Septième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE

Septième leçon. — Le quatrième trait de la dialectique : la lutte des contraires (III)

1. Le caractère spécifique de la contradiction

   L’universalité absolue de la contradiction ne doit pas nous faire oublier l’infinie richesse des contradictions concrètes. La grande loi des contraires est l’expression générale d’un fait qui, dans sa réalité, prend les formes les plus diverses. Le bon dialecticien ne se contente pas d’affirmer l’universalité de la lutte des contraires, comme principe de tout mouvement. Il montre comment cette loi se particularise selon les multiples aspects qualitatifs de la réalité, comment cette loi se spécifie.

   « Ayant affaire à chaque forme particulière de mouvement, il faut avoir en vue ce qu’elle a de commun avec les différentes autres formes du mouvement. Cependant, il est encore plus important, et c’est ce qui est à la base de notre connaissance des choses, de considérer ce que chaque forme du mouvement a de spécifique, de propre, c’est-à-dire de considérer ce qui la distingue qualitativement des autres formes du mouvement. C’est seulement ainsi qu’on peut distinguer un phénomène d’un autre. Toute forme du mouvement contient ses contradictions spécifiques, formant la nature spécifique du phénomène qui distingue celui-ci des autres phénomènes. C’est en cela que réside la cause interne ou la base de la diversité infinie des choses et des phénomènes existant dans le monde. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », Cahiers du communisme, n° 7-8, août 1952, p. 788.)

   En d’autres termes, affirmer l’universalité de la lutte des contraires ne suffit pas. La science est unité de la théorie et de la pratique, et c’est toujours de façon concrète, avec les particularités de la vie même que se manifeste la loi universelle des contraires. Donnez à un œuf la chaleur nécessaire et vous assurez ainsi à la contradiction interne caractéristique de l’œuf la possibilité de se développer, jusqu’à l’éclosion du poussin. La même quantité de chaleur appliquée à un litre d’eau provoquera des effets tout autres, propres à l’eau. Chaque aspect de la réalité a son mouvement propre, donc ses contradictions propres.

   N’importe quoi ne se change pas en n’importe quoi. Telle guerre se change en telle paix ; tel capitalisme, ayant telle particularité de développement, laissera place à un régime socialiste ayant lui-même telle particularité : c’est en ce sens que l’ancien se conserve dans le nouveau. Ainsi, d’une part, il est faux de dire qu’un nouveau régime social fait table rase du passé ; mais d’autre part il n’y a nulle « synthèse », nulle conciliation possible entre l’ancien et le nouveau, car le nouveau ne peut s’affirmer que contre l’ancien. Le « dépassement » des contraires ne signifie pas leur synthèse, mais la victoire de l’un sur l’autre, du nouveau sur l’ancien.

   C’est la nature spécifique de chaque étape du mouvement matériel qui explique la diversité des sciences, de la physique à la biologie, de la biologie aux sciences humaines. Chaque science doit déceler et comprendre les contradictions spécifiques de son objet propre. C’est ainsi qu’il y a des lois particulières à l’électricité ; les lois plus générales de l’énergie (dont l’électricité est une forme) ne suffisent pas à déterminer l’électricité : il faut encore effectuer l’analyse dialectique du fait « électricité » comme tel. Mais il arrive qu’une certaine quantité d’électricité provoque des réactions chimiques : nous nous trouvons alors en présence d’un nouvel objet, avec ses lois spécifiques. De même quand nous passons de la chimie à la biologie, de la biologie à l’économie politique, etc. Certes, tous les moments de la réalité constituent une unité, mais ils n’en sont pas moins différenciés et irréductibles les uns aux autres.

   Ceci ne vaut pas seulement pour l’ensemble des sciences. A l’intérieur d’une même science, nous retrouvons la nécessité d’étudier les contradictions spécifiques. Exemple : il y a des mouvements spécifiques de l’atome ; quand le physicien passe du mouvement des corps visibles (une bille qui tombe) aux mouvements atomiques, apparaissent de nouvelles lois qui sont l’objet de la mécanique ondulatoire.

   La dialectique se moule étroitement sur son objet pour en comprendre le mouvement. C’est ainsi, pour donner un autre exemple, que l’art est une forme d’activité irréductible aux autres, et notamment à la science (bien que l’art soit aussi un moyen de connaissance, puisqu’il reflète le monde). Il y a donc des contradictions spécifiques en ce domaine comme ailleurs, et l’artiste est dialecticien dans la mesure où il les résout ; s’il ne les résout pas, il n’est pas un artiste. Le grand critique Biélinski écrivait :

   « Aussi remplie soit-elle de belles pensées, aussi puissamment qu’elle réponde aux questions de l’époque, si une poésie ne contient pas de poésie, elle ne peut contenir ni belles pensées, ni aucune question, et tout ce qu’on peut y remarquer, ce n’est qu’une belle intention bien mal servie. » (Biélinski : Œuvres choisies, t. III de l’édit. russe de 1948.)

   Tandis que la science exprime la réalité au moyen de concepts, l’art l’exprime dans des images typiques douées d’un grand pouvoir émotionnel. Certes l’art ne peut atteindre son but que si l’artiste (poète, peintre, musicien…) est capable de dominer ses sensations premières, de généraliser ses impressions ; mais si l’œuvre d’art ne sait pas trouver les images appropriées à l’idée de l’artiste, elle échoue.

   Le mérite de Lénine fut, notamment, de découvrir, en s’appuyant sur l’analyse marxiste du capitalisme, les contradictions spécifiques du capitalisme au stade impérialiste (en particulier : le développement inégal des différents pays capitalistes, d’où la lutte forcenée pour un nouveau partage du monde entre les mieux pourvus et les autres). Il montra que ces contradictions rendaient la guerre inévitable et que le mouvement révolutionnaire du prolétariat mondial, appuyé par le mouvement national des peuples asservis, pourrait dans ces conditions briser la chaîne du capitalisme en son point le plus faible. Lénine sut ainsi prévoir que la révolution socialiste triompherait d’abord dans un ou quelques pays.

   Dans Les Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., Staline, en même temps qu’il montre le caractère objectif des lois de l’économie, met l’accent sur un de leurs caractères spécifiques : n’être pas durables :

   « Un des traits particuliers de l’économie politique est que ses lois, à la différence des lois de la nature, ne sont pas durables ; qu’elles agissent, du moins la plupart d’entre elles, au cours d’une certaine période historique, après quoi elles cèdent la place à d’autres lois. Elles ne sont pas détruites, mais elles perdent leur force par suite de nouvelles conditions économiques et quittent, la scène pour céder la place à de nouvelles lois qui ne sont pas créées par la volonté des hommes, mais surgissent sur la base de nouvelles conditions économiques. » (Staline : « Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. », Derniers écrits, p. 95 et 96. Ed. Sociales.)

   C’est ainsi que la loi de la valeur est apparue avec la production marchande : elle est la loi spécifique de la production marchande et disparaîtra avec elle. La loi spécifique du capitalisme, c’est la loi de la plus-value, car elle détermine les traits essentiels de la production capitaliste. Mais cette loi ne saurait suffire à caractériser l’étape actuelle du capitalisme, au cours de laquelle le capitalisme de monopole a développé toutes ses conséquences : elle reste trop générale, et Staline énonce donc la loi spécifique du capitalisme actuel, la loi du profit maximum. [Staline : « Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. ». Derniers écrits, p. 128. Sur la loi du profit maximum voir 18e leçon, point II b, p. 352.]

   Seule l’étude minutieuse des caractères spécifiques d’un aspect donné de la réalité peut nous garder du dogmatisme, c’est-à-dire de l’application mécanique d’un cadre uniforme à des situations différentes. Voilà pourquoi Lénine recommandait aux révolutionnaires de faire travailler leur cerveau dans toutes les circonstances. Le marxiste véritable n’est pas celui qui, connaissant par cœur ses classiques, croit pouvoir résoudre tous les problèmes au moyen de quelques solutions-type, mais un analyste capable de poser concrètement chaque problème, sans négliger aucune des données nécessaires à sa solution.

   « Pour connaître réellement un objet, il faut en embrasser, en étudier tous les aspects, tous les rapports et « médiations ». Nous n’y arriverons jamais tout à fait, mais en nous faisant une obligation d’envisager les objets sous tous leurs aspects, nous nous préserverons des erreurs et de la sclérose. » (Staline : Encore une fois à propos des syndicats.)

   Le dogmatique se satisfait de généralités. Par exemple, si un mot d’ordre est donné par le syndicat, il ne se préoccupe pas de l’approprier exactement à son entreprise, à chaque atelier de son entreprise. De même, il ne sait pas tenir compte des revendications propres à chaque catégorie de travailleurs.

   Ce schématisme a toujours de graves conséquences, car il coupe les militants de la masse des travailleurs. C’est ainsi que réduire la Résistance à la lutte armée des Francs-Tireurs et Partisans, c’est la fausser, c’est négliger son caractère spécifique : la Résistance fut le combat patriotique du peuple français sous la direction de la classe ouvrière et de son parti, le Parti communiste. Qui méconnaît ce caractère spécifique de la Résistance ne peut en apprécier correctement les divers aspects (y compris cet aspect important que fut la lutte des F.T.P.).

   De même, comme Staline le fait observer dans ses Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., le mouvement mondial pour la Paix n’a nullement pour objectif l’instauration du communisme. Son essence, sa loi propre, c’est le rassemblement des millions de simples gens, amis ou adversaires du communisme, pour la sauvegarde de la paix ; son but, en France notamment, n’est pas la révolution prolétarienne, c’est le passage d’une politique de guerre à une politique de négociations. Une chose est la contradiction « politique de guerre – politique de paix », autre chose est la contradiction « capitalisme – socialisme » (bien que le capitalisme impérialiste soit responsable de la politique de guerre).

   Dans son étude A propos de la contradiction, Mao Tsétoung insiste sur la nécessité de résoudre « les contradictions qualitativement différentes » par des « méthodes qualitativement différentes ». Il écrit :

   « Par exemple, la contradiction entre le prolétariat et la bourgeoisie se résout par la méthode de la révolution socialiste. La contradiction entre les masses populaires et le régime féodal se résout par la méthode de la révolution démocratique. La contradiction entre les colonies et l’impérialisme se résout par la méthode de la guerre nationale-révolutionnaire. La contradiction entre la classe ouvrière et la paysannerie dans la société socialiste se résout par la méthode de la collectivisation et de la mécanisation de l’agriculture. Les contradictions à l’intérieur du Parti communiste se résolvent par la méthode de la critique et de l’autocritique. Les contradictions entre la société et la nature se résolvent par la méthode du développement des forces productives. Le processus change, le vieux processus et les vieilles contradictions sont liquidées, un nouveau processus et de nouvelles contradictions naissent et, de ce fait, les méthodes à employer pour résoudre ces contradictions changent également. Les contradictions résolues par la révolution de février et la Révolution d’Octobre en Russie, de même que les méthodes employées dans ces deux révolutions pour résoudre les contradictions ont été radicalement différentes. [L’objectif de la révolution de février 1917 était d’abattre le tsarisme. C’était une révolution démocratique bourgeoise. Lénine et les bolcheviks appliquèrent la méthode appropriée à ce problème : ils brisèrent le tsarisme par l’alliance du prolétariat avec la paysannerie, en isolant la bourgeoisie monarchiste libérale qui s’efforçait de gagner la paysannerie et de liquider la révolution par un accord avec le tsarisme. L’objectif de la Révolution d’Octobre 1917 était d’abattre la bourgeoisie impérialiste, de sortir de la guerre impérialiste, de fonder la dictature du prolétariat. C’était une révolution socialiste. Lénine et les bolcheviks appliquèrent la méthode appropriée à ce problème : ils brisèrent la bourgeoisie impérialiste par l’alliance du prolétariat avec la paysannerie pauvre, en paralysant l’instabilité de la petite bourgeoisie (menchévik, socialiste-révolutionnaire) qui s’efforçait de gagner la masse des paysans travailleurs et de liquider la révolution par un accord avec l’impérialisme. (Voir à ce sujet : Staline : Des Principes du léninisme (« Stratégie et Tactique ».)] Résoudre les différentes contradictions par des méthodes différentes est un principe que les marxistes-léninistes doivent rigoureusement observer. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », p. 790.)

   Ces remarques ont, entre autres conséquences pratiques, celles-ci, qui concernent l’activité du Parti révolutionnaire :

a) Le Parti révolutionnaire, le Parti marxiste-léniniste-stalinien ne peut remplir sa fonction scientifique de direction du mouvement que si chaque militant s’emploie, en ce qui le concerne, à poser et résoudre les tâches qui sont proprement les siennes ; que si chaque organisation du Parti, chaque cellule s’emploie, en ce qui la concerne, à poser et résoudre les tâches qui sont spécifiquement les siennes (dans son entreprise, sa localité, son quartier). Chaque militant est un cerveau ; chaque cellule est un collectif qui réfléchit avant d’agir.

b) Le Parti ne peut remplir sa fonction scientifique de direction que si chaque militant, chaque cellule, lui apporte sa part d’expérience, son expérience spécifique, la synthèse étant faite par l’ensemble du Parti dans ses organismes réguliers. Voilà pourquoi les statuts du Parti communiste de l’Union soviétique font obligation à chaque communiste de toujours dire la vérité à son Parti. [Statuts du Parti communiste de l’Union soviétique, Point i.] L’expérience de chaque militant, de chaque cellule est en effet irremplaçable, car qui fera connaître au Parti, par exemple, les revendications des jeunes d’un village si le jeune communiste du pays les ignore ?

c)   Le Parti ne peut remplir sa fonction scientifique de direction que si ses membres gardent le plus étroit contact avec les masses de travailleurs, que s’ils sont vraiment les hommes que tous connaissent et estiment. Comment, sans ce contact permanent, pourraient-ils connaître les problèmes propres à chaque couche de la population et résoudre ces contradictions spécifiques pour une période donnée ?

   Un parti qui néglige ces exigences compromet son avenir ; il perd la direction du mouvement.

2. Universel et spécifique sont inséparables

   Nous avons insisté sur la nécessité d’étudier le caractère spécifique des contradictions concrètes. Mais il est évident que cette étude perdrait tout caractère dialectique si elle faisait oublier que le spécifique n’est pas absolu, mais relatif, qu’il n’a pas de sens si on le sépare de l’universel.

   Un exemple : nous avons dit dans la première partie de cette leçon qu’il y a une loi spécifique du capitalisme (la loi de la plus-value) et une loi spécifique du capitalisme actuel (la loi du profit maximum). Mais cela ne supprime pas l’action d’une loi beaucoup plus générale, la loi qui s’exerce depuis qu’existent les sociétés humaines et subsiste à travers les divers régimes sociaux, comme le rappelle Staline dans Matérialisme dialectique et matérialisme historique, et dans Les Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. : la loi de correspondance nécessaire entre les rapports de production et les forces productrices. (L’étude de cette loi fera l’objet de la 16e leçon.)

   Une bonne analyse dialectique s’empare donc du caractère spécifique de tel processus, mais cela n’est possible que si elle n’isole pas ce processus du mouvement d’ensemble qui conditionne son existence (voir le premier trait de la dialectique). Le spécifique ne prend sa valeur que relativement à l’universel. Le spécifique et l’universel sont inséparables. [On peut d’ailleurs remarquer que le même processus est universel ou spécifique selon les cas. La loi de la plus-value est spécifique du capitalisme, alors que la loi de correspondance nécessaire entre forces productrices et rapports de production est universelle (elle vaut aussi bien pour la société esclavagiste, par exemple, que pour la société capitaliste). Mais la loi de la plus-value est universelle par rapport aux aspects concrets, spécifiques qu’elle prend aux diverses étapes du capitalisme ; elle a ainsi une universalité plus étendue que la loi du profit maximum. Quant à la loi universelle de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productrices, elle est spécifique des sociétés.]

   « Du fait que le particulier est lié à l’universel, du fait que non seulement ce qui est particulier dans la contradiction, mais aussi ce qui est universel sont inhérents à chaque phénomène, l’universel existe dans le particulier. C’est pourquoi, quand on étudie un phénomène déterminé, il faut découvrir ces deux aspects et leur rapport mutuel, découvrir ce qui est particulier et ce qui est universel, ce qui est inhérent à un phénomène donné, et le rapport mutuel entre eux, découvrir le rapport mutuel entre un phénomène donné et les nombreux autres phénomènes qui lui sont extérieurs. Dans son ouvrage remarquable Des Principes du léninisme, en même temps qu’il explique les racines historiques du léninisme, Staline analyse les contradictions du capitalisme arrivées à leur extrême limite sous l’impérialisme, il montre comment ces contradictions ont fait que la révolution prolétarienne est devenue une question de la pratique immédiate et comment elles ont créé les conditions favorables à l’assaut direct contre le capitalisme ; de plus, il analyse les causes pour lesquelles la Russie est devenue le foyer du léninisme, pourquoi la Russie tsariste a été alors le point nodal de toutes les contradictions de l’impérialisme et pourquoi c’est justement le prolétariat russe qui a pu devenir l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire international. 

   Ainsi, après avoir analysé ce qui est général dans les contradictions propres à l’impérialisme, Staline a montré que le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne ; après avoir analysé ce qui est spécifique dans ces contradictions générales, ce qui était propre à l’impérialisme de la Russie tsariste, il a expliqué pourquoi c’est justement la Russie qui est devenue la patrie de la théorie et de la tactique de la révolution prolétarienne et que, de plus, ce spécifique contenait en lui ce qui a été le général dans les contradictions données. Cette analyse stalinienne est pour nous un modèle de connaissance du spécifique et du général dans les contradictions et le rapport mutuel entre l’un et l’autre. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », p. 798.)

   Le métaphysicien ne sait pas maintenir cette unité du spécifique et de l’universel. Il sacrifie le spécifique à l’universel (ce que fait le rationalisme abstrait d’un Platon, par exemple, pour qui l’expérience concrète est méprisable), ou bien il sacrifie l’universel au spécifique (c’est alors l’empirisme, qui se refuse à toute idée générale et se condamne au praticisme borné). La théorie marxiste de la connaissance considère une telle attitude comme antidialectique, unilatérale. La connaissance, en effet, part du sensible, qui est étroitement circonscrit et reflète une situation spécifique ; mais, par la pratique, elle accède à l’universel, pour revenir au sensible avec une force nouvelle. Le physicien, par exemple, ne dispose au départ que d’un nombre limité de faits expérimentaux ; s’appuyant sur eux, il accède à la loi dont la découverte lui permet de transformer profondément la réalité par des expériences nouvelles. Les deux étapes de la connaissance sont inséparables : elle va du spécifique au général et du général au spécifique, mouvement qui ne s’arrête jamais. Lénine comparait cette démarche à un mouvement en spirale : nous partons de l’expérience immédiate, sensible (par exemple l’achat d’une marchandise), nous analysons l’opération pour découvrir la loi de la valeur, de là nous revenons à l’expérience concrète (mouvement en spirale) ; mais, armés de la loi de la valeur, nous comprenons cette expérience dont la signification profonde nous échappait dans le premier temps : nous pouvons donc prévoir le développement du processus, susciter des conditions propres à le limiter ou à l’étendre, etc., etc.. On ne saurait atteindre l’universel si l’on ne part pas du spécifique ; mais en retour, l’intelligence de l’universel permet d’approfondir le spécifique. Le mouvement en spirale n’est donc pas un va-et-vient stérile, c’est un approfondissement de la réalité. C’est en étudiant les contradictions spécifiques du capitalisme de son époque que Marx a découvert la loi universelle de correspondance entre rapports de production et forces productives. Par là, il a permis de comprendre les contradictions spécifiques des régimes sociaux antérieurs au capitalisme, en tant que ces contradictions relèvent de la loi universelle de correspondance ; et il a rendu aussi possible une étude toujours plus approfondie, toujours plus spécifique, du capitalisme lui-même, dans son mouvement ultérieur (capitalisme de monopole, impérialisme).

   L’artiste est grand dans la mesure où, s’efforçant d’atteindre au typique (voir point I de cette leçon), il sait exprimer l’universel dans le singulier. Toute la détresse de Paris occupé par les nazis, Eluard l’exprime en deux vers, à travers un « petit fait » quotidien :

Paris a froid, Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue.

(Extrait de « Courage » (1942), dans Au rendez-vous allemand.)

   Dans la vie des personnages de Balzac et de Tolstoï les mieux réussis, se reflètent les traits essentiels de la société de leur temps. Le roman de G. Nikolaïeva : La Moisson, lie remarquablement l’histoire personnelle et familiale de ses héros à l’histoire d’un kolkhoz et de la société soviétique : les contradictions personnelles dont souffraient les héros du livre se résolvent dans le mouvement même par lequel se résolvent les contradictions plus vastes qui freinaient l’élan du kolkhoz ; et c’est en luttant pour assurer dans le kolkhoz la victoire de l’avenir sur le passé que Vassili et Avdotia assurent en eux-mêmes la victoire de l’avenir sur le passé.

   N’est-ce pas cette profonde unité de l’universel et du singulier qui caractérise les héros aimés des peuples ? En juin 1917, les soldats d’un régiment écrivent à Lénine :

   « Camarade et ami Lénine, souviens-toi que nous, les soldats de ce régiment, sommes tous prêts comme un seul homme à te suivre partout parce que tes idées sont vraiment l’expression de la volonté des paysans et des ouvriers. »

   En Staline s’incarnent les traits les plus purs de l’homme soviétique.

   Ethel et Julius Rosenberg ont soulevé l’amour des simples gens du monde entier, parce que l’ampleur des sacrifices qu’ils consentirent (leur jeune vie, leurs enfants, leur bonheur) était l’expression la plus bouleversante de l’invincible amour que les hommes portent à la paix.

3. Contradiction principale, contradictions secondaires

   Ayant pris conscience de la force du lien qui unit le spécifique à l’universel, nous verrons plus clairement les rapports entre contradiction principale et contradictions secondaires. En effet, un processus donné n’est jamais simple, précisément parce qu’il doit son existence spécifique à un grand nombre de conditions objectives, qui le rattachent à l’ensemble. Il en résulte que tout processus est le siège d’une série de contradictions. Mais parmi ces contradictions, l’une est la contradiction principale, celle qui existe depuis le début jusqu’à la fin du processus et dont l’existence et le développement déterminent la nature et la marche du processus. Les autres sont des contradictions secondaires, subordonnées à la contradiction principale.

   Quelle est, par exemple, la contradiction principale de la société capitaliste ? Evidemment, la contradiction entre prolétariat et bourgeoisie. Tant que subsiste le capitalisme, subsiste cette contradiction ; et c’est elle qui en dernière analyse décide du sort du capitalisme, puisque la victoire du prolétariat sonne la mort du capitalisme. Mais la société capitaliste, envisagée dans son processus historique, comporte d’autres contradictions, secondaires par rapport à la principale. Par exemple : contradiction entre la bourgeoisie régnante et les restes de la féodalité vaincue ; contradiction entre la paysannerie travailleuse (petits propriétaires, métayers, journaliers…) et la bourgeoisie ; contradiction entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie ; contradiction entre la bourgeoisie monopoliste et la bourgeoisie non-monopoliste, etc. Toutes contradictions qui apparaissent et se développent dans l’histoire même du capitalisme. Et comme ce développement s’effectue à l’échelle mondiale, il faut considérer encore la contradiction entre les divers pays capitalistes, la contradiction entre la bourgeoisie impérialiste et les peuples colonisés.

   Toutes ces contradictions ne sont pas juxtaposées. Elles s’enchevêtrent et, conformément à la première loi de la dialectique, elles sont en action réciproque. Et quel est l’effet de cette interaction ? Celui-ci : dans certaines conditions, une contradiction secondaire prend une telle importance qu’elle devient, pour une période donnée, contradiction principale, cependant que la contradiction principale passe au second plan (ce qui ne signifie point que son action cesse). En somme, les contradictions ne sont pas figées, elles changent de place.

   C’est ainsi que la contradiction, entre la bourgeoisie et le prolétariat dans les pays coloniaux, bien qu’elle soit en dernière analyse déterminante puisqu’elle se résoudra par la victoire du socialisme dans ces pays, passe cependant, pour un temps, au second plan. Ce qui passe au premier plan, c’est la contradiction entre l’impérialisme colonisateur et la nation colonisée (classe ouvrière, paysannerie, bourgeoisie nationale s’unissant dans un front national de lutte pour l’indépendance). Cela ne supprime nullement les luttes de classes au sein du pays colonial. (D’autant plus qu’une fraction de la bourgeoisie du pays colonial est complice de l’impérialisme colonisateur.) Mais la contradiction à résoudre en première urgence, c’est celle que pose l’impérialisme et que résout la lutte nationale pour l’indépendance.

   Dans ses Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., Staline éclaire de façon magistrale le problème du déplacement des contradictions, à propos de la question allemande, qui importe au plus haut point à notre peuple. [Texte capital : Staline ; « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. ». Derniers écrits, p. 122 à 126.]

   Il rappelle d’abord que le capitalisme porte des contradictions spécifiques internes, contradictions objectives qui dureront aussi longtemps que lui. Contradictions qui poussent la bourgeoisie à chercher dans la guerre impérialiste une solution à ses difficultés. Il en résulte que de manière inévitable (c’est-à-dire nécessaire) les divers pays capitalistes sont des rivaux acharnés. Croire que la suprématie du capitalisme américain sur les autres pays capitalistes met un terme aux contradictions qui sont inhérentes au capitalisme comme tel, c’est une illusion. Aucun Pacte atlantique, aucune alliance agressive contre l’U.R.S.S. n’a pouvoir d’éteindre ces contradictions. Staline montre comment la bourgeoisie anglaise et la bourgeoisie française ne peuvent indéfiniment supporter la mainmise du capitalisme américain sur l’économie de leur pays respectif. Il en est de même dans les pays vaincus, Allemagne et Japon.

   Chacun peut vérifier aujourd’hui à quel point Staline a vu juste. Les contradictions entre pays capitalistes (notamment entre Etats-Unis et Grande-Bretagne) se sont considérablement aggravées depuis l’époque où Staline portait son appréciation (février 1952), au point que toute une partie de la bourgeoisie anglaise et française préfère l’entente avec l’U.R.S.S. que sa propre liquidation dans une guerre antisoviétique sous commandement américain.

   Ainsi pouvons-nous comprendre la portée de l’appréciation stalinienne :

   « On dit que les contradictions entre capitalisme et socialisme sont plus fortes que celles existant entre les pays capitalistes. Théoriquement, c’est juste, bien sûr. Ce n’est pas seulement juste aujourd’hui, cela l’était aussi avant la deuxième guerre mondiale. C’est ce que comprenaient plus ou moins les dirigeants des pays capitalistes. Et cependant, la deuxième guerre mondiale n’a pas commencé par la guerre contre l’U.R.S.S., mais par une guerre entre pays capitalistes. Pourquoi ? Parce que, premièrement, la guerre contre l’U.R.S.S., pays du socialisme, est plus dangereuse pour le capitalisme que la guerre entre pays capitalistes. Car si la guerre entre pays capitalistes pose seulement le problème de la prédominance de tels pays capitalistes sur tels autres, la guerre contre l’U.R.S.S. doit nécessairement poser la question de l’existence même du capitalisme. Parce que, deuxièmement, bien que les capitalistes, aux fins de « propagande », fassent du bruit autour de l’agressivité de l’Union soviétique, ils n’y croient pas eux-mêmes, puisqu’ils tiennent compte de la politique de paix de l’Union soviétique et savent que l’U.R.S.S. n’attaquera pas d’elle-même les pays capitalistes. » (Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R. S.S. » Derniers écrits, p. 124.)

   Et Staline rappelle les événements postérieurs à la première guerre mondiale. Quelle que fût l’hostilité commune des pays capitalistes à l’endroit du pays socialiste, pourtant l’Allemagne impérialiste (restaurée par les bourgeoisies anglaise et française, qui rêvaient de lancer les hordes hitlériennes sur l’Union soviétique !) a dirigé ses premiers coups… contre le bloc capitaliste anglo-franco-américain.

   « Et lorsque l’Allemagne hitlérienne eût déclaré la guerre à l’Union soviétique, le bloc anglo-franco-américain, loin de se rallier à l’Allemagne hitlérienne, fut obligé, au contraire, de se coaliser avec l’U.R.S.S. contre l’Allemagne hitlérienne. » (Id., p. 125.)

   Conclusion :

   « La lutte des pays capitalistes pour la possession des marchés et le désir de couler leurs concurrents se sont pratiquement révélés plus forts que les contradictions entre le camp du capitalisme et celui du socialisme. » (Id., p. 125, [Expression soulignée par nous. G. B.- M. C.])

   Ce déplacement des contradictions — une contradiction secondaire devenant, pour un temps, la contradiction principale — est à envisager dans toutes ses conséquences pratiques. En l’espèce, nous en signalons deux :

a) Le réarmement de la Wehrmacht, encadrée par les généraux criminels de guerre, avec la complicité de la bourgeoisie française, se propose l’agression contre l’Union soviétique. Mais de même qu’en 1940 Hitler s’empara de Paris avant de marcher sur Moscou, de même il y a lieu de constater que les assassins d’Oradour sont disposés à occuper et saccager notre pays, une fois de plus, pour tenter de résoudre leurs propres difficultés économiques. La politique d’Adenauer, protecteur et complice des nazis, ne fait aucun doute à cet égard. Et c’est bien ainsi qu’il faut comprendre Eisenhower quand il déclare :

   Il entre dans nos intérêts, et c’est notre tâche, de faire les choses de façon que l’armée allemande puisse attaquer dans toute direction que nous, Américains, jugerons nécessaire.

   Une France affaiblie par la saignée d’Indochine et pillée par l’impérialisme américain, voilà pour la bourgeoisie allemande (remise en selle avec l’aide de la bourgeoisie française !) une proie bien plus facile à croquer que la puissante Union soviétique.

b) Les contradictions entre pays capitalistes prennent une importance telle qu’il devient de plus en plus difficile à l’impérialisme américain d’imposer sa loi dans cette jungle : le retard mis à la ratification des accords de Bonn et du traité de Paris, malgré les pressions américaines, en est un exemple parmi bien d’autres. La diplomatie soviétique, parce qu’elle maîtrise parfaitement la dialectique des contraires, tire le maximum des contradictions entre capitalistes (c’est ainsi que l’U.R.S.S. développe son commerce avec l’Angleterre capitaliste). La coexistence pacifique entre régimes différents sera ainsi le produit d’une lutte où les contradictions internes du capitalisme, bien que secondaires par rapport à la contradiction capitalisme-socialisme, joueront un rôle important.

   On voit donc à quel point il est nécessaire, quand on étudie un processus, de le suivre dans tout son développement et de ne pas s’en tenir à une vue momentanée. Telle contradiction secondaire qui naît aujourd’hui sera en effet demain la contradiction principale.

   Cette méthode d’analyse appliquée à la France d’aujourd’hui fait apparaître un ensemble très complexe de contradictions : contradiction entre prolétariat et bourgeoisie ; contradiction entre petite bourgeoisie (des villes et des campagnes) et bourgeoisie ; contradiction entre fractions rivales de la bourgeoisie, etc. Mais il y a aussi, sur le plan extérieur, contradiction entre l’impérialisme français et les peuples colonisés qu’il exploite ; contradiction entre l’impérialisme français et les autres impérialismes (principalement l’impérialisme américain et l’impérialisme allemand renaissant), etc. Et il y a, bien entendu, contradiction entre le capitalisme français et le socialisme. Pouvons-nous mettre toutes ces contradictions sur le même plan ? Non. Si nous considérons la société française contemporaine dans son ensemble, nous découvrons que la contradiction principale, c’est la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, lutte qui, depuis le triomphe de la révolution bourgeoise [Sous l’Ancien Régime féodal, la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie existait déjà, mais elle ne représentait alors qu’une contradiction secondaire.], traverse l’histoire de la France comme un fil rouge, et dont l’issue décidera de l’avenir du pays en assurant la victoire du socialisme. Mais la bourgeoisie capitaliste, pour survivre, a fait appel à la protection de l’impérialisme américain. Elle trahit ainsi les intérêts de la nation. Sa politique de classe l’oppose donc non seulement au prolétariat révolutionnaire, mais aux autres classes, y compris à cette fraction de la bourgeoisie qui ne tire pas bénéfice de la domination yankee. Conséquence : née de la contradiction principale indiquée plus haut, se développe une contradiction secondaire (impérialisme américain et bourgeoisie antinationale d’une part contre d’autre part la nation française dirigée par la classe ouvrière). Cette contradiction secondaire a pris une telle importance qu’elle devient pour un temps la contradiction principale. La tâche actuelle des communistes français, avant-garde de la classe ouvrière et de la nation, c’est de résoudre cette contradiction en relevant, en portant en avant, à la tête d’un irrésistible front national uni, le drapeau de l’indépendance nationale que piétine la bourgeoisie faillie. [Voir le discours de Staline au XIXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique.]

   Il est clair qu’un parti révolutionnaire mal armé théoriquement ne pourrait comprendre et prévoir le mouvement réciproque des contradictions. Il serait à la remorque des événements.

4. Aspect principal et aspect secondaire de la contradiction

   Etudier le caractère spécifique des contradictions en mouvement, ce n’est pas seulement différencier chaque fois la contradiction principale des contradictions secondaires, c’est encore dégager l’importance relative des deux aspects de chaque contradiction.

   Toute contradiction, en effet, comporte nécessairement deux aspects, dont l’opposition caractérise le processus envisagé. Or ces deux aspects — ou, si l’on veut, ces deux pôles — ne sont pas à mettre sur le même plan. Soit une contradiction (A contre B, B contre A). Si A et B étaient deux forces rigoureusement et constamment équivalentes, il ne se passerait rien ; les deux forces s’équilibrant indéfiniment, tout mouvement s’arrêterait. Il y a donc toujours une force qui l’emporte sur l’autre, fût-ce très légèrement et c’est ainsi que la contradiction se développe. Nous appelons aspect principal de la contradiction celui qui, à un moment donné, joue le rôle principal, c’est-à-dire détermine le mouvement des contraires en présence. L’autre aspect est l’aspect secondaire.

   Mais, de même que contradiction principale et contradictions secondaires peuvent changer de place, — telle contradiction secondaire passant au premier plan —, de même la situation réciproque de l’aspect principal et de l’aspect secondaire d’une contradiction est mouvante. Dans certaines conditions, l’aspect principal se change en aspect secondaire, l’aspect secondaire en aspect principal.

   L’eau, dont nous avons parlé dans la quatrième leçon, est le siège d’une contradiction entre la force de cohésion, qui tend à rassembler les molécules, et la force de dispersion, qui tend à les éloigner. A l’état solide, l’aspect principal de la contradiction, c’est la force de cohésion, à l’état gazeux, l’aspect principal c’est la force de dispersion. Quant à l’état liquide, c’est un état d’équilibre instable entre les deux forces.

   En France, sous l’Ancien Régime, l’aspect principal de la contradiction entre féodalité et capitalisme, c’était l’aspect « féodalité ». Mais la bourgeoisie capitaliste s’est développée de telle manière dans sa lutte contre les vieux rapports de production qu’elle a imposé la suprématie de rapports nouveaux, capitalistes. Ceux-ci, aspect secondaire de la contradiction, sont ainsi devenus l’aspect principal.

   Remarque très importante : nous voyons qu’il y a changement qualitatif (voir quatrième leçon) quand la position respective des deux aspects de la contradiction se modifie radicalement, le principal devenant secondaire, le secondaire principal. Du même coup il y a démembrement de l’ancienne unité des contraires et apparition d’une nouvelle unité de contraires.

   Déterminer chaque fois l’aspect principal est essentiel puisque c’est cet aspect qui détermine le mouvement de la contradiction. L’aspect principal de la contradiction principale, voilà le point d’application décisif de l’analyse dialectique. Cela ne signifie pas que l’aspect secondaire est de nul intérêt. Considérons la lutte entre l’ancien et le nouveau : à sa naissance, le nouveau est encore très faible, il n’est que l’aspect secondaire de la contradiction. Mais parce qu’il est le nouveau, il a pour lui l’avenir ; il deviendra l’aspect principal et sa victoire entraînera un changement qualitatif.

   Etudiant le matérialisme historique, nous verrons comment la production se développe sur la base d’une contradiction fondamentale, entre les rapports de production et le caractère des forces productives, — et comment l’aspect principal de cette contradiction, ce sont tantôt les forces productives tantôt les rapports de production (voir 16e leçon).

   Autre exemple : pratique sociale et théorie révolutionnaire constituent une unité de contraires, chacun agissant sur l’autre. L’aspect déterminant, si l’on considère le processus sur une longue période, c’est la pratique : le marxisme ne se serait pas constitué et n’aurait pas progressé sans les luttes objectives du prolétariat. Mais à certains moments, l’aspect secondaire devient principal, la théorie prend une importance décisive. C’est ainsi qu’en 1917, si le Parti bolchevik n’avait pas porté une appréciation théorique juste sur la situation objective, il n’aurait pu lancer les mots d’ordre appropriés à cette situation, il n’aurait pu mobiliser les masses et les organiser pour l’assaut victorieux. L’avenir du mouvement révolutionnaire en Russie eût été compromis pour une longue durée. Non seulement donc l’aspect théorique n’est pas négligeable mais, dans certaines conditions, il devient l’aspect principal, c’est-à-dire déterminant.

   « Lorsque nous disons avec Lénine : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire », la création et la diffusion de la théorie révolutionnaire commencent alors à jouer le rôle principal, décisif. Lorsqu’il faut exécuter quoi que ce soit et qu’il n’y a pour cela ni orientation, ni méthode, ni plan, ni directives déterminées, l’élaboration de l’orientation, de la méthode, du plan ou des directives devient alors essentielle, décisive. » (Mao Tsétoung. « A propos de la contradiction », p. 805.)

   Facteur objectif, facteur subjectif sont en interaction, et il faut à chaque moment évaluer au plus près leur importance relative.

   « Ces thèses pèchent-elles contre le matérialisme ? Non, elles ne pèchent pas. Car nous reconnaissons que, dans le cours général du développement historique, le principe matériel détermine le principe spirituel, l’être social détermine la conscience sociale, mais nous reconnaissons en même temps et devons reconnaître l’action en retour du principe spirituel sur le principe matériel, l’action en retour de la conscience sociale sur l’être social… » (Idem, p. 805.)

   Et Mao Tsétoung fait remarquer que c’est là assurer la supériorité définitive du matérialisme dialectique sur le matérialisme mécaniste (qui est métaphysique puisque, pour lui, l’élément principal reste principal et l’élément secondaire reste secondaire, quelles que soient les circonstances).

5. Conclusion générale sur la contradiction. Marxisme contre proudhonisme

   « La dialectique proprement dite est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses. » (Lénine : Cahiers philosophiques.)

   Lénine insiste sur l’importance majeure de cette quatrième loi qu’il considère comme le noyau de la dialectique.

   L’impuissance à comprendre cette loi frappe le socialisme au cœur. Le plus notable exemple en est Proudhon. Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx classe Proudhon dans la catégorie du socialisme conservateur ou bourgeois :

   « Les socialistes bourgeois veulent les conditions de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. » (K. Marx-F. Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 56-57. Editions Sociales, Paris, 1951.)

   Proudhon considère en effet l’unité des contraires comme unité d’un bon côté et d’un mauvais. Il veut éliminer le mauvais côté en gardant le bon. C’est là nier le caractère interne de la contradiction : la contradiction bourgeoisie-prolétariat est véritablement constitutive de la société capitaliste, et l’exploitation capitaliste ne peut disparaître qu’avec cette contradiction. La conciliation des intérêts de classes fondamentalement opposés est utopique.

   Marx caractérise ainsi Proudhon :

   « Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n’est que le petit bourgeois ballotté constamment entre le Capital et le travail… » (Marx : Misère de la philosophie, p. 101. Editions Sociales, Paris.)

   Cette méconnaissance de la dialectique conduit Proudhon au réformisme, à la négation, cent fois répétée, de l’action révolutionnaire, c’est-à-dire de la lutte de classe. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’il écrive à l’empereur Napoléon III (lettre du 18 mai 1850) :

   « J’ai prêché la conciliation des classes, symbole de la synthèse des doctrines. »

   ou encore qu’il écrive dans son carnet de notes, en 1847 :

   « Tâcher de m’entendre avec Le Moniteur Industriel, journal des maîtres, tandis que Le Peuple sera le journal des ouvriers, »

   pour déclarer, après le coup d’Etat de Badinguet :

   « Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire ; mais avec cette différence que le premier consul venait clore la première phase de la Révolution, tandis que le président ouvre la seconde. »

   Les chefs socialistes, comme Blum (l’auteur de A l’échelle humaine), comme Jules Moch (dans Confrontations, dont nous parlions dans une précédente leçon) s’emploient à replâtrer le proudhonisme, sous prétexte de respecter « les lois universelles de l’équilibre et de la stabilité ». Ainsi justifient-ils la capitulation devant la bourgeoisie. Ainsi se conduisent-ils, selon l’expression de Blum, en « gérants loyaux du capitalisme ». Capituler, livrer le prolétariat à la bourgeoisie, voilà le véritable sens de leur prétendue « lutte sur deux fronts », de leur prétendue « troisième force ». La social-démocratie, c’est l’opportunisme sur toute la ligne ; le prolétariat doit la combattre sans merci s’il veut vaincre l’ennemi de classe.

   Le socialisme scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline est le seul révolutionnaire parce qu’il porte au premier plan la lutte des contraires, comme loi fondamentale de la réalité. Ainsi mène-t-il un combat impitoyable et de tous les instants contre le « contraire » du prolétariat révolutionnaire, la bourgeoisie réactionnaire et contre les chefs de la social-démocratie qui s’emploient, niant la dialectique, à masquer les contradictions, pour démobiliser le prolétariat en plein combat.

   L’exemple du militant dialecticien qui connaît la vertu novatrice de la lutte des contraires, c’est, en France, Maurice Thorez. Evoquant son « apprentissage » de chef révolutionnaire, il écrit dans Fils du peuple :

   « Une pensée maîtresse de Marx s’imprima dans mon esprit : le mouvement dialectique emporte la révolution et la contre-révolution dans un combat incessant ; la révolution rend la contre-révolution toujours plus acharnée, toujours plus entreprenante ; à son tour, la contre-révolution fait progresser la révolution et l’oblige à se donner un Parti véritablement révolutionnaire. » (Maurice Thorez : Fils du Peuple, p. 65.)

   Mais la dialectique ne permet pas seulement de comprendre et de pousser jusqu’au bout la contradiction principale que constitue la lutte de classe (prolétariat contre bourgeoisie), lutte qui engendrera le socialisme. Elle donne au prolétariat le moyen de reconnaître les immenses forces dont il peut conquérir l’alliance contre la bourgeoisie. Le développement même de la politique réactionnaire de la bourgeoisie suscite l’opposition grandissante de la paysannerie laborieuse, des classes moyennes, des intellectuels, etc. Autant de contradictions que la dialectique met à jour, comme sait le faire Maurice Thorez, théoricien du Front populaire contre la bourgeoisie réactionnaire et du Front national pour l’indépendance du pays.

   Toutes les contradictions n’apparaissent pas au premier coup d’œil, et c’est pourquoi le dialecticien va toujours de l’apparence à la réalité et se garde des impatiences qui freinent le mouvement en voulant l’accélérer. Tel petit employé vote R.P.F., lit L’Aurore, « mange du communisme »… Est-ce un réactionnaire ? Raisonner ainsi, c’est ne pas atteindre le cœur sous l’écorce. Si cet employé vote R.P.F. et lit L’Aurore, c’est parce qu’il est mécontent et croit trouver des alliés au R.P.F. et à L’Aurore. Son comportement est donc le reflet subjectif des contradictions objectives dont il est victime. La tâche du militant qui maîtrise la théorie, c’est d’aider ce petit bourgeois mécontent à voir clair en lui-même, à prendre conscience des contradictions objectives qui sont inhérentes au capitalisme et dont il est victime, à prendre conscience que la solution de ces contradictions ne peut venir que de la lutte menée par le prolétariat en alliance avec tous les travailleurs, et non du R.P.F. et de L’Aurore qui défendent farouchement la liberté des gros capitalistes au nom de la « liberté des petits ».

   Une remarque : La recherche nécessaire des contradictions n’a rien à voir avec la confusion d’idées. Il ne faut pas tout mêler sous prétexte de rechercher l’unité des contraires. Une pensée qui se contredit n’est pas une pensée dialectique. Pourquoi ? Parce qu’une pensée dialectique comprend la contradiction, alors qu’une pensée qui se contredit en est victime : c’est une pensée confuse.

   Exemple : certains dirigeants bourgeois et social-démocrates ont dit pendant des années : « Nous voulons bien négocier au Viêt-Nam et faire la paix, mais nous ne voulons pas négocier avec Hô-Chi-Minh ». Raisonnement antidialectique car il tournait le dos à la réalité : en effet, faire la paix, c’est négocier avec l’adversaire, et l’adversaire de la bourgeoisie colonialiste au Viêt-Nam, c’est Hô-Chi-Minh et nul autre.

   Le raisonnement est donc faux. Si toutefois nous nous demandons pourquoi, nous découvrons que ce raisonnement est faux parce qu’il reflète une contradiction objective, dont sont victimes ceux qui parlent ainsi : contradiction entre les intérêts des colonialistes, qui veulent continuer la guerre, et les intérêts du peuple, qui veut la paix (ce qui contraint les colonialistes à parler de paix). Un raisonnement faux et confus peut donc traduire une réalité parfaitement objective et dialectique. L’analyse dialectique va du raisonnement faux à la réalité qu’il dissimule ou qu’il ignore.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Qu’est-ce que le caractère spécifique de la contradiction ? Illustrez par un ou deux exemples.
  2. Montrez comment tel grand artiste, tel grand écrivain sait réaliser dans son œuvre l’unité du spécifique et de l’universel.
  3. Montrez par un exemple précis comment une contradiction secondaire devient contradiction principale.
  4. Montrez, par un exemple précis, comment l’aspect secondaire d’une contradiction devient aspect principal.
  5. En quoi la lutte des contraires est-elle, selon l’expression de Lénine, le « noyau de la dialectique » ?
  6. Pourquoi le socialisme dégénère-t-il s’il rompt avec la méthode dialectique ?

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