ses bureaux et ses routes. Toute l’infrastructure sans grâce nécessaire à la construction d’un Grand Barrage. Les maisons des villageois furent démantelées et transférées à la périphérie de la colonie, où les gens habitent encore aujourd’hui, squatters sur leurs propres terres. Ceux qui firent mine de résister furent menacés par la police et l’entreprise de travaux publics qui s’occupait de la construction. Les villageois m’ont dit que cette dernière avait aménagé dans ses locaux une cellule comparable à celle des commissariats, où l’on jette les récalcitrants.

Ceux qui ont été expulsés pour permettre la construction de la colonie de Kevadia ne sont pas considérés comme « affectés par les Projets » aux termes du contrat de relogement du Gujerat.

Certains travaillent comme domestiques chez les ingénieurs ou comme serveurs à l’hôtel construit à l’emplacement même où se trouvaient autrefois leurs maisons. Peut-on imaginer situation plus dramatique?

Ceux qui avaient réussi à garder un peu de terre ont essayé de la cultiver, jusqu’au jour où la municipalité de Kevadia a jugé bon d’introduire des cochons pour se débarrasser des ordures sur la voie publique. Or les cochons ont tendance à s’égarer du côté des champs et à saccager les récoltes.

En 1992, trente ans plus tard, chaque famille s’est vu offrir une somme de 12 000 roupies par demi-hectare, plafonnée à 36 000 roupies, à la condition expresse de vider les lieux ! Et pourtant 40 % de la terre ainsi acquise restent à ce jour inutilisés. Le Gouvernement refuse d’en rétrocéder la moindre parcelle. Une dizaine d’arpents achetés à Deviben, aujourd’hui veuve, ont été donnés au Swami Narayan Trust (une importante secte religieuse), qui a certes construit une petite école, mais cultive pratiquement la totalité de la superficie… tandis que Deviben les observe de l’autre côté de la clôture de barbelés. Sur les 100 hectares achetés à Gora, on a expulsé les habitants pour construire des immeubles. Les appartements sont restés vides pendant des années. Le Gouvernement a fini par les louer pour une somme symbolique à Jai Prakash Associates, entreprise de travaux publics spécialisée dans les barrages, qui, dit-on, les sous-loue à titre privé pour 32 000 roupies par mois. (C’est Jai Prakash Associates, la plus grosse entreprise du pays dans son domaine, qui mériterait en fait le nom de bâtisseur de la nation, et qui, soit dit en passant, est propriétaire des hôtels Siddharth Continental et Vasant Continental de Delhi.)

Sur une superficie d’environ 15 hectares a été construite par le ministère de l’Équipement [le PWD, Public Works Department] une absurde copie en béton de l’ancien temple de Shoolpaneshwar, englouti par les eaux du réservoir. La même formation politique qui a mis tout le pays à feu et à sang parce qu’elle persistait à vouloir détruire une vieille mosquée pour mettre au jour un temple inexistant n’a aucun état d’âme quand il s’agit de submerger une route de pèlerinage et des centaines de temples où se pressent les fidèles depuis des siècles.

Elle n’a pas non plus d’états d’âme quand il s’agit de détruire les collines et les bosquets sacrés, les lieux de culte des tribus aborigènes et les anciennes demeures de leurs dieux et de leurs démons.

Elle n’a pas davantage d’états d’âme quand il s’agit d’engloutir une vallée riche en fossiles, microlithes et peintures rupestres, le seul endroit en Inde, selon les archéologues, où subsistent les vestiges d’une occupation humaine continue du sol depuis l’âge de la pierre.

Sans commentaire.

Il n’y a sans doute pas plaisanterie plus sinistre dans la colonie de Kevadia que le musée consacré à la faune de la région. L’Observatoire de la Réserve de Shoolpanesh- war vous fournit, de façon rapide et exhaustive, la preuve que le Gouvernement est un fervent adepte de la défense de l’environnement.

Le réservoir de Sardar Sarovar, quand le barrage aura atteint sa hauteur définitive, va submerger environ 12000 hectares de superbes forêts. (Anticipant sur la submersion à venir, certains ont commencé à abattre goulûment les arbres il y a déjà bien des années.) Entre le barrage de Narmada Sagar et celui de Sardar Sarovar, 50000 hectares de forêts très anciennes à grandes feuilles seront engloutis. Le Madhya Pradesh affiche le taux de déforestation le plus élevé du pays. Ce qui n’est pas sans rapport avec la diminution du débit de la Narmada et l’envasement croissant des cours d’eau. Les ingénieurs ont-ils fait le lien entre la forêt, les fleuves et la pluie? C’est peu probable, étant donné que cela ne fait pas partie de leurs préoccupations. Écologistes et défenseurs de l’environnement se sont à juste titre alarmés devant l’ampleur des dommages que causerait la submersion en matière de microsystèmes et d’habitat des espèces animales. Histoire d’atténuer l’impact de tels dégâts, le Gouvernement a décidé d’agrandir la réserve naturelle de Shoolpaneshwar à proximité du barrage, au sud du fleuve. Il existe un projet aberrant selon lequel les animaux menacés de noyade par la montée des eaux dans leurs forêts pourraient gagner à la nage des « couloirs » spécialement créés à leur intention et aller se réinstaller tranquillement dans la Nouvelle (!) Réserve (Formule améliorée!) de Shoolpaneshwar.

La vie des espèces sauvages et la biodiversité ne seront protégées et préservées qu’à condition de limiter l’activité humaine et de restreindre les droits coutumiers en matière d’utilisation des ressources de la forêt. Les quelque 40 000 Adivasis issus de 101 villages qui vivent à l’intérieur des limites de la réserve naturelle de Shoolpaneshwar dépendent de la forêt pour leur subsistance. On va donc les « convaincre » de partir.

Eux non plus n’ont aucun droit au titre de PAPs. Où iront-ils ? Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Vous connaissez désormais la réponse.

Quels que soient leurs problèmes au quotidien, à l’Observatoire de la Réserve naturelle de Shoolpanesh- war (où un vieux léopard empaillé est obligé de partager un espace déjà réduit avec un ours jongleur poussiéreux), les Adivasis disposent d’une salle d’exposition rien que pour eux. Aux murs, des sculptures sur bois maladroites, reconnues officiellement comme art des tribus, sont regroupées sous le label « Art tribal ». Au milieu de la salle trône une hutte au toit de chaume, grandeur nature, dont la porte est ouverte. Le chaudron est sur le feu, le chien dort par terre, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Devant la porte, pour vous souhaiter la bienvenue, se trouvent M. et Mme Adivasi en personne. Couple en papier mâché grossier, mais souriant.

Souriant, vous vous rendez compte ! Autrement dit, ils n’ont pas même droit à la grâce rédemptrice de la colère. Ce dont je n’arrive pas à me remettre.

Mais, j’y songe, je me trompe peut-être sur toute la ligne ! Et s’ils souriaient par fierté nationale ? S’ils débordaient de joie à l’idée d’avoir sacrifié leur vie pour permettre aux populations assoiffées du Gujerat d’avoir de l’eau potable?

Cela fait vingt ans maintenant que les habitants du Gujerat attendent l’eau que doit leur apporter, du moins le croient-ils, le Canal des Merveilles. Pendant des années, le gouvernement du Gujerat a investi 85 % du budget de l’État consacré à l’irrigation dans le programme Sardar Sarovar, au profit duquel les projets de moindre envergure, plus rapidement et plus facilement réalisables, ont tous été écartés. Toutes les élections, les unes après les autres, ont été disputées et remportées sur « la plate-forme de l’eau ». Chacun a mis ses espoirs dans le Canal des Merveilles. Répondra-t-il aux rêves du Gujerat?

Depuis le barrage de Sardar Sarovar, la Narmada traverse une région de basses terres, longue de 180 kilomètres, avant d’aller se jeter dans la mer d’Oman, à Bharuch. Ce que fait le Canal des Merveilles, en gros, c’est de réorienter le cours du fleuve, l’obligeant à faire un coude de pratiquement 90 degrés vers le nord. Sévère contrainte pour un fleuve. L’estuaire de la Narmada à Bharuch est l’un des derniers endroits connus où se reproduit le hilsa, sans doute le poisson préféré des Indiens.

Le barrage Stanley a balayé les hilsa de la Cauvery River dans le sud de l’Inde, et le barrage Ghulam Mohammed au Pakistan a détruit leur zone de frai sur l’Indus. Le hilsa, comme le saumon, est un poisson anadrome : né en eau douce, il migre vers l’océan au bout de deux ans et revient frayer dans le fleuve. La terrible diminution du débit, l’altération de la composition chimique de l’eau en raison du blocage des sédiments par le barrage vont modifier l’écosystème de l’estuaire de manière radicale et détruire le mélange subtil d’eau douce et d’eau de mer, ce qui ne manquera pas d’avoir des effets désastreux sur le frai. À l’heure actuelle, l’estuaire de la Narmada produit 13 000 tonnes de hilsa et de crevettes d’eau douce (qui, elles aussi, se reproduisent dans la saumure). 10 000 familles de pêcheurs vivent de cette production [68].

La Commission Morse avait été stupéfaite de constater qu’aucune étude de l’environnement en aval n’avait été réalisée [69], qu’aucune recherche n’avait été entreprise sur l’écosystème du fleuve, ses changements saisonniers, ses espèces biologiques, les modes d’utilisation de ses ressources. Les constructeurs n’avaient manifestement aucune idée des répercussions que pourrait avoir le barrage sur les gens ou l’environnement en aval du fleuve. Ils n’avaient, à plus forte raison, aucune idée des mesures à prendre pour en atténuer les effets.

Le Gouvernement s’est contenté de faire savoir qu’il pallierait les pertes encourues par les pêcheries en peuplant le réservoir de poissons d’élevage. (Qui contrôlera le réservoir ? Qui accordera le droit de pêche à ses clients favoris ?) Mais le problème, c’est que, jusqu’ici, les scientifiques n’ont pas réussi à reproduire les hilsa en milieu artificiel. Un tel élevage ne peut se faire qu’à l’aide d’œufs provenant d’individus adultes vivant en milieu naturel, lesquels ont toutes chances d’être éliminés par le barrage. Les barrages ont d’ores et déjà éliminé ou mis en danger un cinquième des réserves mondiales en poissons d’eau douce [70]. S’ensuit la « question pour un champion » : où iront les 40 000 pêcheurs concernés?

Envoyez vos réponses par E-mail au plus attentif des Gouvernements…

Au risque de perdre des lecteurs en route — on m’a mise en garde à plusieurs reprises : « Mais qu’est-ce que vous pouvez bien avoir à dire sur l’irrigation? Et qui peut bien s’intéresser à ce genre de sujet ? » —, laissez- moi vous dire ce qu’il en est réellement du Canal des Merveilles et ce qu’il va effectivement réaliser. Mieux vaut témoigner d’un minimum d’intérêt si vous avez l’intention de soustraire votre avenir aux mains avides du Triangle de Fer.

La plupart des cours d’eau indiens sont alimentés par la mousson. Entre 80 et 85 % du débit se fait pendant la saison des pluies, autrement dit entre juin et septembre. La fonction d’un barrage, d’un barrage d’irrigation, c’est de stocker l’eau de mousson dans son réservoir afin de l’utiliser judicieusement pendant le reste de l’année, en la distribuant alentour grâce à un réseau de canaux. La zone ainsi irriguée est appelée « zone d’influence ».

Comment cette zone, habituée depuis toujours à des irrigations saisonnières et dotée d’une écologie bâtie tout entière autour de cette pluie de mousson, va-t-elle réagir quand elle sera irriguée d’un bout de l’année à l’autre? Les effets d’une irrigation continue sur le sol sont comparables à ceux des anabolisants sur le corps humain, lesquels peuvent faire d’un athlète médiocre un médaillé olympique. L’irrigation continue fait porter à un sol qui n’en produisait qu’une plusieurs récoltes dans la même année. Des terres sur lesquelles les fermiers faisaient traditionnellement pousser des récoltes peu exigeantes en eau (maïs, millet, orge et toute une batterie de légumes secs) se mettent à donner des récoltes gloutonnes en matière d’eau et facilement commercialisables : coton, riz, soja et, la plus gloutonne de toutes (à l’instar des grosses cylindrées à ailerons des années cinquante), canne à sucre. Ce qui revient à changer du tout au tout la structure traditionnelle des récoltes dans la « zone d’influence ». Les gens cessent de faire pousser une nourriture qui est financièrement à leur portée et qu’ils peuvent donc manger ; pour se mettre à cultiver ce qu’ils n’auront pas d’autre alternative que de vendre. Et c’est ainsi qu’en devenant dépendants du « marché », ils perdent tout contrôle sur leur vie.

La facture écologique est tout aussi lourde à payer. Même si les marchés résistent, le sol, lui, s’épuise. Avec le temps, il s’appauvrit au point de ne plus pouvoir répondre aux demandes qui lui sont imposées. Peu à peu, de même qu’un athlète qui a pris trop d’anabolisants finit invalide, le sol se dégrade et se vide, et les rendements agricoles commencent à diminuer [71].

En Inde, la terre irriguée par l’eau des puits est environ deux fois plus productive que celle qui est irriguée par les canaux [72]. Certains types de sol se prêtent moins que d’autres à l’irrigation continue, laquelle tend à faire monter le niveau hydrostatique. Au fur et à mesure que l’eau monte dans le sol, elle absorbe des sels. L’eau saline remonte à la surface par capillarité, et la terre se détrempe. L’eau « trempée » (si vous voulez bien me passer l’expression) est ensuite rejetée dans l’atmosphère par les plantes, ce qui occasionne une concentration encore plus grande de sels dans le sol. Quand cette concentration atteint 1 %, le sol devient toxique pour les plantes. C’est ce que l’on appelle la salinisation.

Une étude [73] menée par le Centre d’Études des Ressources et de l’Environnement de l’Australian National University montre qu’un cinquième des terres irriguées dans le monde est affecté par ce phénomène.

Au milieu des années 80, on estimait que 25 des 37 millions d’hectares irrigués au Pakistan étaient soit salinisés, soit détrempés, soit les deux à la fois [74]. En Inde, les estimations varient entre 6 et 10 millions d’hectares [75]. Selon certaines études « secrètes » du Gouvernement [76], plus de 52 % de la zone d’influence du barrage de Sardar Sarovar tendent à être détrempés et salinisés.

Un peu de patience, je n’en ai pas terminé avec les mauvaises nouvelles.

Les 160 kilomètres bétonnés du Canal des Merveilles, ainsi que le réseau de 75 000 kilomètres de canaux principaux et secondaires, sont censés irriguer un total de 2 millions d’hectares répartis sur 12 districts. Ceux de Kutch et de Saurashtra (qui constituent la « vitrine » de la campagne pour étancher la soif du Gujerat) sont à l’extrême bout de ce réseau.

Ce système de canaux plaque un quadrillage de béton arbitraire sur le système de drainage naturel existant dans la zone d’influence. Un peu comme si on voulait redistribuer le réseau de veines réticulées à la surface d’une feuille. Quand un canal coupe le trajet d’un drain naturel, il bloque aussitôt le flux d’eau naturelle saisonnière et entraîne le détrempage. La solution proposée par les ingénieurs pour faire face au problème, c’est de faire un relevé du réseau de drainage naturel de la zone et de le remplacer par un système de drainage artificiel, construit en même temps que les canaux. Le problème, comme on peut l’imaginer sans peine, c’est le coût absolument exorbitant d’une telle opération. Lequel n’est pas inclus dans le budget du barrage. Il ne l’est d’ailleurs pas dans la plupart des programmes d’irrigation.

David Hopper, vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie du Sud, a reconnu [77] que la Banque, en règle générale, n’incluait pas le coût du drainage dans les projets d’irrigation de l’Asie du Sud tout simplement parce qu’un drainage adéquat est inabordable. Une telle installation coûte cinq fois plus cher que l’irrigation de la même superficie. Du même coup, le programme n’apparaît plus viable.

La solution qu’apporte la Banque au problème, c’est de mettre en place le système d’irrigation et d’attendre… que la salinité et le détrempage s’installent. Quand tout l’argent est dépensé, que la terre est dévastée et la population désespérée, qui donc montre le bout de son nez ? Le Banquier du coin, pardi. Et pourquoi donc ses poches sont-elles aussi gonflées ? Parce qu’elles sont pleines d’argent qu’il va gentiment prêter pour financer le fameux Projet de Drainage.

Au Pakistan, la Banque mondiale a financé les Projets des barrages de Mangla (1967) et de Tarbela (1977) sur l’Indus. Les zones d’influence sont détrempées [78]. Mais la Banque a consenti au Pakistan un prêt de 785 millions de dollars pour son projet de drainage. Elle est en train de faire la même chose en Inde, dans les Etats du Pendjab et de l’Haryana.

L’irrigation sans drainage, c’est comme un réseau d’artères sans veines. Ça ne sert à rien.

Depuis que la Banque mondiale s’est retirée du Projet Sardar Sarovar, on ne sait plus trop d’où doit venir l’argent nécessaire au drainage. Ce qui n’a en aucune manière empêché le Gouvernement de procéder au creusement des canaux. Le résultat, c’est qu’avant même que le barrage soit opérationnel, avant même que le Canal des Merveilles ait été commandé et qu’une seule goutte d’eau d’irrigation ait été acheminée, le détrempage est en marche. Au nombre des régions les plus touchées se trouvent les colonies de réinstallation.

Il y a une différence entre les concepteurs du projet d’irrigation de Sardar Sarovar et ceux des projets antérieurs. Les premiers ont au moins la décence de reconnaître que le détrempage et la salinisation sont de vrais problèmes et qu’il convient de les traiter.

Mais les solutions qu’ils proposent sont toutes plus farfelues les unes que les autres.

Ils prévoient d’installer un détecteur d’eau électronique tous les 100 kilomètres carrés sur toute la zone d’influence (ce qui représente environ 1 800 détecteurs.) Ceux-ci seront reliés à un ordinateur central qui analysera les données et enverra aux têtes de canaux l’ordre d’arrêter l’eau dans les zones montrant des signes de détrempage. On enterrera d’énormes conduites de trois types (« Irrigation », « Drainage » et « Irrigation + drainage »), dont le fonctionnement sera synchronisé électroniquement par l’ordinateur central. L’eau saline sera pompée, mélangée à des volumes d’eau douce calculés mathématiquement par l’ordinateur, avant d’être remise en circulation dans un réseau de drains apparents ou enterrés (pour lesquels il conviendra d’acquérir encore de la terre) [79].

Pour que l’irrigation soit aussi efficace qu’ils le prétendent, il faudrait, selon une étude faite par le docteur Rahul Ram pour les éditions Kalpavriksh [80], ressortir par pompage 82 % de l’eau expédiée dans le réseau du Canal des Merveilles!

Aucun projet d’irrigation électronique n’a jamais été mis en place nulle part, pas même sous forme de projet pilote. Il n’est apparemment venu à l’esprit d’aucun de nos ingénieurs de tester d’abord la méthode sur une portion de terre déjà endommagée. Bien sûr que non ! Il est tellement plus simple d’utiliser l’argent du contribuable pour financer une installation couvrant la totalité des 2 millions d’hectares concernés. On sera bien toujours à temps de voir après si ça marche.

Et si ça ne marche pas? Aucune importance pour les concepteurs, puisqu’ils continueront à toucher leur salaire. À toucher leur retraite, plus leur prime ou leur indemnisation, enfin bref, ce que l’on touche habituellement au terme d’une carrière qui a consisté à infliger aux gens les pires tourments.

Et comment est-ce que ça pourrait marcher ? C’est à peu près comme si l’on se mettait en tête d’appeler un spécialiste des fusées pour traire une vache récalcitrante. Comment peut-on prétendre faire fonctionner un gigantesque système d’irrigation électronique quand on n’est même pas capable de faire des parois de canaux suffisamment résistantes pour éviter qu’elles s’effondrent et endommagent les récoltes comme les populations ?

Quand on n’est même pas capable d’empêcher l’effritement du Grand Barrage par temps de pluie?

Pour citer une de leurs propres études : « La conception, la mise en place et le contrôle de l’intégration des nappes phréatiques et des eaux de ruissellement dans les circonstances mentionnées ci-dessus sont complexes [81]. »

C’est le moins qu’on puisse dire.

Et qu’ont-ils à proposer quant à la manière de faire face à cette complexité?

« II ne sera possible de faire fonctionner un tel système que si l’ensemble de l’approvisionnement en eau, qu’elle vienne des nappes phréatiques ou du ruissellement, est régi par un seul organisme de tutelle [82]. »

Tiens donc!

Voilà que tout s’éclaire. À qui donc appartiendra l’eau ?

À cet unique Organisme de Tutelle.

Et qui la vendra? L’Organisme de Tutelle.

Et qui empochera les bénéfices? Toujours l’unique Organisme de Tutelle.

Cet organisme a pour projet de vendre l’eau au litre, non pas à des individus mais à des coopératives de fermiers (lesquelles n’existent pas encore, mais on n’aura aucun mal à les créer quitte à forcer ensuite les fermiers à coopérer).

L’eau gérée par ordinateur, contrairement à l’eau ordinaire, est très chère. Seuls en auront ceux qui pourront se l’offrir. Peu à peu, les petits fermiers se feront évincer par les gros, et le cycle du déracinement reprendra du début.

Parce qu’il détiendra l’eau informatisée, l’unique Organisme de Tutelle décidera de qui pourra faire pousser quoi. On annonce déjà que les fermiers recevant de l’eau informatisée n’auront pas l’autorisation de cultiver la canne à sucre parce qu’ils risqueraient d’utiliser l’eau censée revenir aux millions d’assoiffés à l’autre bout du canal. Mais l’Organisme de Tutelle a déjà accordé des permis à dix grosses usines de traitement de la canne à sucre qui doivent s’implanter à proximité de la tête du canal [83]. Il a déjà déclaré par le passé que seulement 30 % de la zone d’influence du barrage d’Ukai seraient consacrés à la culture de la canne à sucre [84]. Il se trouve que celle-ci pousse actuellement sur 75 % de cette zone (dont un tiers environ est détrempé [85]).

Dans le Maharashtra, toujours grâce à l’Organisme de Tutelle, même s’il s’agit d’une autre branche, le très puissant lobby sucrier qui occupe un dixième de la terre irriguée de l’État utilise la moitié de son eau d’irrigation.

L’Organisme de Tutelle a également annoncé il y a peu la réalisation prochaine d’un programme d’hôtels cinq étoiles, de terrains de golf et de parcs aquatiques distribués le long du Canal des Merveilles [86]. Quelle raison nous donne-t-on pour justifier pareil programme ?

Que c’est le seul moyen de trouver l’argent nécessaire à l’achèvement du projet initial!

Je m’inquiète vraiment du sort de ces millions de gens qui vivent dans le Kutch et le Saurashtra.

L’eau parviendra-t-elle jamais jusqu’à eux?

Pour commencer, nous savons de source sûre qu’il y a beaucoup moins d’eau dans le fleuve que le prétend l’Organisme de Tutelle.

En deuxième lieu, en l’absence du barrage de Narmada Sagar, les bénéfices de l’irrigation prodiguée par celui de Sardar Sarovar seront moindres, la diminution étant estimée entre 17 et 30 %.

Troisièmement, le taux d’efficacité du Canal des Merveilles en matière d’irrigation (autrement dit la quantité d’eau réelle fournie par le système) a été arbitrairement fixé à 60 %. Or, le taux d’efficacité le plus élevé enregistré en Inde dans ce domaine, compte tenu des fuites et de l’évaporation de surface, ne dépasse pas 35 % [87]. Ce qui revient à dire qu’il est plus que probable que la moitié seulement de la zone d’influence sera effectivement irriguée.

Quelle moitié? La première.

Quatrièmement, pour parvenir jusque dans le Kutch et le Saurashtra, le Canal des Merveilles doit se frayer un passage à travers les dix usines de traitement, les terrains de golf, les hôtels cinq étoiles, les parcs et les districts de Baroda, Kheda, Ahmadabad, Gandhinagar et Mehsana, tous consacrés aux cultures maraîchères, tous politiquement influents et tous redevables de leur richesse à l’ancien ministre de l’Intérieur Patel. (Et déjà, au mépris de ses propres directives, l’Organisme de Tutelle a alloué à la ville de Baroda une quantité d’eau non négligeable [88]. À partir du moment où Baroda est si bien servi, peut-on imaginer de ne pas en faire autant pour Ahmadabad? Le poids politique des gros centres urbains du Gujerat suffira à leur assurer la meilleure part du gâteau.)

Cinquièmement, même dans le cas très improbable où l’eau parviendrait effectivement à destination, il faudra la distribuer à ces 8 000 villages en attente.

Il faut savoir que sur le milliard de gens dans le monde qui n’ont pas accès à l’eau potable, 855 millions vivent dans les zones rurales [89]. Or, le coût d’installation d’un réseau constitué de milliers de kilomètres de pipelines, d’aqueducs, de pompes, de stations d’épuration et destiné à fournir en eau potable un habitat rural dispersé est tout bonnement prohibitif. Personne ne songe plus à construire de Grands Barrages pour distribuer de l’eau potable aux populations rurales. Pour la bonne raison que personne n’en a les moyens.

Quand la Commission Morse arriva dans le Gujerat, ses membres furent impressionnés par la vigueur avec laquelle l’État s’était engagé à amener l’eau potable dans des districts ruraux [90] aussi éloignés. Ils demandèrent alors à voir les plans détaillés du réseau de distribution. Ces plans n’existaient pas. (Ils n’existent toujours pas à ce jour.)

Quand ils demandèrent si un budget avait été établi, on leur répondit d’un air détaché que c’était l’affaire de quelque 10 milliards de roupies [91]. Alors qu’une estimation fiable situe les coûts autour de 1 milliard de dollars (environ 30 milliards de roupies). Lequel milliard n’est pas inclus dans le coût global du programme. Alors, d’où viendra l’argent?

Peu importe. C’était juste histoire de poser la question.

Il est intéressant de noter que le barrage de Farakka qui détourne l’eau du Gange vers le port de Calcutta a réduit les disponibilités en eau potable pour 40 millions de personnes qui vivent en aval au Bangladesh [92].

Le nationalisme sait parfois être d’une précision mathématique à vous glacer les os.

Tel barrage finit par priver d’eau 40 millions de personnes tandis que tel autre prétend l’apporter à 40 autres millions.

Qui sont ces dieux qui nous gouvernent? Leurs pouvoirs n’ont-ils vraiment aucune limite?

Bhaiji Bhai est la dernière personne que j’aie rencontrée lors de ma visite dans la vallée. C’est un Adivasi tadvi originaire d’Undava, l’un des premiers villages où le Gouvernement a commencé à acquérir de la terre pour y implanter le Canal des Merveilles et son réseau long de 75 000 kilomètres. Des 10 hectares qu’il possédait, Bhaiji Bhai en a perdu 8 à la suite du creusement du Canal, cette énorme tranchée qui a éventré sa terre avec ses 200 mètres de large si l’on inclut les chemins de halage et les berges abruptes et incurvées qui font penser à un vélodrome géant.

Plus de 200 000 familles sont sinistrées par le réseau du Canal. Certains ont perdu des puits ou des arbres. D’autres ont vu leur habitation séparée de leurs champs par le Canal, ce qui les oblige à faire deux ou trois kilomètres à pied pour atteindre le pont le plus proche avant de reparcourir la même distance en sens inverse, de l’autre côté. 23 000 familles, disons environ 100 000 personnes, seront sérieusement affectées, comme Bhaiji Bhai, par la construction. Mais elles ne sont pas répertoriées au nombre des PAPs et n’ont donc droit à aucune compensation.

Comme ses voisins de la colonie de Kevadia, Bhaiji Bhai s’est retrouvé totalement démuni du jour au lendemain.

Bhaiji Bhai et son peuple obligés de sourire sur les photos des calendriers du Gouvernement. Bhaiji Bhai et son peuple, à qui l’on refuse la grâce rédemptrice de la colère. Bhaiji Bhai et son peuple, écrasés comme des punaises par un pays qu’ils sont censés appeler le leur.

Il était tard le soir quand je suis arrivée chez lui. Nous nous sommes assis par terre et avons bu du thé trop sucré à la lueur des derniers rayons du couchant. Tandis qu’il parlait, les souvenirs se sont mis à affluer, et j’ai soudain éprouvé une sensation de déjà vu. Sur le moment, j’aurais été incapable d’expliquer pourquoi. Je savais ne l’avoir jamais rencontré. Et puis, brusquement, j’ai compris. Même si je ne le reconnaissais pas, je me souvenais de son histoire. J’avais eu l’occasion de le voir dans un film documentaire, tourné dix ans plus tôt dans la vallée. Il était plus frêle maintenant, et le temps avait adouci sa barbe. Mais son histoire n’avait pas pris une ride. Elle avait toujours la même jeunesse et la même passion. La patience dont il témoigna en me la racontant me brisa le cœur. On sentait qu’il l’avait racontée des dizaines et des dizaines de fois, espérant qu’un jour l’un des étrangers qui passaient par Undava lui porterait chance. Priant peut-être pour que cet étranger soit tout simplement Dieu.

Bhaiji Bhai, ô Bhaiji Bhai, quand laisseras-tu ta colère enfin éclater? Quand cesseras-tu d’attendre? Quand diras-tu : « Ça suffit ! » ? Quand prendras-tu les armes, si tu en as ? Quand nous montreras-tu l’invincibilité de ta force terrifiante ? Quand briseras-tu la foi ?

Mais la briseras-tu seulement ou la laisseras-tu te briser?

Pour ralentir une bête sauvage, on lui brise les membres. Pour ralentir un pays, on brise son peuple. En le privant de toute volonté, vous lui prouvez que c’est vous qui dirigez son destin. Vous lui prouvez à l’évidence que c’est à vous qu’il appartient de décider de la vie, de la mort, de la réussite ou de l’échec de chacun. Pour qu’il ne doute pas de votre pouvoir, vous lui montrez de quoi vous êtes capable et la facilité avec laquelle vous pouvez donner corps à vos envies. Avec laquelle vous pouvez appuyer sur un bouton et anéantir le globe. Avec laquelle vous pouvez déclarer une guerre ou négocier la paix, priver les uns d’un fleuve pour en faire cadeau aux autres, faire verdir un désert, abattre une forêt pour en planter une autre ailleurs. Par pur caprice, vous anéantissez la foi d’un peuple en des choses très anciennes : la terre, la forêt, l’eau et l’air

Une fois votre tâche accomplie, que leur reste-t-il? Vous, et vous seul. Alors, ils se tourneront vers vous, n’ayant pas d’autre recours. Ils vous aimeront alors même qu’ils vous méprisent. Ils vous feront confiance alors même qu’ils savent de quoi vous êtes capable. Ils seront prêts à voter pour vous alors même que vous leur retirez leur dernier souffle. Ils boiront ce que vous leur donnez à boire. Ils respireront ce que vous leur donnez à respirer. Ils habiteront là où vous transportez leurs possessions. Il le faut bien. Que pourraient-ils faire d’autre ? Ils n’ont pas de tribunal pour demander réparation. Vous êtes leur père et leur mère. Vous êtes le juge et le jury. Vous êtes le Monde. Vous êtes Dieu.

Le pouvoir se renforce non pas seulement de ce qu’il détruit, mais aussi de ce qu’il crée. Non pas seulement de ce qu’il prend, mais aussi de ce qu’il donne. Et l’impuissance est confirmée non seulement par le désarroi des victimes, mais aussi par la gratitude des bénéficiaires (ou du moins de ceux qui se croient tels).

Cette forme moderne de pouvoir, froide et calculatrice, est inscrite entre les lignes des clauses prétendument nobles de constitutions prétendument démocratiques. Et elle est détenue par les représentants élus d’un peuple ostensiblement libre. Et pourtant aucun monarque, aucun despote, aucun dictateur, dans aucun autre pays du globe, à aucune autre époque de l’histoire de l’humanité, n’a jamais eu à sa disposition des armes aussi performantes.

Jour après jour, fleuve après fleuve, forêt après forêt, montagne après montagne, missile après missile, bombe après bombe — presque à notre insu —, on nous brise et on nous anéantit.

Les Grands Barrages sont au « Développement » d’un pays ce que sont les bombes atomiques à son arsenal militaire. Les uns comme les autres sont des armes destinées à la destruction en masse. Des armes qu’utilisent les Gouvernements pour contrôler leurs gouvernés. Les uns comme les autres, des emblèmes du vingtième siècle qui signalent un moment de l’histoire où l’intelligence humaine s’est laissé emporter et a oublié son instinct primaire de survie. Des signes de mauvais augure d’une civilisation qui se retourne contre elle-même. Ils représentent la rupture du lien, et pas seulement du lien, mais de l’harmonie qui existe entre l’homme et la planète sur laquelle il vit. Ils interrompent les circuits qui ont toujours relié l’œuf à la poule, le lait à la vache, la nourriture à la forêt, l’eau au fleuve, l’air à la vie et la terre à l’existence humaine.

Pouvons-nous les rétablir?

Peut-être. Pas après pas. Bombe après bombe. Barrage après barrage. Peut-être en menant des combats spécifiques avec des moyens spécifiques. Peut-être pourrait-on commencer par la vallée de la Narmada.

Ce mois de juillet nous apportera la dernière mousson du vingtième siècle. L’armée en haillons de la vallée de la Narmada a déclaré qu’elle ne bougera pas quand les eaux du réservoir de Sardar Sarovar monteront pour recouvrir ses terres et ses foyers. Que vous aimiez le barrage ou que vous le haïssiez, que vous en vouliez ou pas, la simple décence veut que vous connaissiez le prix à payer. Que vous ayez le courage de regarder tandis que les dettes sont acquittées et les comptes réglés.

Nos dettes. Nos comptes. Pas les leurs.

Je compte sur vous.

NOTES

  1. C.V.J. Sharma (éd.), 1989, Modem Temples of India : Selected Speeches of Jawaharlal Nehru at Irrigation and Power Projects, [Les Temples modernes de l’Inde : discours choisis de J. Nehru à l’occasion de projets d’irrigation et de centrales électriques], pp. 40-49. Central Board of Irrigation and Power.
  2. P. McCully, 1998, Silenced Hivers : The Ecolog) and Politics of Large Dams [Les Fleuves réduits au silence : écologie et politique des grands barrages], p. 80, Orient Longman, Hyderabad.
  3. Extrait d’un documentaire (non monté) sur les expropriés du barrage de Bargi, 1995, Anurag Singh et Jharana Jhaveri, Jan Madhyam, New Delhi.
  4. C.V.J. Sharma, op. cit., pp. 52-56. Dans un discours prononcé lors du 29ème Congrès annuel du Central Board of Irrigation and Power (17 nov. 1958), Nehru déclarait : «Je me demande, depuis quelque temps, si nous ne souffrons pas de ce que l’on pourrait appeler “le mal du gigantisme”. Nous tenons à montrer que nous sommes capables de construire de grands barrages, de faire de grandes choses. Voilà la nouvelle tendance que connaît l’Inde à l’heure actuelle […] l’idée de tout ce qui est grand — des grands travaux, des grandes entreprises, des grandes choses à réaliser pour le simple plaisir de prouver que nous en sommes capables — cette idée n’est pas bonne du tout pour l’Inde. » Et puis encore : « […] Ce sont […] les petits projets d’irrigation, les petites industries et les petites usines d’électricité qui changeront le visage de ce pays, bien davantage qu’une demi-douzaine de grands projets dans une demi-douzaine d’endroits différents. »
  5. Centre for Science and Environment, 1997, Dying Wisdom : Rise, Fall and Potential of India’s Traditional Water Harvesting Systems [Un art qui se perd : grandeur, décadence et potentiel des techniques hydrauliques traditionnelles de l’Inde], p. 399, CSE, New Delhi; Madhav Gadgil, Ramachandra Guha, 1995, Ecology and Equity, p. 39, Penguin India, New Delhi.
  6. Indian Water Resources Society, 1998, Five Decades of Water Resources Development in India [Cinquante ans de développement des ressources hydrauliques en Inde], p. 7.
  7. World Resource Institute, 1998, World Resources, 1998-1999, p. 251, Oxford University Press [OUP dans la suite], Oxford.
  8. McCully, op. cit., pp. 26-29. Voir également The Ecologist Asia, Vol. 6, N° 5 (sept.-oct. 1998), pp. 50-51, pour des extraits des discours de Bruce Babbit, ministre de l’Environnement américain, en août 1998.
  9. En dehors de McCully, op. cit., voir State of India’s Environment du Centre for Science and Environment, 1999, 1985 et 1982; N. Hidyard et E. Goldsmith, 1984, The Social and Environmental Impacts of Large Dams [Conséquences sociales et écologiques des grands barrages], Wadebridge Ecological Centre, Cornwall, UK; Satyajit Singh, 1997, Taming the Waters : The Political Economy of Large Dams [Comment apprivoiser l’eau : économie politique des grands barrages], OUP, New Delhi ; India : Irrigation Sector Review of the World Bank (1991); Large Dams : Learning from the Past, Looking to the Future [Les grands barrages : leçons du passé, regards vers l’avenir], 1997, IUCN et al.
  10. Mihir Shah & Ors, 1998, India’s Drylands : Tribal Societies and Development through Environmental Regeneration, pp. 51-103, OUP, New Delhi.
  11. Ann Danaiya Usher, 1997, Dams as Aid : A Political Anatomy of Nordic Development Thinking, Roudedge, Londres et New York.
  12. En argent de l’époque, s’entend, mais presque trois fois plus en argent constant 1996-1997.
  13. Government of India [GOI dans la suite], 1999, Ninth Five Year Plan 1997-2002 [Neuvième plan quinquennal], Vol. 2, p. 478, Planning Commission, New Delhi.
  14. D.K. Mishra & R. Rangachari, 1999, The Embankment Trap & Some Disturbing Questions [Le Piège de la retenue et autres questions troublantes], pp. 46-48 et 62-63, Séminaire 478 (juin 1999); CSE, 1991, Floods, Floodplains and Environmental Myths [Inondations, plaines submersibles et mythes écologiques].
  15. Mihir Shah & Ors, op. cit., pp. 51-103.
  16. Satyajit Singh, op. cit., pp. 188-90; voir aussi les chiffres du GOI plus proches de la réalité.
  17. Lors d’un congrès à New Delhi, le 21 janvier 1999, organisé par le ministère de l’Agriculture et de l’Emploi en régions rurales, dans le but de discuter le projet de politique nationale de réinstallation et de réhabilitation et l’amendement au Land Acquisition Act.
  18. Bradford Morse et Thomas Berger, 1992, Sardar Sarovar : The Report of the Independent Review, p. 62. Publié à l’origine par Resource Futures International (RFI) Inc., Ottawa.
  19. GOI, 28° et 29° Report of the Commissioner for Scheduled Castes and Scheduled Tribes [Rapport du commissaire aux tribus et aux castes d’intouchables], New Delhi, 1988-1989.
  20. En première page de VIndian Express, édition de New Delhi, du 10 avril 1999.
  21. GOI, 1999, Ninth Five Year Plan 1997-2002, Vol. 2, p. 437.
  22. Siddharth Dube, 1998, Words Like Freedom [Des mots comme liberté] Harper Collins (Inde), New Delhi ; CMIE (Center for Moni-toring the Indian Economy) [Centre de contrôle de l’économie indienne], 1996. Voir également World Bank Poverty Update, cité dans Business Line, 4 juin 1999.
  23. National Human Rights Commission, Report of the visit of the official team of the NHRC to the scarcity affected areas of Orissa [Rapport sur la visite de la délégation officielle de la Commission nationale pour les Droits de l’Homme dans les régions sinistrées de l’Orissa], déc. 1996.
  24. GOI, Award of the Narmada Water Disputes Tribunal 1978-1979. [Jugement du tribunal concernant l’affaire des eaux de la Narmada].
  25. Voir diverses déclarations sous serment émanant du gouvernement indien et du gouvernement du Madhya Pradesh devant la Cour suprême, 1994-1998.
  26. Monthly Observed Flows of the Narmada at Garudeshwar [Observa-tions mensuelles du débit de la Narmada à Garudeshwar], Hydrology Studies Organisation, Central Water Commission, New Delhi, 1992.
  27. Written Submission on Behalf of Union of India [Conclusions dépo-sées au nom de l’Union indienne], fév. 1999, p. 7.
  28. Tigerlink, Vol. 5, N° 2, juin 1999, p. 28.
  29. World Bank Annual Reports 1993-1998.
  30. McCully, op. at., p. 274.
  31. McCully, op. cit., p. 21. La Banque mondiale a commencé à financer des barrages en Chine en 1984. Depuis cette date, elle a prêté environ 3,4 milliards de dollars (somme non réajustée en fonction de l’inflation) pour financer 13 Grands Barrages qui devraient entraîner le déplacement de 360 000 personnes. Le pivot de ce programme de financement est le barrage de Xiaolangdi sur le fleuve Jaune, qui, à lui seul, déplacera 181 000 personnes.
  32. McCully, op. cit., p. 278.
  33. J. Vidal et N. Cumming-Bruce, «The Curse of Pergau » [La malédiction du barrage de Pergau], The Economist, 5 mars 1994; « Dam Price Jumped 81 million pounds Days After Deal » [Ce cher barrage : le prix monte de 81 millions de livres quelques jours après la conclusion du marché], The Guardian, Londres, 19 janv. 1994; «Whitehall Must Not Escape Scot Free » [Pas question que Whitehall s’en tire sans payer], The Guardian, Londres, 12 fév. 1994; cité dans McCully, op. cit., p. 29.
  34. McCully, op. cit., p. 62.
  35. Voir par exemple Sardar Sarovar Narmada Nigam Ltd., 1989, Planning for Prosperity, Babubhai J. Patel, 1992, Progressing amidst Challenges [Le Progrès se nourrit de défis] ; C.C. Patel, 1991, SSP, What it is and What it is not [Le Projet Sardar Sarovar : réalité et fiction] ; P.A. Raj, éditions de 1989, 1990, 1991, Facts : Sardar Sarovar Project.
  36. Ibid. ; voir également Rahul Ram, 1993, Muddy Waters : A Critical Assessment of the Benefits of the Sardar Sarovar Project [Eaux troubles : évaluation critique des bienfaits du programme Sardar Sarovar], Kalpavriksh, New Delhi.
  37. Morse, op. cit., p. 319. Selon les statistiques officielles (Narmada Control Authority, 1992, Benefits to Saurashtra and Kutch Areas in Gujerat, NCA, Indore), 948 villages dans le district de Kutch et 4 877 dans celui de Saurashtra devraient bénéficier d’eau potable grâce au barrage de Sardar Sarovar. Cependant, si l’on en croit le recensement de 1981, il n’y a que 887 villages habités dans le Kutch et 4 727 dans le Saurashtra. Les auteurs du projet se sont contentés de répertorier les noms des villages sur une carte, incluant du même coup 211 villages abandonnés! Cité dans Rahul Ram, 1993, op. cit.
  38. Par exemple, les minutes des différentes assemblées des Rehabilitation and Resetdement Sub Groups of the Narmada Control Authority, 1998-1999. Voir également Morse, op. cit., p. 51.
  39. Rahul Ram, 1993, op. cit., p. 34.
  40. Voir par exemple la pétition introduite par le NBA auprès de la Cour suprême, 1994.
  41. SSNNL, 1989, Planning for Prosperity, Govt, of Gujerat.
  42. S. Dharmadhikary, 1995, « Hydropower at Sardar Sarovar : Is It Necessary, Justified and Affordable? » [L’Énergie hydro-électrique à Sardar Sarovar : nécessaire, justifiée, abordable?], p. 141 in W.F. Fisher (éd.), Towards Sustainable Development ? Struggling over India’s Narmada River [Le Développement en question : la bataille de la Narmada], M. F. Sharpe, Armonk, New York.
  43. McCully, op. cit., p. 87.
  44. McCully, op. cit., p. 185.
  45. Banque mondiale, 1994, Resettlement and Development : The Bank- wide Review of Projects Involving Resettlement 1986-1993.
  46. Banque mondiale, 1994 (II), Resettlement and Rehabilitation of India : A Status Update of Projects Involving Involuntary Resettlement.
  47. Banque mondiale, Resettlement and Development, op. cit.
  48. Morse, op. cit., Lettre au président, p. XII, XXIV et XXV.
  49. Morse, op. cit., p. XXV.
  50. Les conditions minimales incluaient une évaluation (incomplète) de l’impact social et écologique. Pour une étude plus détaillée, voir Udall, The International Narmada Campaign et McCully, 1992, « Cracks in the Dam : The World Bank in India » [Des fissures dans le barrage : La Banque mondiale en Inde], Multinational Monitor, déc. 1992.
  51. Voir la lettre du GOI à la Banque mondiale du 29 mars 1993, « Press Release of the World Bank », datée du 30 mars 1993, reproduite dans Campaign Information Package of International Rivers Network, Narmada Valley Development Project, Vol. 1, août 1998.
  52. Le 14 nov. 1992. Lieu : devant l’hôtel Taj Mahal de Bombay, où séjournait Lewis Preston, président de la Banque mondiale. Voir Lawyers Committee for Human Rights, avril 1993, Unacceptable Means : India’s Sardar Sarovar Project and Violations of Human Rights : oct. 1992 — fev. 1993, pp. 10-12.
  53. Le soir du 20 mars 1994, le bureau du NBA à Baroda fut attaqué par des voyous sous prétexte (mais la rumeur était sans fondement) qu’un membre du Groupe des Cinq était en conciliabule avec les représentants du NBA. Certains militants furent pris à parti et malmenés, et une part importante des dossiers détruite ou brûlée.
  54. Ministry of Water Resources, GOI, 1994, Report of the Five Member Group on Sardar Sarovar Project.
  55. La pétition en justice 319 de 1994 faisait valoir que le projet violait les droits fondamentaux de ceux qui avaient à en souffrir, et qu’il n’était pas plus viable d’un point de vue social que d’un point de vue écologique, technique (il fallait compter aussi avec les problèmes sismiques et hydrologiques), financier ou économique. La pétition réclamait un réexamen complet du projet et la suspension des travaux.
  56. Frontline, 27 janv. 1995; Sunday, 21 janv. 1995.
  57. En janvier 1995, la Cour suprême enregistrait la déclaration du Conseil de l’Union indienne (Counsel for the Union of India) selon laquelle les travaux du barrage ne reprendraient pas sans que la Cour en soit préalablement informée. Le 4 mai 1995, la Cour autorisa la construction de « bosses » sur le barrage, à la demande de l’Union qui les considérait comme indispensables pour des raisons de sécurité. La Cour, cependant, réitéra son ordonnance du mois de janvier : pas de reprise des travaux sans son autorisation expresse.
  58. Report of the Narmada Water Disputes Tribunal With Its Decision, Vol. II, 1979, p. 102; in Morse, op. cit., p. 250.
  59. Morse, op. cit., pp. 323-329.
  60. P.A. Raj, 1989, 1990, 1991, op. cit.
  61. Medha Patkar, 1995, «The Struggle for Participation and Justice : A Historical Narrative », in W. Fisher (éd.), op. cit., pp. 159-178; S. Parasuraman, 1997, «The Anti Dam Movement and Rehabilitation Policy », in Jean Dreze et al., The Dam and the Nation, OUP, pp. 26-65 ; minutes des différentes assemblées du sous-groupe Rehabilitation and Resetdement of the Narmada Control Authority.
  62. C’est ce que m’ont dit, lors de ma visite dans la vallée de la Narmada en mars 1999, des villageois de Mokhdi qui avaient quitté leurs colonies pour retourner dans leur village.
  63. Kaise feebo Re, film documentaire d’Anurag Singh et Jharana Jhaveri, Jan Madhyam, 1997.
  64. Lettre à l’Independent Revient d’un résident de la colonie de Parveta, citée dans Morse, op. cit., pp. 159-160.
  65. C’est la Narmada Manavadhikar Yatra, marche qui mena les participants de la vallée de la Narmada jusqu’à Delhi en passant par Bombay. Ils devaient atteindre Delhi le 7 avril 1999.
  66. Je tiens ces propos de Mohanbhai Tadvi, de la colonie de Kevadia, mars 1999.
  67. Morse, op. cit., pp. 89-94; interviews du NBA, mars 1999.
  68. Interviews du NBA, mars 1999.
  69. Morse, op. cit., pp. 277-294.
  70. McCully, op. cit., pp. 46-49.
  71. Pour une discussion sur ce sujet, voir Banque mondiale, 1991, India Irrigation Sector Review, A. Vaidyanathan, 1994, Food, Agriculture and Water, MIDS, Madras; McCully, op. cit., pp. 182-207.
  72. Banque mondiale, 1991, op. cit., Vol. 2, p. 7.
  73. Cité dans McCully, op. cit., p. 187.
  74. Shaheen Rafi Khan, 1998, The Kalabagh Controversy, Sustainable Development Policy Institute, Pakistan; E. Goldsmith, 1998, « Learning to Live with Nature : The Lessons of Traditional Irrigation » [Apprendre à vivre avec la nature : les leçons de l’irrigation traditionnelle], in The Ecologist, Vol. 6, N° 5, sept/oct. 1998.
  75. Mihir Shah & Ors, op. cit., p. 51 ; également dans Goldsmith, op. cit.
  76. Operations Research Group, 1981, Critical Zones in Narmada Command — Problems and Prospects, ORG, Baroda; ORG, 1982, Régionalisation of Narmada Command, ORG, Gandhinagar; Banque mondiale, 1985, Staff Appraisal Report, India, Narmada River Development — Gujerat, Water Delivery and Drainage Project, Rapport N° 5108-IN ; Core Consultants, 1982, Main Report : Narmada Mahi Doab Drainage Study, commandé par le Narmada Planning Group, gouvt. du Gujerat.
  77. R. Wade, 1997, «Greening the Bank : The Struggle over the Environment 1970-1995 » [Les Berges vertes : la lutte pour l’environnement], pp. 661-62, in D. Kapur et al. (éds), The World Bank : Its First Half Centuy [La Banque mondiale : un demi-siècle d’existence], Brookings Institution Press, Washington DC.
  78. Shaheen Rafi Khan, op. cit.
  79. CES, 1992, Pre-Feasibility Level Drainage Study for SSP Command Beyond River Mahi, CES Water Resources Development and Management Consultancy Pvt. Ltd., New Delhi, pour le compte du gouvt. du Gujerat.
  80. Rahul Ram, 1995, «The Best-laid Plans…» [Les Plans les mieux conçus], p. 78, in Frontline, 14 juil. 1995.
  81. Core Consultants, op. cit., p. 66.
  82. Ibid.
  83. Voir par exemple GOI, 1995, Report of the FMG ou Rahul Ram, 1991, op. cit.
  84. Rahul Ram, op. cit., p. 28.
  85. Ibid., p. 26.
  86. C’est le fameux « Programme de régénération économique », destiné à générer des fonds pour le compte de la Sardar Sarovar Narmada Nigam Ltd. Ledit programme prévoit l’achat de terrains le long du canal principal, puis leur revente pour des réalisations destinées à favoriser le tourisme : hôtels, parcs aquatiques, parcs d’attractions, restaurants… cf. The Times of India (Ahmadabad), 17 mai 1998.
  87. Banque mondiale, 1991, India Irrigation Sector Review.
  88. Conclusions déposées au nom des pétitionnaires (NBA) auprès de la Cour suprême, janv. 1999, p. 63; The Times of India (Ahmadabad), 23 mai 1999.
  89. Ismail Serageldin, 1994, Water Supply, Sanitation and Environ-mental Sustainability, p. 4, Banque mondiale, Washington DC.
  90. Morse, op. cit., p. XXIII.
  91. Ibid., pp. 317-319.
  92. McCully, op. cit., p. 167.

flechesommaire2