Sixième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

PREMIERE PARTIE – ETUDE DE LA METHODE DIALECTIQUE MARXISTE

Sixième leçon. — Le quatrième trait de la dialectique : la lutte des contraires (II)

1. Universalité de la contradiction

   Moteur de tout changement, la contradiction est universelle. Lorsqu’on parle de « contradiction », les philosophes idéalistes comprennent simplement « lutte d’idées ». Pour eux, la contradiction n’est concevable qu’entre idées qui s’opposent. Ils en restent au sens courant du mot (« dire le contraire »). Mais la contradiction entre idées n’est qu’une forme de la contradiction : c’est parce que la contradiction est une réalité objective, partout présente dans le monde, qu’elle se retrouve aussi dans le « sujet », qu’elle est chez l’homme (qui fait partie du monde).

   Tout processus (naturel ou social) s’explique par la contradiction. Et cette contradiction existe aussi longtemps que dure le processus : elle existe alors même qu’elle n’est pas apparente. Nous en avons vu l’exemple dans la leçon précédente (p. 84) à propos de l’eau. Sur le plan des sociétés, Mao Tsétoung commente l’erreur de certains théoriciens, critiqués par les philosophes soviétiques. Ces théoriciens,

   « examinant la Révolution française, ont estimé qu’avant la révolution, dans le tiers-état composé des ouvriers, des paysans et de la bourgeoisie, il n’y avait pas… de contradictions, mais simplement des différences. Ce point de vue… est antimarxiste. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », p. 786.)

   Ils oublient que

   « dans toute différence repose déjà une contradiction, que la différence est une contradiction. Dès que sont apparus la bourgeoisie et le prolétariat, une contradiction est née entre le travail et le Capital ; elle ne s’était pas encore aggravée, tout simplement. » (Idem.)

   Si en effet la contradiction n’existait pas dès le début du processus, il faudrait alors expliquer le processus par la mystérieuse intervention d’une force extérieure : or nous avons vu dans la leçon précédente (III, a) que les conditions extérieures, bien que nécessaires au processus, ne peuvent remplacer les contradictions internes. La contradiction interne est permanente, bien que plus ou moins développée. C’est d’ailleurs pourquoi l’étude d’un processus naturel ou social n’est possible que si sa ou ses contradictions se sont suffisamment développées. Ainsi il n’était pas possible d’étudier scientifiquement le capitalisme en 1820, parce qu’il n’avait pas encore développé son essence : on ne pouvait alors qu’en saisir des aspects partiels, ce que firent les prédécesseurs de Marx. De même, on ne peut étudier scientifiquement la plante que si sa croissance est assez avancée. Généraliser hâtivement la connaissance qu’on a d’un processus qui ne fait que commencer, c’est là une attitude métaphysique, puisque c’est négliger des aspects importants du processus.

   Une fois précisé le caractère universel (toujours et partout) de la lutte des contraires, voyons quelques exemples concrets.

a) Dans la nature.

   Nous avons, dans la leçon précédente, exposé l’exemple de l’eau : c’est la lutte des contraires qui explique sa transformation qualitative d’état liquide en état gazeux, d’état liquide en état solide. En fait, tous les processus naturels impliquent la lutte des contraires. Déjà la forme la plus simple de mouvement (voir la troisième leçon, point III, p. 49), le déplacement, le changement de lieu, s’explique par la contradiction. Considérons un véhicule qui roule (ou un homme en marche). Il ne peut passer de A en B, puis de B en C, etc., qu’à la condition de « lutter » sans cesse contre la position qu’il occupe. Que cette lutte cesse, et la marche cesse. Les logiciens diront : pour affirmer B, il faut nier A ; pour affirmer C, il faut nier B. B sort de la lutte contre A ; C sort de la lutte contre B… et ainsi de suite.

   « … déjà le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement. » (Engels : Anti-Dühring, p. 152. Editions Sociales.)

   Dans le monde physique, la lutte des forces contraires est universelle. Un phénomène aussi banal qu’une fourchette rouillée est le produit d’une lutte entre le fer et l’oxygène.

   La forme fondamentale du mouvement dans la nature est la lutte entre l’attraction et la répulsion. L’unité et la lutte de ces deux contraires : attraction et répulsion, déterminent la formation et l’évolution, la stabilité, la transformation et la destruction de tous les agrégats matériels, qu’il s’agisse des lointaines galaxies, des étoiles ou du système solaire, — des masses solides, des gouttes liquides ou des amas gazeux, — des molécules, des atomes ou de leur noyau.

   Prenons le système solaire : le mouvement des planètes autour du soleil ne peut se comprendre sans la lutte de ces deux contraires : la gravitation qui tend à faire tomber la planète sur le soleil, l’inertie qui tend à l’écarter du soleil.

   Prenons un corps solide qui se dilate ou se contracte, un solide qui fond et un liquide qui se solidifie, — un liquide qui se vaporise et un gaz qui se liquéfie : ces processus ne peuvent exister sans la lutte de deux contraires : les forces de cohésion moléculaires qui sont attractives et l’énergie thermique qui est répulsive.

   Considérons les phénomènes chimiques dans lesquels des corps simples se combinent entre eux et des corps composés se résolvent en éléments simples : ils consistent tous dans l’unité de processus contraires : la liaison et la dissociation des atomes ; de là les contradictions propres à la chimie : entre acide et base, entre oxydant et réducteur, entre estérification [On disait précédemment éthérification.] et hydrolyse.

   Considérons un atome : nous y trouverons que l’équilibre relatif qui maintient les électrons autour du noyau résulte de la lutte de ces deux contraires : l’énergie électrostatique qui est ici attractive, et l’énergie cinétique qui est répulsive. Et dans le noyau atomique lui-même la science contemporaine soupçonne des formes spécifiques d’attraction et de répulsion entre proton et neutron.

   Chacun connaît les deux modes d’existence contraires de l’électricité : positive et négative, les deux pôles — nord et sud — de l’aimant, ainsi que les phénomènes d’attraction ou de répulsion entre corps électrisés de façon différente ou identique, entre les pôles différents ou identiques de deux aimants.

   Enfin la physique moderne a révélé que les particules qui constituent tous les agrégats matériels, les électrons de l’atome par exemple, sont loin d’être métaphysiquement identiques à elles-mêmes. Elles sont au contraire profondément contradictoires, ayant une double nature, à la fois corpusculaire et ondulatoire, étant à la fois comparables à des grains et à des vagues. Par là est démontré le caractère matériel des ondes comme les ondes de radio, et s’éclaircit le vieux mystère de la nature de la lumière. [C’est pourquoi Paul Langevin écrivait : « L’histoire de toutes nos sciences est jalonnée par de semblables processus dialectiques… J’ai conscience de n’avoir bien compris celle de la physique qu’à partir du moment où j’ai eu connaissance des idées fondamentales du matérialisme dialectique ». (La Pensée, n° 12, p. 12. 1947.)]

   Quant à la nature vivante, elle se développe selon la loi des contraires. Nous avons déjà remarqué dans la précédente leçon (p. 83) que la vie est une lutte incessante contre la mort. Considérons une espèce donnée, — animale ou végétale —. Chacun des individus qui la constituent succombe à son tour, inexorablement. Pourtant, l’espèce se perpétue et se multiplie ! A l’échelle de l’individu, il y a victoire de la mort sur la vie ; mais au niveau de l’espèce, c’est la vie qui l’emporte. La vie étant une conquête sur le non-vivant, nous pouvons dire que la mort et la décomposition d’un individu, c’est un recul, un retour du supérieur à l’inférieur, du nouveau à l’ancien. Par contre, le développement général de l’espèce est un triomphe du nouveau sur l’ancien, un progrès de l’inférieur au supérieur. Vie et mort sont donc les deux aspects d’une contradiction qui se pose et se résout indéfiniment. La nature se transforme ainsi, toujours la même et pourtant toujours nouvelle. [Les lecteurs qui souhaiteraient faire une étude approfondie de la lutte des contraires dans la nature auront intérêt à consulter le bel ouvrage de F. Engels : Dialectique de la Nature, publié aux Editions Sociales. Remarque : La puissance dialectique qui se manifeste dans la nature a frappé divers grands esprits dès l’Antiquité (par exemple le grec Héraclite). Et l’on trouve, plus tard, chez Léonard de Vinci, le pressentiment d’une analyse de cette dialectique naturelle. Qu’on en juge par cet intéressant extrait : « Le corps de toute chose se nourrissant meurt sans cesse et renaît sans cesse… Mais si l’on remplace autant qu’il est détruit en un jour, il renaîtra autant de vie qu’il en est dépensé, de la même façon que la lumière de la chandelle nourrie de l’humidité de cette chandelle, grâce à un afflux très rapide du bas, reconstitue sans cesse ce qui, en haut, en mourant, se détruit et, en mourant, de lumière éclatante, se transforme en sombre fumée ; cette mort est continue comme est continue cette fumée et la continuité de cette fumée est la même que celle de la nourriture et en un instant la lumière est tout entière morte et tout entière née à nouveau, avec le mouvement de sa nourriture. »]

   Les mathématiques n’échappent pas davantage à la loi des contraires, même au niveau le plus simple. En algèbre élémentaire, la soustraction (a – b) est une addition (- b + a). Cette unité des contraires ne semble-t-elle pas paradoxale au sens commun, qui dit : « une addition est une addition ; une soustraction est une soustraction » ? Le sens commun a raison, mais partiellement : l’opération algébrique est elle-même et son contraire. La pensée mathématique ne peut échapper aux lois de l’univers, et elle ne progresse que dans la mesure où elle est, comme l’univers, dialectique. Engels a consacré des pages remarquables aux mathématiques, examinées du point de vue dialectique. [Voir Engels : Anti-Dühring et Dialectique de la Nature. Ed. Sociales. (Pour faciliter la lecture de ces ouvrages, utiliser l’excellent index qui fait suite à chacun d’eux.)]

b) Dans la société.

   Tous les processus qui constituent la réalité sociale s’expliquent également par la contradiction. Et tout d’abord, la formation même de la société. La société humaine, comme aspect qualitativement nouveau de la réalité, est en effet le produit d’une lutte entre la nature et nos lointains ancêtres, qui étaient plus proches des singes supérieurs que des hommes d’aujourd’hui. Le contenu concret de cette lutte fut et demeure le travail, qui tout à la fois transforme la nature et transforme les hommes. C’est le travail qui, groupant nos ancêtres dans la lutte pour leur existence, est à l’origine des sociétés. C’est le travail qui a réalisé le passage qualitatif de l’animal à l’homme. Marx, en découvrant le rôle décisif du travail, comme lutte des contraires génératrice de la société, a fait une découverte d’une immense portée ; il a fondé la science des sociétés, qui a pour théorie générale le matérialisme historique. Sur cette contradiction-mère des sociétés qu’est le travail (unité de la nature et de l’homme, mais unité de contraires) on lira avec le plus grand profit, dans Dialectique de la Nature, le magnifique chapitre intitulé : « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme ». [Friedrich Engels : Dialectique de la Nature, p. 171. Ed. Sociales.]

   Mais là ne s’arrête pas la contradiction. Depuis la commune primitive jusqu’à la société socialiste et communiste, c’est la contradiction qui est le moteur de l’histoire, et les leçons consacrées au matérialisme historique analyseront de plus près ce mouvement. Contradiction fondamentale entre les forces productives nouvelles et les rapports de production vieillis. A partir d’un certain moment, contradiction entre les classes, c’est-à-dire lutte des classes. La lutte entre classes exploiteuses et classes exploitées est un aspect essentiel de la grande loi des contraires. Et c’est pour pouvoir nier le rôle et même l’existence de la lutte des classes que Blum, falsificateur du marxisme, a rejeté le matérialisme dialectique (c’est-à-dire notamment la lutte des contraires).

   Si nous prenons un régime social déterminé, nous constatons qu’il s’explique également par une contradiction fondamentale et des contradictions secondaires, toutes évoluant. Pas de capitalisme sans contradiction entre la bourgeoisie capitaliste, qui possède les moyens de production, et le prolétariat. Ce capitalisme n’est pas statique, il se transforme : c’est ainsi que le capitalisme de la première période, capitalisme de concurrence, se transforme dans une deuxième période en capitalisme de monopole : la concurrence, en effet, assure la victoire des capitalistes les plus puissants, et c’est alors le capitalisme de monopole qui sort de la concurrence, mais pour la dépasser. La concurrence se transforme en son contraire.

   On trouvera l’analyse approfondie des contradictions constitutives du capitalisme dans Le Capital de Marx.

2. Antagonisme et contradiction

   Une question est fréquemment posée. « Pas de capitalisme sans contradiction interne, puisque c’est un régime d’exploitation, où les intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat s’opposent irréductiblement. Mais le socialisme n’est-il pas la fin de toute contradiction ? » A quoi il faut répondre : « Le socialisme n’échappe pas à la grande loi de la contradiction. Tant qu’il y a société, il y a des contradictions constitutives de cette société ».

   L’illusion que la fin du capitalisme est la fin de la contradiction procède d’une confusion entre antagonisme et contradiction. Or l’antagonisme n’est qu’un cas particulier, un moment de la contradiction : tout antagonisme est contradiction, mais toute contradiction n’est pas antagonisme.

   Il y a certes contradiction entre une dose extrêmement faible d’arsenic et votre organisme ; mais si la dose absorbée reste très faible, la contradiction n’évoluera pas en antagonisme. Augmentez la dose, et c’est alors l’antagonisme : la contradiction évolue en opposition violente, mortelle pour l’organisme. De même au sein de la société capitaliste, il y a toujours lutte des contraires qui coexistent bourgeoisie-prolétariat.

   « Mais c’est seulement quand le développement de la contradiction entre [ces classes] atteint un stade déterminé que cette lutte prend la forme d’un antagonisme déclaré qui, dans le processus de son développement, se transforme en révolution. » (Mao Tsétoung : « A propos de la contradiction », p. 813.)

   L’antagonisme n’est qu’un moment de la contradiction : le plus aigu. La guerre entre Etats impérialistes est le moment le plus aigu de la lutte qui les oppose en permanence. Il faut donc savoir considérer la contradiction dans tout son développement. Par exemple, la contradiction entre classes est issue de la division du travail, au sein de la commune primitive ; à ce stade, il y avait différence entre les activités sociales (chasse, pêche, élevage) ; mais cette différence a évolué en lutte quand elle a entraîné la naissance des classes, lutte qui devient antagonisme en période révolutionnaire.

   Qu’arrive-t-il donc dans le cas du socialisme ? L’antagonisme des classes disparaît, grâce à la liquidation de la bourgeoisie exploiteuse. Cependant, pendant toute une période subsistent des différences entre classe ouvrière et paysannerie, entre ville et campagne, et de même entre travail manuel et travail intellectuel. Différences qui ne sont pas des antagonismes, mais sont autant de contradictions à surmonter puisque l’homme, en société communiste, sera capable des activités les plus diverses (qui aujourd’hui se partagent entre des individus différents) et puisque, notamment, la contradiction travail manuel-travail intellectuel se résoudra dans une unité supérieure. L’éducation polytechnique crée les conditions de cette unité, qui fera de chaque individu à la fois un praticien et un savant.

   On voit donc que la fin de l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat ne signifie pas la fin des contradictions. Aussi Lénine écrivait-il, critiquant Boukharine :

   « Antagonisme et contradiction ne sont pas du tout une seule et même chose. Le premier disparaîtra, les secondes subsisteront en régime socialiste. » (Cité par Mao Tsétoung : Ouvrage cité.)

   Comment, en effet, pourrait-il y avoir progrès sans la contradiction, qui est moteur du progrès ? C’est ainsi que, dans Les Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S., Staline explique que le passage graduel du socialisme au communisme n’est possible que par la solution de la contradiction qui existe (en société socialiste) entre deux formes de propriété socialiste : la propriété kolkhozienne, propriété socialiste d’un groupe plus ou moins étendu, et la propriété nationale (par exemple les usines) qui est propriété socialiste de la collectivité tout entière. [Voir Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. », dans Derniers écrits, p. 156. Ed. Sociales.]

   Cependant, en société socialiste, les contradictions n’évoluent pas en conflits, en antagonismes, parce que les intérêts des membres de cette société sont solidaires et parce que celle-ci est dirigée par un parti armé de la science marxiste, science des contradictions : ainsi la solution des contradictions s’effectue sans crise. Mais ces contradictions n’en sont pas moins fécondes, puisqu’elles permettent à la société d’avancer.

   De même, la pratique générale de la critique et de l’autocritique dans la vie des hommes soviétiques constitue l’un des plus purs exemples d’un développement de contradictions sans antagonismes. Georges Malenkov déclarait au XIXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique :

   « Pour faire avancer notre cause, il faut mener la lutte contre les faits négatifs, diriger l’attention du Parti et de tous les hommes soviétiques vers la liquidation des défauts dans le travail.

   Critique qui est l’affaire des raillions de travailleurs, maîtres du pays.

   Plus large sera la critique d’en bas, plus complètement se manifesteront les forces créatrices et l’énergie de notre peuple et plus puissamment pénétrera dans les masses le sentiment qu’elles sont maîtresses du pays. » (Malenkov ; Rapport d’activité du Comité central du P. C. de l’Union soviétique, p. 76.)

   Malenkov donne des exemples de défauts à corriger par une telle critique : gaspillage de matières premières dans certaines entreprises ; pertes de temps dans certains kolkhoz ; ou encore sous-estimation de la réalité de l’encerclement capitaliste ; ou encore contrôle insuffisant des tâches confiées à certaines organisations ou à certains militants.

   « C’est précisément le rôle du Parti communiste, explique Malenkov, que de créer les conditions pour que tous les hommes soviétiques honnêtes puissent critiquer hardiment et sans crainte les insuffisances dans le travail des organisations et administrations. Les assemblées, les réunions de militants, les sessions et les conférences de toutes les organisations doivent devenir en fait une large tribune de critique hardie et vigoureuse des insuffisances. » (Malenkov ; Rapport d’activité du Comité central du P. C. de l’Union soviétique, p. 76.)

   Cette critique de masse est évidemment un aspect de la lutte des contraires, puisqu’elle permet d’éliminer les défauts et les survivances qui entravent le progrès de la société socialiste ; mais elle est une critique fraternelle car elle est l’œuvre d’hommes ayant les mêmes intérêts.

   Au sein même du Parti, la lutte d’idées est l’expression spécifique de la lutte des contraires. Lutte qui permet au Parti marxiste-léniniste-stalinien d’améliorer sans cesse son travail, mais lutte qui ne dégénère pas en antagonisme. Si elle devient antagonisme, c’est qu’alors il y a lutte du Parti contre des ennemis qui sont dans la place et qui opèrent comme agents de la bourgeoisie : lutte du Parti communiste (bolchevik) contre Trotski, Boukharine ou Béria.

3. La lutte des contraires, moteur de la pensée

   Si la loi des contradictions joue un si grand rôle dans la nature et la société, il est facile de prévoir que, l’homme étant un être tout à la fois naturel et social, sa pensée est également soumise à la loi des contraires. Nous avons d’ailleurs observé déjà le caractère dialectique de la pensée dans la quatrième leçon. Il ne saurait nous surprendre. Matérialistes, nous considérons la pensée comme un moment du devenir universel ; les lois de la dialectique règnent donc sur la pensée comme sur l’ensemble de la réalité. La dialectique de la pensée est, en son essence, de même nature que la dialectique du monde ; sa loi fondamentale est donc la contradiction. C’est pourquoi Lénine écrit :

   « La connaissance est le processus par lequel la pensée s’approche infiniment et éternellement de l’objet. Le reflet de la nature dans la pensée humaine doit être compris non d’une façon « morte », non « abstraitement », non sans mouvement, non SANS CONTRADICTIONS, mais dans le PROCESSUS ETERNEL du mouvement, de la naissance des contradictions et de leur résolution. » (Lénine : Cahiers philosophiques.)

   C’est ainsi que le passage qualitatif de la sensation au concept (dont nous avons parlé dans la quatrième leçon, p. 70) est un mouvement qui se fait par contradiction : la sensation reflète en effet un aspect singulier, limité du réel ; le concept nie cet aspect singulier pour affirmer l’universel [« Nier » doit s’entendre non pas au sens d’anéantir, mais au sens dialectique : dépasser tout en s’appuyant sur… Le concept (universel) dépasse la sensation (limitée), mais tout en s’appuyant sur elle.] ; il surmonte les limitations de la sensation pour exprimer la totalité de l’objet. En ce sens, le concept est la négation de la sensation (par exemple : le concept scientifique de lumière, comme unité de l’onde et du corpuscule, nie la sensation de lumière, sensation qui nous révèle la présence de la lumière, mais ne nous dit pas ce qu’elle est). Mais le concept, qui s’est ainsi élaboré par la négation de la sensation (par la lutte contre ce niveau inférieur de connaissance), agit en retour sur la sensation. Après l’avoir niée, il lui donne les moyens de s’affirmer avec une force nouvelle, car on perçoit mieux ce qu’on a compris. [C’est pourquoi l’on dit de la culture qu’elle éduque la sensibilité.]

   « Notre pratique atteste que nous ne pouvons comprendre immédiatement les choses perçues par nos sens et que ce n’est qu’après avoir été comprises que les choses peuvent être encore plus profondément perçues par les sens. » (Mao Tsétoung : « A propos de la pratique », Cahiers du communisme, n° 2, février 1951, p. 243.)

   Ainsi sensation et concept, concept et sensation constituent une unité de contraires en interaction, chacun s’affirmant contre l’autre, bien qu’ils se fortifient l’un par l’autre (la sensation ayant besoin du concept qui l’éclaire, et le concept ayant besoin de la sensation qui est son point d’appui).

   Nous pourrions considérer les divers processus propres à la pensée, nous y retrouverions la loi des contraires. C’est ainsi que l’analyse et la synthèse, démarches absolument nécessaires à toute pensée, et qui sont considérées par le métaphysicien comme opposées l’une à l’autre, sont opposées certes, mais c’est l’opposition de deux processus inséparables ! Analyse et synthèse s’impliquent l’une l’autre. En effet, analyser c’est retrouver les parties d’un tout ; mais les parties ne sont des parties que comme parties d’un tout, il n’y a pas de « parties en soi » : le tout est donc présent aux parties, la synthèse et l’analyse se définissent donc l’une par l’autre, bien que chacune soit l’inverse de l’autre.

   De la même façon, la théorie et la pratique sont deux forces contraires en interaction dialectique : elles se pénètrent et se fécondent mutuellement.

   C’est parce que la pensée est dialectique qu’elle peut comprendre la dialectique du monde (nature et société). Les contradictions du monde objectif qui la soutient et l’alimente se reflètent en elle, et le mouvement de pensée ainsi créé est lui-même dialectique, comme tous les autres aspects du réel.

   Une pensée qui méconnaît les contradictions laisse donc échapper l’essence de la réalité. La simple définition de l’objet le plus banal est déjà l’expression d’une contradiction. Si je dis : « la rose est une fleur », je fais de la rose autre chose qu’elle-même ; je la range dans la classe des fleurs. C’est là un début de pensée dialectique, car de proche en proche, à partir de cette humble rose, je retrouverai l’univers entier (nous savons que « tout se tient »). Une pensée non dialectique se contentera de dire : « la rose est la rose », ce qui n’apprend rien sur la nature et les caractères de la rose.

   Il n’empêche qu’il est parfois utile de rappeler qu’une rose est une rose et non pas un char à bancs. La logique élémentaire, c’est-à-dire non dialectique, qui a pour principe le principe d’identité (a est a, a n’est pas non-a) n’est pas fausse. Simplement elle est partielle, elle exprime l’aspect immédiat, superficiel des choses. Elle dit : « de l’eau, c’est de l’eau » ; « la bourgeoisie, c’est la bourgeoisie ». La logique dialectique, par delà l’apparence stable, saisit le mouvement interne, la contradiction. Elle découvre que l’eau porte en elle des contradictions qui expliquent qu’on peut passer de l’eau à l’hydrogène et à l’oxygène. De même, la logique dialectique définit la bourgeoisie en opposition avec le prolétariat, son contraire, et elle la définit aussi dans la diversité qualitative des éléments qui la constituent (elle dit : la bourgeoisie, c’est la bourgeoisie, comme classe identique à soi, mais il y a une bourgeoisie antinationale et une bourgeoisie nationale, qui jusqu’à un certain point ont des intérêts contradictoires).

   Cela dit, la logique de l’identité, dite logique formelle ou de la non-contradiction, est nécessaire bien que non suffisante. L’ignorer ou la bafouer, c’est tourner le dos à la réalité. Exemple : Jules Moch écrit dans Confrontations :

   « Dans le régime actuel, deux classes — capitalisme et prolétariat — sont en présence. »

   Phrase absurde. Il est bien vrai que le prolétariat est une classe ; mais la classe antagoniste du prolétariat, c’est la bourgeoisie, et non pas le capitalisme, qui est un régime social. L’auteur range dans la même catégorie des réalités qui ne sont pas du même ordre. Une classe est une classe ; un régime social est un régime social. Prendre ceci pour cela, c’est insulter la logique la plus élémentaire, qui veut qu’on définisse les termes dont on use. Et c’est par conséquent insulter la logique dialectique, qui n’autorise nullement un tel méli-mélo, mais considère l’identité comme un aspect du réel, aspect qui ne saurait être méconnu sans falsification. La contradiction dialectique n’oppose pas n’importe quoi à n’importe quoi ; pour elle un chat est d’abord un chat, encore que ceci ne suffise pas à expliquer ce qu’est un chat.

   L’aventure de Jules Moch est d’ailleurs instructive : elle montre que le refus de la dialectique, de la lutte des contraires, conduit au refus de la logique la plus courante. Parce qu’ils se sont brouillés, pour des raisons politiques, avec la science, les falsificateurs se brouillent avec le bon sens.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Pourquoi les diviseurs du mouvement ouvrier nient-ils l’existence de la lutte des contraires ?
  2. Montrez sur un exemple précis que toute contradiction n’est pas antagonisme.
  3. En quoi l’autocritique est-elle lutte des contraires ?

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