Dix-huitième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

QUATRIEME PARTIE – LE MATERIALISME HISTORIQUE

Dix-huitième leçon. — Les contradictions de la société capitaliste

1. Les rapports capitalistes de production : leur contradiction spécifique

   Caractérisant la société capitaliste, qui succède à la société féodale, Staline écrit :

   « Sous le régime capitaliste, c’est la propriété capitaliste des moyens de production qui forme la base des rapports de production : la propriété sur les producteurs, les ouvriers salariés, n’existe plus ; le capitaliste ne peut ni les tuer ni les vendre, car ils sont affranchis de toute dépendance personnelle ; mais ils sont privés des moyens de production et, pour ne pas mourir de faim, ils sont obligés de vendre leur force de travail au capitaliste et de subir le joug de l’exploitation. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, 3. c, p. 25-26.)

   En d’autres termes, les rapports capitalistes enferment une contradiction, fondamentale, entre l’intérêt de la classe exploiteuse (bourgeoisie capitaliste) et l’intérêt de la classe exploitée (prolétariat). Cette contradiction e3t spécifique du capitalisme. Elle le constitue, puisque l’existence et la prospérité de la bourgeoisie capitaliste ne peuvent avoir d’autre source que le travail salarié des prolétaires.

   On comprend donc que la lutte des classes soit inséparable du capitalisme. Elle exprime la contradiction interne des rapports capitalistes de production, l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme. Dès que se forment les rapports capitalistes de production — au sein même de la société féodale — apparaît la lutte objective de classes entre bourgeois et prolétaires. [C’est pourquoi il serait erroné de croire qu’en 1789, au moment de la Révolution bourgeoise, le tiers état formait un bloc uni sans contradictions d’intérêts. Toutes les classes qui composaient le tiers état avait un intérêt commun dans l’abolition du féodalisme. Mais en même temps existait une opposition d’intérêts au sein du tiers état, entre exploiteurs et exploités ; à quoi il faudrait ajouter les oppositions entre la grande et la petite bourgeoisie, etc.] Elle se continue tout au long de l’histoire du capitalisme.

   L’analyse des rapports capitalistes de production va nous permettre de préciser avec exactitude la nature de leur contradiction spécifique, dont la lutte des classes est l’effet nécessaire.

   L’artisan vendait ses produits pour s’acheter des biens matériels nécessaires ; le capitaliste achète des matières premières pour vendre des produits fabriqués. Le but de la production artisanale, c’est la consommation ; le but de la production capitaliste, c’est le profit. Dans cette nouvelle forme de circulation : investir de l’argent pour produire plus d’argent, — l’argent se transforme en capital. Le passage de la première forme de circulation de l’argent à la forme de circulation du capital est possible chaque fois qu’existe la propriété privée des moyens de production, ce qui est notamment le cas sous le régime féodal. C’est ce qui explique que le capitalisme peut y naître.

   Mais pour que dans l’opération se réalise un profit, il faut que le capitaliste trouve sur le marché une marchandise qui ait une propriété tout à fait particulière : la propriété de produire plus de valeur qu’il n’est nécessaire à son renouvellement ; et il faut que le capitaliste s’approprie le surplus de valeur ainsi produit. Quelle est cette marchandise si intéressante pour le capitaliste ? C’est évidemment la force de travail de l’ouvrier, car il n’y a que le travail qui puisse produire de la valeur. [Bien entendu, la force de travail de l’homme ne peut produire lin surplus de valeur qu’à partir d’un certain niveau de développement des forces productives, comme nous l’avons vu dans !a 17e leçon, II.]

   « … par force de travail, … il faut comprendre l’ensemble des facultés physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un homme, dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire des choses utiles. » (K. Marx : Le Capital, L. 1er, t. I., eh. 6, p. 170. Editions Sociales.)

   Que faut-il pour que le capitaliste puisse s’approprier la valeur ainsi produite ? Qu’il possède tous les moyens de production.

   Que faut-il pour que la force de travail humaine devienne une marchandise ? pour que les hommes en viennent à la vendre eux-mêmes sur le marché ?

   Il faut en premier lieu qu’elle leur appartienne entièrement, c’est-à-dire qu’ils soient affranchis des liens du servage ; en second lieu qu’existe le marché : l’achat et la vente, la production marchande ; en troisième lieu que des hommes n’aient rien d’autre à vendre que leur force de travail, c’est-à-dire qu’ils ne possèdent eux-mêmes aucun moyen de production. De tels hommes, les prolétaires, existent, tant par suite de la désagrégation économique du système féodal, que par suite de la concurrence qui règne dans la production marchande, concurrence qui ruine les petits artisans, les petits commerçants et cela dès le début de son développement. D’autre part, le capitaliste qui a intérêt à utiliser des travailleurs libres, plus développés que les serfs ignorants, et sachant utiliser les techniques nouvelles, favorise par tous les moyens la lutte des serfs pour leur affranchissement.

   Nous saisissons là en même temps l’origine et la nature de la « liberté » dont le capitalisme s’est fait le champion ; c’est, pour le capitaliste, la liberté de commerce et d’entreprise, et pour le prolétaire la liberté de s’embaucher chez le capitaliste.

   L’embauche n’est donc rien d’autre que l’achat de la force de travail du prolétaire. Mais comment va-t-elle être payée ? Comme pour toute marchandise, sa valeur est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production, par la valeur des produits nécessaires à son entretien, à son renouvellement, nécessaires pour que le prolétaire vive et que ses enfants grandissent et le remplacent. Cette valeur étant retranchée de la valeur produite par l’ouvrier pendant la journée de travail, tout le surplus, la plus-value, va accroître le capital : la première part s’exprime dans le salaire, la seconde donne naissance au profit. [« La valeur de la force de travail est déterminée par la valeur des objets de première nécessité qu’il faut pour produire, développer, conserver et perpétuer la force de travail ». (K. Marx : Salaire, prix et profit, p. 18. Travail salarié et capital… p. 95.)] C’est pourquoi le capitaliste a tout intérêt à allonger la journée de travail, et le prolétaire à la raccourcir. S’il faut trois heures pour produire une valeur équivalente à ce que réclame l’entretien de la force de travail de l’ouvrier, et que celui-ci commence à travailler à 6 heures du matin, dès 9 heures et au-delà il travaille donc pour le capitaliste. Si, travaillant sans interruption, il termine à 14 heures, il a travaillé 5 heures pour le capitaliste ; mais s’il termine à 19 heures (nous supposons toujours un labeur sans interruption), il a travaillé 10 heures pour le capitaliste. Donc entre une journée de 8 heures et une journée de 13 heures (fréquente aux débuts du capitalisme), le profit du capitaliste double ! Quant au salaire il est toujours le même : il est fixé par la valeur de l’entretien de la force de travail, valeur qu’il suffit de 3 heures pour produire. Naturellement le capitaliste dissimule ce fait en versant le salaire à la fin de la journée, une fois terminé le travail qu’il a exigé. Le prolétaire est donc obligé, pour ne pas mourir de faim, de travailler pendant tout le temps fixé s’il veut percevoir son salaire.

   En d’autres termes, le capitaliste en échange d’un salaire qui représente strictement l’équivalent des besoins matériels minima du prolétaire, s’approprie les produits du travail de ce prolétaire. La journée de travail se divise en temps de travail nécessaire et en temps de travail gratuit.

   Sous le capitalisme il y a donc, comme sous le féodalisme et l’esclavage, appropriation privée du travail non payé, mais le prolétaire ne découvre pas immédiatement le secret de cette exploitation, car il a l’illusion que tout son travail lui est payé en fin de journée- Le serf possédait les produits de son économie privée et savait qu’il travaillait tant de jours gratis pour le seigneur. Le prolétaire moderne, comme l’esclave, ne possède rien, mis à part sa « liberté », c’est-à-dire la faculté de vendre sa force de travail. L’esclave était nourri par son maître ; le capitaliste donne au prolétaire, sous forme de salaire, le strict minimum pour se nourrir, et parfois même lui reprend à la cantine et sous forme de loyer la presque totalité de son salaire : le capitalisme, c’est bien l’esclavage salarié.

   Cette analyse nous a permis de vérifier que nous avions raison de dire que les intérêts économiques du capitaliste et du prolétaire sont fondamentalement inconciliables, et qu’il y a une contradiction inhérente au capitalisme, contradiction qui est bien l’essence des rapports capitalistes de production.

   De là dérive une conséquence : l’idée de la collaboration de classes, de l’association capital-travail, (qui se présente en arbitre entre les classes antagonistes), est une arme au service du capitaliste. Elle vise à détourner le prolétaire de la lutte pour la défense de ses intérêts. L’exploitation capitaliste n’est pas l’effet d’un « abus des mauvais patrons », comme le prétendent les Encycliques du pape ; il n’y a pas de « bon » capitalisme, car tout capitalisme est exploiteur. Parler de supprimer le prolétariat, l’exploitation capitaliste tout en prétendant conserver le capitalisme, la propriété privée des moyens de production, c’est donc se moquer du inonde. Pour supprimer le prolétariat, il faut supprimer le capitalisme.

   Ces remarques valent pour le « socialisme » bourgeois de Proudhon, préoccupé non pas de détruire le capitalisme par l’action révolutionnaire de classe, mais « d’améliorer le sort de la classe ouvrière » dans le cadre d’un capitalisme amendé et bon enfant. [« Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique. Le libre-échange, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs [pour les industriels], dans l’intérêt de la classe ouvrière !… Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement. Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation, que les bourgeois sont des bourgeois — dans l’intérêt de la classe ouvrière. » (Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 57.)]

   Autre conséquence de notre analyse : la lutte des classes n’est pas une invention maligne de Karl Marx. Elle existe indépendamment de la volonté des hommes, et voilà pourquoi les prolétaires ne peuvent assurer leur existence que par la lutte contre l’exploiteur. Si le prolétariat cessait de lutter pour les salaires, il serait acculé par la bourgeoisie capitaliste à une condition proche de l’animalité.

   Il convient toutefois d’observer que la contradiction entre le capital et le travail n’est pas la seule qui existe depuis le début du capitalisme. Existe aussi la concurrence, la lutte entre les capitalistes. Mais la contradiction d’intérêts entre les capitalistes rivaux n’est pas fondamentale ; elle est subordonnée à la contradiction spécifique du capitalisme, contradiction entre capitaliste exploiteur et travailleur exploité : sans cette contradiction il n’y aurait, en effet, pas de capitalisme. Ainsi, la loi de l’anarchie de la production en régime capitaliste est subordonnée à la loi de la plus-value, qui est fondamentale.

2. La loi de correspondance nécessaire en société capitaliste

   Nous venons d’étudier les rapports capitalistes de production : nous l’avons fait en analysant leur contradiction interne, la contradiction spécifique du capitalisme.

   Cette étude va nous permettre de comprendre ce qu’il advient, en société capitaliste, de la loi fondamentale des sociétés, la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives.

   Nous allons voir comment, dans une première période, la contradiction spécifique du capitalisme a créé des conditions favorables au jeu de la loi de correspondance nécessaire, donc à l’essor des forces productives. Puis nous verrons que, dans une seconde période, la contradiction spécifique du capitalisme crée des conditions défavorables au jeu de la loi de correspondance nécessaire : il y a désormais conflit entre rapports de production et forces productives ; le développement des forces productives se trouve ainsi entravé.

a) La correspondance entre les rapports capitalistes de production et le caractère des forces productives.

   Nous avons vu dans la leçon précédente (point IV) que la classe bourgeoise s’était constituée au sein de la société féodale. Mais, comme ses intérêts étaient liés à l’essor des forces productives nouvelles (manufactures, fabriques…), la bourgeoisie ne pouvait se développer que dans la lutte contre les rapports féodaux de production, qui n’étaient pas en harmonie avec les forces productives nouvelles, et qui par conséquent faisaient obstacle au jeu de la loi de correspondance nécessaire.

   La révolution démocratique bourgeoise eut précisément pour rôle d’assurer la liquidation de la féodalité ; les rapports capitalistes de production prirent le dessus, grâce au triomphe de la bourgeoisie.

   Ainsi s’ouvrit une période historique où le nouveau mode de production correspondait entièrement aux exigences du développement de la production. La loi de correspondance nécessaire, que la société féodale entravait, retrouva donc toute sa force en société capitaliste.

   Il y a lieu d’observer que les rapports capitalistes sont incompatibles avec toute autre forme de rapports de production. Pourquoi ? Reposant sur le profit (voir point I de cette leçon), le capitalisme a intérêt à produire toujours davantage et à meilleur marché : il lui faut donc sans cesse englober de nouvelles forces productives qui diminuent le temps de production et conquérir par tous les moyens de nouveaux marchés. Mais le profit ainsi réalisé ne peut engendrer à son tour un plus grand profit qu’en s’investissant dans de nouvelles entreprises industrielles, commerciales et agricoles : et par conséquent la propriété capitaliste doit nécessairement s’étendre à tous les moyens de production sans exception. Ainsi le capitalisme ne peut laisser subsister à côté de lui aucune autre forme de propriété. Il doit s’étendre à la nation entière, et hors de la nation. Il est promis dès ses débuts à un règne universel.

   « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de la production, c’est-à-dire tous les rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures [Par exemple dans le cas de l’industrie esclavagiste.], la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » (Marx-Engels : Manifeste…, p. 32.)

   Les forces productives connaissent par conséquent un essor prodigieux. C’est l’époque où le capitalisme pense pouvoir les développer de façon illimitée. C’est l’origine de la croyance au « progrès » indéfini dans le cadre bourgeois et à l’éternité du capitalisme, présenté comme la forme dernière et achevée de la civilisation. C’est l’époque où les économistes bourgeois croient que la production capitaliste se développe harmonieusement et sans contradictions : l’époque des « harmonies économiques ».

   Les capitalistes ont conscience alors de servir les intérêts de la société, d’augmenter le volume des biens de consommation, de donner du travail à tous. Leurs préoccupations « sociales » consistent, pour une partie d’entre eux, en ceci, qu’ils espèrent porter remède aux maux sociaux par le développement même de la production et ainsi consolider le régime capitaliste et la société bourgeoise. Faire de tous des propriétaires, voilà l’idéal des réformateurs bourgeois d’alors. Ils veulent la bourgeoisie, sans le prolétariat. C’est ce genre de philanthropie conservatrice qui a engendré les multiples sociétés de bienfaisance.

   Cette idéologie reflète le fait que, dans cette période, la propriété privée capitaliste des moyens de production favorisait au maximum la production.

   « A l’époque qui a suivi la révolution bourgeoise, lorsque la bourgeoisie a détruit les rapports de production féodaux et instauré des rapports de production bourgeois, il y a eu incontestablement des périodes où les rapports de production bourgeois ont été entièrement conformes au caractère des forces productives. Autrement, le capitalisme n’aurait pas pu se développer aussi rapidement qu’il l’a fait après la révolution bourgeoise. » (Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. », Derniers écrits, p. 139.)

   Les rapports de production capitalistes étaient alors la force principale qui stimulait le développement impétueux des forces productives.

   Or, nous l’avons montré dans le point I de cette leçon, les rapports capitalistes sont des rapports d’exploitation. Si donc les forces productives ont pu s’accroître en régime capitaliste, c’est en conséquence de l’exploitation! L’essor de la production a eu pour condition l’existence de la plus-value, de la valeur supplémentaire que le travail humain peut engendrer et que la bourgeoisie s’approprie. Ainsi c’est l’exploitation des prolétaires qui a permis le développement du capitalisme. Ce sont les prolétaires modernes qui, au prix d’une effroyable misère dévorant hommes, femmes, enfants, ont créé les merveilles de la civilisation moderne et permis le prodigieux développement des forces productives sur quoi la bourgeoisie capitaliste a fondé son opulence et son pouvoir. [« Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. » K. Marx : Le Capital, L. Ier, t. I, p. 229. Éditions Sociales.)]

   En d’autres termes, en société capitaliste, la production est subordonnée au profit capitaliste ; elle implique l’exploitation de la classe ouvrière.

   Il est donc juste de dire que la contradiction spécifique du capitalisme — contradiction entre la classe exploiteuse et la classe exploitée — a créé des conditions favorables au jeu de la loi de correspondance nécessaire, favorables, par conséquent, à l’essor des forces productives.

   Nous allons voir maintenant comment la même contradiction, dans une deuxième période (qui commence vers 1840) a eu l’effet inverse.

b) le conflit entre les rapports capitalistes de production et le caractère des forces productives.

   Les capitalistes de la période ascendante croyaient qu’il leur serait possible de développer de façon illimitée les forces productives et que l’industrie soulagerait tous les maux, résoudrait tous les problèmes. Ils ne soupçonnaient pas que son développement rencontrerait nécessairement une limite : le capitalisme lui-même. De la même façon que le grossissement des lentilles du microscope rencontre une limite au-delà de laquelle se produisent des phénomènes optiques nouveaux qui empêchent la vision et interdisent tout progrès au microscope classique, de la même façon que l’accroissement de la vitesse des avions engendre des phénomènes absolument nouveaux quand il atteint la vitesse du son, de la même façon l’accroissement des forces productives — que le capitalisme avait, nous l’avons vu, rendu possible — devait, à partir d’un certain point, se retourner contre le capitalisme lui-même, car telle est la dialectique dans la nature et dans la société. Le capitalisme, lui aussi, s’est heurté à un « mur du son » : ce furent les crises économiques. [Voir Baby : ouvrage cité, p. 253-254.] Quelle en est la base ?

   Par le développement sans précédent des forces productives, le capitalisme est en mesure de jeter sur le marché des quantités toujours croissantes de marchandises à des prix inférieurs ; il aggrave ainsi la concurrence : il ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés. La richesse s’accumule entre les mains d’un petit nombre de capitalistes (monopoleurs), cependant que la misère du plus grand nombre se généralise (paupérisation des classes moyennes, de la paysannerie, etc.). Toutes ces couches, dont l’importance numérique ne cesse d’augmenter à mesure que s’accumule le capital entre les mains d’une minorité d’exploiteurs, toutes ces couches ont un pouvoir d’achat considérablement réduit, le marché se rétrécit, la mévente survient car la majorité de la population limite sa consommation au strict minimum. Le déséquilibre s’accuse de plus en plus entre la production et la consommation : c’est ce que les capitalistes appellent la « surproduction » ; c’est la crise.

   La course au profit, but du capitalisme, engendre son contraire : l’arrêt du profit. Et la majorité de la société est dans la misère pour avoir produit des moyens de subsistance qu’elle n’a pas la possibilité d’acheter : c’est la misère dans l’abondance !

   L’analyse économique marxiste montre que l’équilibre entre la production et la consommation, le développement harmonieux de toute la production sociale ne peut être réalisé que si l’on tient compte de l’ensemble des besoins de la société tant en objets de consommation qu’en moyens de production. Mais comment le capitaliste pourrait-il tenir compte de ces exigences puisqu’il n’a d’autre but que son intérêt privé, son profit, lui-même déterminé par les perspectives du marché ? En régime capitaliste, la production n’est pas subordonnée aux besoins de tous, mais aux profits de la minorité capitaliste. Il n’est donc pas possible, sous le capitalisme, de développer harmonieusement la production ; celle-ci a inévitablement un caractère anarchique.

   Nous voyons que la base des crises économiques c’est, en dernière analyse, la contradiction qui s’est développée entre les intérêts capitalistes privés et les exigences de la production sociale. En développant les forces productives, le capitalisme a mis fin au cloisonnement de la production propre à l’artisanat. La concurrence impitoyable entre les capitalistes a entraîné, au début du XXe siècle, l’absorption des plus faibles par les plus forts : ainsi se constituent des monopoles, toute-puissantes féodalités économiques qui étendent leurs réseaux par delà les frontières d’un pays (exemple : le trust américain de la Standard Oil, contrôlé par Rockefeller, roi du pétrole). [Le passage du capitalisme libéral au capitalisme de monopole est une remarquable expression de la lutte des contraires : c’est en effet la libre concurrence entre capitalistes qui se change en son contraire (le monopole) par élimination des plus faibles ; alors apparaît une forme nouvelle de lutte, la lutte entre les monopoles, à l’échelle mondiale.]

   Le capitalisme parvenu à ce stade fait un tout unique de l’ensemble des industries diverses, depuis l’extraction des matières premières jusqu’au produit fini ; des trusts gigantesques contrôlent l’ensemble de l’économie d’un pays ou même de plusieurs pays : industrie, commerce, agriculture. Une oligarchie financière, qui détient les immenses capitaux nécessaires à la marche de la production, a la haute main sur l’économie.

   Ainsi le développement même du capitalisme l’a conduit à pénétrer tous les aspects de la vie sociale. Les banques, les trusts et les cartels créent une étroite dépendance entre les diverses branches de la production. Tout le processus de production prend un caractère social.

   Mais qui profite de cette concentration formidable ? La poignée de capitalistes qui possèdent les grands moyens de production. La production est de plus en plus sociale, mais c’est au bénéfice de l’intérêt privé d’une minorité parasitaire. Les monopoles rivaux, qui constituent cette minorité, recherchent le profit maximum, tout à la fois sur le dos des masses travailleuses et au détriment des capitalistes plus faibles. S’approprier le profit maximum, c’est pour eux une nécessité objective, qui conditionne leur expansion. Telle est la loi fondamentale du capitalisme actuel.

   « Les traits principaux et les exigences de la loi économique fondamentale du capitalisme actuel pourraient être formulés à peu près ainsi : assurer le profit capitaliste maximum par l’exploitation, la ruine et l’appauvrissement de la majorité de la population d’un pays donné, par l’asservissement et le pillage systématique des peuples des autres pays, surtout des pays arriérés, et enfin par les guerres et la militarisation de l’économie nationale utilisées pour assurer les profits les plus élevés. » (Staline : « Les problème économiques du socialisme en U.R.S.S. », Derniers écrits, p. 128.)

   La course au profit capitaliste a donc pour inévitable effet la misère accrue des masses, un déchaînement inouï de violences. La guerre de Corée fut ainsi déclenchée par les magnats du capitalisme américain : effrayés par la perspective de la crise, qui aurait tari leurs profits, ils n’hésitent pas à chercher dans la guerre, source d’abondantes commandes, un débouché avantageux. « Notre prospérité est une prospérité de guerre » avouait cyniquement le président Eisenhower.

   Le capitalisme au stade actuel est donc en position permanente d’agresseur à l’égard des peuples : c’est l’impérialisme.

   Mais il n’est pas au pouvoir des capitalistes d’abolir la contradiction constitutive du capitalisme, contradiction entre les intérêts de la classe exploiteuse et ceux de la société dans son ensemble. Constatant cette contradiction, la bourgeoisie ne peut envisager de sacrifier ses intérêts de classe, de renoncer à ses profits. Aussi s’emploie-t-elle à limiter les forces productives en fonction de ses intérêts. Elle protège ainsi les rapports capitalistes de production contre l’essor des forces productives qui les met en cause.

   On pourrait multiplier les exemples montrant que le capitalisme, en proie à la hantise de la crise, entrave le développement des forces productives : retour au travail à la main, production systématique d’articles de mauvaise qualité, mise au rancart de brevets, diminution ou suppression des crédits nécessaires aux laboratoires, etc. Ainsi s’explique la stagnation de la production capitaliste dans tous les domaines.

   Caractérisant la situation du capitalisme, Staline écrit :

   « Pour avoir développé les forces productives dans des proportions gigantesques, le capitalisme s’est empêtré dans des contradictions insolubles pour lui. En produisant des quantités de plus en plus grandes de marchandises et en en diminuant les prix, le capitalisme aggrave la concurrence, ruine la masse des petits et moyens propriétaires privés, les réduit à l’état de prolétaires et diminue leur pouvoir d’achat ; le résultat est que l’écoulement des marchandises fabriquées devient impossible. En élargissant la production et en groupant dans d’immenses fabriques et usines des millions d’ouvriers, le capitalisme confère au processus de production un caractère social et mine par là même sa propre base ; car le caractère social du processus de production exige la propriété sociale des moyens de production ; or, la propriété des moyens de production demeure une propriété privée, capitaliste, incompatible avec le caractère social du processus de production.

   Ce sont ces contradictions irréconciliables entre le caractère des forces productives et les rapports de production qui se manifestent dans les crises périodiques de surproduction ; les capitalistes faute de disposer d’acheteurs solvables, à cause de la ruine des masses dont ils sont responsables eux-mêmes, sont obligés de brûler des denrées, d’anéantir des marchandises toutes prêtes, d’arrêter la production, de détruire les forces productives, et cela alors que des millions d’hommes souffrent du chômage et de la faim, non parce qu’on manque de marchandises, mais parce qu’on en a trop produit.

   Cela signifie que les rapports de production capitalistes ne correspondent plus à l’état des forces productives de la société et sont entrés en contradiction insoluble avec elles. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, 3. c, p. 26-27.)

   La contradiction entre les rapports capitalistes de production et le caractère social des forces productives, voilà donc bien la base des crises dont le capitalisme est atteint.

   Mais cette contradiction elle-même est née de la contradiction spécifique constitutive du capitalisme (étudiée dans le point I de cette leçon).

   Si en effet nous voulons résumer tout notre point II, que voyons-nous ?

   La contradiction spécifique du capitalisme (bourgeoisie exploiteuse contre prolétariat exploité) a d’abord été favorable au jeu de la loi de correspondance nécessaire : la loi de la plus-value, source du profit capitaliste, suscitait l’essor des forces productives ; tel était l’intérêt de la classe bourgeoise.

   Puis la même contradiction a entraîné le résultat inverse. Le même intérêt de classe est devenu un obstacle à la production. La loi de la plus-value, qui aujourd’hui se concrétise dans la loi du profit maximum, a fini par mettre en échec la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives. Or, nous le savons, cette loi de correspondance nécessaire est la loi générale des sociétés humaines, la loi commune à tous les modes de production ; les sociétés ne peuvent progresser que si cette loi est respectée. Ainsi la loi spécifique du capitalisme (loi de la plus-value, inséparable de l’exploitation bourgeoise) tient en échec la loi générale des sociétés humaines. Ce conflit est à l’origine du déclin du capitalisme. Il signifie qu’au sein du régime se sont développées des forces productives qu’il ne peut plus contenir. Il signifie que de nouveaux rapports de production, les rapports socialistes, sont objectivement nécessaires parce que seuls adaptés, désormais, aux forces productives modernes.

   « Le capitalisme est gros d’une révolution, appelée à remplacer l’actuelle propriété capitaliste des moyens de production par la propriété socialiste. » (Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 27.)

   On remarquera que la bourgeoisie, en développant la concentration des moyens de production, a travaillé sans le vouloir contre elle-même. Au stade des monopoles, en effet, l’ensemble de la production prend un caractère social ; la contradiction entre ce caractère social de la production et l’appropriation privée, capitaliste, devient ainsi d’autant plus aiguë, d’autant plus insupportable que les monopoles sont plus puissants. En donnant l’essor, par intérêt de classe, aux forces productives, en les concentrant toujours plus pour en retirer le profit maximum, la bourgeoisie a creusé son propre tombeau. Et le fossoyeur n’est autre que la classe dont le travail et la misère ont fait les beaux jours du capitalisme : le prolétariat.

3. La lutte de classe du prolétariat, méthode pour résoudre la contradiction entre les rapports de production et les forces productives

   L’analyse dialectique du capitalisme nous a montré :

a) Une contradiction au sein des rapports de production, contradiction qui oppose le prolétariat exploité et la bourgeoisie exploiteuse. Etudiant cette contradiction dans le point I de cette leçon, nous avons constaté qu’elle dure aussi longtemps que le capitalisme lui-même ; elle est la contradiction spécifique du capitalisme ;

b) Une contradiction entre les rapports capitalistes de production et le caractère des forces productives, contradiction qui n’apparaît qu’à un certain niveau des forces productives développées par le capitalisme (vers 1840) — nous avons étudié cette contradiction dans le point II de cette leçon.

   Quelle est la base du changement de mode de production, la base de la révolution socialiste ? Nous l’avons vu : c’est la seconde contradiction. Mais c’est la première qui engendre la seconde, puisque c’est l’exploitation capitaliste, l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie qui a permis l’impétueux essor des forces productives, essor profitable à la classe exploiteuse, jusqu’au jour où les forces productives sont devenues trop puissantes pour le capitalisme.

   Nous sommes maintenant en mesure de comprendre quel est le rôle historique de la lutte de classe du prolétariat. Nous allons voir que ce rôle, c’est précisément de résoudre la contradiction (b) qui est apparue entre les rapports de production capitalistes et les forces productives.

   En même temps qu’elle développait de nouvelles forces productives, la bourgeoisie — conformément à la nature des rapports capitalistes de production (voir point I de cette leçon) — développait le prolétariat, classe exploitée, et par conséquent classe antagoniste de la bourgeoisie exploiteuse. A mesure que les moyens de production se concentraient, toujours plus puissants, entre les mains de la bourgeoisie, le prolétariat s’accroissait en nombre et en force. C’est ainsi que la bourgeoisie a rassemblé, pour les besoins de l’exploitation capitaliste, des dizaines de milliers, puis des millions de prolétaires dans les vastes usines des cités industrielles. De même, elle a rassemblé dans d’immenses exploitations des dizaines de milliers d’ouvriers agricoles.

   Or, nous le savons, les prolétaires ne peuvent assurer leur existence que par une lutte constante contre la classe qui les exploite. Ainsi la bourgeoisie, engendrant son contraire (le prolétariat exploité), a engendré une armée d’ennemis, qui livre aux exploiteurs un combat de classe.

   Karl Marx, dans la première partie du Manifeste du Parti communiste, a décrit les principales étapes de ce formidable combat : nous engageons le lecteur à s’y reporter. [Voir aussi Marx : Misère de la philosophie, p. 129-136.]

   Au début du capitalisme les ouvriers, ne comprenant pas la nature exacte du régime qu’ils subissent, dirigent leurs coups contre les machines, qui leur font présager le chômage. Ils ne distinguent pas entre la machine et l’usage que la bourgeoisie en fait pour son profit de classe. En somme, ils luttent contre les forces productives au heu de lutter contre l’exploitation.

   Peu à peu ils découvrent que le véritable ennemi n’est pas la machine, mais le capitalisme. En effet celui-ci, utilisant les machines, diminue le coût de la production ; la valeur de la force de travail diminue donc : il y a baisse des salaires. Les prolétaires engagent la lutte pour défendre leurs salaires. Constatant que le capitaliste cherche à dresser les prolétaires les uns contre les autres (les plus malheureux acceptant des salaires très bas au détriment des moins malheureux qui, dès lors réduits au chômage, sont à leur tour contraints d’accepter des salaires encore plus bas, et ainsi toujours…), les prolétaires prennent conscience de leurs intérêts communs. Ils s’unissent donc pour mener la lutte contre l’ennemi commun, le capitaliste.

   Cette première forme de lutte, c’est la grève, qui a pour but le maintien du salaire (et la diminution de la journée de travail). Première arme du prolétariat, la grève signifiait l’avènement de la conscience de classe du prolétariat, conscience que les intérêts individuels des travailleurs ne peuvent être défendus que par la solidarité de classe, par la lutte commune.

   « La grande industrie agglomère dans un seul endroit une foule de gens inconnus les uns des autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance — coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but : celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. » (Marx : Misère de la philosophie, p. 134.)

   La coalition passagère, en vue de la grève, conduit à la coalition permanente, à l’association pour résister à la répression capitaliste : c’est le syndicat.

   Coalition passagère pour la grève, puis coalition permanente (syndicat), ce sont là les formes de lutte et d’organisation spontanées du prolétariat : il y parvient sans le secours d’aucune théorie scientifique, par sa propre expérience. C’est ainsi que la classe ouvrière a arraché, pied à pied, aux capitalistes contraints et forcés, quelques grandes conquêtes comme, par exemple, la journée de huit heures. Mais, poussée par la loi inexorable du profit, la bourgeoisie capitaliste cherche à reprendre par tous les moyens ce qu’elle a dû céder. Quand les capitalistes et leurs hommes d’Etat parlent avec chaleur des « améliorations du sort de la classe ouvrière », il ne faut pas être dupe ; ces améliorations ont été conquises de haute lutte par les ouvriers organisés. C’est justement pourquoi la bourgeoisie livre une guerre acharnée aux syndicats ouvriers. Elle les accuse de constituer de « nouvelles féodalités », — ceci pour dresser contre le prolétariat organisé les classes moyennes et la paysannerie, qui sont attachées au souvenir de 1789. Accusation plaisante dans la bouche des « féodaux » du capital financier, qui drainent toutes les richesses de la société (petits bourgeois et paysans y compris).

   Lorsque, fondée par Marx et Engels, la science des sociétés pénètre dans les rangs du prolétariat, la lutte de classe se trouve portée, grâce au parti révolutionnaire, à un niveau supérieur. [Sur les caractères du Parti révolutionnaire, le Parti communiste, voir 14e leçon (point IV, b.)] La spontanéité est alors dépassée. Rassemblant les éléments avancés du prolétariat, le Parti a en effet pour rôle d’introduire la conscience socialiste dans la classe ouvrière, et de la conduire, ainsi que toutes les couches laborieuses qui en sont solidaires, à l’assaut du capitalisme. Il lutte pour les revendications immédiates des salariés, mais il ne s’en tient pas là : leur expliquant scientifiquement la source de l’exploitation, il leur montre qu’ils ne pourront s’en libérer qu’en détruisant la société capitaliste et l’Etat bourgeois qui la protège, et en instaurant, par la dictature du prolétariat, une société sans exploitation de l’homme par l’homme, une société socialiste. Seule une telle lutte mérite le nom de révolutionnaire.

   Le prolétariat est fondamentalement intéressé à conduire cette lutte jusqu’au bout et à détruire les rapports capitalistes de production. Nous avons vu que le prolétariat, lié aux forces productives les plus évoluées, est le produit nécessaire de l’exploitation capitaliste. Il ne peut donc se libérer de l’exploitation de classe qu’en arrachant les moyens de production à la bourgeoisie, classe exploiteuse, pour en faire, dans une société sans exploiteurs ni exploités, la propriété de tous. Tandis que les classes moyennes, classes de petits possédants (petits fabricants, détaillante, artisans, paysans pauvres ou moyens) cherchent à subsister comme classes de petits possédants au sein du capitalisme, le prolétariat, qui ne possède rigoureusement rien que sa force de travail, n’a pour perspective que de supprimer l’exploitation dont il est l’objet, c’est-à-dire de se supprimer lui-même comme classe exploitée, pour fonder la société sans classes.

   Or de même que les anciens féodaux se sentaient solidaire», dans tous les pays d’Europe, contre leur propre bourgeoisie menaçante, de même aujourd’hui la bourgeoisie des divers pays capitalistes met en pratique, contre le prolétariat révolutionnaire, sa solidarité de classe réactionnaire. Cette situation, qui ne supprime en rien les contradictions entre capitalistes rivaux, a pris une singulière puissance avec l’apparition des monopoles : le grand capitalisme est cosmopolite. Mais, en face, les prolétaires de tous les pays éprouvent et proclament leur solidarité de classe révolutionnaire. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Tel est l’appel qui conclut le Manifeste du Parti communiste.

   L’internationalisme prolétarien découle ainsi de la situation objective des prolétaires, quelle que soit leur nationalité : les exploités de tous pays ont un ennemi commun, la classe exploiteuse, quelle que soit sa nationalité.

   Telle est la lutte révolutionnaire contre l’exploitation.

   Toutefois cette lutte ne saurait remporter la victoire tant que les rapports capitalistes de production concordent objectivement avec le niveau des forces productives, c’est-à-dire tant que le capitalisme se développe conformément à la grande loi de correspondance nécessaire. Ce n’est pas à dire que la lutte du prolétariat soit alors inutile ; car c’est par elle qu’il prend conscience de ses forces, qu’il les rassemble et les organise ; c’est par elle qu’il s’éduque. La lutte du prolétariat à ce stade ne peut supprimer l’exploitation capitaliste, mais elle peut en limiter les effets.

   Par contre lorsque, du fait même de l’essor des forces productives, les rapports capitalistes de production cessent de leur convenir, — c’est-à-dire en somme lorsque le capitalisme entre en conflit avec la loi de correspondance nécessaire entre forces productives et rapports de production, — alors sont créées, pour la lutte du prolétariat, des conditions objectives nouvelles. [Nous verrons dans les 20e et 21e leçons que la transformation révolutionnaire de la société par le prolétariat exige aussi des conditions subjectives, que nous étudieront.] Sa lutte pour la socialisation des moyens de production tend à faire surgir des conditions favorables au libre jeu de cette loi de correspondance nécessaire que le capitalisme ne peut plus respecter. La lutte révolutionnaire du prolétariat va ainsi dans le sens de l’histoire ; l’avenir lui est assuré parce qu’elle est conforme à la loi fondamentale des sociétés.

   Mais la bourgeoisie capitaliste, qui veut conserver ses profits de classe exploiteuse, met tout en œuvre pour faire obstacle à la loi de correspondance nécessaire ; il en résulte, nous l’avons vu, les plus grandes souffrances pour la société. Seule une force sociale considérable peut vaincre la résistance que la bourgeoisie oppose à la loi de correspondance nécessaire. Quelle est cette force ? Les utopistes pensaient pouvoir transformer la société par la seule force des idées. Marx et Engels ont eu le mérite de découvrir que la seule méthode capable de résoudre la contradiction entre le caractère social des forces productives et l’appropriation privée (contradiction b), voir ci-dessus, p. 177), c’est la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière, appuyée par les autres victimes de l’exploitation. Le prolétariat en effet n’est pas isolé dans sa lutte. Le développement même du capitalisme — passant de la concurrence au monopole — a pour conséquence la paupérisation des diverses couches de la société. La grande bourgeoisie ne peut prospérer qu’en généralisant la misère autour d’elle. Ainsi se dressent inéluctablement contre elle, — outre son ennemi naturel, le prolétariat révolutionnaire, — les classes moyennes appauvries, les paysans travailleurs, artisans, boutiquiers, etc., toutes les couches qu’elle ruine. Guidé par le Parti marxiste-léniniste, le prolétariat rassemble toutes ces couches, qui veulent se sauver de la déchéance, en un même front de lutte contre l’ennemi commun, la grande bourgeoisie exploiteuse. Ainsi se trouve mise en œuvre une force sociale assez puissante pour briser les rapports capitalistes, ouvrant la voie à l’édification de nouveaux rapports de production, les rapports socialistes, adaptés au niveau des forces productives modernes.

   L’aptitude du prolétariat à rassembler les plus larges masses pour livrer combat à la minorité exploiteuse fait apparaître pleinement son rôle national. Comme l’avaient indiqué Marx et Engels dans le Manifeste, la classe ouvrière dans sa lutte révolutionnaire prend la tête de la nation, cependant que, par intérêt de classe, l’oligarchie du grand capital se détache de la nation. On sait comment aujourd’hui en France cette oligarchie est passée à la trahison ouverte de l’intérêt national : décidée à tout pour survivre, elle livre notre pays corps et biens à un impérialisme étranger. Situation qui n’est pas sans analogie avec celle des féodaux qui, en 1789, pour reconquérir le pouvoir, nouaient alliance avec les féodaux des autres pays contre leur propre peuple.

   Au contraire les intérêts du prolétariat révolutionnaire s’identifient à ceux de la nation, contre la grande bourgeoisie exploiteuse et apatride. Le patriotisme prolétarien et l’internationalisme prolétarien sont ainsi les deux aspects inséparables d’un même combat livré par la classe ouvrière à la bourgeoisie réactionnaire, qui sacrifie la vie des peuples à la loi du profit maximum.

4. Conclusion

   L’étude des contradictions de la société capitaliste et de leur développement nous conduit au seuil d’une société nouvelle, sans exploitation. Mais avant d’aller plus avant, peut-être n’est-il pas inutile de réfléchir sur certaines conséquences idéologiques de l’exploitation capitaliste.

   Il y a eu un humanisme bourgeois. Qui dit « humanisme » dit confiance en l’homme, amour de l’homme. La bourgeoisie révolutionnaire, en France surtout, se faisait honneur de croire en la fraternité universelle. Pourquoi ? Parce qu’elle luttait objectivement pour rendre à la loi de correspondance nécessaire son libre jeu entravé par la féodalité ; son action allait donc dans le sens de l’histoire.

   Mais aujourd’hui qu’en est-il ? C’est désormais la bourgeoisie qui, par intérêt de classe, fait obstacle au libre jeu de la loi de correspondance nécessaire entre forces productives et rapports de production. Telle est la base objective de l’inhumanisme bourgeois (mépris fasciste de l’homme et thème de la décadence). La mentalité de la grande bourgeoisie internationale est celle d’un gang en rupture avec l’espèce humaine. Son idéologie, qui prétend retirer les droits les plus élémentaires à tout « opposant », est une idéologie de violence et de mort, propre à justifier les effroyables crimes où la classe faillie cherche son salut (guerre de Corée, par exemple).

   A l’inverse, la classe ouvrière, qui lutte pour rendre ses droits à la grande loi de correspondance nécessaire, est l’avant-garde de l’humanité. Parce qu’elle est la classe révolutionnaire, la classe ouvrière noue des liens vivants entre le passé des sociétés et leur avenir. Le passé, puisqu’elle reprend et fait sien tout ce qui a pu contribuer au progrès des sociétés (ainsi ravive-t-elle l’humanisme bourgeois, — et ceci contre la bourgeoisie réactionnaire qui le réprouve). L’avenir, puisqu’elle le forge dans ses combats de classe. La classe ouvrière se bat ainsi pour tous les hommes : c’est pourquoi sa première victoire — la Révolution d’Octobre 1917 — est la plus grande date de l’histoire humaine.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Caractérisez la période d’essor du capitalisme.
  2. Montrez le caractère objectif de la lutte des classes sous le capitalisme.
  3. Quelle est la base objective de la révolution sociale appelée à changer le mode de production capitaliste ?
  4. Par quelle méthode peut être résolue la contradiction entre les rapports de production capitaliste et le caractère des forces productives ?

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