Onzième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

DEUXIEME PARTIE – ETUDE DU MATERIALISME PHILOSOPHIQUE MARXISTE

Onzième leçon. — Le troisième trait du matérialisme marxiste : le monde est connaissable

1. Ultime refuge de l’idéalisme

   Nous avons vu dans la leçon précédente que l’apparition de l’idéalisme subjectif de Berkeley au XVIIIe siècle s’explique par la nécessité de sauver par une voie détournée l’idéalisme objectif de la religion, qui succombait sous les coups des sciences naturelles et du matérialisme. Mais la philosophie de Berkeley avait le grave défaut d’être incapable de rendre compte des progrès des sciences qui lui étaient contemporaines, et pour ne citer que cet exemple, des mathématiques. Elle prétendait les ignorer, les déclarait absurdes. Et nous avons vu que les philosophes idéalistes de la lignée de Berkeley se tiennent le plus souvent à l’écart des questions scientifiques. Mais cela ne peut suffire. Dès le XVIIIe siècle le développement des sciences était tel, surtout après l’élaboration de la théorie mécanique générale de l’univers par Newton, que la position de Berkeley devint insoutenable. L’idéalisme dut se ménager une position de repli : il s’agit de réserver au moins à la religion la possibilité de se survivre, de lui accorder le bénéfice du doute. « Le matérialisme prétend que la matière est première, nous n’en savons rien », prétendra la nouvelle philosophie.

   Ainsi cette philosophie essaie de se présenter comme une « troisième voie », entre l’idéalisme et le matérialisme ; elle refuse de prendre parti sur le problème fondamental de la philosophie en décrétant qu’il n’est pas possible de prendre parti ; elle se flatte d’adopter une position « critique » et non « dogmatique ».

   L’idéalisme objectif subordonnait la matière à un Esprit universel, l’idéalisme subjectif dissolvait la matière dans notre conscience. Mais l’un est ruiné par les sciences de la nature, l’autre est ruiné par la physiologie et les sciences sociales. Vient notre nouvelle philosophie qui dit : « Mais d’où savez-vous que la science nous fait connaître le réel tel qu’il est ? Certes les sciences existent ; mais, pour savoir si la réalité objective est dans son principe matière ou esprit, il faudrait d’abord savoir si notre esprit peut connaître la réalité objective en elle-même ». Ainsi donc cette « troisième philosophie » ne subordonne pas la matière à l’esprit, ne dissout pas la matière dans la conscience, mais raisonne au départ comme si l’une était étrangère à l’autre, comme si la matière était impénétrable à l’esprit, à notre connaissance, et comme si notre connaissance était incapable également de percer à jour la nature et les possibilités de notre esprit.

   D’une manière générale cette tendance, qui prétend qu’il est impossible de répondre à la question fondamentale de la philosophie parce que nous sommes et serons toujours incapables de connaître les principes premiers des choses, se dénomme agnosticisme (de deux mots grecs signifiant « incapable de connaître »).

   Le précurseur de cette philosophie est au XVIIIe siècle l’Ecossais David Hume. Son principal représentant est l’Allemand Emmanuel Kant (1724-1804), contemporain de la Révolution française, dont nous avons déjà parlé. [Voir la 9e leçon : Marxisme et religion, point V.] En France c’est, au XIXe siècle Auguste Comte (1798-1857) qui soutient une position voisine, et une série d’auteurs chez qui l’agnosticisme se mélange aux autres formes de l’idéalisme (en effet, chez ces auteurs, on ne trouve jamais les tendances philosophiques à l’état pur comme chez les fondateurs de doctrines, mais d’instables dosages). En outre, la philosophie de Kant a joué un rôle dans le mouvement ouvrier parce que des ennemis du marxisme se sont appuyés sur elle pour tenter une « révision » du marxisme.

   Voyons donc les « arguments » de l’agnosticisme. Hume écrit :

   « On peut considérer comme évident que les hommes sont enclins par leur instinct naturel… à se fier à leurs sens, et que sans le moindre raisonnement, nous supposons toujours l’existence d’un univers extérieur, qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait si même nous étions anéantis avec tous les êtres doués de sensibilité. »

   Nous le voyons : jusqu’ici Hume reconnaît que le matérialisme correspond au sens commun,

   « Mais cette opinion primordiale et universelle est promptement ébranlée par la philosophie la plus superficielle qui nous enseigne que rien d’autre que l’image ou la perception ne sera jamais accessible à notre esprit… La table que nous voyons paraît plus petite quand nous nous en éloignons, mais la table réelle qui existe indépendamment de nous ne change pas ; notre esprit n’a donc perçu autre chose que l’image de la table. » (Cité par Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 22.)

   Nous voici donc en face d’un argument du plus pur style berkeléyen : souvenons-nous de l’exemple du soleil « plat et rouge » (leçon précédente). Avec toutefois une différence : Berkeley niait l’existence indépendante de la matière ; Hume ne la nie pas : il admet l’existence d’une « table réelle » qui existe indépendamment de nous et ne change pas alors que nos sensations changent, mais cette table nous ne saurons jamais comment elle est, puisque nous ne connaissons d’elle que les images relatives que nos sens nous en donnent. La table en elle-même est inconnaissable.

   Ainsi donc Hume distingue dans la réalité deux niveaux : d’une part la table telle que nous la voyons, la table pour nous, qui est dans notre conscience sous forme d’image, qui est subjective, et qui n’est qu’apparence ; d’autre part la table « réelle », la table en soi, qui est hors de notre conscience, qui est objective et constitue la réalité, mais qui est inconnaissable. Conclusion : nous ne connaissons jamais que les apparences des choses, nous ignorons toujours leur être et nous ne pouvons donc pas nous prononcer entre l’idéalisme et le matérialisme. L’idéaliste et le matérialiste qui discutent perpétuellement sur ce que sont les choses en soi, matière ou esprit, ressemblent à deux hommes qui marcheraient dans la neige le nez chaussé l’un de lunettes bleues, l’autre de lunettes roses et qui discuteraient pour savoir de quelle couleur est la neige. Le matérialiste voit l’importance du côté matériel des choses, l’idéaliste l’importance du côté idéal ; bien malin qui dira ce que sont les choses en elles-mêmes, car chacun est « prisonnier de son point de vue ». On mesure l’importance de cette philosophie pour les gens qui prétendent « rester neutre » et se maintenir « dans une réserve scientifique ».

   C’est à propos de la science justement que Kant, s’appuyant sur les raisonnements de Hume, va intervenir. Kant a la réputation d’un philosophe très difficile. [La critique que nous faisons de la philosophie kantienne ne met nullement en cause l’apport de son œuvre de savant : hypothèse de la nébuleuse, que le Français Laplace devait reprendre et développer.] En fait l’idéologie kantienne se rencontre partout. C’est l’idée qu’il y a un « secret » des choses et que ce secret nous échappe, c’est le faux neutralisme imposé à l’école bourgeoise comme s’il était possible de tenir la balance égale entre la vérité et l’erreur, la science et l’ignorance, c’est l’idée qu’il n’est pas bon d’être trop affirmatif, qu’il y a du vrai partout, que « chacun a son point de vue », etc. C’est donc le type même de l’idéologie propre à désorienter les masses.

   Kant, donc, part de la distinction entre la chose-en-soi inconnaissable et la chose-pour-nous, l’apparence, qui résulte du choc produit sur nos organes des sens par la chose-en-soi. Nous ne sommes pas dans les choses, nous n’y serons jamais. D’autre part les apparences sont multiples, chaotiques, contradictoires. La tâche de la science va donc consister à y mettre de l’ordre, à en former un tableau cohérent qui satisfasse notre besoin de logiques. Comment cela va-t-il se faire ? C’est l’esprit humain qui, précise alors Kant, interprète les données des sens d’après ses propres exigences. La science n’est pas autre chose que le résultat de cette interprétation. Ainsi les lois de la science, les relations entre les phénomènes, sont uniquement le produit de l’esprit humain. Bien loin de refléter les lois réelles de la matière en mouvement, elles reflètent les « lois », les exigences de l’esprit humain. Bien loin de représenter la vérité objective, elles ne représentent qu’une vérité subjective. Certes, elles ne dépendent pas de Pierre ou de Paul, mais il n’en reste pas moins que pour Kant elles sont relatives à l’esprit humain ; (comme s’il pouvait y avoir un esprit divin qui voie le monde autrement).

   Quelle est la conséquence de cette théorie ? La science reste à la surface des choses. En fait, un mystère absolu, impénétrable, éternel est l’arrière-fond véritable sur lequel se déroule le progrès illusoire des sciences. Par suite, il ne faut attribuer à la science aucune vérité absolue. Elle n’est qu’une question d’interprétation. Le kantisme mène tout droit au scepticisme et à l’inaction, y compris dans le domaine de la recherche scientifique théorique. Les agnostiques sont ainsi conduits à ne faire aucune différence entre les erreurs de la science d’hier et les vérités de la science d’aujourd’hui. « Vérité aujourd’hui, erreur demain », disent-ils, concluant que, si la science s’est trompée une fois, on ne peut savoir à quel moment elle ne se trompe pas. Ils confondent l’esprit critique méthodique du savant dans son laboratoire avec l’esprit de doute sceptique universel. Pour eux la connaissance élève une barrière entre le monde et nous. De là viennent les considérations interminables, mises à la mode dans l’Université bourgeoise, sur la valeur de la science, la faillite de la science, etc. Si la science ne porte que sur les apparences, elle n’est en définitive qu’une apparence de science, une apparence de connaissance.

   L’agnosticisme, nous l’avons dit, a revêtu des formes voisines qu’il faut savoir reconnaître. Le positivisme d’Auguste Comte affirme que la science doit se borner à constater les relations entre les faits sans chercher la raison de ces relations ; elle doit s’interdire de chercher le « pourquoi » des choses, ne pas vouloir atteindre l’absolu ; toute recherche de ce genre, toute théorie explicative des phénomènes qui met au jour leur essence, est condamnée par Auguste Comte comme « métaphysique », par un emploi illégitime du mot. C’est le credo officiel de l’Université bourgeoise en matière scientifique.

   Pour le nominalisme, soutenu par exemple par Henri Poincaré, la science n’est qu’un « langage », une manière de formuler ce que nous apercevons des phénomènes, mais nullement une explication décisive du réel. Henri Poincaré remet même en doute la grande découverte de la rotation de la Terre autour du Soleil, et ne veut voir dans le système de Copernic qu’un « langage ». Ces philosophies, non seulement donnent de la science une vue fausse, mais encore l’engagent dans des voies où elle est stérilisée ; elles lui enlèvent la belle hardiesse de la science de la Renaissance ; elles s’accordent pour la rendre inoffensive. Toutes ces tendances ont eu depuis cent ans une abondante postérité en France et en Allemagne, en Angleterre et en Amérique. Elles ont eu un succès particulier dans le domaine des sciences sociales.

   Faisons maintenant le point sur l’agnosticisme.

  1. L’agnosticisme n’attaque pas de front la science ; au temps de Kant et de Comte ce n’est plus possible. Il ne nie pas non plus l’existence de la réalité objective ; devant la science, l’agnostique est donc matérialiste. Mais il s’empresse de donner des gages de l’autre côté, de protester que la science n’est pas toute la connaissance. L’agnostique s’évertue donc à diminuer le crédit de la science, à cacher son contenu matérialiste et sa valeur de connaissance, à fuir la matière tout en l’admettant, de manière à ne pas s’attirer d’ennuis. Il s’agit en bref de confisquer la science au profit de l’idéalisme ; la science va servir à chanter les louanges de « l’esprit humain ». Bref ce matérialisme est un matérialisme honteux.

   Si, cependant, les néo-kantistes s’efforcent en Allemagne de donner une nouvelle vie aux idées de Kant, et les agnostiques, en Angleterre, aux idées de Hume (où elles n’avaient jamais disparu), cela constitue, au point de vue scientifique, une régression par rapport à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon honteuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le reniant publiquement. [Engels : Ludwig Feuerbach, p. 17 ; Etudes philosophiques, p. 27.]

  1. Cette position « intermédiaire » correspond à merveille aux besoins de la bourgeoisie qui, à l’époque de l’essor du capitalisme, ne peut se passer du développement des sciences au service de la production, mais qui en même temps recherche un compromis avec l’idéologie féodale, la religion, soit parce qu’elle a besoin déjà de consolider son pouvoir : c’est le cas en France au temps de Comte, soit parce qu’elle n’a pas su encore s’émanciper de l’ordre féodal : c’est le cas en Allemagne au temps de Kant.
  2.  L’agnosticisme n’est une position « intermédiaire » qu’en apparence. Pratiquement d’abord, que signifie chez Comte le refus de l’absolu, par exemple en politique ? On le voit par son mot d’ordre : « Ni restauration, ni révolution », mot d’ordre bourgeois par excellence. En se contentant d’un matérialisme honteux, qui n’ose se battre à visage découvert sous prétexte qu’on ne peut prendre parti, l’agnostique laisse le champ libre, non point aux deux partenaires également, mais au plus fort. Or quel est le plus fort dans la pratique ? Comme Lénine l’a montré dans Que faire ?, c’est incontestablement l’idéalisme, parce qu’il a le bénéfice de l’ancienneté en tant qu’idéologie officielle, et parce que théoriquement il attire les esprits sur la pente de la facilité. Le matérialisme au contraire est non-officiel, difficile parce que scientifique, inhabituel. « L’impartialité » de l’agnosticisme ressemble donc à la « non-intervention » de Léon Blum dans le conflit entre la République espagnole et l’intervention fasciste. Kant lui-même sait fort bien que, laissés sans réponse théorique valable, les hommes se tourneront vers ceux qui prétendent en apporter une, et qui sont en place, idéalistes et théologiens, car les hommes ont un besoin de certitude philosophique ; la « neutralité » agnostique n’est donc qu’hypocrisie. Nous verrons au surplus que, sur le plan théorique, l’agnosticisme a des présupposés idéalistes.
  3. Enfin l’agnosticisme conduit tout droit au mysticisme, au fidéisme. On appelle ainsi la doctrine réactionnaire qui admet, au-dessus de la raison, un autre genre de « connaissance » : la foi. En effet l’agnosticisme rejette toutes les tentatives de démonstration rationnelle des dogmes religieux, auxquelles se livrait l’idéalisme objectif, puisque pour lui, connaître les principes du monde, Dieu ou matière, est impossible par la raison, par la philosophie. Conséquence : comme on ne sait pas le fin mot des choses, comme l’homme est enveloppé d’un mystère insondable, rien n’interdit d’avoir accès à la réalité suprême par des voies non-rationnelles, mystiques, rien n’interdit de donner sa chance à la foi, rien n’interdit de penser qu’elle est la véritable connaissance. [Nous avons vu (9e leçon) que, pour Kant, la foi a un rôle pratique, contre-révolutionnaire. Ma philosophie, expliquait-il, a ce précieux avantage qu’elle fait une place tout ensemble à la science et à la foi.] L’agnosticisme ne dit pas comme l’idéalisme religieux : « La religion est philosophiquement la vérité », il dit : « Peut-être la religion n’est-elle pas une erreur, peut-être y a-t-il de la vérité dans la religion ». On voit la « nuance », nuance qui suffit pour lui attirer les foudres théoriques de l’Eglise et son appui dans la pratique !

   « Le fidéisme contemporain ne répudie nullement la science ; il n’en répudie que les « prétentions excessives », à savoir la prétention de découvrir la vérité objective. S’il existe une vérité objective (comme le pensent les matérialistes), si les sciences de la nature, reflétant le monde extérieur dans « l’expérience » humaine, sont seules capables de nous donner la vérité objective, tout fidéisme doit être absolument rejeté. » (Lénine ; Œuvres complètes, t. XIII, p. 98-99. (En russe).)

   En faisant de la science une vérité subjective, l’agnosticisme laisse à la foi la vérité objective. « Grattez l’agnostique, a dit Lénine, vous trouverez l’idéaliste ». Parti de l’idéalisme subjectif, il aboutit à l’idéalisme objectif. Qu’on lui donne seulement une chance, c’est tout ce que peut demander aujourd’hui la théologie. En bornant l’horizon des savants, en leur interdisant toute généralisation théorique d’envergure, l’agnosticisme et le positivisme les livrent pieds et poings liés, aux inventions fantastiques dont la théologie dispose à leur intention ; le pape leur tient à peu près ce langage : « La science, voyez-vous, est impuissante : seule la foi, qui la dépasse, permet de percer le mystère de l’univers ». Seule la conception marxiste de la connaissance, et la méthode du matérialisme dialectique, peuvent tirer la science de cette « impuissance » où le positivisme l’enferme.

2. La conception marxiste

   « Contrairement à l’idéalisme qui conteste la possibilité de connaître le monde et ses lois ; qui ne croit pas à la valeur de nos connaissances ; qui ne reconnaît pas la vérité objective et considère que le monde est rempli de « choses en soi » qui ne pourront jamais être connues de la science, le matérialisme philosophique marxiste part de ce principe que le monde et ses lois sont parfaitement connaissables, que notre connaissance des lois de la nature, vérifiée par l’expérience, par la pratique, est une connaissance valable, qu’elle a la signification d’une vérité objective ; qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, mais uniquement des choses encore inconnues, lesquelles seront découvertes et connues par les moyens de la science et de la pratique. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, 2-c, p. 12.)

   Nous voyons que Staline met en relief le rôle central de la pratique comme moyen de découverte de la vérité et comme moyen de vérification de nos connaissances, comme base de la science.

a) Le rôle de la pratique.

   Engels, dans un texte célèbre, a critiqué la théorie de la chose-en-soi de Kant :

   « La réfutation la plus frappante de cette lubie philosophique, comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique, notamment l’expérience et l’industrie. Si nous pouvons prouver la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la « chose-en-soi » insaisissable de Kant. Les substances chimiques produites dans les organismes végétaux et animaux restèrent de telles « choses-en-soi » jusqu’à ce que la chimie organique se fût mise à les préparer l’une après l’autre ; par là, la « chose-en-soi » devint une chose pour nous, comme, par exemple, la matière colorante de la garance, l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les champs sous forme de racines de garance, mais que nous tirons bien plus simplement et à meilleur marché du goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c’était, malgré tout, une hypothèse ; mais lorsque Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce système, calcula non seulement la nécessité de l’existence d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé. » (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 16-17 ; Etudes philosophiques, p. 27. Nous avons vu plus haut que l’agnostique Poincaré, qui est postérieur à Engels, persistait à considérer le système de Copernic comme une hypothèse ; il avait simplement négligé la vérification éclatante que cite Engels.)

   Pourquoi l’analyse de la pratique fournit-elle une réfutation à cette « lubie philosophique » qu’est l’agnosticisme ? Comment réfuter une théorie par la pratique ? Cela même ne nous fait-il pas « sortir de la philosophie », comme ne manquent pas de le dire les idéalistes ? Observons d’abord que leur propre point de vue est insoutenable : ils affirment que la science a une valeur pratique, industrielle, qu’il y a lieu de se servir d’elle, et en même temps ils lui refusent toute valeur théorique. Comment arrangent-ils l’un avec l’autre, qu’entendent-ils par la valeur « pratique » de la science ? En fait, ils ne peuvent répondre. Si la séparation de la théorie et de la pratique a un sens, ce ne peut être que celui-ci : elle signifie la séparation, l’opposition qui existe sous le régime capitaliste entre le travail intellectuel et le travail manuel, et pas autre chose.

   Qu’est-ce donc que la conception marxiste de la pratique ? Le mot s’applique à la fois : 1° au travail, à la production, à l’industrie ; 2° au travail de recherche scientifique, à l’expérimentation, à la vérification expérimentale ; 3° à la pratique sociale, forme la plus élevée dont dépendent les deux autres, par exemple la pratique de la lutte de classes. La pratique c’est l’activité de l’homme transformant le réel ; elle commence avec le travail matériel et la sensation. Kant considère la sensation comme une simple image, la sensibilité comme une faculté passive ; pour la dialectique la sensation est mouvement et nous avons vu dans la leçon précédente que la sensation est liée à l’activité pratique. La sensibilité et l’activité ne sont pas séparées comme l’enseigne Kant, en métaphysicien. [« Im Anfang war die Tat » (Gœthe) (au commencement était l’action), cité par M. Thorez, Fils du Peuple, p. 68.]

   Si la pratique est la source des sensations, des impressions, du premier degré de la connaissance, elle est aussi production d’objets. Kant dit : nous ne sommes pas dans les choses ; il sépare métaphysiquement l’objet et le sujet, introduit une coupure entre la pensée et le réel. Rien n’est plus faux. Nous sommes « dans » les choses dans la mesure où nous les produisons : en les produisant, nous y incorporons notre activité, notre pensée. Si nous savons produire « artificiellement » l’alizarine, c’est que nous avons maîtrisé sa nature, nous la connaissons en elle-même. Pour le matérialisme, la superstition selon laquelle un produit « artificiel » ne vaut pas un produit « naturel » n’a pas lieu d’être. Si donc la conception que nous avons d’une chose est juste, exacte, l’effet de notre pratique correspondra à notre attente et cela constituera la vérification objective de nos connaissances. Toute chose est liée indissolublement au processus qui la produit. En intervenant correctement dans ce processus, en le suscitant, l’homme se lie, littéralement, à la chose elle-même, pénètre en elle et prouve ainsi la justesse de sa conception.

   « Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d’après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l’exactitude ou l’inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l’usage de l’objet qu’elles nous ont suggéré est faux ; par conséquent notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l’objet correspond à la représentation que nous en avons, qu’il donne ce que nous attendions de son usage, c’est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l’objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d’une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d’autres perceptions. C’est ce que nous appelons un raisonnement défectueux. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d’éduquer et d’utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues [C’est-à-dire « scientifiquement contrôlées ». (Engels).] et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. » (Engels : « Le matérialisme historique », dans Etudes philosophiques, p. 93-94.)

   Pour reprendre une formule citée par Engels, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange », la preuve que la science est vraie, c’est qu’elle permet de transformer le monde naturel et social. C’est pourquoi Marx a écrit :

   « La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance… de sa pensée. » (Marx : « Deuxième thèse sur Feuerbach », dans Ludwig Feuerbach, p. 51 ; Etudes philosophiques, p. 61.)

   Ainsi la pratique nous donne le critère de la vérité. Mais on demandera peut-être pourquoi il en est ainsi, et pourquoi la science est possible, quel est le fondement de la possibilité de la science, le fondement de la vérité. La réponse à cette question est contenue dans la leçon qui précède. Kant en effet nous parle de « l’esprit humain » et doute qu’il puisse connaître la réalité, il l’imagine étranger à la matière, antérieur à l’expérience ; en outre il le croit immuable, incapable de transformations. Nous reconnaissons là sa position métaphysique, anti-dialectique .et en même temps nous saisissons sur le vif le présupposé de tout idéalisme pour qui l’esprit est originairement donné, avec ses « facultés » constituées une fois pour toutes. Nous avons vu que le matérialisme au contraire pose et résout la question de l’origine de l’esprit humain, montre qu’il est un produit l’évolution, un produit de l’expérience millénaire de l’humanité, un produit de la pratique, la conscience est un produit social. Si la conscience sort de la nature et de la société, elle ne leur est pas étrangère. Elle peut donc refléter correctement les lois de la nature et de la société. « C’est la dialectique des choses qui produit la dialectique des idées, et non inversement ». (Lénine.)

   Par suite, contrairement à l’idéalisme qui présente l’erreur comme naturelle à l’homme et la découverte de la vérité presque comme un miracle, le matérialisme montre que la vérité est première, même si elle n’est pas du premier coup parfaite, car elle n’est pas autre chose que le reflet du réel dans le cerveau de l’homme, et ce reflet est un processus naturel : l’être du monde nous est toujours présent.

   Dans ces conditions, comment le matérialisme explique-t-il l’erreur ? D’où vient qu’elle est possible ? D’où vient notamment qu’existent de fausses conceptions du monde, comme les conceptions idéalistes et, entre autres, les religions ? Pour répondre à ces questions il faut partir du fait que les choses ont des aspects multiples que nos sens découvrent successivement grâce au développement de notre activité pratique. Si l’on s’en tient à un de ses aspects, il n’est pas possible d’avoir des choses une connaissance valable. Par exemple, la forme d’un bâton plongé dans l’eau ne peut pas être exactement connue si nous nous en tenons seulement au témoignage de nos yeux. Il en est ainsi pour toutes choses. L’erreur n’est pas absolue. Elle prend racine quand un moment de la pratique est isolé de tous les autres. C’est pourquoi elle peut toujours être corrigée et éliminée par la pratique elle-même.

   Mais nous avons vu dans la précédente leçon que la connaissance comprend deux degrés : la sensation et le concept. Le passage de la première au second constitue une généralisation. C’est là une seconde source possible de l’erreur, car il arrive que l’on généralise à partir de bases insuffisantes. Tel est le cas de celui qui observe le comportement de quelques politiciens bourgeois et qui affirme : tous les hommes politiques sont corrompus. Nous reconnaissons ici la manière de penser métaphysique qui porte à l’absolu un aspect de la réalité : c’est là encore l’insuffisance de l’analyse concrète qui est à l’origine de l’erreur. Mais il faut remarquer que, dès qu’on généralise, existe la possibilité de quitter le réel, de déformer l’image que l’on s’en fait. L’erreur n’est pas absolue : c’est une vérité déformée. Dans le processus même de la connaissance existe, selon le mot de Lénine, la possibilité d’un envol imaginatif hors du réel. Les idées ont une force d’entraînement qui leur est propre. Une fois nées, elles existent en elles-mêmes. Autrement dit, l’activité cérébrale peut s’exercer d’une façon relativement autonome, en se détachant de la pratique, seule capable de contrôler la valeur des constructions d’idées qui se forment en dehors d’elle. La pratique, là aussi, est donc le seul moyen de réduire l’erreur aux dimensions de la vérité, de « ramener sur la terre » la pensée.

   Il faut noter que certaines conditions de la production et de l’existence sociale ne favorisent pas cette élimination sans cesse nécessaire de l’erreur. Par exemple, le faible développement des forces productives aux débuts des sociétés ne permettait pas à l’homme de découvrir les causes véritables des phénomènes naturels, qu’il s’expliquait alors par des causes imaginaires : de là les légendes, les mythes, les croyances religieuses. Engels a écrit :

   « [L’] instinct de personnification [des forces de la naturel qui a créé partout des dieux,… [considéré] en tant que stade de transition nécessaire, …[explique] l’universalité de la religion. » (Engels : Anti-Dühring, p. 380. Voir aussi ci-dessus, 9e leçon, point V.)

   La division de la société en classes antagonistes dont l’une travaille, tandis que l’autre, propriétaire, dirige la production, conçoit des plans, et peut s’adonner à un certain travail intellectuel, favorise le développement des conceptions purement spéculatives. En même temps les produits de l’activité mentale de l’homme, les idées, par lesquelles il dirige la production et la vie sociale paraissent être la véritable origine de la réalité et ne dépendre que d’elles-mêmes. Ce renversement du rapport entre la réalité objective et les idées, qui n’est possible que par « l’envol imaginatif hors du réel », constitue la conception idéaliste du monde, qui donne de toutes choses une image inversée, « fantastique », et représente la forme suprême de l’erreur.

   Ainsi le matérialisme, non seulement réfute l’idéalisme, mais explique son origine. Lénine a écrit que l’idéalisme est une excroissance, un des traits ou une des facettes de la connaissance qui donne exagérément dans l’absolu, détaché de la matière. L’idéalisme reflète certes le réel, mais à l’envers, et le fait marcher sur la tête. Les idéalistes, dit Lénine, sont des fleurs infécondes, des parasites qui poussent sur l’arbre vivant, productif, tout-puissant de la vraie connaissance humaine, objective, absolue. Et Mao Tsétoung a écrit : « La connaissance détachée de la pratique est inconcevable ». (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », dans les Cahiers du communisme, février 1951, p. 245.)

b) Une falsification de la notion marxiste de pratique.

   Cette notion de pratique a pris une telle importance avec la montée du marxisme qu’il n’est plus possible de s’en passer. C’est pourquoi la bourgeoisie réactionnaire a tenté de s’en emparer et de la falsifier. Elle a voulu disposer elle aussi d’une philosophie de l’action, c’est la doctrine appelée pragmatisme.

   Né aux Etats-Unis d’Amérique dans la période de l’expansion impérialiste, le pragmatisme a bénéficié d’une grande diffusion en Europe, notamment depuis la deuxième guerre mondiale.

   La pratique prouvant la vérité de la connaissance, le pragmatisme prétend en conclure que tout ce qui réussit, tout ce qui est utile est vrai. Partant de la formule « tout ce qui est vrai est utile », le pragmatisme la retourne et proclame « tout ce qui est utile est vrai ». Il est donc l’exact opposé du marxisme.

   Il n’est pas difficile de voir que le pragmatisme est une variété grossière d’agnosticisme. Le fondement de la vérité n’est pas, selon lui, la conformité au réel, le reflet correct, vérifié et contrôlé du réel, mais simplement l’utilité. Mais l’utilité de qui ? de Pierre ou de Paul, de la bourgeoisie ou du prolétariat ? Tout ce qui est vrai est utile, sauf à ceux qui ont besoin du mensonge. C’est le mensonge qui est de plus en plus utile à la bourgeoisie réactionnaire, et seule la vérité peut être utile au prolétariat. Pour le pragmatisme, la vérité est donc subjective, et non objective. En fait il se désintéresse de la vérité en elle-même, c’est une philosophie de l’ignorance, le plus rétrograde des idéalismes.

   Par exemple le pragmatisme dira : « la religion existe, elle est utile à certaines gens, donc elle est vraie ». En fait le pragmatisme, idéologie typique de la bourgeoisie décadente, qui renie la science, subordonne tout simplement la vérité aux intérêts de la classe dominante. C’est l’apologie du machiavélisme. La Raison d’Etat (maccarthysme) justifie l’assassinat des Rosenberg. On décrétera vraies tour à tour les choses les plus opposées, si tel est l’intérêt du Capital. C’est l’idolâtrie du profit maximum.

   En tant que philosophie de l’action, le pragmatisme recommande l’action qui réussit, quels qu’en soient les principes ; pour lui la fin, l’utilité, justifie les moyens. C’est la philosophie typique des aventuriers fascistes, selon la formule : « La vérité, c’est ce que Mussolini pense en cet instant ».

   En matière scientifique, le pragmatisme recommande l’abandon de la théorie, de la pensée, de la prévision. Il préconise des « expériences pour voir », au hasard, quelles qu’elles soient. Si elles réussissent, tant mieux ; sinon tant pis. Le pragmatisme autorise ainsi les « expériences » criminelles. Cette « théorie » abjecte constituait tout le bagage idéologique des médecins nazis et de leurs émules japonais qui expérimentaient sur des prisonniers ; elle est maintenant celle de leurs émules américains, en matière de guerre bactériologique. Les idéologues bourgeois, en même temps qu’ils essaient de « justifier » ainsi la pratique de classe de la bourgeoisie, prétendent attribuer le pragmatisme aux marxistes. A les entendre, les marxistes feraient passer « l’efficacité » avant tout, ne considéreraient comme vrai que ce qui est utile aux obscurs desseins de leur secte. Certains idéologues prétendent ainsi attribuer aux marxistes la théorie du « mensonge vital » de Hitler.

   Tout autre est la conception marxiste. Bien loin qu’une idée soit vraie parce qu’elle est utile, c’est au contraire parce qu’elle est vraie, c’est-à-dire objectivement fondée, et seulement dans ce cas, qu’elle est utile, applicable, car la pratique, comme déjà le faisait remarquer le rationaliste Descartes [Discours de la méthode, 1re partie.], viendra « punir » la conception fausse, la méthode erronée. L’impérialisme américain, aussi bien que Hitler, en fait chaque jour l’expérience. Ce n’est pas parce qu’une idée échoue qu’on la déclare fausse, c’est au contraire parce qu’elle était fausse objectivement qu’elle a échoué.

   Faire du mensonge « utile » l’équivalent de la vérité, c’est la « tactique » de l’opportuniste. Seuls des arrivistes sans principes, et des aventuriers, produits de la décadence impérialiste, peuvent préconiser pareille ligne de conduite. Le marxisme ne sacrifie jamais la vérité. Les marxistes savent subir des « échecs » apparents et passagers, et proclamer, pour le plus grand bien de la pratique, la vérité scientifique. Il fut un temps où les communistes seuls en France condamnaient le plan Marshall comme contraire à l’intérêt national. Le pragmatisme au contraire est toujours du côté d’où souffle le vent, il ne recherche que la réussite immédiate. Mais la pratique a permis de vérifier les données théoriques sur lesquelles s’appuyait la condamnation du plan Marshall, elle a permis de dégager la vérité aux yeux des larges masses, de montrer quelles appréciations étaient conformes à la réalité, et lesquelles étaient contraires.

   C’est en ce sens que la pratique est le critère de la vérité.

3. Vérité relative et vérité absolue

   La pratique nous permet donc de vérifier l’exactitude de l’idée que nous avons des propriétés d’une chose. Que reste-t-il dès lors de la « chose-en-soi » de Kant ? Rien.

   La dialectique en effet, et même le dialecticien idéaliste Hegel, enseigne que la distinction entre les propriétés d’une chose et la chose en elle-même est absurde. Si vous connaissez toutes les propriétés d’une chose, vous connaissez la chose elle-même ; il reste que ces propriétés sont indépendantes de nous ? C’est là justement ce qu’il faut entendre par matérialité du monde ; mais cette réalité objective n’est nullement inconnaissable puisque nous connaissons ses propriétés. Il serait absurde de dire : « Votre caractère est une chose, vos qualités et vos défauts en sont une autre ; je connais vos qualités et vos défauts, mais non votre caractère », parce que le « caractère » c’est précisément l’ensemble des défauts et des qualités. De même là peinture, c’est la totalité des œuvres picturales ; il serait absurde de dire : il y a les tableaux, les peintres, les couleurs, les procédés, les écoles, et puis il y a « la peinture » en soi, qui plane au-dessus et est inconnaissable. Il n’y a pas deux part» dans l’objet. Il est un tout dont nous découvrons progressivement les divers aspects par la pratique.

   A l’égard des propriétés « cachées » des choses, la dialectique nous a appris qu’elles se révèlent par la lutte interne des contraires qui donne naissance au changement : l’état liquide « en soi » c’est justement cet état d’équilibre relatif qui révèle sa contradiction interne au moment de la congélation ou de l’ébullition. Par conséquent :

   « Il n’existe et il ne peut exister aucune différence de principe entre le phénomène et la chose-en-soi. Il n’y a de différence qu’entre ce qui est connu et ce qui ne l’est pas encore.  » (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 85.)

   Par la connaissance de plus en plus profonde du réel la chose « en-soi » devient progressivement chose « pour-nous ».

   Nous voyons donc que, pour la théorie matérialiste dialectique de la connaissance, il existe une vérité absolue, c’est-à-dire conforme à la réalité en elle-même. Contrairement à Kant, pour qui la vérité était relative à l’esprit humain, le marxisme définit la vérité comme un processus naturel : le reflet de plus en plus exact dans la conscience des hommes de la réalité objective extérieure à cette conscience. Dire que les marxistes nient l’existence de la vérité est donc pure calomnie.

   Mais si nous revenons à l’exemple du liquide, nous voyons que c’est par le changement qu’apparaît le contenu interne d’un phénomène. Il est donc nécessaire d’attendre parfois qu’un phénomène ait atteint un certain degré de développement, de mûrissement, pour que sa vérité apparaisse nettement ; lorsque les contradictions sont trop jeunes, on ne les distingue pas encore. C’est ce qui rend difficile l’étude des débuts d’un être vivant par exemple. Il en va ainsi pour le capitalisme dont les plaies incurables, les contradictions insolubles, apparaissent de mieux en mieux aux yeux des larges masses quand il est à l’agonie. Comme le remarquait le dialecticien Hegel :

   « La chouette de Minerve (symbole de la science, de la vérité) ne prend son vol qu’au crépuscule. »

   C’est par conséquent le développement même des phénomènes qui permet le progrès de la connaissance ; et c’est pourquoi il faut savoir observer patiemment et tenir compte du temps nécessaire pour que se forme dans le cerveau le reflet de la réalité. [Cela ne contredit nullement le fait qu’il est possible de hâter le processus de la connaissance au moyen de l’imagination, de l’anticipation scientifique, de l’hypothèse.]

   « Sur la théorie de la connaissance, comme dans tous les autres domaines de la science, il importe de toujours raisonner dialectiquement, c’est-à-dire de ne jamais supposer notre conscience invariable et toute faite, mais d’analyser le processus grâce auquel la connaissance naît de l’ignorance, ou grâce auquel la connaissance vague et incomplète devient connaissance plus adéquate et plus précise. » (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 85-86.)

   Y a-t-il donc des choses à jamais inconnaissables ? Non point, mais seulement des choses inconnues, qui « seront découvertes et connues par le moyen de la science et de la pratique ».

   Toute l’histoire de la science confirme l’inexistence de l’inconnaissable, la transformation incessante de l’inconnu en connu. Kant au contraire estimait certains problèmes insolubles. Son horizon scientifique était d’ailleurs borné par les limites de la science du temps : par exemple la chimie organique, la biologie… n’existaient pas encore. Depuis, l’horizon s’est élargi, mais ceux qui rabâchent Kant ne veulent pas le voir.

   Ainsi, tandis que l’agnosticisme est pessimiste et se lamente sur l’infirmité de « l’esprit humain », le matérialisme est optimiste, et ne tient aucun problème, par exemple celui du cancer, pour insoluble. Il n’y a que de l’inconnu provisoire et le régime capitaliste, en freinant l’essor de la science, prolonge ce provisoire. Mieux même, le matérialisme permet de planifier le développement de la science en prévoyant les domaines où les découvertes sont mûres, en prenant toutes mesures pour les hâter. D’ailleurs n’est-il pas fréquemment arrivé dans le passé que des découvertes venues à maturité aient été faites presque simultanément par des savants qui s’ignoraient, magnifique preuve que la connaissance est un processus naturel provoqué en nous par les choses elles-mêmes.

   Mais il faut encore considérer que le développement d’un phénomène donné n’est pas indépendant de tous les autres, tout se tient et la nature est infinie dans l’espace et dans le temps, la nature produit toujours du nouveau, elle est inépuisable. C’est pourquoi le développement de la connaissance est lui-même infini. Il y a plus de choses dans le monde qu’il y en aura jamais dans notre connaissance, mais comme tout se tient, ce que nous ignorons tient à ce que nous savons. Par conséquent la science ne peut s’arrêter à un point donné et, en ce sens, chacune de ses vérités, considérée en elle-même, est relative parce qu’elle est relative à toutes les autres vérités. Au-delà de la molécule, on a découvert l’atome, au-delà de l’atome l’électron, le noyau, au-delà du noyau d’autres particules, mais il n’y a pas lieu de croire qu’on puisse épuiser la réalité. « L’électron lui-même, a dit Lénine, est inépuisable ».

   Cela n’enlève d’ailleurs rien à la valeur objective de nos connaissances, car « dans le relatif, il y a l’absolu ». (Lénine.)

   « Au point de vue du matérialisme moderne, c’est-à-dire du marxisme, les limites de l’approximation de nos connaissances à la vérité objective absolue sont historiquement relatives, mais l’existence même de cette vérité n’est pas contestable, comme il n’est pas contestable que nous en approchons. Les contours du tableau sont historiquement relatifs, mais il n’est pas contestable que ce tableau représente un modèle existant objectivement. Le fait qu’à tel ou tel moment, dans telles ou telles conditions, nous avons progressé dans notre connaissance de la nature des choses au point de découvrir l’alizarine dans le goudron de houille ou de découvrir des électrons dans l’atome, est historiquement relatif, mais ce qui n’est pas relatif du tout, c’est que toute découverte de ce genre est un progrès de la « connaissance objective absolue ». » (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 116.)

   Par conséquent il ne saurait y avoir de théorie scientifique exacte qui, avec le temps, devienne fausse ou périmée ; chacune garde sa valeur ; quand ses étroitesses, ses limitations se découvrent, elles sont surmontées par l’inépuisable apport de l’expérience. Le progrès de la science n’est pas une course à l’originalité, à l’ingéniosité, c’est un progrès dans la vérité, en profondeur.

4. L’union de la théorie et de la pratique

   Pour le matérialisme dialectique la connaissance n’est pas une opération par laquelle l’esprit « interpréterait » les données des sens, mais un processus complexe par lequel se constitue le reflet de plus en plus exact de la réalité dans le cerveau de l’homme. Nous savons que ce processus inclut deux degrés qualitativement distincts : le degré sensible et le degré rationnel, ou encore la pratique et la théorie. Nous avons vu aussi que la pratique est le point de départ nécessaire de la théorie, la source de la connaissance, et qu’elle est également le critère de sa vérité. Ainsi donc toute théorie doit nécessairement retourner à la pratique et ceci pour deux raisons : la première, c’est que la théorie est précisément faite pour la pratique, elle s’élabore non pour une vaine curiosité de dilettante, qui contemple le monde, mais précisément pour contribuer à le transformer ; la seconde, c’est que, puisque le réel est mouvement, changement incessant, la théorie qui cherche à se suffire à elle-même se stérilise et n’est plus qu’un dogme mort ; sans le retour constant à la pratique, le processus de la connaissance s’arrête, il n’est plus possible d’obtenir un reflet de plus en plus exact du réel, de corriger les insuffisances de la théorie, d’approfondir la connaissance du monde.

   On appelle empiristes les philosophes qui pensent que la connaissance tient tout entière dans le premier degré, les sensations ; on appelle rationalistes idéalistes ceux qui admettent bien le rôle des idées, de la connaissance théorique, mais considèrent qu’elles sont tombées du ciel, qu’elles ne peuvent pas sortir de la pratique. Les uns comme les autres séparent arbitrairement les deux degrés de la connaissance, ne comprennent pas leur unité.

   On conçoit l’importance de cette thèse dans le domaine de la pratique révolutionnaire. Ici comme dans les sciences chaque individu ne peut tout expérimenter par lui-même ; une expérience sociale s’est accumulée, que la théorie élabore et que chacun doit s’efforcer de s’assimiler, s’il ne veut pas tomber dans des conceptions dont la fausseté a déjà été reconnue et corrigée grâce à l’expérience séculaire du mouvement ouvrier.

   Celui qui néglige la théorie s’enlise dans le praticisme, agit en aveugle et marche dans les ténèbres. Celui qui néglige la pratique se fige dans le dogmatisme, il n’est plus qu’un doctrinaire dont les raisonnements sonnent creux.

   « Evidemment, la théorie devient sans objet si elle n’est pas rattachée à la pratique révolutionnaire ; de même exactement que la pratique devient aveugle si sa voie n’est pas éclairée par la théorie révolutionnaire. » (Staline : Des Principes du léninisme, p. 18. Editions Sociales, Paris, 1951.)

   La conception marxiste de la connaissance nous permet de réfuter l’idée fausse selon laquelle pour être « impartial », « objectif », pour voir la vérité en elle-même, il faudrait se tenir à l’écart de la pratique. C’est ce qu’on appelle l’objectivisme bourgeois, machine de guerre contre le marxisme. Autant vaudrait dire : le physicien qui a fait des expériences ne saurait être objectif puisqu’il a été « influencé » par ses expériences !

   « Si vous cherchez à acquérir des connaissances, vous devez participer à la pratique, qui modifie la réalité. Si vous voulez connaître le goût d’une poire, vous devez la prendre dans la bouche et la mâcher. Si vous cherchez à connaître l’organisation et la nature de l’atome, vous devez procéder à des expériences physiques et chimiques, modifier le milieu de l’atome. Si vous voulez connaître la théorie et les méthodes de la révolution, vous devez participer à la révolution. Toutes les connaissances authentiques sont issues de l’expérience directe. » (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », p. 244.)

   C’est pourquoi il est impossible de s’assimiler le marxisme correctement et profondément si l’on reste les bras croisés, contemplant l’action au lieu d’y participer ; n’en déplaise aux idéologues petits-bourgeois qui prétendent qu’on ne pourrait juger de la valeur du marxisme qu’en se tenant à l’écart du mouvement même par lequel se constitue, se vérifie et s’enrichit la théorie. Seule la pratique révolutionnaire permet de découvrir la vérité de la société capitaliste parce que seule elle se propose de transformer cette société, de modifier les conditions où se meut cette société ; et seule la pratique révolutionnaire a besoin de la vérité puisque sans théorie juste on court à l’échec. C’est pourquoi

   « Le matérialisme suppose en quelque sorte l’esprit de parti ; il nous oblige, pour l’appréciation de tout événement, à nous en tenir ouvertement et sans équivoque au point de vue d’un groupe social déterminé. » (Lénine : Œuvres, t. I, p. 380-381, 4e édit. russe, et Bref aperçu de sa vie et de son œuvre, p. 31. Editions en langues étrangères, Moscou, 1946.)

   Ce groupe social, de nos jours, c’est le prolétariat révolutionnaire.

   « C’est à travers la pratique que les vérités se découvrent, à travers la pratique que les vérités se confirment et se développent. Il faut passer activement des sensations, des perceptions sensibles à la connaissance rationnelle, de la connaissance rationnelle à la direction active de la pratique révolutionnaire, à la transformation du monde subjectif et objectif. La pratique va à la connaissance, puis on a de nouveau la pratique, de nouveau la connaissance : ce mouvement est sans fin dans sa répétition cyclique — le contenu de chaque cycle de la pratique et de la connaissance s’élevant, relativement au cycle précédent, à un niveau supérieur. » (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », p. 252.)

   Il est donc radicalement faux de considérer le marxisme comme une théorie qui ne représenterait que le sens « subjectif » que l’Histoire prend pour le prolétariat (autrement dit son interprétation subjective des événements), et non point comme une science. Il s’ensuivrait que les prolétaires n’auraient pas besoin d’apprendre le marxisme, puisque ce serait leur point de vue spontané, et que les non-prolétaires ne devraient pas l’apprendre, puisqu’il ne représenterait pas leur point de vue ! Tout au contraire, nous disons : le marxisme est une science ; tous en ont besoin et doivent l’apprendre ; il n’est superflu ni contre-indiqué pour personne !

   Etre objectif, ce n’est pas refuser toutes les théories ; c’est s’en tenir à une théorie conforme aux processus objectifs du développement social. Cette conformité ne peut être vérifiée que par la pratique sociale ; cette pratique ne crée pas le processus de développement, elle ne fait que l’aider, de même qu’un savant en laboratoire peut se proposer d’accélérer la marche d’un processus, mais non pas de détruire ou de créer sa loi.

   Par suite, nous devons non seulement battre l’agnosticisme théoriquement, mais aussi le ruiner pratiquement en faisant par l’action la preuve qu’on peut agir sur le monde en connaissance de cause, la preuve que le marxisme est la vérité historique. Par exemple, alors que l’agnosticisme dit à propos de la guerre : la faute à qui ? on ne sait pas ! l’action des honnêtes gens les conduit à découvrir les fauteurs de guerre. C’est ainsi que le prolétariat a vérifié par l’expérience la valeur du matérialisme marxiste, sa valeur de prévision. Il a jugé que les communistes n’avaient jamais que le tort d’avoir raison les premiers. Or, qui dit prévision exacte, dit science exacte.

   Ainsi l’agnosticisme sert les intérêts de classe de la bourgeoisie : s’il n’y a pas de science de la société, on ne peut rien prévoir et l’on ne doit rien faire ; que la classe dominante dorme sur ses deux oreilles ! L’agnosticisme conduit les exploités à l’impuissance. Tout au contraire, si la connaissance scientifique de la société est possible, opprimés et exploités peuvent s’en saisir et faire de l’unité entre pratique et théorie l’étoile conductrice de leur combat.

   En face de l’agnosticisme qui engendre le scepticisme et le pessimisme, qui est le fait d’hommes dépassés par les événements qu’ils ne comprennent pas, d’hommes qui ne croient plus en rien, c’est-à-dire qui sont prêts à croire n’importe quoi, le matérialisme dialectique engendre un optimisme raisonné et permet de comprendre que l’homme puisse diriger consciemment le cours des événements. Le matérialisme inspire une confiance illimitée dans la puissance de la pensée unie à l’action. Ainsi s’éclaire la vérité profonde de la thèse de Marx :

   « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. » (Marx : « XIe thèse sur Feuerbach », dans Ludwig Feuerbach, p. 53 ; Etudes philosophiques, p. 64.)

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Comment se manifeste l’agnosticisme dans les opinions politiques ?
  2. Quelle est l’attitude de l’agnosticisme devant la science ?
  3. Pourquoi des savants restent-ils croyants ? Pourquoi l’agnosticisme conduit-il au fidéisme ?
  4. Comment devons-nous réfuter l’agnosticisme ?
  5. Qu’est-ce que le pragmatisme et pourquoi devons-nous lutter contre cette conception ?
  6. Est-il vrai que pour le marxisme la vérité soit relative ?
  7. Pourquoi doit-on exiger l’union de la théorie et de la pratique ?

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