Deuxième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE

Deuxième leçon. — Le premier trait de la dialectique : tout se tient. (Loi de l’action réciproque et de la connexion universelle)

1. Un exemple

   Ce brave homme participe à la lutte pour la paix : il sollicite des signatures au bas de l’appel de Stockholm, place des cartes pour le congrès des Peuples, engage avec son camarade de travail ou avec un inconnu une discussion sur la solution pacifique du problème allemand, sur la nécessité d’arrêter la guerre au Viêt-Nam ; ou encore, il suscite dans sa maison une réunion des locataires en vue d’un rassemblement national pour la paix.

   Certains diront : « Que croit-il faire, le malheureux ? Il perd son temps et sa peine ». En effet, à première vue, l’action menée par cet homme est absurde ; il n’est ni ministre, ni député, ni général, ni banquier ; il n’est pas diplomate. Alors ?

   Pourtant il a raison. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas seul. Si modeste que soit sa personne, ses initiatives comptent parce qu’elles ne sont pas isolées. Son action est une partie d’un ensemble grandiose : la lutte mondiale des peuples pour la Paix. Au même moment, des millions d’hommes agissent comme lui, dans le même sens, contre les mêmes forces. Il y a connexion universelle entre toutes ces initiatives, qui sont comme les chaînons d’une même chaîne. Et il y a action réciproque entre toutes ces initiatives, puisque chacun aide l’autre (réciprocité) par son exemple, par son expérience, par ses échecs et ses succès. Quand ils vont confronter leurs initiatives, ils découvriront qu’ils n’étaient pas isolés, même alors qu’ils croyaient l’être : tout se tient.

   Voilà un exemple très simple, tiré de la pratique. On voit que seule la première loi de la méthode dialectique permet de l’interpréter correctement. En cela la dialectique s’oppose radicalement à la métaphysique : c’est raisonner en métaphysicien que de dire : « A quoi bon se donner tant de mal, assaillir les étages, discuter avec les gens ? La paix ne dépend pas des simples gens… » Le métaphysicien sépare ce qui, dans la réalité, n’est pas séparable. En octobre 1952, à la Conférence d’Asie et du Pacifique pour la Paix intervint un savant, Joan Hinton, qui avait participé, à Los Alamos, à la fabrication de la première bombe atomique.

   « J’ai touché de mes mains la première bombe lancée sur Nagasaki. J’éprouve un profond sentiment de culpabilité, et j’ai honte d’avoir joué un rôle dans la préparation de ce crime contre l’humanité. Comment se fait-il que… j’ai accepté d’accomplir cette mission ? C’est que je croyais à la fausse philosophie de « la science pour la science ». Cette philosophie est le poison de la science moderne. C’est à cause de cette erreur qui consiste à séparer la science de la vie sociale et des êtres humains que j’ai été amenée à travailler à la bombe atomique pendant la guerre. Nous pensions que, comme savants, nous devions nous consacrer à « la science pure » et que le reste était l’affaire des ingénieurs et des hommes d’Etat. J’ai honte de dire qu’il a fallu l’horreur des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki pour me faire sortir de ma tour d’ivoire et me faire comprendre qu’il n’y a pas de « science pure », et que la science n’a un sens que dans la mesure où elle sert les intérêts de l’humanité. Je m’adresse aux savants qui, aux Etats-Unis et au Japon, travaillent actuellement à la fabrication d’armes atomiques et bactériologiques, et je leur dis : « Pensez à ce que vous faites ! » 

   Le métaphysicien ne pense pas que ce qu’il fait est en connexion avec ce que d’autres font ; c’était le cas de ce savant atomiste qui, tout en croyant se conformer à « l’esprit scientifique », avait en réalité une attitude antiscientifique puisqu’il refusait de s’interroger sur les conditions objectives de son activité professionnelle et sur l’utilisation de son travail.

   Une telle attitude est très répandue. C’est, pour prendre un autre exemple, celle du sportif qui dit à tout propos : « Le sport, c’est le sport ; la politique, c’est la politique. Moi, je ne fais jamais de politique ». Il est vrai que le sport et la politique sont deux activités distinctes. Mais il est faux qu’il n’y ait entre elles aucun rapport. Comment le sportif pourra-t-il s’équiper si son pouvoir d’achat diminue, s’il est voué au chômage ? Et comment pourra-t-on construire stades et piscines si les budgets de guerre dévorent les crédits nécessaires au sport ? On le voit : le sport est subordonné à certaines conditions que le métaphysicien ignore, mais que le dialecticien découvre ; pas de sport sans crédits ; mais pas de crédits sans une politique de paix. Le sport ne se sépare donc pas de la politique. Le sportif qui méconnaît ce lien, non seulement ne sert pas la cause du sport, mais s’ôte les moyens de le défendre. Pourquoi ? Parce que, ne comprenant pas que tout se tient, il ne luttera pas contre la politique de guerre ; viendra le moment où, ayant voulu le sport sans en réaliser les conditions, il n’aura plus de sport du tout, soit parce que la ruine du pays aura liquidé l’équipement sportif, soit parce que la guerre sera venue.

2. Le premier trait de la dialectique

   « Contrairement à la métaphysique, la dialectique regarde la nature non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes [On entend par phénomène toute manifestation des lois de la nature (une pierre qui tombe, de l’eau qui bout) ou des lois de la société (une crise économique).] détachés les uns des autres, isolés et indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dépendent les uns des autres et se conditionnent réciproquement.

   C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache de ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et expliqué, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique. p. 4, point I a.)

   L’énoncé du premier trait de la dialectique montre son caractère très général : il se vérifie universellement, dans la nature et dans la société.

3. Dans la nature

   La métaphysique sépare la matière brute, la matière vivante, la pensée ; pour là métaphysique ce sont là trois principes absolument isolés, indépendants les uns des autres.

   Mais la pensée existe-t-elle sans le cerveau ? Et le cerveau sans le corps ? La psychologie (science qui étudie l’activité pensante) est impossible si l’on ignore la physiologie (science des fonctions de l’être vivant), et celle-ci est étroitement liée à la biologie (science de la vie en général). Mais la vie est elle-même inintelligible si l’on ignore les processus chimiques [Nous ne disons pas que la vie se réduit à des processus chimiques ; ce serait là une affirmation antidialectique : nous y reviendrons ultérieurement. Pas davantage nous ne disons que l’activité pensante se réduit à la physiologie. Nous disons : pas de pensée qui ne soit celle d’un être vivant ; pas d’être vivant, pas d’organisme sans un univers, physico-chimique.] ; la chimie à son tour, quand elle aborde les molécules, découvre leur structure atomique ; or l’étude de l’atome relève de la physique. Si maintenant nous voulons découvrir l’origine de ces éléments qu’étudie la physique, ne faudra-t-il pas en venir aux sciences de la Terre, qui nous montrent leur formation ? et de là à l’étude même du système solaire (astronomie) dont la Terre est une petite partie ?

   Ainsi, tandis que la métaphysique entrave le progrès scientifique, la dialectique est scientifiquement fondée. Sans doute, il y a des différences spécifiques entre les sciences : la chimie, la biologie, la physiologie, la psychologie étudient des domaines différents, spécifiques ; nous y reviendrons. Mais toutes les sciences n’en constituent pas moins une unité fondamentale qui reflète l’unité de l’univers. La réalité est un tout. C’est ce qu’exprime le premier trait de la dialectique.

   Sans doute ne sera-t-il pas inutile de bien préciser, par des exemples, ce qu’est l’interaction, le conditionnement réciproque.

   Considérons un ressort métallique. Pouvons-nous le considérer à part de l’univers environnant ? Evidemment non puisqu’il a été fabriqué par des hommes (société) avec un métal, extrait de la terre (nature). Mais voyons de plus près. Au repos, notre ressort n’est pas indépendant des conditions ambiantes : pesanteur, chaleur, oxydation, etc. Ces conditions peuvent le modifier non seulement dans sa position, mais dans sa nature (rouille). Suspendons un morceau de plomb : une force s’exerce sur le ressort qui se tend ; la forme du ressort se modifie jusqu’à un certain point de résistance ; le poids agit sur le ressort, le ressort agit sur le poids ; ressort et poids forment un tout ; il y a interaction, connexion réciproque. Bien plus : le ressort est composé de molécules, liées entre elles par une force d’attraction telle qu’au delà d’un certain poids le ressort ne peut plus se tendre, et se casse : la liaison entre certaines molécules est rompue. Ressort non tendu, ressort tendu, ressort cassé, — chaque fois c’est un type différent de liaison entre les molécules. Si le ressort est chauffé, les liaisons entre les molécules sont modifiées d’une autre façon (dilatation). Nous dirons que, dans sa nature et ses déformations diverses, le ressort est constitué par l’interaction entre les millions de molécules dont il est composé. Mais cette interaction est elle-même conditionnée par les rapports entre le ressort (dans son ensemble) et le milieu environnant : le ressort et le milieu environnant forment un tout ; entre eux s’exerce une action réciproque. Si l’on ignore cette action, alors l’oxydation du ressort (rouille), la rupture du ressort deviennent des faits absurdes. Staline écrit, commentant le premier trait de la dialectique :

   « C’est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’importe quel phénomène dans n’importe quel domaine de la nature peut être converti en non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache de ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et justifié, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants, si on le considère tel qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique. p. 4.)

   Un des exemples les plus significatifs d’interaction est le lien qui unit les êtres vivants à leurs conditions d’existence, à leur « milieu ». La plante par exemple fixe l’oxygène de l’air, mais aussi lui donne du gaz carbonique, et de la vapeur d’eau : interaction qui modifie tout à la fois la plante et l’air. Mais ce n’est là qu’un des aspects les plus simples de l’action réciproque entre la plante et le milieu. Se servant de l’énergie fournie par la lumière solaire, la plante opère, à l’aide des éléments chimiques puisés dans le sol, une synthèse des matières organiques permettant son propre développement. En même temps qu’elle se développe, elle transforme donc aussi le sol et par conséquent les conditions du développement ultérieur de son espèce. Bref, la plante n’existe qu’en unité avec le milieu environnant. Cette interaction est le point de départ de toute théorie scientifique des êtres vivants, car elle est la condition universelle de leur existence : le développement des êtres vivants reflète les transformations de leur milieu d’existence. Là est le principe de la science mitchourinienne, la source de ses succès. Mitchourine, comprenant que l’espèce vivante et le milieu sont un tout indissociable, a su par la modification du milieu transformer les espèces.

   De même le grand physiologiste Pavlov n’aurait pu fonder la science de l’activité nerveuse supérieure s’il avait méconnu l’unité indissociable de l’organisme et du milieu : l’écorce cérébrale (cortex) est précisément l’organe où s’accomplissent les processus, de leur interaction. L’ensemble de l’organisme est sous la dépendance du cortex, mais celui-ci est lui-même à tout moment sous la dépendance des excitations passées et présentes qui proviennent du milieu extérieur (et de l’organisme). Touas les phénomènes qui se produisent dans le corps — par exemple une maladie — sont subordonnés à l’activité nerveuse supérieure qui règle les diverses fonctions, et qui n’est pas séparable des conditions régnant dans le milieu naturel et — pour l’homme — social.

   Ce grand principe de l’unité et de l’interaction des phénomènes a toujours été nécessaire au progrès de toutes les sciences. On pourrait en multiplier les exemples. Retenons celui-ci : la découverte de la pression atmosphérique par Torricelli (1644) :

   Si l’on renverse un tube plein de mercure sur une cuve également remplie de mercure, le mercure ne descend pas dans le tube au-dessous d’une certaine hauteur et se maintient bien au-dessus du niveau de la cuve.

   Tant qu’on isolait ce phénomène de ses conditions, on ne pouvait le comprendre. Si au contraire on remarque que la surface du mercure (dans la cuve) où le tube est plongé n’est pas isolée, mais en contact avec l’atmosphère, et qu’il y a interaction entre ce qui se passe dans le tube et les conditions environnantes, alors apparaît l’explication : le mercure reste suspendu dans le trabe parce que l’air exerce une pression (pression atmosphérique) sur la surface du mercure que contient la cuve. La cuve, disait Torricelli, doit être considérée comme étant au fond d’un océan d’air.

   On ne peut faire de découvertes dans la science si l’on viole la première loi de la dialectique, si l’on détache le phénomène étudié des conditions environnantes.

4. Dans là société

   La métaphysique isole les phénomènes sociaux les uns des autres ; la réalité économique, la vie sociale, la vie politique sont autant de domaines séparés. Et à l’intérieur de chacun de ces domaines, la métaphysique introduit mille cloisonnements. Ce qui conduit aux propos que voici : « le gouvernement américain électrocute les Rosenberg innocents… c’est une sottise, un non-sens ». A quoi le dialecticien répond : cette exécution a un sens ; en elle se reflète toute la politique des dirigeants américains, politique de guerre qui a besoin du mensonge et de la terreur.

   Pour le métaphysicien, l’histoire des sociétés est incompréhensible : c’est un chaos de contingences (c’est-à-dire de phénomènes sans causes), de hasards absurdes. Il est des philosophes (comme Albert Camus) pour affirmer que l’essence du monde, c’est précisément l’absurde. Philosophie très profitable aux fauteurs de catastrophes. Le dialecticien sait que dans la société comme dans la nature tout se tient. Si des écoles s’écroulent, ce n’est point par l’impéritie des gouvernants ; c’est parce que leur politique de guerre sacrifie nécessairement les constructions scolaires. Comme l’observe Aragon, c’est parce que les gouvernants allongent notre train de mort qu’ils restreignent notre train de vie. « Tout dépend des conditions du lieu et du temps ». La dialectique parvient à la compréhension, à l’explication des phénomènes sociaux parce qu’elle les rattache aux conditions historiques qui leur ont donné naissance, dont ils dépendent, avec lesquelles ils sont en interaction. Le métaphysicien tranche dans l’abstrait, sans tenir compte des conditions de lieu et de temps.

   C’est ainsi que certains croient de bonne foi qu’en 1944 le prolétariat français, dirigé par le Parti communiste, était en mesure de prendre le pouvoir et que, ne l’ayant pas fait, il a « manqué le coche ». Appréciation séduisante à première vue, mais erronée. Pourquoi ? Parce qu’elle sépare arbitrairement de l’ensemble un aspect qui n’a de sens que par son rapport à l’ensemble. Voyons de plus près.

   L’erreur porte d’abord sur le caractère et le but de la Résistance. Certes la force majeure fut la classe ouvrière, dirigée par le parti révolutionnaire, le Parti communiste. Mais l’objectif de la Résistance n’était pas la révolution prolétarienne, c’était la libération du territoire et la destruction du fascisme. Un tel objectif rassembla des Français de toutes conditions (au point de diviser la bourgeoisie, toute une fraction se détachant du gouvernement de Vichy). La Résistance prit donc les formes les plus diverses : lutte armée, grèves ouvrières, manifestations de femmes sur les marchés, refus par les paysans de livrer les récoltes, sabotages (par les fonctionnaires) de l’appareil vichyste d’oppression, lutte des jeunes contre le S.T.O., des instituteurs, des savants contre l’obscurantisme hitlérien, etc., etc.. La Résistance fut un grand acte national. Voilà son trait dominant. Le mérite des communistes français fut de comprendre la situation dans son ensemble : ils travaillèrent donc à la constitution d’un large front national de lutte contre Hitler et ses complices, et ne permirent pas que la Résistance dégénère en une secte coupée des masses profondes de notre peuple. Ainsi fut rendue possible, contre l’ennemi de plus en plus isolé, l’insurrection nationale de 1944.

   Que fût-il advenu si, à ce moment, la classe ouvrière avait tenté de « faire la révolution », de « fonder le socialisme ». Si, en 1944, alors que la guerre contre Hitler continuait, les communistes avaient dit : « Il ne s’agit plus de libérer la France et le monde des nazis, mais de faire tout de suite la révolution prolétarienne », ils auraient vu se détacher de la classe ouvrière des millions de Français de toutes classes résolus à combattre pour la libération du pays, mais nullement prêts à appuyer un mouvement révolutionnaire. Belle fête pour les hitlériens et leur complice, la bourgeoisie réactionnaire, vichyste. Isolée, la classe ouvrière perdait la direction de la Résistance, direction assumée aux prix des plus durs sacrifices. Le chemin de la dictature était ainsi largement ouvert à de Gaulle, avec l’aide de l’armée américaine.

   Celle-ci, en effet — et c’est le deuxième point à mettre en lumière — n’avait débarqué que parce que les victoires soviétiques rendaient le second front inévitable en Europe. L’arrière-pensée des dirigeants américains était d’empêcher que la défaite de Hitler ne profite au communisme dans les pays jusqu’alors occupés par la Wehrmacht. Si, méconnaissant ces conditions objectives, la classe ouvrière s’était lancée à l’assaut du pouvoir, notre peuple eût été voué au massacre : l’armée américaine eût pris dès ce moment le caractère d’armée occupante qu’elle a aujourd’hui ; et la répression se fût faite avec la complicité des nazis, revenus pour de nouveaux Oradours. L’espoir de l’Allemagne hitlérienne, de la grande bourgeoisie allemande (les Krupp, par exemple, libérés depuis grâce aux Américains) n’était-il pas une rupture de l’entente des Trois Grands ? Ainsi se fût ressoudée l’alliance de Munich, ainsi se fût réalisée dès 1944 la Sainte-Alliance des bourgeoisies réactionnaires contre le pays du socialisme, contre l’Union soviétique, qui avait joué le rôle décisif dans la libération des peuples. Tout le bénéfice des efforts, des souffrances de quatre années se noyait dans le sang du peuple de France.

   Par contre, il était conforme à l’ensemble des « conditions environnantes » de revendiquer alors, comme le firent les communistes, la liquidation du fascisme, l’instauration d’une république démocratique bourgeoise. Revendication accessible aux larges masses du peuple français, réalisable, et progressive puisqu’elle permettait un grand pas en avant. La classe ouvrière, en effet, trouve dans la république démocratique bourgeoise les conditions les plus favorables à sa lutte de classe : ce qui explique l’essor du mouvement ouvrier français dans les mois qui suivirent la libération, essor qui porta des communistes au gouvernement et valut à notre peuple la renaissance de son économie, l’élévation du niveau de vie, la sécurité sociale, les nationalisations, les comités d’entreprises, une constitution démocratique, le bulletin de vote et l’éligibilité pour les femmes, le statut des fonctionnaires, etc., etc. C’est ainsi que la classe ouvrière put se trouver, en 1947, dans les meilleures conditions de lutte pour affronter la contre-offensive des forces de réaction.

   Sur le plan international, le maintien de l’entente des Trois Grands contre l’Allemagne hitlérienne permit l’écrasement de la Wehrmacht. Mais ce ne fut pas tout : il rendit possible la constitution de l’O.N.U., les accords de Potsdam, etc. — qui par la suite devaient être autant d’obstacles aux menées de l’impérialisme américain. Il facilita la tâche des jeunes démocraties populaires d’Europe, et c’est là un point de première importance. Ces grandes victoires, une politique aventuriste des communistes français en 1944 les eût compromises : or elles ont considérablement affaibli le capitalisme international. Il faut toujours considérer le mouvement ouvrier d’un pays non pas en lui-même, mais par rapport à l’ensemble.

   Nous pourrions analyser bien d’autres exemples qui montrent la nécessité de considérer les événements dans leur interaction et leur totalité, et de ne jamais séparer un fait de ses « conditions environnantes ». Bornons-nous à l’exemple que voici :

   Revendiquer la république démocratique bourgeoise contre la bourgeoisie fasciste, c’est là une revendication parfaitement appropriée à la situation du mouvement ouvrier français aujourd’hui. C’est la revendication la plus propre à assurer un large rassemblement du peuple autour de la classe ouvrière contre l’ennemi principal, la bourgeoisie réactionnaire qui n’a d’autre recours, pour survivre, que d’étouffer sa propre légalité. Mais adresser à l’Union soviétique la même revendication est un non-sens. Pourquoi ? Parce que si la république démocratique bourgeoise est un progrès sur le fascisme, la république socialiste soviétique (qui assure aux travailleurs la propriété des moyens de production) est elle-même un progrès décisif sur la république bourgeoise. Ce qui pour notre peuple est un pas en avant serait un pas en arrière pour l’Union soviétique. Le métaphysicien ignore superbement les conditions de temps et de lieu. Il sépare donc la démocratie de ses conditions ; il ne distingue pas entre démocratie bourgeoise et démocratie soviétique. Et comme il ne connaît pas d’autre démocratie que la démocratie bourgeoise, il l’identifie à la démocratie ; il reproche à l’Union soviétique de n’être pas « une démocratie ». Et c’est vrai qu’elle n’est pas une démocratie bourgeoise puisque, liquidant l’exploitation capitaliste, elle a créé une démocratie nouvelle, qui donne tout le pouvoir aux travailleurs.

   En somme, le métaphysicien sépare, abstrait la forme politique de l’ensemble des conditions historiques qui lui ont donné naissance et qui l’expliquent ; le dialecticien retrouve ces conditions.

5. Conclusion

   Ni la nature ni la société ne sont un chaos incompréhensible : tous les aspects de la réalité se tiennent par des liens nécessaires et réciproques.

   Cette loi a une importance pratique.

   Il faut donc toujours apprécier une situation, un événement, une tâche du point de vue des conditions qui l’engendrent, qui l’expliquent.

   Il faut toujours tenir compte de ce qui est possible, de ce qui ne l’est pas.

   « On ne doit pas prendre ses désirs pour des réalités… Or, pour un révolutionnaire, il s’agit d’abord de constater les faits dans toute leur réalité, dans toute leur vérité… J’estime que, dans une situation donnée, on prend une décision donnée, et que, la situation se modifiant, on prend une décision différente de celle qu’on avait prise d’abord. On bat en retraite si les conditions du succès ne paraissent plus suffisantes ; on va immédiatement au combat si on espère au contraire devoir aboutir avec plus de chances de réussite en brusquant le mouvement. De toute façon, on ne peut pas être lié par une formule, par une résolution ; on ne peut pas à ce point compromettre notre mouvement. » (M. Thorez : « Discours au IIIe Congrès de la Fédération unitaire des travailleurs du sous-sol » (1924), cité dans Fils du Peuple, p. 43. Editions Sociales, Paris, 1949.)

   Oublier les conditions de l’action, c’est là dogmatisme.

   Bien entendu, tandis que le prolétariat révolutionnaire a tout intérêt à respecter cette première loi de la dialectique, la bourgeoisie voudrait la faire oublier car son intérêt s’y oppose. A ceux qui dénoncent l’injustice sociale, elle répond : « C’est une imperfection provisoire ! » De même, elle présente les crises économiques comme des phénomènes superficiels et momentanés. La science dialectique répond : l’injustice sociale, les crises sont les effets nécessaires du capitalisme.

   Les philosophes bourgeois idolâtrent la métaphysique, qui permet de fragmenter la réalité, et par là de la dénaturer, pour le plus grand bien de la classe exploiteuse. Sitôt que la réflexion atteint le réel dans sa totalité, ils protestent : ce n’est plus de jeu, ce n’est plus « de la philosophie ». La philosophie, c’est pour eux un classeur où chaque notion garde sagement sa place : ici la pensée, là la matière ; ici « l’homme », ailleurs la société, etc., etc.

   Au contraire, la dialectique enseigne que tout se tient. Et par conséquent aucun effort n’est inutile pour la réalisation d’un objectif. Le combattant de la paix sait que la guerre n’est pas fatale car chaque action contre la guerre est une action qui compte, qui prépare la victoire de la paix.

   Voilà pourquoi, armé de la dialectique, le militant révolutionnaire a un sens élevé de ses responsabilités : il ne laisse rien au hasard, il estime chaque effort à son prix.

   Cette intelligence de la réalité totale permet de voir loin. Elle confère un courage indomptable, au point que le philosophe dialecticien V. Feldmann, fusillé par des soldats allemands, pouvait leur crier avant de tomber : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ».

   Il avait raison. Il luttait aussi bien pour le peuple allemand que pour le peuple français, parce que tout se tient.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Cherchez des exemples d’action réciproque.
  2. Pourquoi un phénomène (naturel ou social) est-il inintelligible quand on l’isole de ses conditions ?
  3. Montrez sur un exemple précis comment la bourgeoisie, pour tromper les travailleurs, sépare les événements de leurs conditions historiques.

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