Dix-neuvième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

QUATRIEME PARTIE – LE MATERIALISME HISTORIQUE

Dix-neuvième leçon. — La superstructure

1. Qu’est-ce que la superstructure ?

   Dans les 12e et 13° leçons, nous avons étudié l’origine et le rôle des idées dans la vie sociale. Nous avons vu que la vie spirituelle de la société est un reflet de sa vie matérielle.

   Convient-il donc de désigner par le mot de superstructure toutes les idées et institutions indistinctement qui existent dans une société donnée ? Connaissant maintenant les notions fondamentales du matérialisme historique, nous pouvons répondre à cette question avec précision.

   A chaque moment de l’histoire et dans toutes les sociétés coexistent des idées différentes, des idées opposées, reflet des contradictions objectives de la société. Ces idées toutefois n’ont pas la même valeur: les unes tendent à maintenir la société dans les vieilles ornières, les autres à la mettre sur un nouveau chemin. Dans les sociétés où existe la lutte des classes antagonistes, le mouvement des idées contraires est un reflet de la lutte des classes : la lutte d’idées peut prendre une forme violente, répressive. Sous le socialisme, il n’y a plus d’antagonisme des classes, mais la lutte entre l’ancien et le nouveau n’en existe pas moins et se reflète dans une lutte d’idées.

   Les hommes prennent conscience des problèmes qui se posent à leur temps à travers la lutte des idées, qui fraie la voie à la découverte des solutions que recèle le réel lui-même. Aussi les idéalistes, comme Hegel, croient-ils que c’est la dialectique de l’idée qui engendre le mouvement historique.

   Contrairement à l’image métaphysique du passé que donnent certains historiens, il est faux qu’il y ait eu des époques bénies, sans luttes d’idées, où aurait régné l’harmonie des pensées et des cœurs. En fait existaient des courants d’opposition, brutalement étouffés par les classes dominantes et ignorés par l’histoire officielle. Le Moyen-Âge, tant vanté, a cruellement attaqué son clergé et ses féodaux dans ses œuvres populaires satiriques : fabliaux et chansons.

   La répression contre les idées nouvelles, la lutte idéologique organisée de la classe dominante est un trait des sociétés où existe l’exploitation de l’homme par l’homme.

   La bourgeoisie pensait se faire une renommée en proclamant la lutte libre des idées ; en fait il ne s’agissait que de la liberté d’opinion dans le cadre de l’idéologie bourgeoise : vérité qui se révèle toujours davantage avec le déclin de cette classe.

   Seule une classe capable d’abolir les antagonismes de classe peut se faire le champion de la lutte libre des idées. Dans la société qui progresse le plus vite, le socialisme, il est proprement impossible que ne se développe pas la lutte d’idées la plus vive.

   Se reconnaître dans la bataille des idées, ne pas les mettre toutes sur le même plan, distinguer les intérêts de classe qu’elles cachent, seul le matérialisme historique permet au militant comme au savant de le faire.

   Il est incontestable que les autorités du régime capitaliste portent au premier plan telle idée et non telle autre, par la voie de la presse par exemple. Si nous lisons dans un journal que le trop grand nombre de petits commerçants est la cause des difficultés économiques, il faut savoir déceler derrière cette « théorie » l’intérêt du grand capital: poussé par la loi du profit maximum, caractéristique du capitalisme actuel, il cherche à réduire au maximum la part de plus-value laissée aux petits détaillants. Si nous lisons que le meilleur système d’impôts, ce sont les impôts indirects parce que tout le monde les paie, cette argumentation dissimule encore les intérêts capitalistes : en effet, l’impôt indirect, portant sur la consommation, touche bien plus durement les salariés, les paysans, les classes moyennes que le capitaliste.

   Mais ces idées ne se bornent pas à idéaliser le régime existant. Par le fait même, elles sont des moyens de lutte: en les répandant, le capital cherche à conserver le mode d’imposition qui l’avantage. Mieux, il prépare le terrain, les esprits, pour de nouvelles mesures, lois ou décrets : mesures politiques qui devront contribuer à consolider le capitalisme.

   Ainsi ces idées répandues par la classe dominante reflètent ses intérêts et par conséquent les servent : nous commençons à saisir ce qu’on entend par superstructure.

   Ce qui est vrai de telle ou telle idée quotidiennement répandue par la presse, l’est aussi des théories philosophiques les plus élaborées. Au sujet de la théorie calviniste de la prédestination Engels écrit :

   « Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l’époque. Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l’insuccès ne dépendent ni de l’activité ni de l’habileté de l’homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendent ni de …[sa volonté ni de son action] ; elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues ; et cela était particulièrement vrai à une époque de révolution économique alors que tous les anciens centres de commerce et toutes les routes étaient remplacés par d’autres, que les Indes et l’Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économique les plus respectables par leur antiquité — la valeur respective de l’or et de l’argent — commençaient à chanceler et à s’écrouler. » (Engels : Etudes philosophiques, p. 98.)

   Ainsi un simple phénomène économique devient l’œuvre de la sagesse mystérieuse de Dieu. Les bourgeois font l’expérience de la concurrence, mais l’esprit religieux du temps leur en masque la nature uniquement économique. L’idée de la « fatalité » est transposée sur le plan majestueux de la conception du monde et pénètre dans la religion. Les marchands déplorent les effets de la concurrence, mais ils en vivent : elle les enrichit. Ils voudraient la concurrence sans ses effets. Ils s’en consolent par l’idée que les hommes doivent subir un sort fixé d’avance. En faisant accepter les effets de la concurrence à une classe qui en vit, la doctrine de la prédestination consolide par conséquent la production marchande.

   Naturellement les féodaux que ruinait le commerce bourgeois ne pouvaient accepter cette doctrine : elle fut condamnée par l’Eglise catholique, glaive spirituel de la féodalité. Mais l’économie marchande, développant les forces productives, était un progrès sur l’économie féodale: la théorie calviniste jouait donc un rôle progressif par rapport à la foi médiévale. De nos jours, au contraire, elle est périmée ; son fatalisme s’oppose à l’idée révolutionnaire que l’homme est maître de sa destinée : idéologie des grands banquiers protestants, elle ne sert qu’à faire accepter la « fatalité » des crises économiques et des krachs financiers du capitalisme.

   Cet exemple montre avec évidence qu’une même idée peut être, selon les conditions historiques, dans deux positions très différentes: tantôt elle peut desservir la forme d’économie dominante, ce qui était le cas de la doctrine de la prédestination sous le féodalisme ; tantôt elle peut servir les rapports de production dominants, ce qui est le cas de la même doctrine sous le capitalisme. Ce n’est que dans ce deuxième cas qu’on dira qu’elle est un élément de la superstructure. Ainsi le terme de superstructure ne s’applique pas indifféremment à n’importe quelle idée, théorie ou institution correspondante. Il se définit par rapport à la base économique de la société. La superstructure englobe les idées et institutions qui reflètent les rapports de production dominants, et par suite sont dominantes elles aussi.

   « La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent.

   Toute base a sa propre superstructure qui lui correspond. La base du régime féodal a sa superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa propre superstructure à elle, et la base socialiste la sienne. Lorsque la base est modifiée ou liquidée, sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond. » (Staline : « A propos du marxisme en linguistique », Derniers écrits, p. 13-14.)

   Remarquons que les institutions politiques, c’est-à-dire l’Etat, font partie de la superstructure.

   En effet, l’Etat « correspond », selon le mot de Staline, aux vues politiques, à l’idéologie politique dominante. Il est organisé selon des principes qui reflètent des intérêts de classe. L’Etat est la forme d’organisation du pouvoir de la classe la plus puissante, celle qui personnifie les rapports de production dominants. La base économique est première, l’Etat est second. L’organisation politique découle de l’idéologie politique, force organisatrice. En dernière analyse la force de l’Etat n’est pas autre chose que la force des idées, reflet elle-même de la vitalité de la base économique. La puissance politique réside dans l’appui de masse dont les idées régnantes font bénéficier l’Etat. Ce soutien de masse peut être justifié ou non: les niasses peuvent, jusqu’à un certain point du développement historique, être trompées, et la force du pouvoir des classes exploiteuses réside dans le mensonge. Quand ce soutien des masses s’amenuise, l’Etat s’affaiblit: l’usage de la violence ouverte par la classe au pouvoir est le signe de sa faiblesse et de sa fin prochaine. Ce qui est déterminant, ce sont les idées qui s’emparent des masses. [Pour une étude approfondie de l’Etat, on se reportera au livre classique de Lénine : L’Etat et la Révolution, Editions Sociales, Paris. 1947.]

2. La superstructure est engendrée par la base

   La superstructure est engendrée par la base, elle disparaît avec elle, elle suit son sort. Les idées dominantes dans une société sont, en effet, produites par le type de propriété des moyens de production qui y domine. La superstructure n’est donc pas une simple juxtaposition d’idées politiques, juridiques, philosophiques, religieuses, etc. Ces idées ont un lien interne: elles reflètent la même base. Base et superstructure forment un tout organique. Par exemple la superstructure féodale est indissolublement liée, en toutes ses parties, à la base féodale. L’unité dialectique de la base et de la superstructure forme le contenu du concept marxiste de formation sociale.

   Ainsi la superstructure forme un tout, non certes immuable, mais vivant, naissant avec sa base, se développant avec elle, disparaissant à sa suite.

   Dans les sociétés de classes, l’existence de l’Etat imprime un caractère particulier à toute la vie de la superstructure. Il en est l’élément organisateur. Par exemple, c’est lui qui organise un enseignement de classe.

   Ce qui meurt à la suite de la disparition d’un régime économique, c’est la superstructure en tant que tout organique. Il ne faut donc pas confondre la superstructure, notion fondamentale du matérialisme historique, avec telle ou telle idée ou institution, considérée en elle-même, isolément, abstraitement, détachée de telle superstructure donnée. Toute idée ou institution, en s’intégrant dans une nouvelle superstructure, se transforme profondément et reçoit une nouvelle signification du tout dont elle fait désormais partie. Oublier cela, c’est tomber dans le formalisme.

   Un exemple particulièrement significatif est donné par l’école confessionnelle. L’école du type médiéval, obscurantiste à quitté la scène de l’histoire au moment de la liquidation de la superstructure féodale par la bourgeoisie révolutionnaire, à la suite de la liquidation de la base économique féodale.

   Par la suite, au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie française, craignant la montée révolutionnaire du prolétariat et ne redoutant plus un retour de la féodalité, devait encourager l’école confessionnelle dans le dessein de l’utiliser à des fins antidémocratiques. Mais elle lui a redonné vie en tant qu’élément de la superstructure bourgeoise et pour cela elle l’a modifiée en conséquence, l’adaptant aux conditions de la société bourgeoise. [C’est le gens de la loi Guizot en 1833, qui fait suite à l’insurrection des canuts lyonnais de 1831, puis de la loi Falloux en 1850, qui fait suite à l’écrasement de l’insurrection ouvrière de juin 1848.]

   Cela ne signifie nullement que la superstructure féodale a survécu à sa base, mais tout simplement que la superstructure bourgeoise s’est modifiée dans un sens réactionnaire, à une époque où les rapports de production capitalistes, de progressifs qu’ils étaient, sont devenus réactionnaires. L’école laïque, héritière de la tradition démocratique bourgeoise, est, dans ces conditions, un des éléments qui peuvent le mieux entrer en lutte contre la nouvelle orientation de cette superstructure. Le prolétariat doit la soutenir. [Cela ne signifie nullement qu’il renonce à critiquer le contenu de son enseignement : il le critique pour autant qu’en lui s’exprime l’idéologie bourgeoise d’exploitation.]

   Ainsi la correspondance entre superstructure et base n’apparaît pas seulement aux époques de bouleversement de tout le mode de production, mais aussi lors des différentes phases ou degrés du développement d’une seule et même formation sociale.

   Sous le capitalisme, à la phase de libre concurrence correspondent les idées «libérales» et, en politique, la démocratie parlementaire bourgeoise ; à la phase de monopole correspond la réaction sur toute la ligne: la bourgeoisie monopoliste proclame la nécessité de « l’Etat fort », viole sa propre légalité, jette par-dessus bord les libertés démocratiques bourgeoises.

   Dans le domaine culturel, on note un double mouvement dont les aspects contradictoires correspondent à la période d’essor et à la période de déclin du capitalisme. Première période — depuis la Renaissance jusqu’au milieu du XIXe siècle — la culture bourgeoise se développe et s’enrichit, par un processus d’assimilation critique, de toutes les acquisitions de la pensée humaine, notamment de la culture antique. Elle tend à se présenter comme la culture universelle, et par suite définitive, de l’humanité. Deuxième période : la culture bourgeoise rejette peu à peu hors de sa sphère tous les éléments progressifs, rationalistes, humanistes qu’elle renfermait et se décompose rapidement. Elle ne peut même plus respecter son propre passé. Au processus d’assimilation critique succède un processus de discrimination. Aux ambitions d’universalité succède l’abandon de son propre héritage : Diderot est exclu de la philosophie, Michelet des rangs des historiens, Victor Hugo de ceux des « purs » poètes.

   En conclusion sur ce point, il ne faut jamais, pour apprécier correctement une idée ou une institution, l’examiner en elle-même, abstraitement, détachée de la superstructure dont elle fait partie et qui reflète une base déterminée. Cela est indispensable en particulier dans le cas de l’Etat. C’est un mensonge que la théorie social-démocrate et idéaliste de l’Etat « intermédiaire », « au-dessus des classes », incarnant prétendument « l’intérêt général ». De même les démocrates-chrétiens présentent l’Etat comme l’incarnation du « bien commun ». En réalité, l’Etat, phénomène historiquement nécessaire apparu avec la division de la société en classes antagonistes, reste par origine et par nature l’Etat d’une classe. On ne saurait parler de « démocratie » en général et abstraitement sans tomber dans le formalisme, qui est une erreur scientifique. Il est nécessaire de toujours poser la question : démocratie pour qui ? pour les capitalistes ou pour les masses ?

   Remarque : L’anarchisme — qui continue d’exercer une certaine influence dans le mouvement ouvrier français — est une doctrine idéaliste, qui méconnaît la nature et le rôle de la superstructure. Il ignore donc l’origine de classe de l’Etat, son lien objectif avec la base économique. Il y voit le produit d’on ne sait quel « instinct » de domination et de puissance qui résiderait au fond de l’homme et qui n’est en fait qu’un sous-produit de la lutte des classes. Aussi sur le plan pratique, l’anarchisme nie la nécessité de l’action de masse politique et idéologique parce qu’il ne voit pas que la véritable force d’un Etat est son appui de masse. En exaltant l’action individuelle ou minoritaire, l’anarchisme conduit à l’aventure et dégénère en instrument de provocation.

3. La superstructure est une force active

   « La superstructure est enfantée par la base, mais cela ne veut point dire qu’elle se borne à refléter la base, qu’elle soit passive, neutre, qu’elle se montre indifférente au sort de la base, au sort des classes, au caractère du régime. Au contraire, une fois venue au monde, elle devient une immense force active, elle aide activement sa base à se cristalliser et à s’affermir ; elle prend toutes mesures pour aider le nouveau régime à achever la destruction de la vieille base et des vieilles classes, et à les liquider.

   Il ne saurait en être autrement. La superstructure est justement enfantée par la base pour servir celle-ci, pour l’aider activement à se cristalliser et à s’affermir, pour lutter activement en vue de liquider la vieille base périmée avec sa vieille superstructure. Il suffit que la superstructure se refuse à jouer le rôle d’outil, il suffit qu’elle passe de la position de défense active de sa base à une attitude indifférente à son égard, à une attitude identique envers les classes, pour qu’elle perde sa qualité et cesse d’être une superstructure. » (Staline : ouvrage cité, p. 14-15)

   Nous savons déjà que les idées sont des forces actives. Mais le point sur lequel insiste ici Staline, c’est que la superstructure est précisément engendrée pour servir et défendre sa base. C’est là en quelque sorte sa définition même, puisqu’il suffit qu’elle cesse de servir sa base pour qu’elle perde sa qualité de superstructure.

   La superstructure est un outil, le fruit d’un plan concerté, d’une activité consciente de la classe dominante. Certes, celle-ci ne crée pas les idées à partir de rien. Les idées sont des reflets. Mais c’est consciemment qu’une classe donnée met en avant les idées qui lui sont utiles.

   Nous avons décrit la superstructure comme un tout cohérent. Mais qu’est-ce qui détermine l’appartenance d’une idée ou d’une institution à ce tout ? Uniquement son utilité de classe, son rôle au service de la base.

   Il n’y a pas de hasard dans la vie de la superstructure, dans la lutte des idées, dans l’évolution des institutions. La bourgeoisie organise sa superstructure d’après un plan. En voici un exemple : le discours du comte de Montalembert à la tribune de l’Assemblée, au cours du débat sur la loi Falloux, quelques mois après juin 1848 :

   « J’ajouterai un seul mot, comme propriétaire et parlant à des propriétaires, avec une franchise entière, parce que nous sommes ici, je pense, pour nous dire la vérité les uns aux autres sans détour.

   Quel est le problème d’aujourd’hui ? C’est d’inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires. Or, je ne connais qu’une recette [Remarquer le mot qui justifie entièrement le texte stalinien !] pour inspirer ce respect, pour faire croire à la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires : c’est de leur faire croire en Dieu ! Et non pas au Dieu vague de l’éclectisme, de tel ou tel autre système, mais au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs. Voilà la seule croyance réellement populaire qui puisse protéger efficacement la propriété… » (Discours à l’Assemblée nationale, janv. 1850.)

   On saisit ici sur le vif la formation consciente de la superstructure, l’obligation où est la bourgeoisie d’englober une vieille institution dans sa superstructure en voie de devenir plus réactionnaire.

   L’Eglise catholique n’a pas condamné l’esclavage ; des esclaves existaient en Europe au Moyen-Âge, dans les colonies jusqu’en 1848, aux Etats-Unis jusqu’en 1865.

   L’Eglise a enseigné aux serfs l’obéissance au seigneur. Certes elle a obligé les seigneurs belliqueux à respecter la « Trêve de Dieu » sous peine du feu éternel. Mais par cette mesure, elle sauvegardait avant tout les cultures nécessaires à la vie de la société, elle protégeait la production, elle évitait famine et jacqueries. En somme elle protégeait la féodalité contre les « excès » des féodaux. Mais l’archevêque de Reims s’écriait :

   « Serfs, soyez soumis en tout temps à vos maîtres. Et ne venez pas prendre comme prétexte leur dureté ou leur avarice. Restez soumis, non seulement à ceux qui sont bons et modérés, mais même à ceux qui ne le sont pas. Les canons de l’Eglise déclarent anathèmes ceux qui poussent les serfs à ne pas obéir, à user de subterfuges, à plus forte raison ceux qui leur enseignent la résistance ouverte. » (Cité par J. Bruhat : Histoire du mouvement ouvrier français p. 43, Editions Sociales, Paris, 1952.)

   Puis l’Eglise, par les Encycliques de la fin du XIXe siècle, s’est efforcée de protéger le capitalisme contre les « abus » des capitalistes. Son langage s’est adapté. Elle proclamait autrefois l’existence nécessaire dans la société de seigneurs et de serfs, elle proclame désormais l’existence nécessaire de capitalistes et de prolétaires.

   Ainsi l’existence de l’Eglise sous le capitalisme n’est pas une survivance : elle signifie que le régime bourgeois, exploiteur et oppresseur, tire parti d’une idéologie et d’une institution correspondant à une formation sociale plus ancienne, mais où régnaient déjà l’exploitation et l’oppression. Voilà pourquoi la bourgeoisie, dès qu’elle se sentit menacée, réimplanta délibérément la religion en l’adaptant à ses besoins et lui redonna vigueur et appui comme partie intégrante de la superstructure capitaliste. Par suite elle présenta l’éducation religieuse et l’enseignement laïc comme complémentaires. Les instructions officielles de 1887 pour l’école primaire énoncent :

   « L’enseignement laïc se distingue de l’enseignement religieux sans le contredire. L’instituteur ne se substitue (pas) au prêtre…, il joint ses efforts aux (siens) pour faire de chaque enfant un honnête homme. »

   Si la bourgeoisie ne met pas tous ses œufs dans le même panier, elle sait cependant accorder ses violons !

   Une remarque de Staline est à souligner particulièrement : sitôt que la superstructure se refuse à jouer ce rôle d’outil, elle perd sa qualité, elle n’est plus superstructure. Quand par exemple les maîtres de l’enseignement public se refusent à défendre les visées impérialistes de la bourgeoisie, celle-ci pourchasse les instituteurs démocrates. Quand la légalité bourgeoise ne correspond plus aux exigences politiques des monopoles, cesse d’être entre leurs mains un bon instrument de leurs intérêts, la bourgeoisie cherche à jeter par-dessus bord les libertés démocratiques bourgeoises. C’est alors que le prolétariat, qui trouve dans la démocratie bourgeoise les meilleures conditions possibles sous le capitalisme pour répandre ses vues politiques dans la nation, est tout naturellement désigné pour relever le drapeau des libertés bourgeoises et le porter en avant.

   Idées et institutions ne doivent donc pas être appréciées de façon métaphysique. S’il est vrai que leur origine détermine leurs caractères, le changement des conditions historiques transforme leur rôle: il faut toujours dialectiquement chercher au service de quelle classe, elles peuvent être mises à un moment donné, en raison du changement des conditions objectives.

   La force active de la superstructure et principalement de l’Etat se manifeste tout particulièrement dans la période d’agonie du capitalisme. Dans cette période les rapports de production ne correspondent plus au caractère des forces productives. C’est l’Etat capitaliste qui prend toutes mesures utiles pour les consolider, pour entraver l’application de la loi de correspondance nécessaire entre rapports de production et forces productives, et pour tenter de prolonger indéfiniment l’existence du capitalisme. L’Etat bourgeois, appuyé sur l’idéologie correspondante, devient alors le principal obstacle au progrès de la société.

   Obstacle qui ne peut être écarté de la route que par l’activité consciente de forces nouvelles. Nous savons d’après la leçon précédente (18e leçon, point III.) que ces forces, sociales et politiques, sont constituées par l’alliance du prolétariat et des couches laborieuses à la campagne et à la ville. Nous voyons maintenant qu’une telle lutte a pour but de briser l’obstacle qu’est l’Etat bourgeois et d’instaurer un nouveau pouvoir politique, le pouvoir du prolétariat, dont le rôle actif permettra de liquider la vieille base et la vieille superstructure, de créer une nouvelle base et une nouvelle superstructure.

   Ainsi, dans certaines conditions historiques, idées et institutions jouent un rôle déterminant. Le matérialisme vulgaire conduit à la « théorie » fausse du développement automatique, « spontané » de la société : pratiquement, il justifie la passivité devant l’action que mène l’Etat capitaliste pour prolonger l’existence de sa base. Le marxisme au contraire ne néglige jamais le rôle primordial de l’initiative révolutionnaire des niasses, de la conscience socialiste. Il ne néglige jamais la lutte pour développer l’activité politique et élever le niveau idéologique des masses.

4. La superstructure n’est pas liée directement à la production

   « La superstructure n’est pas liée directement à la production, à l’activité productrice de l’homme. Elle n’est liée à la production que de façon indirecte, par l’intermédiaire de la base. Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d’une façon immédiate ni directe, mais à la suite des changements dans la base, après réfraction des changements de la production en changements de la base. C’est dire que la sphère d’action de la superstructure est étroite et limitée. » (Staline : ouvrage cité, p. 18.)

   Cette importante thèse du marxisme met en garde contre tous ceux qui passent sous silence les rapports de production et la lutte des classes et prétendent que l’ « évolution des techniques » entraîne directement le progrès des idées et des institutions. C’est un lieu commun de la pensée bourgeoise, en effet, de dire que le progrès matériel de la « civilisation moderne » doit être suivi d’un progrès correspondant dans l’ordre culturel, intellectuel, « moral ». Le démenti que donne sans cesse l’impérialisme à ce lieu commun bourgeois est l’occasion des lamentations des idéalistes qui en prennent prétexte pour condamner le progrès des techniques et la science.

   Or, ce qui détermine le niveau culturel, intellectuel, « moral » d’une société, c’est sa base économique. Le progrès des connaissances techniques et scientifiques ne peut directement rien changer à cela. Il ne se reflète dans la superstructure que par l’intermédiaire de la base. De même que les forces productives se développent dans les limites des rapports de production existants, de même le progrès technique et scientifique est évalué selon les critères de l’idéologie qui reflète cette base, il est apprécié par chaque classe selon son intérêt de classe.

   Il fut un temps où la bourgeoisie industrielle proclamait que le progrès des sciences conduirait au progrès matériel et culturel de l’humanité. Elle ne faisait ainsi qu’exprimer les possibilités de développement du capitalisme industriel à cette époque. Mais en elle-même cette thèse, qui fut celle du positivisme, est fausse.

   Sous le capitalisme déclinant, non seulement la science et le progrès technique ne sont pas au service des besoins sociaux, car ils sont au service du profit capitaliste, mais encore les idées scientifiques ne peuvent pénétrer largement les mas&es et servir à élever leur niveau culturel. L’idéologie bourgeoise rétrograde domine les masses ; la superstructure bourgeoise détermine leur niveau culturel et celui-ci reste inévitablement en retard sur le progrès de la connaissance scientifique. La conception positiviste d’A. Comte, selon qui le progrès de la société et des institutions dépend uniquement de la diffusion du savoir dans les masses, est une utopie de la bourgeoisie progressive : le développement ultérieur du capitalisme devait montrer son inconsistance.

   Contrairement au positivisme, le marxisme démontre que c’est la lutte des classes et le changement de la base économique qui permettent à la superstructure — nouvelle — de refléter le progrès technique et scientifique. La seule voie vers l’élévation du niveau culturel et intellectuel de la société, vers le progrès des idées et des institutions, c’est la lutte des classes et la révolution socialiste. La machine et la science, par elles-mêmes, n’ont pas plus le pouvoir d’abêtir l’homme que de l’élever. Elles ne suffisent pas à définir la « civilisation ». Le développement technique aux Etats-Unis n’empêche pas que l’idéologie dominante dans ce pays, loin d’exprimer un haut degré de civilisation, offre tous les traits de la barbarie capitaliste. Quant au socialisme, il n’est pas une « civilisation technicienne », ni le triomphe du scientisme. Sa supériorité morale est le reflet de la base socialiste qui engendre un humanisme supérieur. Le véritable humaniste ne condamne pas la lutte de classe, il y prend part : il sait que seule elle conduit à un régime économique et social où pourront être appliquées sans entraves les conquêtes les plus hardies du travail et de l’intelligence des hommes.

5. Conclusion

   Une société déchirée par l’antagonisme des classes ne peut connaître une véritable unité morale et culturelle. Certes, la classe dominante peut imposer son idéologie, parvenir à étouffer la voix des opprimés : c’est une « paix », mais comme la paix des tombeaux mettrait fin à une guerre où l’un des belligérants aurait été exterminé ! Seule la société sans antagonisme de classes connaît la véritable unité morale et spirituelle qui n’exclut nullement la lutte des idées, indispensable au progrès de la connaissance.

   Dans une société comme la nôtre, existent deux idéologies antagonistes et deux seulement: celle qui sert les intérêts de la bourgeoisie et qui est partie intégrante de la superstructure, et d’autre part l’idéologie du prolétariat qui ne trouve son expression scientifique que dans le marxisme.

Il ne peut y avoir de surcroît des « idéologies neutres ». Mais il y a des idées bourgeoises qui sont en retrait par rapport aux exigences idéologiques de l’impérialisme agresseur, ennemi du peuple, des nations, et de l’homme. Telles sont les idées bourgeoises rationalistes, antifascistes, humanistes. Dès que ces idées entrent en contradiction avec les exigences de l’impérialisme, la bourgeoisie déclenche l’attaque contre elles. Il est clair alors que la classe ouvrière et les forces progressives doivent s’en emparer, leur redonner force et vigueur, et les porter en avant en développant leur contenu démocratique.

   Ainsi les deux idéologies en présence ne sont pas statiques. L’une est en décadence et devient chaque jour plus réactionnaire, moins universelle. L’autre s’enrichit et se fortifie dans la lutte pour un nouvel humanisme.

   C’est en fonction de son intérêt de classe, inséparable désormais de celui de la nation, que le prolétariat puise dans la culture nationale du passé les éléments progressifs, reflets fidèles de la vie et du même coup monuments durables de l’art. C’est en fonction aussi de son intérêt de classe, opposé désormais à celui de la nation, que la bourgeoisie se détourne de l’héritage national, de son propre patrimoine démocratique et humaniste. Il n’y a pas, il ne peut y avoir d’idéologie neutre : il n’y a que les idées élaborées par la bourgeoisie au cours de sa longue histoire, et les idées qui résultent de la critique scientifique des premières, que met en avant le marxisme et que fait siennes le prolétariat. Que telle ou telle idée puisse changer de camp selon les péripéties historiques de la lutte des classes, cela montre précisément qu’elle n’est pas neutre, qu’elle a un contenu déterminé : c’est pourquoi elle est rejetée par la bourgeoisie quand l’intérêt de cette classe se modifie.

   La tâche qui se présente aux forces d’avant-garde de la société, c’est de réévaluer tout l’héritage idéologique et culturel. Le marxisme est essentiellement critique et ne laisse pas pierre sur pierre des laborieux échafaudages idéologiques du capitalisme. Par conséquent ne peut être pleinement marxiste qui ne s’est pas assimilé de façon critique la culture du passé.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Montrez par un exemple le contenu véritable de la lutte des idées dans une société de classes antagonistes.
  2. Quelles sortes d’idées appartiennent à la superstructure ? Exemples.
  3. Quelle attitude doit prendre le prolétariat à l’égard des transformations de la superstructure capitaliste ?
  4. Progrès scientifique et progrès « moral ».

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