Neuvième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

DEUXIEME PARTIE – ETUDE DU MATERIALISME PHILOSOPHIQUE MARXISTE

Neuvième leçon. — Le premier trait du matérialisme marxiste : la matérialité du monde

1. L’attitude idéaliste

   La forme la plus ancienne de l’idéalisme consiste à expliquer les phénomènes de la nature par l’action des forces immatérielles, à considérer la nature comme animée par des « esprits ».

   Il semble que cette forme d’idéalisme ne soit pas très difficile à combattre. Les progrès de la production, de la technique et de la science ont en effet jalonné l’élimination progressive de telles explications. Il y a longtemps que les peuples les plus développés ont banni de la nature les génies du feu, de l’eau et de l’air, les puissances mystérieuses sur lesquelles la magie seule avait prise, et que les histoires de fées et de lutins sont devenues des contes pour petits enfante.

   Le fétichisme a donc été abandonné et d’une manière générale la conception qui prétend voir des « esprits » ou des « âmes » partout, et qu’on appelle pour cette raison « l’animisme ».

   Sur un plan plus élevé, nous ne disons plus que « la nature a horreur du vide » quand nous voulons expliquer la montée du mercure dans le tube barométrique, ni que l’opium fait dormir parce qu’il a une « vertu dormitive ». Seuls les enfants se mettent en colère contre les objets qui les ont blessés comme si ces objets possédaient une volonté maligne, en cela semblables aux gens qui s’irritent contre le « mauvais sort » ou utilisent des porte-bonheur.

   Newton a écarté des espaces célestes l’ange gardien que, croyait-on, la Providence attribue à chacune des planètes pour la conduire sur son orbite. Les philosophes cartésiens, de leur côté, ont réduit à néant l’idée que les bêtes avaient une « âme » et Diderot demandait ironiquement à ce sujet si, lorsque un membre coupé d’un animal est encore le siège de mouvements musculaires, il faut concevoir qu’il y a aussi un « morceau d’âme » qui est resté dans cette partie du corps sectionné pour expliquer ce mouvement !

   Cependant, si l’idée que chaque phénomène de la nature exigerait l’action d’un esprit particulier nous est aujourd’hui étrangère, l’idée que le monde pris dans sa totalité a besoin pour exister d’un esprit supérieur, universel, persiste, comme on le sait, notamment sous la forme des religions monothéistes.

   Le monothéisme chrétien, par exemple, reconnaît bien la réalité matérielle du monde. Mais c’est là une réalité secondaire, créée. L’être véritable, la réalité ultime et profonde est esprit : c’est Dieu, qui est pur esprit et esprit universel. Voilà un exemple de ce qu’on appelle l’idéalisme objectif.

   Cette conception philosophique a revêtu bien des formes. Pour Platon, la réalité matérielle n’était que le reflet d’un monde idéal, le monde des Idées, où régnait l’intelligence pure qui n’avait pas besoin du monde matériel pour être. Pour l’école grecque ancienne des stoïciens, le monde n’était qu’un immense être vivant, animé par un feu divin intérieur. Pour Hegel, la nature et le développement des sociétés humaines n’étaient que l’enveloppe extérieure, l’aspect visible, l’incarnation de la pensée absolue et universelle, existant par elle-même.

   On voit donc que pour toutes ces philosophies le monde n’est qu’apparemment matériel ; en dernière analyse, sa réalité profonde est ailleurs, sa raison profonde doit être cherchée dans l’existence de l’esprit. Cet esprit est indépendant de notre conscience humaine individuelle : aussi range-t-on ces philosophies dans le groupe de l’idéalisme objectif.

   On peut noter aussi qu’en ce qui concerne l’homme, l’idéalisme objectif conduit le plus souvent à distinguer l’âme et le corps, en rattachant la première au monde spirituel, le second au monde matériel. C’est le cas notamment de l’idéalisme chrétien. La conception qui veut que l’homme dépende ainsi de deux principes est appelée dualisme. Le dualisme dans les sciences de l’homme est d’inspiration typiquement idéaliste,

a)  parce qu’il explique un être de la nature par l’existence d’une « âme » intérieure à cet être. Ce qui rejoint l’animisme ;

b)   parce qu’il rattache nécessairement cette « âme » en définitive à l’existence d’un esprit supérieur. En effet, s’il la rattachait au principe matériel, il ne serait plus dualiste, mais moniste.

   On voit par là que l’athéisme vulgaire relève bel et bien du dualisme : il nie l’existence de Dieu, mais sans faire appel à une conception matérialiste scientifique ; il parle de « l’esprit humain », de la « conscience humaine », comme si cet esprit était un principe distinct, indépendant ; il reste ainsi tributaire de l’idéalisme le plus plat. C’est le cas notamment de nos philosophes universitaires, laïcistes ou spiritualistes. L’Eglise ne s’effraie pas outre mesure de ces athées idéalistes : Maine de Biran sous Napoléon, Bergson, Freud ou Camus à l’époque de l’impérialisme. Elle sait et dit avec raison que ce ne sont que des brebis égarées. Et bien souvent, en effet, on voit les brebis, une fois leur carrière faite, rentrer au bercail !

   Si, à certaines époques, l’idéalisme objectif a pu donner naissance à de grandes philosophies ayant un noyau rationnel, à notre époque, — celle de l’impérialisme —, où la bourgeoisie agonisante a besoin de détourner les masses, par tous les moyens, de l’explication matérialiste du monde, l’idéalisme devient franchement irrationaliste et obscurantiste.

   Freud, par exemple, explique l’homme et les phénomènes de la vie sociale par l’existence en l’homme d’une force immatérielle, une puissance mystérieuse, avec ses « tendances » occultes, qu’il nomme « l’inconscient ». Bonne aubaine pour des charlatans décidés à exploiter la crédulité des braves gens. L’inconscient, c’est en fait la dernière forme de l’animisme, de la croyance en l’existence de forces immatérielles dans le monde.

   Bergson, de son côté, détruit purement et simplement la matérialité du monde. En effet pour lui la matière est le produit d’un acte créateur. Elle est en son essence vie. Toute matière est le produit d’un immense « élan vital » qui soulève le monde. Or la vie elle-même, qu’est-ce pour Bergson ? C’est de la conscience, c’est de la pensée, c’est de l’esprit. « La conscience en général, dit-il, est coexistante à la vie universelle ». [Bergson : L’évolution créatrice, p. 84.] La conscience est le principe de vie. Bien loin que la matière soit la base nécessaire au développement de la conscience, c’est au contraire la conscience qui explique le développement de la matière en s’incarnant en elle.

   Voilà le « génial » philosophe contemporain, égalé aux plus grands par la bourgeoisie réactionnaire ; voilà au nom de quelle « philosophie » il pourfend « le scientisme » et tente de déconsidérer le travail de l’intelligence.

   Dans le domaine scientifique même, l’idéalisme poursuit son offensive puisqu’on a pu voir des savants idéalistes américains chercher à démontrer « scientifiquement » la création de l’Univers, l’âge de l’Univers, le temps qu’a pris cette création, et restaurer la vieille théorie de la « mort de l’Univers », etc. !

   Si l’on prend garde enfin au renouveau d’éclat donné de nos jours aux « sciences occultes », au « spiritisme » (encouragé par Bergson et cautionné par le freudisme), pour détourner les ignorants et les dupes de l’explication matérialiste des maux sociaux dont ils souffrent, on saisira encore plus clairement toute l’actualité de la thèse marxiste sur la matérialité du monde. [Voir Engels : « La Science de la nature dans le inonde des esprits », Dialectique de la nature, p. 53-63.]

2. La conception marxiste

   « Contrairement à l’idéalisme qui considère le monde comme l’incarnation de « l’idée absolue », de l’ « esprit universel », de la « conscience », le matérialisme philosophique de Marx part de ce principe que le monde, de par sa nature, est matériel, que les multiples phénomènes de l’univers sont les différents aspects de la matière en mouvement ; que les relations et le conditionnement réciproque des phénomènes, établis par la méthode dialectique, constituent les lois nécessaires du développement de la matière en mouvement ; que le monde se développe suivant les lois du mouvement de la matière, et n’a besoin d’aucun « esprit universel ». » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 10.)

   Staline se réfère ici principalement, quand il parle de l’idéalisme, à la philosophie de Hegel dont nous avons dit quelques mots ci-dessus. Il le fait parce que l’hégélianisme représente la dernière grande synthèse idéaliste dans l’histoire de la philosophie, la quintessence et le résumé le plus cohérent de tous les traits historiques de l’idéalisme objectif, aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de la société.

   Staline souligne que les divers phénomènes de l’univers ne sont point dus à l’intervention d’esprits quels qu’ils soient ou de « forces » immatérielles, mais sont les divers aspects de la matière en mouvement.

   Staline souligne l’existence d’une nécessité naturelle, inhérente à la matière, qui est la base des lois de l’univers telles que les établit la méthode dialectique.

   Enfin, Staline souligne l’éternité du monde, de la matière en mouvement, en transformation perpétuelle.

   Nous allons reprendre en détail chacun de ces points successivement.

3. Matière et mouvement

   La question des rapports de la matière et du mouvement est décisive pour délimiter l’idéalisme et le matérialisme.

   Pour l’idéalisme, en effet, le mouvement, le dynamisme, l’activité, le pouvoir créateur appartiennent à l’esprit seul. La matière est représentée comme une masse inerte, passive et sans forme qui lui soit propre. Pour qu’elle prenne figure, il faut qu’elle reçoive l’empreinte de l’Esprit, qu’elle soit animée par lui. Ainsi du point de vue de l’idéalisme, la matière ne peut rien produire par elle-même ; quand elle est en mouvement, c’est que celui-ci lui vient d’ailleurs : de Dieu, de l’Esprit.

   Séparer la matière du mouvement, c’est un trait caractéristique de la pensée métaphysique. C’est aussi, notons-le, une méthode indispensable dans les débuts des sciences, dans la mesure où la matière en repos (repos qui ne peut être qu’apparent) est d’une étude plus facile que la matière en état de changement.

   Même lorsque les sciences modernes eurent pris leur essor, persista l’idée que le mouvement avait été donné à la matière, à l’origine des temps, par Dieu lui-même. C’est ainsi que Newton, qui développa la science des mouvements des corps célestes, se représentait l’Univers comme une immense horloge, aux rouages mécaniques parfaitement réglés, et il assortit son tableau scientifique du monde de l’idée qu’il avait fallu un choc initial, une « chiquenaude divine » pour mettre en branle cette énorme machine.

   C’est que la première science qui parvint à un certain degré d’achèvement fut la mécanique, c’est-à-dire la science des déplacements dans l’espace (ou changements de lieu) des corps solides, célestes et terrestres, la science de la pesanteur. Or en première approximation on peut, en mécanique, supposer que la quantité de matière d’un corps qui se déplace est indépendante de la vitesse avec laquelle il se déplace. De là, semble-t-il, une confirmation de l’idée métaphysique que la matière et le mouvement, la masse et l’énergie sont deux réalités distinctes en soi.

   Pour le matérialisme, au contraire, le mouvement est la propriété fondamentale de la matière, la matière est mouvement. Déjà Démocrite se représentait les atomes, éléments du monde, comme animés d’un mouvement éternel. Ces idées exercèrent une influence à la Renaissance. C’est Galilée qui, au début du XVIIe siècle, étudia scientifiquement la chute des corps. Le développement des mathématiques permit pour la première fois de refléter de façon satisfaisante le mouvement d’un corps qui tombe. Le progrès des sciences faisait progresser le matérialisme, et les philosophes, dont Descartes, parvinrent à l’idée que tout dans la Nature s’explique par le jeu des lois du mouvement mécanique des corps. Un déterminisme rigoureux, mécanique, un système implacable d’engrenages succédait à l’action mystérieuse de l’intelligence divine. Ainsi s’explique le matérialisme français du XVIIIe siècle, immense progrès par rapport aux diverses formes d’idéalisme religieux. Toutefois, en raison même des particularités du développement des sciences, ce matérialisme était incomplet. D’abord — nous venons de le voir — la mécanique, au point de développement où elle était parvenue, pouvait laisser supposer que le mouvement mécanique est communiqué à la matière à « l’origine des temps », ce qui laisse la porte ouverte à un retour offensif de l’idéalisme religieux. Malgré cela, les plus vigoureux penseurs, comme Diderot, défendirent brillamment l’idée que le mouvement est une propriété inhérente à la matière.

   Mais il faut ici tenir compte d’un fait historique : on ne connaissait scientifiquement que les lois du simple changement de lieu ou déplacement. Les autres formes du mouvement de la matière n’avaient pas encore révélé leurs lois : la chimie, la thermodynamique, la biologie n’existaient pas. Ou plutôt, tous les phénomènes que ces sciences étudient, on tentait de les expliquer par des causes mécaniques. On faisait fausse route en ignorant le caractère spécifique des diverses formes du mouvement de la matière. De là le nom de matérialisme mécaniste donné au matérialisme de cette époque. C’était, souligne Engels, une des principales étroitesses du matérialisme prémarxiste.

   Aussi ne réussissait-il pas à donner une explication satisfaisante des formes supérieures du mouvement de la matière : la vie, la pensée. Par exemple, les cartésiens estimaient que les animaux n’avaient point d’âme, et ils en concluaient qu’ils étaient comparables à des machines ; on se mit à construire des automates, des robots pour les imiter. Mais il est bien évident que, mi» à part les mouvements de locomotion, l’organisme vivant n’est pas assimilable à une machine, si perfectionnée soit-elle, et le fameux canard de Vaucanson, qui accomplissait, dit-on, toutes les fonctions de la vie, en omettait cependant au moins une : la fonction de reproduction. Ainsi le matérialisme mécaniste mutile la réalité. Enfin il fait de l’homme un produit passif de la nature, sans action sur la matière, sans pouvoir, donc sans liberté.

   Dans ses attaques contre le matérialisme, l’idéalisme se réfère constamment au matérialisme mécaniste qui lui laisse la partie belle ; il met en relief sans difficulté les aspects du réel que le matérialisme mécaniste mutile. D’où les rengaines sur « le matérialisme qui assimile l’homme à une machine, fait de lui un robot… », etc.

   Lorsqu’on aborda l’étude des autres formes du mouvement matériel, la chaleur, l’électricité, le magnétisme, les processus chimiques, la vie, l’idéalisme ne se tint pas pour battu. Partant toujours de l’idée que la matière est inerte, il déclara que Dieu avait doué la matière de « forces », force électrique, force magnétique, force d’affinité chimique, principe vital, principe spirituel enfin, et que la matière ne pouvait pas les créer. C’était entre autres l’opinion du physicien anglais Joule (1818-1889).

   Seul le matérialisme dialectique put donner une explication satisfaisante de ces phénomènes, en montrant qu’il s’agissait de formes spécifiques du mouvement de la matière, en montrant que la matière est capable non seulement de mouvement mécanique, mais de véritables changements et de transformations qualitatives, enfin qu’elle possède un dynamisme interne, une activité, un pouvoir créateur qui repose sur l’existence de contradictions au sein même des choses.

   En étudiant la dialectique, nous avons caractérisé cette conception dialectique du mouvement de la matière, qui a été en tous points confirmée par les sciences. C’est la raison pour laquelle Staline, dans le texte cité page 80, précise que la matérialité des divers phénomènes de l’univers ne peut être scientifiquement comprise que lorsque leurs lois sont établies par la méthode dialectique. Sinon toute science laisse une porte ouverte à l’interprétation idéaliste.

   Les grandes découvertes scientifiques qui firent toucher du doigt la dialectique de la nature et permirent de dépasser définitivement le matérialisme mécaniste, de constituer le matérialisme dialectique, furent au nombre de trois :

a) la découverte de la transformation de l’énergie, qui donnait l’idée du changement qualitatif et faisait apparaître les diverses « forces » physiques comme des aspects du mouvement de la matière ;

b) la découverte de la cellule vivante, qui livrait le secret de la constitution des organismes vivants, permettait d’entrevoir le passage du chimique au biologique, et de comprendre le développement des êtres vivants ;

c) la découverte de l’évolution des espèces vivantes, qui abattait la barrière métaphysique entre les diverses espèces, entre l’homme et le reste de la nature, et la théorie de l’évolution en général qui faisait apparaître l’univers entier, y compris les sociétés humaines, comme processus d’histoire naturelle, comme matière engagée dans un développement historique.

   Cependant, pour apercevoir toute la portée de ces découvertes, il fallait déjà posséder à fond la méthode dialectique, il fallait le génie de Marx et d’Engels.

   Ainsi, le matérialisme dialectique est seul à pouvoir réellement donner des phénomènes supérieurs, tels que la vie et aussi la pensée, une explication naturelle sans rien leur enlever toutefois de leur caractère propre et sans le secours d’aucun « principe vital » ou « spirituel ». En quoi consiste le détail de cette explication ? C’est évidemment à la science de répondre, à la science dont la marche en avant est éclairée par les principes du matérialisme dialectique, à la science de Mitchourine et de Lyssenko, à celle d’Olga Lépéchinskaïa, à celle de Setchénov, de Pavlov et de leurs disciples.

   Le matérialisme dialectique fait confiance à la puissance de la science. L’idéalisme au contraire s’empresse de proclamer son impuissance comme si elle devait avoir une réponse toute prête. Seuls des sots peuvent exiger une réponse immédiate aux problèmes qui se posent devant la science. La science n’a pas de réponse passe-partout. L’idéalisme en a une : c’est « l’esprit ». Mais ce n’est qu’un mot qui recouvre une ignorance. Comme « l’esprit » n’a, par définition, aucune des propriétés de la matière connues à un moment donné, il permet d’ « expliquer » tout ce qui relève des propriétés encore inconnues de la matière. Ce que j’ignore, je l’attribue à l’esprit, dit en somme l’idéaliste.

   L’idéaliste, qui « reproche » au matérialisme de n’avoir pas évolué depuis deux mille ans (!) et de répéter toujours la même chose (nous avons pu juger de la valeur du « reproche »), se fait d’ailleurs de la matière une idée figée et dogmatique. Chaque fois donc que la science découvre un nouvel aspect du mouvement universel de la matière, et réduit ainsi la marge laissée à l’ « explication » idéaliste, l’idéaliste s’empresse de proclamer que la « matière » s’est évanouie, volatilisée, etc.. Ce qui s’est évanoui, c’est l’idée étroite, mécaniste, métaphysique qu’il avait de la matière, et rien d’autre. Il ne faut pas confondre les notions scientifiques successives de la matière, de plus en plus riches et profondes, qui expriment (avec une approximation donnée) l’état de nos connaissances à un moment donné, avec la notion philosophique de matière qui sert justement de base théorique solide aux recherches scientifiques.

   « Le matérialisme, a dit Engels, est obligé de prendre un nouvel aspect à chaque nouvelle grande découverte. »

   Concluant sur ce point, disons avec Engels que « le mouvement est le mode d’existence de la matière », que la source d’animation, d’autodynamisme se trouve dans la matière elle-même.

   « La conception matérialiste de la nature ne signifie rien d’autre qu’une simple intelligence de la nature, telle qu’elle se présente, sans adjonction étrangère. » (Engels : « Fragment non publié du « Feuerbach » dans Etudes philosophiques, p. 68. Editions Sociales, Paris, 1951.)

4. La nécessité naturelle

   Il convient d’apporter ici de nouvelles précisions si l’on veut comprendre correctement l’idée de l’autodynamisme de la matière. Cet autodynamisme aboutit en effet à l’apparition d’êtres naturels ayant des formes déterminées, et c’est l’occasion d’une nouvelle offensive de l’idéalisme.

   Par exemple, comment expliquer que les cristaux de neige (ou de n’importe quel corps cristallisable) prennent toujours une forme géométrique déterminée ? Comment se fait-il que l’œuf de poule donne un poussin et l’œuf de cane un caneton alors que, évidemment, les deux formes animales : poussin et caneton, n’existent pas encore dans les œufs : ceux-ci en effet ne diffèrent que par la matière et non par la forme. On voit que cette question est générale et se pose dans toutes les parties des sciences qu’on appelle « morphologies » parce qu’elles étudient les formes : formes géographiques, formes cristallines, formes végétales, animales, et même formes grammaticales, sans oublier les formes des mouvements et comportements des animaux que l’on appelle « instincts ».

   A ces questions, l’idéalisme propose une réponse. Selon lui la forme de l’objet naturel serait « réalisée » par la matière, mais existerait antérieurement à cette « réalisation » ; c’est la forme qui commanderait le développement de l’être naturel, elle serait en quelque sorte son « destin » ; la nature se conformerait à un « plan » qui préexisterait. De même l’évolution serait « orientée » par avance, elle serait déterminée non par les conditions actuelles de la vie des organismes, mais par un « but » à atteindre. De même, l’instinct serait la manifestation d’une « intention » aveugle des animaux. Bref, d’une manière ou d’une autre, la nature révélerait la présence en elle d’une « intelligence ». En effet, où peuvent bien exister la « forme », le « plan », le « but », l’ « intention », s’ils préexistent au développement encore inachevé de la matière ? Ils ne peuvent évidemment exister que dans une intelligence suprême qui les conçoit. Cette doctrine est celle de la finalité ; nous voyons que la finalité est une conséquence de l’idéalisme, qui considère le monde comme l’incarnation d’une « idée ».

   Tout autre est la réponse du matérialisme dialectique à cette question (le matérialisme mécaniste, quant à lui, est incapable de fournir une réponse et laisse le champ libre à la finalité). Pour lui la forme est déterminée par le contenu actuel, c’est-à-dire par les « relations et le conditionnement réciproques des phénomènes », par l’état actuel de la matière et l’état des contradictions qui s’y développent en liaison indissoluble avec les conditions dues au milieu environnant. La meilleure preuve en est qu’on peut intervenir dans le développement d’une forme donnée. Les biologistes ont expérimentalement démontré le lien entre la forme et le contenu. Si l’on transporte une petite partie de la matière d’un œuf en développement sur un autre point de l’œuf, on verra se développer par exemple une patte là où normalement il n’y en a pas : on aura créé artificiellement un monstre. Or au moment de l’opération les diverses parties de la matière de l’œuf ne se distinguent les unes des autres que par leurs propriétés chimiques, par la nature des substances qui s’y rassemblent. Et ce contenu chimique de l’œuf se différencie lui-même sous l’effet des conditions extérieures (par exemple la chaleur) et sur la base de ses contradictions internes. C’est donc la nature bio-chimique de la substance des œufs des diverses espèces qui détermine en dernière analyse la forme du corps de l’animal : c’est le développement du contenu qui précède le développement de la forme. Il n’y a aucune « préformation » idéale, il n’y a aucune « forme en-soi » prédéterminée. Si d’ailleurs il en était ainsi tous les individus d’une espèce seraient rigoureusement identiques !

   Pour le matérialisme dialectique, la forme ne peut exister sans le contenu, sans un contenu déterminé, et réciproquement le contenu ne peut exister sans la forme, sans une forme déterminée.

   Dire que le contenu ne peut exister sans la forme ne signifie pas du tout qu’il est déterminé par elle. Bien plutôt c’est lui qui la détermine. Cela signifie que la forme n’est pas préexistante, immuable, mais changeante et qu’elle change en conséquence des changements qui surviennent dans le contenu. C’est le contenu qui change d’abord du fait de la modification des conditions du milieu environnant : la forme change ensuite conformément au changement du contenu, au développement des contradictions internes du contenu. Il s’ensuit que bien loin de préexister au développement, la forme le reflète, avec un certain retard : la forme retarde sur le contenu.

   « … dans le cours du développement, le contenu précède la forme, la forme retarde sur le contenu… Le contenu sans la forme est impossible ; cependant, telle ou telle forme, étant donné son retard sur le contenu, ne correspond jamais entièrement à ce dernier, et c’est ainsi que le nouveau contenu est « obligé » de revêtir momentanément l’ancienne forme, ce qui provoque un conflit entre eux. » (Staline : « Anarchisme ou socialisme ? » dans Œuvres, t. 1er, p. 264-265. Editions Sociales.)

   Comment se fait dans chaque cas, dans chaque domaine de la nature et de la société, la mise au jour de la nouvelle forme sous la pression du contenu en développement qui « cherche une nouvelle forme et tend vers elle »? (Staline) C’est évidemment ici encore aux sciences de répondre, aux sciences éclairées par le matérialisme dialectique. Ce qu’il y a de certain, c’est que le retard de la forme sur le contenu engendre inévitablement des incohérences dans la nature ; bien loin d’être « harmonieuse », la nature est ainsi pleine de conflits, de « contradictions », d’imperfections.

   On voit que le matérialisme dialectique sape foncièrement la théorie idéaliste de la finalité ; mais il rejette également le déterminisme mécaniste qui se représente l’action des divers phénomènes les uns sur les autres à la façon d’un simple mécanisme, d’un engrenage de corps solides, aux formes immuables.

   Le matérialisme marxiste apporte à la science une doctrine féconde : l’idée que les lois qu’elle découvre, que les relations qu’elle établit par la méthode dialectique, ne sont pas des relations arbitraires, mais les lois nécessaires de la matière en mouvement.

   La science matérialiste ignore l’angoisse des « empiristes » qui se contentent de constater la succession des phénomènes et peuvent sans cesse se demander si le soleil se lèvera demain !

   La science matérialiste part de l’idée qu’il n’est pas possible, dans des conditions données, que le phénomène prévu ne se produise pas, car la nature n’est pas infidèle à elle-même, la nature est une.

   La science matérialiste part de l’idée que la loi scientifique exprime une propriété objective de la matière, exprime l’inévitabilité de l’apparition d’un phénomène donné, au cours d’un développement donné, dans des conditions données.

   Engels a souligné l’inévitabilité de l’apparition de la vie sur une planète quelconque quand sont réunies les conditions nécessaires et l’inévitabilité de l’apparition de l’homme au cours du processus de l’évolution des espèces, y compris sur une autre planète et en un autre temps, si les conditions nécessaires étaient réunies.

   Voilà donc ce qu’il faut entendre par nécessité naturelle, par unité de l’Univers, par universalité des lois de la matière.

   Il s’ensuit que l’on ne peut ni créer, ni détruire ou abolir les lois de la nature ou de la société. On ne peut que les découvrir.

   « Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir. A plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science. » (Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R S.S. ». Derniers écrits, p. 94.)

   Par conséquent, le matérialisme dialectique fournit seul une base théorique solide à la prévision scientifique des phénomènes de la nature et de la société ; il élimine foncièrement le doute quant au résultat d’une action entreprise sur la base d’une connaissance scientifique du réel ; il assure donc à l’homme à la fois le maximum de certitude et le maximum de liberté en lui fournissant la possibilité d’agir à coup sûr.

5. Marxisme et religion

   Tout ce que nous avons vu jusqu’à maintenant nous permet de mesurer l’inconsistance de la forme la plus répandue de l’idéalisme objectif, la forme religieuse.

   On sait que la religion chrétienne, par exemple, exige pour expliquer le monde l’intervention d’un Dieu créateur, esprit infini et éternel. Nous voyons maintenant à quoi tient cette exigence :

a) pour l’idéalisme, la matière est passive et inerte : il faut donc qu’elle reçoive son mouvement de l’esprit ;

b) pour l’idéalisme, la matière ne possède en elle-même aucune nécessité naturelle, aucune unité : il faut donc qu’un esprit conserve constantes et immuables les lois de la matière ;

c) pour l’idéalisme, la matière n’est point engagée dans un processus historique de développement : le monde a donc un commencement et aura une fin, il faut donc qu’il ait été créé par un être éternel.

   Pour le matérialisme au contraire, la conception de la matière en développement interne et nécessaire entraîne naturellement pour conséquence la thèse de l’éternité et de l’infinité de l’Univers en transformation incessante, l’affirmation que la matière est indestructible et incréée.

   Déjà Diderot demandait que l’on n’expliquât pas le monde, sous prétexte que l’éternité de la matière serait incompréhensible, par une autre éternité encore plus incompréhensible que la première.

   Les découvertes scientifiques depuis Diderot ont rendu encore plus intenable la position du créationnisme. Dès le XVIIIe siècle, l’Allemand Kant formulait sa célèbre hypothèse sur l’évolution du système solaire et le Français Laplace qui la reprit scientifiquement répondit tranquillement à Napoléon qui se plaignait de ne point voir Dieu dans son système : « Sire ! je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Les découvertes de l’Anglais Lyell dans le domaine de l’évolution de la Terre, du Français Lamarck et surtout de Darwin dans le domaine de l’évolution des espèces vivantes fondèrent définitivement la théorie générale de l’évolution et permirent de laisser loin en arrière l’ancien matérialisme à qui faisait défaut cette conception historique de l’univers. C’était la seconde de ses limitations, de ses étroitesses inévitables. [La première étroitesse de l’ancien matérialisme était son caractère mécaniste. Voir ci-dessus point III.]

   Enfin, les découvertes de Marx et d’Engels dans le domaine de la science des sociétés étendirent cette conception profondément historique à tous les phénomènes de la vie sociale et liquidèrent la troisième étroitesse de l’ancien matérialisme, qui ne savait pas considérer la société humaine comme un processus d’histoire naturelle.

   Comme l’a écrit Lénine, la conception matérialiste du philosophe de l’Antiquité Héraclite pour qui

   « le monde est un, n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; a été, est et sera une flamme éternellement vivante, qui s’embrase et s’éteint suivant des lois déterminées »

   constitue donc un

   « excellent exposé des principes du matérialisme dialectique. » (Lénine : Cahiers philosophiques.)

   L’apparition du matérialisme dialectique a profondément transformé la critique de la religion et de la théologie. Auparavant les philosophes rationalistes développaient leur critique du Dieu chrétien en montrant les inconséquences innombrables qu’entraîne une telle notion : comment un pur esprit peut-il engendrer la matière ? comment un être indépendant du temps, du devenir, du changement, immuable au fond d’une éternité immobile peut-il créer le monde à un moment donné du temps ? comment un être infiniment « bon » a-t-il pu créer les monstres, les animaux nuisibles, les tremblements de terre et les maux symbolisés par les trois cavaliers noirs de l’Apocalypse : la guerre, la famine et les épidémies ? Dieu qui est tout-puissant aurait-il pu faire que 2 et 2 fassent 5 et que le vrai soit le faux ? et, s’il ne le pouvait pas, était-il alors tout-puissant ? et, s’il est souverainement parfait, peut-il ne pas punir l’injustice ? mais, s’il est souverainement bon, peut-il ne pas être clément, et par suite injuste ? etc., etc..

   Bref la critique rationaliste a fait ressortir avec raison toutes les impossibilités que renferme la notion de Dieu, toutes les « contradictions » qu’elle recèle, que la théologie du reste reconnaît et pour lesquelles elle invoque le « mystère » divin impénétrable à la créature et toutes les diableries nécessaires pour forger l’idée du prétendu péché originel.

   Les philosophes idéalistes rationalistes ont donc entrepris de réviser la notion du Dieu chrétien : ils ont proposé des conceptions qui, toutes plus impossibles les unes que les autres, soulevaient de nouvelles difficultés sitôt que les précédentes semblaient vaincues. Quant aux matérialistes pré-marxistes, ils ont buté sur toutes les difficultés signalées précédemment : l’explication de la vie et de la pensée, l’explication du devenir du monde, l’explication des contradictions de la nature et des phénomènes sociaux avec tous les maux qu’elles valent à l’humanité : la maladie, la mort, la famine, la guerre.

   Le matérialisme dialectique a levé ces difficultés et la notion de Dieu, déjà mise à mal par les rationalistes non dialecticiens, s’est vidée de tout contenu. Le débat sur l’existence ou la non-existence de Dieu, soulevé par l’athéisme vulgaire, non-marxiste, a cessé de se poser dans ces termes-là : Dieu est devenu, comme le disait Laplace, une hypothèse mutile. Le « problème » de l’existence de Dieu a été remplacé par le problème de l’existence de l’idée de Dieu dans la tête des hommes, deux problèmes que l’idéalisme objectif confond.

   C’est un fait que l’idée de Dieu, les sentiments religieux, la religion existent et ce fait exige une explication. Bien loin que l’homme soit un être « divin », à la fois naturel et surnaturel, mortel et immortel, vivant ici-bas et dans l’au-delà, il faut dire : c’est « Dieu », la religion, qui est un phénomène humain : le divin est une production de l’homme, et non l’homme une production du divin.

   Déjà Voltaire, parlant des religions, disait que « si Dieu avait créé l’homme, l’homme le lui avait bien rendu ». Le matérialiste allemand Feuerbach amorça la critique du phénomène religieux sous cet angle nouveau. Mais c’est le marxisme qui apporta les éléments d’explication décisifs. En voici les principes :

  1. Les formes inférieures de la religion, les pratiques magiques, l’explication idéaliste primitive des phénomènes naturels et sociaux, aussi bien que les formes les plus élevées, comportant des conceptions philosophiques, morales et des pratiques magiques « spiritualisées » telles que la prière et les sacrifices mystiques, expriment, traduisent, reflètent, sur le plan des sentiments et de la pensée, une donnée réelle de la pratique humaine, à savoir son impuissance relative, très grande au début de l’humanité : impuissance devant la nature, ni comprise ni dominée, impuissance liée au faible développement de la production [Voir dans la leçon précédente l’exemple du paratonnerre, 8e leçon, point V.] ; impuissance devant les phénomènes sociaux, ni compris ni dominés, liée à l’oppression de classe, à l’absence de perspectives, à la faiblesse de la conscience sociale.

   Tout le monde sait que les pratiques religieuses sont censées assurer le succès, la réussite, y compris « dans les affaires », la victoire sur l’adversaire, le bonheur éternel, etc. La religion apparaît donc comme un moyen pour l’homme d’atteindre ses fins, une pratique liée à l’ignorance des causes de son malheur et du même coup à l’aspiration confuse au bonheur.

   Mais si elle reflète ainsi les données de la pratique, elle les reflète à l’envers, non point selon les données objectives, mais selon les données subjectives : les visions des rêves, les désirs inconsidérés de l’homme en proie à l’ignorance. « Dieu » par exemple devient le sauveur suprême, la perfection des perfections. Les « contradictions » que nous avons relevées dans l’idée même de « Dieu » ne font qu’exprimer les contradictions internes des idées de « perfection absolue », de « savoir absolu », de « bonheur infini », que l’homme se forge, idées fantastiques et métaphysiques dans lesquelles il transpose à l’envers les contradictions du monde réel et les désirs fantastiques qu’il conçoit dans son ignorance. L’idée de Dieu ne fait que résumer, accumuler et concentrer en un seul faisceau toutes ces contradictions qui deviennent en même temps métaphysiques, absolues, insolubles.

   La religion est ainsi l’exact opposé de la science matérialiste dialectique qui, elle, reflète les contradictions du réel, mais à l’endroit, fidèlement, sans additions étrangères, imaginaires, fantastiques. Comme l’a dit Engels :

   « La religion a ses racines dans les conceptions bornées et ignorantes de l’état de sauvagerie. » (Ludwig Feuerbach, p. 15 ; Etudes philosophiques, p. 25.)

  1. Cependant pour étudier la religion, il faut tenir compte d’un second fait, car, dans la mesure même où, née de l’ignorance, elle substitue aux explications scientifiques des explications imaginaires, la religion contribue pour une part immense à masquer le réel, à voiler l’explication objective des phénomènes, et l’homme religieux qui tient à sa chimère est en quelque sorte hostile par principe à la science, œuvre du démon. Cette particularité ne pouvait pas manquer d’être utilisée à fond par les classes exploiteuses intéressées à dissimuler aux yeux des masses leur exploitation, ainsi que nous l’avons noté dans la leçon précédente. Pour perpétuer leur oppression de classe, elles ont besoin de la passivité et de l’inaction des masses, de leur résignation, de la croyance à la fatalité du malheur, mais en même temps il faut que l’espoir de bonheur des masses soit détourné vers l’au-delà : la perspective consolante du paradis est proposée aux masses exploitées comme prix de leurs « sacrifices » terrestres. C’est ainsi que la croyance en l’immortalité de l’âme, conçue d’abord dans l’Antiquité comme une fatalité accablante, se transforma en espérance de salut dans l’au-delà.

   Dès les temps les plus reculés, la religion fut donc utilisée comme force idéologique du « maintien de l’ordre », comme opium du peuple, selon la formule de Marx, alors même que les classes dirigeantes éclairées ne croyaient plus un mot des mystifications dont elles perpétuaient l’influence dans les masses. Déjà les prêtres de l’ancienne Egypte « fabriquaient » des miracles en faisant se mouvoir les statues des dieux, les Romains assuraient que « deux augures ne peuvent se regarder sans rire » et Cicéron déclarait que la religion est bonne pour les femmes et les esclaves. Les réactionnaires féodaux de l’Ancien Régime se servirent de la religion pour tenter de ralentir les progrès de la science : ils firent interdire les recherches médicales, la chirurgie et la vaccination, ils firent condamner Galilée pour avoir soutenu que la Terre n’est pas le centre du monde ; au XXe siècle encore, dans la Russie des tsars, Mitchourine fut dénoncé comme sacrilège à la police tsariste : il pratiquait des croisements d’espèces végétales !

   Des coups très durs furent portés à la religion par le matérialisme français du XVIIIe siècle. Elle fut cependant restaurée dans notre pays par toute une série de mesures politiques réactionnaires au lendemain de la Révolution et tout au cours du XIXe siècle, notamment après la chute du ler Empire, après juin 48, après la Commune de Paris, sous le régime de Vichy. La mise en scène de prétendus miracles fut un des procédés du colonialisme.

   Sur le plan théorique, cette utilisation politique de la religion, alors même que son contenu philosophique avait essuyé une défaite définitive, est représentée à merveille par Kant, contemporain de la Révolution de 1789. Pour lui, l’existence de Dieu est indémontrable. Cependant il faut l’ « admettre », car sans cette idée, tout serait permis, il n’y aurait plus de grand justicier, de gendarme céleste, de récompense et de punition assurées, le « juste » se décourageait, le « méchant » s’enhardirait, bref l’ordre bourgeois serait compromis. « Dieu » est donc une arme contre-révolutionnaire, tout simplement ; il n’est même pas nécessaire d’être théoriquement certain de son existence, il suffit de l’admettre pratiquement, utilitairement. N’est-ce pas la pratique constante de la bourgeoisie en matière religieuse ? Et quelle plus belle preuve du complet fiasco théorique de l’idéalisme religieux ?

   La victoire historique du socialisme met fin à la domination des classes réactionnaires. La religion, en tant que force idéologique au service de ces classes, perd ainsi sa base sociale. Mais elle se maintient un certain temps, comme survivance dans la conscience des hommes. Ainsi se poursuit, en régime socialiste, une lutte théorique entre science et religion, entre ignorance et connaissance. Cette lutte est un aspect du processus de la connaissance, puisque la connaissance progresse par la lutte. [Voir la 11e leçon, point III, et la 5e leçon, point III, b.] Tel est le contenu du principe de la liberté de conscience en U.R.S.S.

6. Conclusion

   Une idée se dégage de cette leçon sur la matérialité du monde : le matérialisme dialectique est de nos jours seul révolutionnaire. Si « Dieu » ou l’ « esprit », etc. n’est qu’une notion vide, symbole de toutes les ignorances passées de l’humanité, alors, comme le dit magnifiquement l’Internationale, « il n’est point de sauveur suprême ».

   L’homme n’a quelque chose à attendre que de lui-même et de la vie terrestre, et c’est justement le matérialisme qui lui apprend à voir « le monde tel qu’il est », le monde à l’endroit et non plus à l’envers.

   Bien loin d’écraser l’homme, le matérialisme lui révèle qu’il n’y a pas de destin, pas de fatalité, et que par la connaissance scientifique du réel, il peut transformer sa condition, accéder à une vie nouvelle, connaître le bonheur de la vie.

   Comme le matérialiste grec Epicure l’enseignait, le matérialisme libère la conscience humaine opprimée depuis des millénaires par la crainte superstitieuse de la colère divine, et, pouvons-nous ajouter, par la crainte superstitieuse de l’Etat, de « l’ordre établi », incarnation soi-disant des volontés de « la Providence ». Comme Marx l’a indiqué, le matérialisme mène au socialisme.

   Rien n’est expiation, contrairement à ce que prétendait Pétain. Rien n’est fatal. Rien n’est « écrit ». Rien n’est éternel, sinon la matière en mouvement. De même que la science des maladies permet de les combattre en combattant leurs causes, de même la science des causes de la guerre permet de combattre la guerre. Mieux on connaît les causes qui, sans qu’on puisse en douter, engendrent les guerres nécessairement, mieux on est armé pour les combattre efficacement. La guerre n’est donc point fatale. Au lieu d’engendrer passivité et résignation, le matérialisme est un appel à l’action ; il permet de reconnaître avec précision ce qui est possible, et de définir le pouvoir effectif de l’homme. Telle est la liberté : non pas une proclamation sonore, mais un pouvoir qui s’exerce.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Quelles sont les formes les plus répandues actuellement de l’idéalisme objectif ?
  2. Résumez la thèse marxiste de la matérialité du monde.
  3. En quoi consistait l’insuffisance du matérialisme mécaniste ?
  4. Quelles étaient les autres étroitesses du matérialisme prémarxiste ?
  5. Quelle distinction faites-vous entre l’inévitabilité d’un phénomène et l’idée de « fatalité » ?
  6. Comment le marxisme aborde-t-il la question de la religion ?
  7. Quelle attitude un matérialiste conséquent prend-il devant les événements de la vie sociale et aussi ceux de sa vie personnelle ?

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