IV. La philosophie idéaliste allemande

Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire

Georgi Plekhanov

IV. La philosophie idéaliste allemande

   Les matérialistes du dix-huitième siècle croyaient fermement avoir porté un coup mortel à l’idéalisme. Ils le tenaient pour une théorie vieillie et à jamais abandonnée. Mais une réaction s’amorce vers les dernières années du siècle; et, dans la première moitié du suivant, c’est au tour du matérialisme de passer auprès de chacun pour un système vieilli et définitivement enterré. Non content de ressusciter, l’idéalisme connaît un essor sans précédent et en vérité brillant. Cela tenait certes à des causes sociales qu’il n’entre pas dans notre propos d’étudier. Voyons seulement si l’idéalisme du dix-huitième siècle présentait quelques supériorités par rapport au matérialisme de l’époque précédente, et, si oui, en quoi elles consistent.

   Le matérialisme français se révélait d’une frappante faiblesse, d’une faiblesse aujourd’hui à peine croyable, chaque fois qu’il lui arrivait de se heurter aux problèmes de l’évolution dans la nature ou dans l’histoire. Bornons-nous à celui des origines de l’homme. Bien que l’idée d’une évolution progressive de l’espèce ne parût point « contradictoire » aux matérialistes, ils tenaient cette « hypothèse » pour peu vraisemblable. Les auteurs du Système de la Nature (Cf. le chapitre VI de la première partie) déclarent que si jamais quelqu’un s’insurgeait contre cette hypothèse, objectant que « la nature agit par une certaine somme de lois immuables et générales » et affirmant que « l’homme, le quadrupède, le poisson, l’insecte, la plante, etc., sont de toute éternité et demeurent éternellement ce qu’ils sont », pour leur part, ils ne s’y opposeraient pas, faisant seulement remarquer que cette théorie ne contredit pas non plus les vérités qu’ils ont énoncées. « Il n’est pas donné à l’homme de tout savoir; il ne lui est pas donné de connaître son origine. » Voilà tout ce qu’ils trouvent finalement à dire sur un problème aussi capital.

   Helvétius paraît pencher vers l’idée d’évolution progressive. « La matière est éternelle, mais ses combinaisons et ses formes sont passagères », note-t-il; il rappelle qu’aujourd’hui même les races humaines se modifient sous l’action du climat ((« Le vrai sens du système de la nature », à Londres, 1774, p. 15.)) et va jusqu’à considérer toutes les espèces animales comme sujettes à changer. Mais cette idée de bon sens, il la formule fort curieusement : pour lui, les causes de « la dissemblance » entre les diverses espèces animales et végétales tiennent ou bien à la nature des « germes » ou bien à des différences du milieu ambiant, à des différences d’« éducation ((« De l’Homme », Œuvres complètes d’Helvétius, Paris, 1818, t. II, p. 120.)) ».

   L’hérédité se trouve ainsi exclure la viabilité et vice versa. Si l’on admet la théorie de la variabilité, il faut admettre que, selon le milieu, chaque « germe » est capable de donner n’importe quel animal ou n’importe quelle plante : celui de chêne, par exemple, un bœuf ou une girafe. Il va de soi que sous cette forme, l’« hypothèse » ne pouvait éclairer la question de l’origine des espèces. Helvétius lui-même, après l’avoir lancée en passant, n’y est plus jamais revenu.

   Les matérialistes français savaient aussi peu rendre compte des phénomènes de l’évolution sociale. Avec eux, les divers systèmes de « législation » devenaient le fruit exclusif de l’activité consciente des « législateurs », les systèmes religieux celui de la ruse des prêtres, etc.

   Cette impuissance du matérialisme français face au problème de l’évolution dans la nature et dans l’histoire appauvrit considérablement sa portée philosophique. Dans la théorie de la nature, il se borne à combattre la conception étriquée que les dualistes se font de la matière; dans la théorie de l’homme, il se contente de répéter sans fin, à de rares variations près, la formule de Locke : il n’y a pas d’idées innées. Et quelque utilité qu’il y ait eu à la répéter pour combattre des théories morales et politiques périmées, elle ne pouvait acquérir de portée vraiment scientifique que si les matérialistes avaient réussi à expliquer par ce moyen l’évolution de l’esprit humain. On l’a vu plus haut : de remarquables tentatives ont été faites en ce sens (exactement par Helvétius), mais pour aboutir finalement à l’échec (si elles avaient réussi, le matérialisme français se serait révélé hautement efficace dans le problème de l’évolution); et dans leur conception de l’histoire, les matérialistes ne dépassaient pas le point de vue purement idéaliste que l’opinion gouverne le monde. C’est seulement de temps en temps, seulement à de très rares instants que le matérialisme faisait brèche dans leurs considérations sur l’histoire, sous forme de digressions sur le thème de l’atome fou introduit par hasard sous le crâne du « législateur » et qui, troublant le fonctionnement de son cerveau, modifierait pour des siècles le cours de l’histoire. Mais un tel matérialisme n’était en son fond que du fatalisme et ne réservait aucune place à la prévision des événements, en d’autres termes, à l’activité historique consciente des individus qui pensent.

   Aussi n’est-il pas étonnant que des hommes d’esprit, voire de talent, et étrangers aux luttes sociales où le matérialisme constituait, aux mains de l’extrême gauche, une arme terrible, aient jugé cette théorie étriquée, sinistre et désespérante. C’est ce qu’en a dit, par exemple, Gœthe.

   Pour que le reproche cessât d’être mérité, il eût fallu que le matérialisme se départît de la sécheresse de ses raisonnements abstraits, pour tenter de comprendre et d’expliquer de son point de vue « la réalité vivante », la chaîne complexe et chatoyante des phénomènes concrets. Mais sous la forme qu’il revêtait alors, il se trouvait inapte à s’acquitter de cette grande mission, et ce fut à la philosophie idéaliste qu’elle échut.

   Le système hégélien constitue le maillon essentiel, terminal, dans le développement de cette philosophie; aussi nous référerons-nous de préférence à lui dans notre exposé.

   Hegel qualifiait de métaphysique l’attitude des penseurs, tant idéalistes que matérialistes, qui, incapables de comprendre le devenir, bon gré mal gré se représentent et présentent les phénomènes comme figés, sans liens entre eux ni possibilité de passage de l’un à l’autre. A cette attitude, il opposait la dialectique qui les fait connaître dans leur devenir et, par suite, dans leur liaison réciproque.

   Pour Hegel, la dialectique est le principe de toute vie. Il se rencontre souvent des gens qui, après avoir énoncé quelque généralité, reconnaissent de bonne grâce qu’ils font peut-être erreur et que l’opinion diamétralement contraire serait peut-être vraie. Ce sont des gens bien élevés, tout pénétrés de « tolérance » : vis et laisse vivre les autres, disent-ils en leur for intérieur. La dialectique n’a rien de commun avec la tolérance sceptique des gens du monde, mais elle sait aussi concilier des généralités diamétralement contraires. L’homme est mortel, disons-nous, en considérant la mort comme quelque chose de complètement étranger à la nature de l’homme vivant, et qui tire sa source de circonstances extérieures. L’homme possède donc deux propriétés : d’abord celle de vivre, et ensuite, celle d’être sujet à la mort. Mais, si l’on y regarde de plus près, il s’avère que la vie elle-même porte en soi le germe de la mort, et que tout phénomène, en général, est contradictoire en ce sens qu’il développe à partir de soi-même les éléments qui, tôt ou tard, mettront un terme à son existence, le transformant en son contraire. Tout s’écoule, tout change; il n’est point de force capable de retarder ce flux constant, d’arrêter ce mouvement perpétuel; il n’est point de force capable de s’opposer à la dialectique des phénomènes. Gœthe la représente sous le forme d’un esprit :

In Lebensfluthen, in Thatensturm

Wall’ich auf und ab,

Webe hin und her !

Geburt und Grab —

Ein ewiges Meer,

Ein wechselnd Weben,

Ein glühend Leben,

So schaff’ich am sausenden Webstuhl der Zeit

Und wirke der Gottheit lebendiges Kleid (( [Dans les flots de la vie, dans l’orage de l’action,
Je monte et je descends,
Flotte ici et là :
Naissance, tombeau,
Mer éternelle,
Tissu changeant,
Vie ardente !
Ainsi je travaille sur le bruyant métier du temps.
Et tisse le manteau vivant de la Divinité. (Faust, première partie, traduction Henri Blaze, p. 168, Paris, 1879.)]))
.

   A tel instant, tel mobile se trouve en tel point de sa course. Mais, au même instant, il se trouve en dehors de ce point, car s’il se trouvait seulement en ce point, il cesserait de se mouvoir, du moins à cet instant. Tout mouvement est une opération dialectique, une contradiction vivante. Comme il n’existe pas un seul phénomène naturel pour l’explication duquel nous ne devions, en dernière analyse, faire appel au mouvement, il faut bien concéder à Hegel que la dialectique est l’âme de toute connaissance scientifique. Et ceci ne concerne pas seulement la connaissance de la nature. Que signifie, par exemple, le vieil aphorisme : summum jus, simma injuria (( [Le comble du droit est le comble du déni de droit. Cicéron : De officiis.])) ? Que notre conduite sera d’autant plus équitable que nous y ferons leur part au juste et à l’injuste ? Non. Ainsi seule raisonne « l’expérience vulgaire, l’esprit des sots ». La maxime veut dire que, poussée jusqu’à son point d’aboutissement logique, toute justice abstraite se transforme en un déni de droit, c’est-à-dire en son contraire; Shakespeare a magnifiquement illustré cette idée dans le Marchand de Venise.

   Jetons maintenant un coup d’œil sur les phénomènes économiques. Quel est le point d’aboutissement logique de la « libre concurrence » ? Que chaque patron cherche à battre ses rivaux pour demeurer seul maître du marché; et il n’est certes pas rare de voir un Rothschild ou un Vanderbilt satisfaire cette aspiration. Cela prouve que la libre concurrence mène au monopole, c’est-à-dire à la négation de la concurrence, en d’autres termes à son contraire. Regardez encore où conduit le principe, tant vanté par nos populistes, de la propriété des fruits du labeur : ne m’appartient que ce qui a été créé par mon travail. C’est on ne peut plus conforme à la justice. Il n’est pas moins conforme à la justice que j’use à mon libre gré de ce que j’ai créé, soit que je m’en serve pour mon propre usage, soit que je l’échange contre un autre objet plus à ma guise. Et il est tout aussi conforme à la justice que j’use, toujours à mon libre gré, de l’objet reçu en troc comme il m’est le plus agréable, le meilleur ou le plus avantageux. Supposons maintenant que j’ai vendu le produit de mon travail pour de l’argent et que j’emploie cet argent à louer un ouvrier, c’est-à-dire que j’achète la force de travail d’autrui. En utilisant cette force de travail je me trouve le propriétaire d’une valeur nettement supérieure à la somme que j’ai déboursée pour son achat. D’un côté, c’est parfaitement conforme à la justice, puisqu’on vient de reconnaître que je puis user de l’objet reçu en troc comme il m’est le meilleur et le plus avantageux; mais, d’un autre côté, c’est un parfait déni de justice car j’exploite le travail d’autrui, car je vais à l’encontre du principe sur lequel je fondais ma notion de justice. La propriété acquise par mon travail devient pour moi la source d’une propriété créée par le travail d’autrui. Summum jus, summa injuria. Et cette injuria, nous la voyons se produire, de par la force même des choses, chez presque chaque artisan à l’aise, chez presque chaque cultivateur sérieux (( Cet empire éternel et universel de la dialectique semble inconcevable à M. Mikhaïlovski. « Tout changerait donc, sauf les lois du mouvement dialectique ? » demande-t-il avec un scepticisme hérissé. Oui, répondrons-nous, il en va exactement de la sorte et, si la chose vous étonne, si vous voulez contester cette idée, n’oubliez pas qu’il vous faudra contester aussi le principe fondamentale des sciences de la nature aujourd’hui. Pour vous en convaincre, rappelez-vous seulement la phrase de Playfair, que Lyell a prise pour épigraphe de ses célèbres Principles of Geology : « A mid the revolutions of the globe, the economy of Nature has been uniform and her laws are the only things that have resisted the general movement. The rivers and the rocks, the seas and the continents have been changed in all their parts; but the laws which direct these changes, and the rules to which they are subject, have remained invariably the same ». [« Au milieu des révolutions du globe, l’économie de la Nature est demeurée uniforme et ses lois sont les seules à avoir résisté au mouvement général. Fleuves et rochers, mers et continents ont été modifiés en toutes leurs parties; mais les lois qui président à ces modifications et les règles qui les déterminent sont restées invariablement les mêmes ». Principes de Géologie.])).

   Ainsi chaque phénomène, par l’action même des forces, qui déterminent son existence, se transformes tôt ou tard mais inéluctablement, en son contraire.

   L’idéalisme allemand, avons-nous dit, envisage les phénomènes sous l’angle de leur devenir, et c’est ce qu’on appelle en prendre une vue dialectique. Relevons ici que les métaphysiciens en arrivent à défigurer la notion même de devenir. Ni la nature, ni l’histoire, assurent-ils, ne procèdent par bonds. Quand ils parlent de l’apparition d’un phénomène ou d’une institution sociale, ils présentent la chose comme si le phénomène ou l’institution avait été jadis très petit, tout à fait imperceptible, et qu’il ait ensuite pris peu à peu de l’ampleur. Quand il s’agit de la disparition du même phénomène ou de la même institution, on en suppose, au contraire, la diminution progressive, jusqu’à ce que leurs dimensions microscopiques les rendent tout à fait imperceptibles. Ainsi conçue, l’évolution n’éclaire rigoureusement rien, puisqu’au lieu d’expliquer l’existence des phénomènes elle la suppose et tient seulement compte des modifications quantitatives dont ils sont le siège. L’empire de la pensée métaphysique dans les sciences de la nature était jadis si puissant que bien des savants ne pouvaient se représenter l’évolution sous une autre forme que la croissance ou la décroissance graduelle des dimensions du phénomène étudié. Bien qu’il fût admis depuis Harvey que « toute vie se développe à partir d’un germe », on se faisait, apparemment, une idée si vague de ce développement que la découverte des spermatozoïdes fournit matière à la théorie suivant laquelle la cellule séminale recèlerait déjà un être vivant, certes microscopique, mais achevé et parfaitement développé, en sorte que son « évolution » se ramènerait à une simple croissance. C’est rigoureusement ainsi que de respectables vieilles barbes — dont bon nombre de sociologues évolutionnistes, illustres dans toute l’Europe — dissertent par exemple aujourd’hui de l’« évolution » des institutions politiques; l’histoire ne procède point par bonds; chi va piano…

   La philosophie idéaliste allemande s’est élevée avec la plus grande énergie contre cette caricature de l’idée d’évolution. Hegel, qui l’a cruellement tournée en dérision, a administré la démonstration irréfutable que, dans la société humaine, comme dans la nature, les bonds constituent un aspect de l’évolution non moins essentiel que les modifications quantitatives insensibles.

   « Les modifications de l’être, dit-il, ne consistent pas seulement en ce qu’il y a passage d’une quantité à une autre quantité, mais aussi en ce qu’il y a passage de la qualité à la quantité et vice versa, chacun des passages de cette dernière sorte constituant une rupture de la continuité (ein Abbrechen des Allmählichen) et conférant au phénomène un aspect nouveau, qualitativement différent du précédent… C’est ainsi que l’eau que l’on refroidit se solidifie, non point progressivement… mais d’un coup; refroidie jusqu’au point de congélation, elle demeure liquide si on la maintient en repos, et il suffit alors de la moindre impulsion pour qu’elle se solidifie instantanément… Dans le monde des phénomènes moraux… il se produit d’identiques passages du quantitatif en qualitatif, ou, autrement dit, les différences de qualité se fondent, là aussi, sur des différences quantitatives. C’est ainsi que l’un-peu-moins et l’un-peu-plus constituent la frontière au-delà de laquelle la légèreté cesse d’être légèreté pour se transformer en quelque chose d’absolument autre : en crime… C’est ainsi que les Etats, toutes conditions égales d’ailleurs, prennent un caractère qualitativement différent en conséquence d’une simple différence de grandeur. Lois et régime politique revêtent une tout autre signification à la suite d’une extension du territoire et du nombre des citoyens (( Wissenschaft der Logik, première édition, Ier partie, livre I, pp. 313-314.))… »

   Les sciences modernes de la nature savent à quel point il est fréquent qu’une modification de la quantité entraîne une modification de la qualité. Pourquoi telle bande du spectre solaire suscite-t-elle en nous une sensation de rouge, telle autre une sensation de vert, etc. ? La physique répond que tout dépend ici du nombre de vibrations des particules de l’éther; et il est connu que ce nombre varie pour chaque couleur du spectre, qu’il va en croissant du rouge au violet. Ce n’est pas tout. L’intensité de la chaleur dans le spectre augmente à mesure qu’on se rapproche du bord externe de la bande rouge et atteint son maximum à quelque distance de ce point, hors du spectre. Il s’y trouve donc des radiations d’une nature particulière, qui ne sont plus lumineuses, mais seulement calorifiques. Ici encore, la physique explique la modification qualitative des radiations par une modification quantitative de la vibration des particules de l’éther.

   Et ce n’est pas encore tout. Les radiations solaires produisent certains effets chimiques, comme on peut s’en rendre compte par l’exemple des tissus qui déteignent au soleil. Cette action chimique est surtout le fait des radiations violettes et de celles qu’on appelle ultraviolettes, lesquelles ne provoquent plus de sensations lumineuses. Les différences d’effet chimique des radiations solaires s’expliquent une fois de plus par des différences quantitatives dans la vibration des particules de l’éther : on passe de la quantité à la qualité.

   La chimie le confirme. L’ozone possède d’autres propriétés que l’oxygène ordinaire. D’où provient la différence ? De ce que la molécule d’ozone comporte un nombre d’atomes différent de celui de la molécule d’oxygène ordinaire. Prenons trois hydrocarbures : le méthane (CH4), l’éthane (C2H6) et le propane (C3H8). Tous sont composés suivant la formule : n atomes de carbone et 2n + 2 atomes d’hydrogène. Si n = 1, vous avez le méthane, si n = 2, on obtient l’éthane et si n = 3, c’est le propane qui vient. C’est ainsi que se forment les séries, dont le premier chimiste venu vous expliquera le sens. Toutes, sans exception, confirment la vieille maxime de la dialectique idéaliste : on passe de la quantité à la qualité.

   Nous connaissons maintenant les grands traits de la pensée dialectique, mais il semble au lecteur que quelque chose lui manque. Et que faites-vous, va-t-il demander, de la fameuse triade qui constitue, comme chacun sait, la quintessence de la dialectique hégélienne ? Que le lecteur nous excuse, mais nous n’en avons pas soufflé mot pour une bonne raison : la triade ne joue pas du tout chez Hegel le rôle que lui attribuent des gens parfaitement ignorants de la philosophie de ce penseur, pour l’avoir étudiée, par exemple, dans « le Manuel de droit criminel » de M. Spassovitch (( « Quand je rêvais de faire carrière au barreau, conte M. Mikhaïlovski, je lisais avec ardeur, quoique de façon fort désordonnée, les ouvrages juridiques les plus divers. Le Manuel de droit criminel de M. Spassovitch figurait dans le nombre. On y trouve une rapide revue des systèmes philosophiques du point de vue du criminaliste. Je fus particulièrement frappé par la célèbre triade hégélienne, en vertu de laquelle le châtiment devient avec tant de grâce la conciliation de l’antithèse entre la justice et le crime. On sait l’attrait du trinôme hégélien dans ses diverses applications… Rien donc d’étonnant à ce que j’en aie subi la séduction dans le manuel de M. Spassovitch. Rien d’étonnant à ce que je me sois senti ensuite attiré vers Hegel et vers d’autres… » (Rousskaïa Mysl, 1891, livre III, section II, p. 188.) Il est dommage, très dommage que M. Mikhaïlovski ne nous fasse point savoir dans quelle mesure il a satisfait son attirance « vers Hegel ». Selon toute apparence, cela n’a pas dû aller bien loin.)). Dans leur bienheureuse simplicité, ces têtes légères se figurent que toute l’argumentation de l’idéaliste allemand se réduisait au « recours » à la triade, et que, quelque difficulté théorique qu’il rencontrât sur sa route, laissant avec une sérénité souriante les autres se casser là-dessus leurs pauvres crânes « profanes », le vieillard bâtissait illico ce syllogisme : tous les phénomènes s’accomplissent conformément à la triade; or j’ai affaire à un phénomène; donc je me réfère à la triade (( M. Mikhaïlovski assure que feu N. Sieber, qui soutenait contre lui l’inéluctabilité du capitalisme en Russie, « faisait usage de tous les arguments qui lui tombaient sous la main, mais, au moindre danger, cherchait abri à l’ombre d’un devenir dialectique ternaire, indiscutable et sans appel ». (Rousskaïa Mysl, 1892, livre VI, sec. II, p. 196.) Il prétend de même que ce qu’il nomme « les prophéties » de Marx touchant l’issue finale de l’évolution capitaliste invoquent exclusivement « la triade ». Pour Marx, nous y reviendrons. En ce qui concerne M. Sieber, nous nous sommes plus d’une fois entretenu avec lui sans jamais l’entendre tirer argument du « devenir dialectique », et il nous a souvent dit qu’il ne voyait pas d’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne. Rien n’est plus facile, il est vrai, que de faire parler les morts; aussi ne saurions-nous réfuter le témoignage de M. Mikhaïlovski.)). Ce sont là billeversées folles, pour parler comme un personnage de Karonine ou, si l’on préfère la formule chtchédrinienne, calembredaines contre nature. Pas une fois dans les dix-huit tomes de l’œuvre de Hegel « la triade » ne joue le rôle d’argument, et quiconque possède quelques clartés du système se rend compte qu’à aucun titre elle ne pouvait l’y jouer. La triade, au reste, a chez Hegel exactement la même importance qu’elle avait chez Fichte, dont la philosophie diffère essentiellement de l’hégélianisme. Or il va de soi que seule l’ignorance crasse pourrait tenir pour caractère distinctif d’un système philosophique un élément propre à au moins deux systèmes absolument différents.

   Nous regrettons fort que « la triade » nous écarte de notre sujet. Mais, du moment que l’on a commencé d’en parler, il faut aller jusqu’au bout. Voyons donc ce qu’elle a dans le ventre.

   Au terme de son devenir, tout phénomène se transforme en son contraire. Mais, comme ce nouveau phénomène, antithétique du premier, se transforme à son tour en son contraire, la troisième étape de l’évolution présente une analogie de forme avec la première. Laissons de côté, pour l’instant, la question de savoir jusqu’à quel point ce schéma évolutif correspond à la réalité; admettons même que ce soit une erreur de se figurer qu’il y correspond entièrement; en tout état de cause, il va de soi que « la triade » constitue seulement le corollaire d’une proposition de Hegel et ne tient, chez lui, pas du tout lieu de principe premier. La distinction est essentielle : si la triade avait la valeur d’un principe premier, ceux qui lui assignent un rôle fondamental pourraient effectivement trouver abri à son « ombre »; mais comme elle ne possède pas cette qualité, il faut, pour y trouver refuge, prendre le Pirée pour un homme.

   On conçoit que la situation ne changerait pas, au fond, d’un iota si, au lieu de s’abriter derrière « la triade », les dialecticiens allaient, « au moindre danger », se réfugier « à l’ombre » du principe suivant lequel tout phénomène se transforme en son propre contraire. Mais ils ne l’ont jamais fait pour la bonne raison que le principe en question n’épuise pas leur théorie du devenir. De surcroît, ils affirment, par exemple, que dans le processus évolutif on passe de la quantité à la qualité et de la qualité à la quantité. Ils doivent donc tenir compte aussi bien de l’aspect qualitatif que de l’aspect quantitatif du processus. Et cela suppose qu’on fait le plus grand cas de son déroulement réel, concret; cela veut dire qu’on ne se contente pas de tirer d’axiomes abstraits des corollaires abstraits, ou, du moins, qu’on ne doit pas s’en contenter si l’on tient à demeurer fidèle au système.

   « A chaque page de ses œuvres, Hegel ne cesse de préciser inlassablement que la philosophie s’identifie à la totalité de l’Expérience, qu’elle exige en premier lieu l’approfondissement des sciences expérimentales… Les faits sans pensée n’ont jamais qu’une valeur relative, et la pensée sans faits possède tout juste le sens d’une chimère. La philosophie n’est et ne peut être que la conscience que prennent de soi les sciences expérimentales. »

   C’est ainsi que Lassale, à la lumière de Hegel, voyait la tâche du penseur (( Cf. System der erworbenen Rechte, zweite Auflage, Leipzig, 1880. Vorrede, pp. XII-XIII. [Système des droits acquis.])) : les philosophes doivent être des spécialistes dans les sciences qu’ils veulent aider à « prendre conscience de soi ». De cette étude spécialisée d’une discipline aux frivoles panégyriques de « la triade », il y a, semble-t-il, assez loin. Et qu’on ne vienne pas nous raconter que Lassalle n’était pas un « vrai » hégélien, sous prétexte qu’il appartenait aux « hégéliens de gauche » et reprochait violemment à ceux « de droite » les architectures abstraites auxquelles ils se complaisaient; l’homme nous le dit tout net : c’est de première main qu’il a pris cette idée chez Hegel.

   Mais de même qu’en justice on récuse la déposition des parents, on va peut-être récuser celle de l’auteur du Système des droits acquis ? Ne discutons pas, ne chicanons pas; appelons-en à un témoin absolument étranger à l’affaire, à l’auteur des Essais sur la période gogolienne. Qu’on l’écoute avec toute l’attention requise, car il va parler longtemps et, à son habitude, judicieusement :

   « Nous ne sommes pas plus les continuateurs de Hegel que de Descartes ou d’Aristote. Hegel appartient désormais à l’histoire; notre époque possède une autre philosophie et décèle les défauts du système hégélien. Mais il faut bien convenir que les principes formulés par ce penseur étaient vraiment très proches de la vérité, et qu’il a exposé certains aspects de celle-ci avec une puissance vraiment frappante. Le mérite d’avoir découvert plusieurs de ces vérités revient en propre à Hegel; quant aux autres, bien que n’appartenant pas exclusivement à son système, mais à l’ensemble de la philosophie allemande depuis Kant et Fichte, jamais auparavant elles n’avaient été énoncées avec tant de clarté, ni formulées avec pareille puissance.

   « Voici d’abord le si fécond principe de tout progrès, ce principe qui distingue si nettement et avec tant d’éclat la philosophie allemande, en général, et l’hégélianisme, en particulier, des théories lâchement hypocrites en faveur [au début du dix-neuvième siècle] chez les Français et les Anglais : « La vérité est le but suprême de la pensée; cherchez la vérité parce que la vérité enveloppe le bien; quel qu’il soit, le vrai est toujours meilleur que le non-vrai; que le penseur tienne pour son premier devoir de ne reculer devant aucune conséquence; qu’il soit prêt à sacrifier à la vérité ses opinions les plus chères; l’erreur constitue la source de tout mal; la vérité représente le bien suprême et la source des autres biens. » Pour apprécier l’importance formidable de cette maxime, commune à toute la philosophie allemande depuis Kant, mais formulée par Hegel avec une toute particulière énergie, rappelons-nous quelles étranges et draconiennes conditions imposaient alors à la vérité les penseurs des autres écoles : ils ne se mettaient jamais à philosopher que pour « justifier les convictions chères à leur cœur », c’est-à-dire qu’ils ne recherchaient pas la vérité, mais la confirmation de leurs préjugés; chacun ne tirait de la vérité que ce qui lui plaisait et rejetait toute vérité désagréable, avouant sans façon qu’à une vérité impartiale il préférait mille fois une agréable erreur. Cette façon de s’attacher, non point à la vérité, mais à la justification d’agréables idées préconçues, les philosophes allemands (surtout Hegel) la traitaient de « pensée subjective » [Saint du paradis, ne serait-ce point pour cette raison que Hegel se fait traiter de scolastique par nos penseurs subjectifs ? — G.P.] de philosophie pour le plaisir personnel, et non pas au nom d’un besoin vital de vérité. Hegel a cruellement démasqué ce néfaste et vain amusement. [Ecoutez, écoutez bien ! ] Et c’est comme préventif au penchant à se détourner de la vérité en faveur de ses désirs et de ses préjugés personnels qu’il a préconisé cette fameuse « méthode dialectique de pensée ». Elle consiste, pour l’essentiel, en ce que le penseur ne doit se tenir pour satisfait d’aucune déduction positive, mais rechercher s’il ne se trouve point dans l’objet de sa réflexion des qualités ou des forces contraires à celles que ledit objet paraît comporter à première vue; il est ainsi contraint d’examiner l’objet sous tous ses aspects, et la vérité ne se révèle à lui que comme l’effet d’une lutte entre toutes les opinions contraires possibles. Ce moyen permettait de substituer peu à peu aux concepts partiels de l’objet, une analyse totale et exhaustive de celui-ci, un concept vivant de toutes ses qualités réelles. Rendre compte du réel devenait le devoir fondamental de la pensée philosophique. D’où un extraordinaire souci de ce réel dont on ne s’était guère préoccupé auparavant, et qu’on ne se faisait pas scrupule de défigurer au gré de ses préjugés partiaux. [De te fabula narratur (( [C’est de toi qu’on parle dans cette histoire. Horace : Satire I.])) ! ] Les interprétations arbitraires ont ainsi cédé la place à une recherche consciencieuse et inlassable de la vérité. Or, dans le réel, tout dépend des circonstances, des conditions de lieu et de temps. Aussi Hegel déclarait-il que les aphorismes abstraits de naguère, les généralités par lesquelles on prétendait porter un jugement sur le Bien et le Mal, sans s’occuper des circonstances ni des causes qui ont donné naissance au phénomène, ne sauraient satisfaire l’esprit : chaque objet, chaque phénomène possède sa signification propre; et l’on doit, pour porter sur lui un jugement, considérer le milieu où il existe, règle qu’il traduisait par la formule : « Il n’y a pas de vérité abstraite, la vérité est concrète », en d’autres termes : on ne peut énoncer de définition que d’un fait défini, quand on a étudié toutes les circonstances dont il dépend ((

   Tchernychevski : Essais sur la période gogolienne de la littérature russe. St.-Pétersbourg, 1892, pp. 258-259. En note l’auteur précise remarquablement ce qu’il entend par cette étude de l’ensemble des circonstances dont dépend un phénomène :

   « La pluie est-elle un bien ou un mal ? » Voilà un exemple de question abstraite : impossible d’y apporter de réponse catégorique; la pluie est parfois avantageuse et parfois — plus rarement — nuisible. Mais si l’on pose une question précise : « Après qu’on a eu fini de semer le blé, il est tombé cinq heures durant une forte pluie; cette pluie a-t-elle été utile au blé ? », la réponse sera claire et voudra dire quelque chose « Cette pluie a été fort utile. » — « Le même été, vers le temps de la moisson, il a plu à verse une semaine entière; cette pluie a-t-elle été bonne pour le blé ? » Ici encore la réponse sera claire et fondée : « Non, cette pluie a été nuisible ». C’est rigoureusement ainsi que l’hégélianisme résout tous les problèmes. « La guerre est-elle pernicieuse ou bienfaisante ? » Absolument impossible de répondre par oui ou non; il faut savoir de quelle guerre il s’agit : tout dépend des circonstances de temps et de lieu. La nocivité de la guerre se fait moins sentir aux peuples sauvages, et son utilité leur est plus perceptible; aux peuples civilisés, elle apporte en général plus de maux que de biens. Mais la guerre de 1812, par exemple, a été salutaire au peuple russe, et la bataille de Marathon un événement des plus heureux dans l’histoire de l’humanité. — Voilà ce que signifie l’axiome : « il n’y a pas de vérité abstraite; la vérité est concrète ». Une notion est concrète lorsqu’elle représente son objet avec toutes ses qualités, ses propriétés, et dans le milieu où il existe, au lieu de faire abstraction de ce milieu et de ces propriétés réelles (ainsi que le représente la pensée abstraite, dont les jugements n’ont point de sens pour la réalité vivante). »)) . »

   D’une part on nous explique, en somme, que l’hégélianisme a pour traits distinctifs la plus minutieuse analyse du réel, le maximum de scrupule à l’égard de l’objet, et l’étude de celui-ci à l’intérieur de son milieu concret, dans toutes les circonstances, de temps comme de lieu, qui conditionnent ou accompagnent son existence, le témoignage de Tchernychevski recoupant entièrement ici celui de Lassalle. Et, d’autre part, on voudrait nous persuader que cette philosophie fut seulement une scolastique dont tout le secret consistait dans un emploi sophistique de « la triade », la déposition de M. Mikhaïlovski concordant ici avec celle de M. « V.V » et d’une légion d’auteurs russes contemporains.

   Comment expliquer cette divergence des témoins ? Expliquez-la comme vous voulez, mais rappelez-vous que Lassalle et l’auteur des Essais sur la période gogolienne connaissaient la philosophie dont ils parlaient, alors que les Mikhaïlovski, « V.V » et autres ne se sont sans doute point donné le mal d’étudier une seule œuvre de Hegel.

   Et notez aussi qu’en définissant la pensée dialectique l’auteur des Essais n’a pas soufflé mot de la triade. Cet éléphant que les Mikhaïlovski exhibent aux badauds avec une obstination triomphale, aurait-il donc échappé à sa vue ? Encore une fois, rappelez-vous : l’auteur des Essais sur la période gogolienne connaissait l’hégélianisme, alors que les Mikhaïlovski n’en possèdent pas la moindre notion.

   Peut-être le lecteur jugera-t-il bon d’invoquer d’autres textes où l’auteur des Essais sur la période gogolienne traite de Hegel ? Peut-être nous renverra-t-il au célèbre article « Critique des préventions philosophiques contre la possession communale du sol » ? Il y est justement question de la triade et, en apparence, on l’y présente comme le grand cheval de bataille de l’idéalisme allemand. Mais en apparence seulement. Retraçant l’histoire de la propriété, l’auteur assure que dans la troisième phase, la phase suprême de son évolution, ladite propriété retourne à son point de départ, c’est-à-dire que la propriété privée de la terre et des moyens de production cède la place à la propriété collective, ce retour, nous dit-on, n’étant qu’un aspect de la loi générale du devenir. Le raisonnement ici se fonde effectivement sur la triade, mais c’est son vice essentiel : il est abstrait; l’évolution de la propriété est considérée indépendamment de ses conditions historiques concrètes. Aussi, pour spirituels et brillants qu’ils soient, les arguments de l’auteur ne convainquent-ils point; ils surprennent, ils frappent, ils ne persuadent pas. Mais faut-il tenir Hegel pour responsable, si l’argumentation de la « Critique des préventions philosophiques » laisse à désirer ? Se figure-t-on qu’elle garderait ce caractère d’abstraction si l’auteur avait considéré son objet de la façon qu’à son propre témoignage Hegel conseillait de considérer tous les objets, c’est-à-dire en s’en tenant au terrain du réel, en évaluant toutes les conditions concrètes, toutes les circonstances de temps et de lieu ? Il semble bien que non; il semble bien qu’on n’aurait pas relevé pareil défaut dans l’article. Mais d’où provient-il, alors ? De ce qu’en voulant réfuter les abstractions de ses adversaires, l’auteur de la « Critique des préventions philosophiques contre la possession communale du sol » a oublié les salutaires conseils de Hegel, trahi la méthode du penseur qu’il invoque. Nous le regrettons : dans le feu de la polémique, il s’est laissé entraîner à cette erreur. Mais, encore une fois, Hegel est-il responsable si, dans ce cas précis, l’auteur de la « Critique des préventions philosophiques », n’a pas su appliquer sa méthode ? Depuis quand jugerait-on les systèmes philosophiques, non à leur contenu interne, mais aux erreurs qu’il arrive de commettre à ceux qui s’en réclament ?

   Pour autant que l’auteur de l’article en question invoque la triade, il n’en fait point cependant, je le répète, la clé de voûte de la méthode dialectique; ce n’est pas chez lui le principe premier, mais, tout au plus, un irréfutable corollaire. Le principe premier, le trait distinctif essentiel de la dialectique, il l’énonce en ces termes : « L’éternelle succession des formes, l’éternel reniement de la forme engendrée par un certain contenu ou une certaine tendance, à mesure du progrès de cette tendance, ou du développement supérieur de ce contenu… celui qui a compris cette grande vérité, cette vérité éternelle, cette vérité universelle, et qui a appris à l’appliquer à tous les phénomènes oh ! avec quelle sérénité n’appelle-t-il pas le destin dont les autres s’effrayent », etc.

   « L’éternelle succession des formes, l’éternel reniement de la forme engendrée par un certain contenu »… le dialecticien les tient pour une grande loi, une loi éternelle, une loi universelle. On ne trouve aujourd’hui, pour ne point partager cette opinion, que certains spécialistes de la science des sociétés, qui, n’ayant pas le courage de regarder la vérité en face, s’acharnent à défendre, voire par des chimères, les préjugés chers à leur cœur. Il n’en faut que plus apprécier le mérite des grands idéalistes allemands qui, dès le début de ce siècle, ont soutenu sans se lasser l’éternelle succession des formes et leur éternel reniement à mesure que progresse le contenu dont elles sont issues.

   Nous avons, tout à l’heure, laissé « provisoirement » en suspens la question de savoir si tous les phénomènes se transforment en leur contraire, comme le pensent les dialecticiens idéalistes d’Allemagne. Le lecteur nous concédera maintenant, espérons-le, qu’on peut la laisser définitivement de côté. Lorsqu’on applique la méthode dialectique à l’étude des phénomènes, ils est indispensable de se rappeler que les formes changent éternellement à mesure « du développement de leur contenu ». Ce processus de reniement des formes, on doit le suivre dans son intégrité si l’on veut épuiser l’objet. Mais la forme nouvelle sera-t-elle le contraire de l’ancienne ? L’expérience le montrera; le savoir par avance ne présente aucun intérêt. En se fondant sur l’expérience historique de l’humanité, chaque juriste avisé vous dira que toute institution du Droit se transforme tôt ou tard en son contraire : aujourd’hui elle répond à certains besoins sociaux; elle est utile, indispensable même, eu égard à ces besoins; mais, par la suite, elle va, de moins en moins, y répondre, et se transformer finalement en obstacle : d’indispensable elle sera devenue nuisible, et, alors, disparaîtra. Quoi qu’on prenne — l’histoire de la littérature ou celle des espèces — partout où il y a évolution on découvrira semblable dialectique. Mais celui qui voudrait pénétrer la nature du processus dialectique en commençant par vérifier si la théorie de la contradiction des phénomènes à l’intérieur de tout processus évolutif est exacte, celui-là mettrait la charrue avant les bœufs.

   Dans une telle vérification, le choix du point de vue comporterait en effet une très grande part d’arbitraire. Il faut aborder le problème sous son aspect objectif, autrement dit se demander : qu’est-ce que cet inéluctable changement des formes conditionné par l’évolution d’un contenu donné ? C’est la même idée exprimée en d’autres termes. Mais la vérification de son exactitude ne laisse plus de place à l’arbitraire, puisque c’est le caractère même des formes et du contenu qui détermine le point de vue.

   D’après Engels, le mérite de Hegel consiste en ce qu’il a été le premier à considérer l’ensemble des phénomènes sous l’angle de leur devenir, de leur naissance et de leur destruction.

   « A-t-il été le premier à le faire, on en peut discuter, dit M. Mikhaïlovski, mais à tout le moins, il n’a pas été le dernier, et les théories modernes de l’évolution — l’évolutionnisme de Spencer, le darwinisme, l’idée d’évolution en psychologie, en physique, en géologie, etc. — n’ont aucun rapport avec l’hégélianisme (( Rousskoé Bogatstvo, 1894, livre II, section II, p. 150.)). »

   Si les sciences modernes de la nature confirment à chaque pas la géniale idée hégélienne du passage de la quantité à la qualité, a-t-on le droit de prétendre qu’elles n’ont aucun rapport avec l’hégélianisme ? Hegel, certes, n’a pas été « le dernier » à parler de ce passage, mais c’est tout juste de la façon dont Darwin n’a pas été « le dernier » à parler de transformisme, ni Newton « le dernier » newtonien. Que pouvez-vous là contre ? Telle est la marche de l’esprit humain. Lancez une idée juste et vous ne serez sans doute point « le dernier » à la défendre; lâchez une sottise et, si fort qu’on y morde d’abord, vous risquez de demeurer « le dernier » de ses défenseurs et son ultime champion. C’est ainsi qu’à notre humble avis, M. Mikhaïlovski risque de se trouver « le dernier » partisan de « la méthode subjective en sociologie » : et, à parler franc, nous ne voyons aucune raison de déplorer ce progrès de la raison.

   Invitons plutôt M. Mikhaïlovski, puisqu’il « peut discuter » de tout, et même du reste, à réfuter la proposition suivante : partout où l’idée d’évolution se fait jour — « en psychologie, en physique, en géologie, etc. » — elle a sans conteste possible beaucoup de « rapport » avec l’hégélianisme; en d’autres termes : les plus récentes théories de l’évolution reprennent, sans conteste possible, plusieurs propositions générales de Hegel. Nous disons plusieurs, et non pas toutes, car bien des évolutionnistes contemporains, faute de formation philosophique suffisante, se font de « l’évolution » une idée abstraite et étriquée. Un exemple : les personnages déjà cités, qui prétendent que ni la nature ni l’histoire ne font de bonds; ils gagneraient fort à prendre quelque teinture de la logique de Hegel. Que M. Mikhaïlovski nous réfute, mais qu’il n’oublie point qu’on ne saurait le faire si l’on connaît seulement Hegel par le Manuel de droit criminel de M. Spassovitch agrémenté de l’Histoire de la Philosophie de Lewes; il faut se donner la peine d’étudier de première main.

   En affirmant que les théories évolutionnistes d’aujourd’hui ont toujours beaucoup de « rapport avec l’hégélianisme », nous ne voulons pas dire que les évolutionnistes contemporains soient allés emprunter leurs conceptions à Hegel. Bien au contraire ils se font souvent de ce philosophe une idée aussi fausse que M. Mikhaïlovski. Si, néanmoins, leurs théories, en partie au moins et là où elles sont vraies, constituent une illustration moderne de « l’hégélianisme », cette circonstance fait seulement ressortir la formidable puissance de pensée de l’idéaliste allemand : par la vertu des faits, par l’évidence du « réel », des hommes qui n’avaient jamais lu Hegel se sont trouvés amenés à parler comme lui. On ne saurait rêver gloire plus complète pour un philosophe : le public feint de l’ignorer, mais la vie confirme ses idées.

   Il est encore difficile de dire jusqu’à quel point les théories de l’idéalisme allemand ont exercé une influence directe sur les sciences de la nature en Allemagne, bien qu’on ne puisse contester que, dans la première moitié de ce siècle, les naturalistes allemands aient étudié la philosophie à l’université, et qu’au moins certains biologues aussi confirmés que Haeckel parlent aujourd’hui avec respect des théories évolutionnistes de certains Philosophes de la Nature. Mais la « philosophie de la nature » est le côté faible de l’idéalisme allemand. Sa force résidait dans les théories relatives aux divers aspects du devenir historique. Et, pour ce qui est de ces théories, que M. Mikhaïlovski se rappelle — si tant est qu’il l’ait jamais su — que c’est justement de l’école de Hegel qu’est sortie la brillante lignée de penseurs et d’érudits qui a entièrement renouvelé l’étude des religions, l’esthétique, le droit, l’économie politique, l’histoire, la philosophie, etc. Il s’est trouvé un temps, le plus fécond, où dans toutes ces disciplines, il n’y avait pas un spécialiste un peu en renom qui ne dût à Hegel sa formation et ses vues nouvelles sur sa partie. M. Mikhaïlovski se figure-t-il que de cela aussi on peut « discuter » ? Si oui, qu’il essaye.

   Quand il traite de Hegel, M. Mikhaïlovski s’efforce « de le faire de telle façon qu’il soit compris des non-initiés aux mystères de « ce bonnet de nuit philosophique d’Egor Fédorovitch », ainsi que le baptisait irrespectueusement Biélinski, lorsqu’il leva l’étendard de la révolte contre Hegel. Et il emprunte « à cette fin » deux exemples au livre d’Engels, Herrn Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft (( [M. Eugène Dühring bouleverse la science.])) (Pourquoi pas à Hegel lui-même ? Pour un « initié aux mystères », etc., ce serait plus indiqué) :

   « Le grain d’avoine tombe dans des conditions favorables : il germe et, par là même, en tant que tel, en tant que grain il est nié; à sa place pousse une tige qui est la négation du grain; la plante se développe, elle fructifie, c’est-à-dire qu’elle produit de nouveaux grains d’avoine, et, lorsque ces grains mûrissent, la tige meurt : négation du grain, elle est niée à son tour. Puis ce processus de « négation » et de « négation de la négation » se répète un nombre innombrable [sic ! ] de fois. Le processus est fondé sur la contradiction; le grain d’avoine est du grain et, en même temps, il n’est pas du grain, puisqu’il se trouve toujours en état d’évolution en acte ou en puissance. »

   Il va de soi qu’au regard de M. Mikhaïlovski « on en peut discuter », et voici comment de cette alléchante puissance il passe à l’acte :

   « La première étape, l’étape du grain, c’est la thèse ou proposition; la deuxième, jusqu’à la formation de nouveaux grains, c’est l’antithèse ou opposition; la troisième, c’est la synthèse ou conciliation [résolu à écrire pour les masses, M. Mikhaïlovski n’omet pas d’éclaircir ou de traduire les mots venus du grec]; l’ensemble constitue la triade ou trichotomie. Tel est le destin de toute créature vivante; elle naît, se développe, fournit le principe de sa répétition, et puis meurt. Les manifestations isolées de ce processus se présentent aussitôt, en masse imposante à la mémoire du lecteur, et la loi de Hegel s’avère vérifiée par tout l’univers organique (nous n’allons, pour l’instant, pas plus loin). Si, toutefois, nous regardons notre exemple d’un peu plus près, ce qu’il y a d’infiniment superficiel et d’arbitraire dans cette généralisation se découvre. Nous avons pris en effet un grain, une tige, et, de nouveau, un grain ou, plus exactement, un groupe de grains. Mais, avant que de fructifier, la plante fleurit. Lorsque nous parlons d’avoine, ou d’une autre céréale d’intérêt agricole, nous pouvons avoir en vue le grain semé, le chaume et le grain récolté; mais considérer que ces trois étapes épuisent la vie de la plante serait absolument déraisonnable. Dans cette vie, l’étape-floraison s’accompagne d’un extraordinaire et original afflux de forces; et, comme la fleur n’est pas directement issue de la graine, alors, pour s’en tenir à la terminologie de Hegel, nous nous trouvons en présence, non pas d’une trichotomie, mais, au minimum, d’une tétrachotomie, c’est-à-dire d’une division quadruple; la tige nie la grain; la fleur nie la tige, le fruit nie la fleur. Cette omission de l’étape-floraison possède encore une considérable importance dans le sens que je vais dire. Il se peut qu’au temps de Hegel il fût loisible de prendre la graine pour point de départ de la plante; et, du point de vue agricole il est assurément loisible de le faire aujourd’hui : l’année agricole commence par les semailles. Mais la vie de la plante ne commence pas à la graine. Nous savons fort bien maintenant que la graine est quelque chose de très complexe quant à sa structure, qu’elle constitue elle-même le résultat du développement de la cellule, et que les cellules nécessaires pour sa multiplication se forment justement au moment de la floraison. Dans l’exemple de la vie de la plante, le point de départ se trouve ainsi donc choisi arbitrairement et de façon erronée, et l’ensemble du processus artificiellement et, de nouveau arbitrairement, enserré dans le cadre de la « trichotomie (( Rousskoé Bogatstvo, livre II, section II, pp. 154-157.)) ». Conclusion : « Cessons enfin de croire que l’avoine pousse selon Hegel… »

   Tout s’écoule, tout change ! Jadis, lorsque, encore étudiant, l’auteur de ces lignes s’occupait de sciences naturelles, l’avoine poussait « selon Hegel »; mais « nous savons fort bien » maintenant que c’était une sottise, nous avons changé tout cela. Est-ce que « nous savons » toutefois vraiment bien de quoi « nous » parlons ?

   M. Mikhaïlovski ne présente pas du tout l’exemple qu’il a emprunté à Engels de la même façon qu’Engels l’expose. Engels dit :

   « Le grain disparaît en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante ? Elle croît, fleurit, se féconde, et produit en fin de compte de nouveaux grains d’orge (( Chez Engels, il ne s’agit pas, en effet, d’avoine, mais d’orge. Détail sans importance.)); et, aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d’orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand (( Herrn Eugen, Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft, I° édition, 1° partie, pp. 111-112. [Anti-Dühring, Editions sociales, Paris, 1971, p. 165.])). »

   La négation du grain, chez Engels, c’est la plante tout entière, dont le cycle vital comporte aussi bien la floraison que la fécondation. M. Mikhaïlovski « nie » la plante en lui substituant le mot tige. Or celle-ci, comme on sait, ne constitue qu’une partie de la plante et qui, cela va de soi, est niée par les autres parties : omnis determinatio est negatio (( [Toute détermination est négation.] Spinoza : Lettre 50.)). Mais c’est justement pour cela que M. Mikhaïlovski « nie » la formule d’Engels en la remplaçant par d’autres de son cru : la tige, clame-t-il, nie la graine, la fleur nie la tige, le fruit nie la fleur; voici, au minimum une tétrachotomie. Certes, M. Mikhaïlovski ! Mais tout cela démontre seulement que, dans votre controverse avec Engels, vous ne reculez même pas devant « l’étape »… comment vous le dire sans trop de cruauté ? … vous ne reculez même pas devant la sollicitation des textes de votre adversaire, procédé quelque peu… « subjectif ».

   L’« étape-escamotage » ayant accompli son office, la triade abhorrée s’écroule comme château de cartes. Vous avez omis l’étape-floraison, reproche le « sociologue » russe au socialiste allemand, et « l’omission de l’étape-floraison possède une considérable importance ». Le lecteur l’a vu, ce n’est pas Engels qui omet « l’étape-floraison », mais M. Mikhaïlovski lorsqu’il prétend exposer les idées d’Engels; et il n’ignore pas l’importance — et le discrédit — qu’on attache dans le monde des lettres aux « omissions » de ce genre. « L’étape » qu’a mise en œuvre M. Mikhaïlovski ne lui fait guère honneur. Mais quoi ? La triade est si odieuse, si agréable la victoire, et si crédule sont les « non-initiés aux mystères » du fameux « bonnet de nuit » !

Nous naissons toutes soucieuses

De garder l’honneur de l’époux

Mais des circonstances fâcheuses

Nous font mal tourner malgré nous (( Meilhac et Halévy : la Belle Hélène.)).

   Organe de la plante, la fleur, en tant que telle, est aussi incapable de nier la plante, que la tête de M. Mikhaïlovski de nier cet auteur. Mais « le fruit », plus exactement l’ovule fécondé est vraiment la négation de l’organisme, dont il est issu, puisqu’il constitue le point de départ d’un nouveau processus vital. Engels aussi considère le cycle de vie de la plante depuis son début, à partir de l’ovule fécondé, jusqu’à la reproduction par lui d’un autre ovule fécondé. M. Mikhaïlovski fait doctement observer que « la vie de la plante ne commence pas à la graine », que « nous savons fort bien maintenant » et ainsi de suite, bref que l’ovule, comme nul ne l’ignore aujourd’hui, est fécondé pendant la floraison. Engels, bien sûr, le sait tout autant que M. Mikhaïlovski. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Si, pour faire plaisir à M. Mikhaïlovski nous remplaçons grain par ovule fécondé, le sens du cycle vital de la plante ne s’en trouvera pas modifié, ni « la triade » réfutée. L’avoine continuera de pousser « selon Hegel ».

   Admettons au reste que « l’étape-floraison » démolisse toutes les déductions des hégéliens. Pour complaire à M. Mikhaïlovski, que devrons-nous faire des cryptogames ? Va-t-il donc les abandonner à l’empire de la triade ? Imprudente concession : la triade se trouverait alors régner sur un nombre formidable de sujets.

   Nous n’avons posé cette question que pour tâcher de démêler l’idée de M. Mikhaïlovski, car, pour notre part, nous demeurons persuadés qu’on n’échappe pas à la triade, même avec une fleur ! Et nous ne sommes pas les seuls à le penser. Voici ce que dit, par exemple, le botaniste Philippe Van Tieghem :

   « Quels que soient sa forme et le groupe auquel cette forme le rattache, le corps de la plante dérive toujours d’un corps antérieurement constitué, dont il n’est qu’une partie détachée. A son tour, il sépare de sa masse, à un moment donné, certaines parties qui sont les points de départ, les germes, d’autant de corps nouveaux, et ainsi de suite. En un mot, il se reproduit comme il est né, par dissociation (( Traité de Botanique, par Ph. Van Tieghem, 2° édition, 1° partie, Paris, 1891, p. 24.)). »

   Daignez prendre bonne note ! Voici un respectable savant, membre de l’Institut et professeur au Museum, qui raisonne en pur hégélien : tout commence, dit-il, par la dissociation, et y revient. Pas un mot de « l’étape-floraison » ! Nous comprenons, tout les premiers, comme M. Mikhaïlovski doit en souffrir. Mais, quoi ? La vérité, comme chacun sait, est plus chère que Platon.

   Admettons, encore un coup, que « l’étape-floraison » démolisse « la triade ». Alors, « pour s’en tenir à la terminologie de Hegel, nous nous trouvons en présence, non pas d’une trichotomie, mais, au minimum, d’une tétrachotomie, c’est-à-dire d’une division quadruple ». La « terminologie de Hegel » nous remet en mémoire l’Encyclopédie de ce philosophe. Nous l’ouvrons à sa première partie et nous y apprenons que dans de nombreux cas la trichotomie se transforme en tétrachotomie, que d’une manière générale, la trichotomie ne règne en propre que dans le domaine de l’esprit (( Enzyklopädie, erster Teil, § 230, Zusatz.)). D’où il ressort que l’avoine pousse « selon Hegel », ainsi que Van Tieghem nous l’assure, alors que Hegel le conçoit selon M. Mikhaïlovski, ainsi que s’en porte garante l’Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse (( [Encyclopédie abrégée de la Science philosophique.])). Nous marchons en plein miracle. Comme dit l’autre, « elle le cherche, lui me cherche, moi je cherche le caviste (([Emprunté à la comédie : Le malheur d’avoir trop d’esprit de Griboïédov.])) ».

   L’autre exemple emprunté par M. Mikhaïlovski à Engels pour éclairer « les non-initiés » concerne ici les idées de Rousseau.

   « D’après Rousseau, à l’état de nature et de sauvagerie, les hommes étaient égaux comme le sont les bêtes. Mais l’homme se distingue par la faculté de perfectionnement, et ce perfectionnement a commencé par la naissance de l’inégalité; puis chaque nouveau pas de la civilisation a été contradictoire. « Tous les progrès ultérieurs… ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu et, en effet, vers la décrépitude de l’espèce… La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain (( [Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 2e partie, Œuvres de Rousseau, Genève, 1782, t. I, pp. 97-98.])). » L’inégalité continue de se développer et, ayant atteint son apogée, se convertit dans les despotismes orientaux en égalité universelle de l’universel avilissement, c’est-à-dire revient à son point de départ, après quoi le processus amène par la même progression l’égalité du contrat social. »

   C’est ainsi que M. Mikhaïlovski rapporte l’exemple cité par Engels, et, comme la chose va de soi, il trouve ici encore à « discuter ».

   « L’intervention d’Engels soulèverait diverses remarques, mais il nous importe seulement de connaître ce qu’il apprécie au juste dans le traité de Rousseau [Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes]. Il ne touche pas à la question de savoir si l’auteur comprend, bien ou mal, la marche de l’histoire; seul l’intéresse le fait que Rousseau « pense dialectiquement », qu’il relève une contradiction dans le contenu même du progrès et dispose son exposé de telle façon qu’on puisse l’adapter à la formule hégélienne : négation et négation de la négation. Au vrai, on le peut, quoique Rousseau n’ait pas connu la formule hégélienne de la dialectique. »

   C’est seulement le premier engagement, une escarmouche d’avant-poste contre « l’hégélianisme », en la personne d’Engels. L’assaut sur toute la ligne vient ensuite :

   « Sans connaître Hegel, Rousseau pensait dialectiquement, il pensait selon Hegel. Pourquoi Rousseau et non Voltaire ou n’importe qui ? Les hommes, de par leur nature même, ne pensent-ils pas tous dialectiquement ? On a pourtant choisi Rousseau, lequel tranche sur ses contemporains moins par ses dons naturels — beaucoup ne lui cèdent en rien à cet égard — que par la tournure même de son esprit et le caractère de sa vision du monde. On n’aurait donc point dû, semble-t-il, prendre un phénomène aussi exceptionnel pour vérifier sur lui une loi universelle. Mais il y a le droit du seigneur. L’intérêt, l’importance de Rousseau, c’est qu’il a été le premier à montrer de façon suffisamment frappante l’essence contradictoire de la civilisation, alors que la contradiction constitue la condition nécessaire du processus dialectique. On doit toutefois noter que la contradiction relevée par Rousseau n’a aucun rapport avec la contradiction au sens hégélien du terme. La contradiction hégélienne consiste en ce que, chaque chose se trouvant en processus permanent de devenir, de changement (et, toujours, par voie ternaire), est, à chaque unité de temps, « soi », et « non-soi ». Si on laisse de côté les trois stades obligatoires du devenir, la contradiction constitue ici simplement une sorte d’envers du changement, du mouvement, du devenir. Rousseau parle aussi du processus de changement. Mais ce n’est absolument pas dans le fait même du changement qu’il relève la contradiction. Aussi bien dans le Discours sur l’inégalité que dans les autres œuvres, une part importante de ses raisonnements peut se résumer ainsi : le progrès intellectuel s’accompagne d’une régression des mœurs. De toute évidence, la pensée dialectique n’a rigoureusement rien à faire ici : il n’y a pas « négation de la négation », mais seulement indication de l’existence simultanée du Bien et du Mal dans un certain groupe de phénomènes; et toute la ressemblance avec le processus dialectique tient dans le mot « contradiction ». Ce n’est toutefois qu’un aspect de la question. Engels, de surcroît, voit dans le raisonnement de Rousseau une trichotomie manifeste : à l’égalité primitive succède sa négation, l’inégalité, puis survient la négation de la négation, l’égalité de tous devant le pouvoir du khan, du sultan ou du schah dans les despotismes orientaux. « C’est ici le dernier terme de l’inégalité et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d’où nous sommes partis (([Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, t. I, p. 125.])). » Mais l’histoire ne s’arrête pas en ce point, elle développe de nouvelles inégalités, etc. Les mots rapportés entre guillemets sont authentiquement de Rousseau et particulièrement chers à Engels en tant que preuve évidente que Rousseau penserait selon Hegel ((Tous ces passages sont tirés du fascicule déjà cité de Rousskoé Bogatstvo.)). »

   Rousseau « tranche sur ses contemporains ». C’est exact. Mais en quoi tranche-t-il ? En ce qu’il pense dialectiquement, alors que ses contemporains étaient presque uniquement des esprits métaphysiques. Sa théorie sur l’origine de l’inégalité est une théorie dialectique, bien que M. Mikhaïlovski le nie.

   D’après M. Mikhaïlovski, Rousseau aurait seulement indiqué que le progrès intellectuel s’accompagne en histoire d’une régression des mœurs. Non : Rousseau n’a pas seulement énoncé ce fait. Le progrès intellectuel constitue pour lui la cause de la régression des mœurs. On s’en peut convaincre sans même l’avoir lu : il suffit de se rappeler que, dans le passage cité plus haut, il tient la métallurgie et l’agriculture pour responsables de la grande révolution qui a détruit l’égalité primitive. Mais quiconque l’a lu ne peut évidemment pas avoir oublié cette phrase du Discours sur l’origine de l’inégalité : « Il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine en détériorant l’espèce, rendre un être méchant en le rendant sociable (( [Rousseau, ibid., Ire partie, p. 86. En français dans le texte.]))… »

   Le passage offre ceci de remarquable qu’il éclaire la théorie de Rousseau sur l’aptitude de l’espèce humaine au progrès. Ses « contemporains » avaient assez abondamment disserté de cette faculté. Mais, chez eux, c’était une vertu occulte qui tirait de son essence les victoires de la raison. Pour Rousseau, cette faculté « ne pouvait jamais se développer d’elle-même »; elle avait un besoin constant d’impulsions extérieures. C’est là un des caractères distinctifs de la conception dialectique du progrès intellectuel par rapport à la conception métaphysique. Nous y reviendrons; ce qui nous importe, pour l’instant, c’est que le passage cité traduit on ne peut plus clairement l’opinion de Rousseau touchant le lien de causalité qui unit la régression des mœurs au progrès intellectuel (( Pour ceux qui doutent, voici encore un texte : « J’ai assigné ce premier degré de la décadence des mœurs au premier moment de la culture des lettres dans tous les pays du monde. » [En français dans le texte.] Lettre à M. l’abbé Raynal. Œuvres de Rousseau. Paris, 1820, t. IV, p. 43.)). Et cela importe fort pour expliquer l’idée que cet écrivain se faisait de la marche de la civilisation. A en croire M. Mikhaïlovski, Rousseau aurait simplement indiqué « la contradiction » et, peut-être, versé à son sujet quelques larmes généreuses. Au vrai, Rousseau tenait cette contradiction pour le ressort principal du développement historique de la civilisation. Le fondateur de la société civile et, par suite, le fossoyeur de l’égalité primitive, ce fut l’homme qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : « ceci est à moi ». En d’autres termes, la société civile a pour fondement cette propriété qui provoque tant de conflits parmi les hommes, qui éveille en eux tant d’appétits, qui détériore à un tel point leurs mœurs. La naissance de la propriété supposait toutefois un certain développement « de l’industrie et des lumières ». L’état primitif a péri du fait même de ce développement; mais, au moment où celui-ci amenait le triomphe de la propriété privée, les rapports humains avaient déjà pris un tel tour qu’il leur était impossible de se maintenir dans leur état originel (( Voir le début de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité.)). A juger Rousseau sur la façon dont « la contradiction » qu’il a exposée se trouve présentée par M. Mikhaïlovski, on pourrait se figurer que l’illustre Genevois ne fut guère qu’un larmoyant « sociologue subjectif », capable au maximum d’imaginer quelque « formule du progrès », ultra-moralisante pour la thérapeutique des misères humaines. Or Rousseau ne détestait rien tant que ce genre de « formules »; et il les démolissait à chaque fois que s’en offrait l’occasion.

   La société civile est née des ruines d’un état primitif devenu incapable de se prolonger. Cet état recelait le germe de sa propre négation. En énonçant cette proposition, Rousseau illustrait pour ainsi dire par avance l’idée de Hegel : tout phénomène se détruit soi-même et se transforme en son contraire. Ses considérations sur le despotisme en fournissent une nouvelle illustration.

   Que le lecteur juge lui-même du degré de compréhension dont M. Mikhaïlovski témoigne à l’égard de Hegel et de Rousseau, lorsqu’il déclare que « de toute évidence la pensée dialectique n’a rien à faire ici », et taxe naïvement Engels d’abus de pouvoir pour avoir affecté Rousseau au département des dialecticiens sous l’unique prétexte que ce philosophe aurait parlé de contradiction, de cercle, de retour au point de départ, etc.

   Mais pourquoi Engels invoquait-il Rousseau plutôt que tel ou tel ? « Pourquoi Rousseau et non Voltaire ou n’importe qui ? Les hommes de par leur nature même, ne pensent-ils pas tous dialectiquement ? »

   Erreur, monsieur Mikhaïlovski ! Pas tous les hommes, loin de là. Et vous, tout le premier. Jamais Engels ne vous eût pris pour un dialecticien. La seule lecture de votre article sur « Karl Marx devant le tribunal de M. Joukovski » lui aurait suffi pour vous inscrire irrévocablement au nombre des métaphysiciens incurables.

   Engels dit au sujet de la pensée dialectique :

   « Les hommes ont pensé dialectiquement longtemps avant de savoir ce qu’était la dialectique, de même qu’ils parlaient déjà en prose bien avant qu’existât le terme de prose. La loi de la négation de la négation qui s’accomplit d’une façon inconsciente dans la nature, dans l’histoire, et jusqu’à ce qu’elle soit connue, dans nos cerveaux, a été formulée avec rigueur pour la première fois par Hegel (( Herrn Eugen Dühring’s Umwälzung, …, 2 Aufls., 134. Anti-Dühring, p. 171, Editions sociales, Paris, 1971.)). »

   Comme on le voit, il s’agit ici d’une pensée dialectique inconsciente, fort loin encore de la dialectique consciente. En disant « les extrêmes se touchent », nous traduisons à notre insu une conception dialectique des choses; en marchant, toujours sans nous en douter, nous faisons de la dialectique appliquée (on l’a rappelé plus haut : le mouvement est une contradiction réalisée). Mais ni les aphorismes dialectiques ni la marche ne nous sauvent de la métaphysique dans le domaine de la pensée systématique. L’histoire montre, tout au contraire, que pendant longtemps, la métaphysique n’a cessé de se développer — et a dû nécessairement se développer — aux dépens de la naïve dialectique primitive. « La décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées, l’étude de la constitution interne des corps organiques dans la variété de leurs aspects anatomiques, telles étaient les conditions fondamentales des progrès gigantesques que les quatre derniers siècles nous ont apportés dans la connaissance de la nature. Mais cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement, mais dans leur repos; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes; non dans leur vie, mais dans leur mort. Et quand, grâce à Bacon et à Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique. »

   Ainsi parle Engels qui nous apprend également que « la philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza) s’était de plus en plus embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle, du moins dans leurs œuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefs-d’œuvre de dialectique : nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau (( Ibid., pp. 4-6. [Ibid., p. 52.])) ».

   On voit pourquoi Engels parle de Rousseau plutôt que de Voltaire ou de n’importe qui. Nous ne ferons pas à M. Mikhaïlovski l’injure de supposer qu’il n’ait point lu l’ouvrage qu’il cite et dont il tire ses « exemples ». S’il jette dans les jambes d’Engels ces « n’importe qui », il ne reste qu’une hypothèse : ici encore notre auteur introduit « l’étape » bien connue de l’escamotage, de l’opportun coup de pouce au texte de son adversaire. Et la mise en œuvre d’une telle étape a dû paraître d’autant plus commode que le livre d’Engels, n’ayant pas été traduit en russe, n’existe pas pour le public qui ne lit pas l’allemand. Voilà bien « le droit du seigneur » ! La voilà bien, la tentation qui nous fait mal tourner malgré nous.

Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu

A faire ainsi cascader ma vertu ? ((Le lecteur voudra bien excuser ces références à La Belle Hélène : nous venons de relire l’article de M. Mikhaïlovski sur « Le darwinisme dans les opérettes d’Offenbach », et il nous a laissé une impression ineffaçable.))

   Mais arrachons-nous à M. Mikhaïlovski pour revenir aux idéalistes allemands an und für sich (( [En soi et pour soi.])).

   La philosophie de la nature, avons-nous dit, était le côté faible de ces penseurs, dont le mérite principal doit être recherché dans les diverses branches de la philosophie de l’histoire. Précisons maintenant qu’il ne pouvait en être autrement à cette époque. Bien qu’elle s’intitule « science des sciences », la philosophie a toujours largement « sacrifié au monde », en ce sens qu’elle s’est toujours occupé de questions purement scientifiques. Mais les formes de ce sacrifice ont varié selon les époques. Pour limiter nos exemples à la philosophie moderne, les penseurs du dix-septième siècle s’adonnèrent surtout aux mathématiques et aux sciences de la nature. La philosophie du dix-huitième siècle utilisa à ses fins propres les découvertes et les théories du siècle précédent dans le domaine des sciences de la nature, sans s’adonner elle-même à leur étude, exception faite pour Kant. En France, cependant, les questions sociales passaient au premier plan; et celles-ci demeurent, encore que sous un autre biais, la préoccupation dominante des philosophes du dix-neuvième siècle : Schelling, par exemple, déclare tenir le problème de l’histoire — nous verrons tout à l’heure en quoi il le faisait consister — pour la tâche la plus importante de la philosophie transcendantale.

   Si tout s’écoule, si tout change, si chaque phénomène se nie soi-même, s’il n’est pas d’institution utile qui ne devienne finalement nuisible, se transformant ainsi en son propre contraire, il serait absurde de chercher « la législation parfaite ». On ne peut pas imaginer de structure sociale qui serait la meilleure pour tous les peuples et pour tous les temps : à sa place et en son temps tout est bien. La pensée dialectique exclut toute utopie.

   Elle les exclut d’autant plus que « la nature humaine », ce critère prétendument éternel auquel ne cessaient de se référer, nous l’avons vu, les Philosophes au dix-huitième siècle et les socialistes utopistes pendant la première moitié du dix-neuvième, a subi le destin de tous les phénomènes : on l’a reconnue sujette à variation.

   Du même coup a disparu la conception naïvement idéaliste de l’histoire que partageaient Philosophes et utopistes, et qui s’exprimait par la formule : La raison, l’opinion gouvernent le monde. La raison, dit Hegel, gouverne certes l’histoire, mais dans le même sens qu’elle gouverne le mouvement des corps célestes : en ce sens que les phénomènes se conforment à des lois. Le mouvement des astres se conforme à des lois, mais les astres n’en ont, bien sûr, aucune notion. Il en va tout de même du mouvement historique de l’humanité. Il possède sans aucun doute ses lois propres, mais cela ne signifie pas que les hommes en aient conscience et que, de la sorte, la raison humaine, nos connaissances, notre « philosophie », constituent les facteurs principaux de l’histoire. La chouette de Minerve ne prend son vol que de nuit. Quand la philosophie commence à broder ses grises arabesques sur le fond gris du réel, et que les hommes se mettent à réfléchir sur leur régime social, on peut affirmer que ledit régime a fait son temps et s’apprête à céder la place à un nouvel ordre de choses, dont la vraie nature ne s’éclairera, à son tour, qu’après qu’il aura joué son rôle historique : la chouette de Minerve, encore une fois, vole seulement de nuit. Inutile de préciser que les périodiques croisières aériennes de l’oiseau de la sagesse sont fort utiles, voire absolument indispensables. Mais elles n’expliquent rigoureusement rien; elles ont besoin elles-mêmes d’explication; et si elles relèvent de l’explication, c’est qu’apparemment elles ont leurs lois.

   L’idée que des lois président à l’envol de l’oiseau de Minerve constitue le point de départ d’une conception entièrement neuve de l’essor intellectuel de l’humanité. Un certain système philosophique une fois admis, les métaphysiciens de tous les temps, de tous les pays et de toutes les écoles le tenaient pour le seul vrai, et tous les autres pour absolument faux. Ils ne connaissaient que la contradiction abstraite entre les notions abstraites de vérité et d’erreur. Aussi l’histoire de la pensée ne leur apparaissait-elle que comme un enchevêtrement chaotique d’aberrations tantôt attristantes et tantôt risibles, dont la folle sarabande se poursuivait jusqu’à l’instant béni où l’on avait enfin imaginé le système philosophique vrai. C’est ainsi que Jean-Baptiste Say, ce métaphysicien d’entre les métaphysiciens, voyait l’histoire de sa propre discipline, et il en déconseillait l’étude, puisqu’on n’y trouverait que des erreurs. Les dialecticiens idéalistes raisonnaient tout autrement : une philosophie, disaient-ils, est le reflet intellectuel de son temps; vraie pour son temps, elle devient fausse pour un autre.

   Mais si la raison gouverne le monde en ce sens seulement que les phénomènes se conforment à des lois, si ce ne sont pas les idées, le savoir, « les lumières » qui guident des hommes dans ce qu’on pourrait appeler l’aménagement de leurs sociétés, ni dans leur progrès historique, que devient alors la liberté ? Que devient ce domaine où l’homme « choisit et arbitre » sans se leurrer, comme un enfant, de vains amusements, sans servir de jouet à une force qui n’est peut-être pas aveugle, mais qui lui est étrangère ?

   L’éternel et éternellement nouveau problème de la liberté et de la nécessité s’est posé aux idéalistes du dix-neuvième siècle comme il s’était posé aux métaphysiciens du dix-huitième, et comme il s’est posé à tous les philosophes qui se sont attaqués à la question des rapports de l’être et de la pensée, ce sphinx qui déclarait à chaque philosophe : devine mon énigme, où je dévorerai ton système !

   C’est aussi ce problème de la liberté et de la nécessité dans son application à l’histoire, dont Schelling tenait la solution pour la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale. Cette philosophie l’a-t-elle résolu ? Et comment l’a-t-elle résolu ?

   Notons d’abord que, pour Schelling comme pour Hegel, c’est précisément dans son application à l’histoire que le problème présentait des difficultés, car, du point de vue anthropologique, on pouvait déjà le considérer comme résolu.

   Quelques éclaircissements s’imposent ici. Nous allons les fournir en priant le lecteur de les suivre avec soin, vu l’importance du sujet.

   L’aiguille aimantée se dirige vers le Nord. Cela tient à l’action d’une certaine matière, elle-même soumise à certaines lois, aux lois du monde matériel. Mais l’aiguille ne perçoit pas les mouvements de cette matière, elle ne s’en fait pas la moindre notion. Il lui semble qu’elle se dirige vers le Nord indépendamment de toute espèce de cause extérieure, simplement parce qu’elle a plaisir à s’y diriger. La nécessité matérielle se présente à elle sous les traits d’une activité spirituelle libre, lui appartenant en propre.

   Leibniz (( [Dans la Théodicée.])) s’est servi de cet exemple pour illustrer sa théorie du libre arbitre. Spinoza s’en sert d’un tout semblable pour éclaircir une thèse absolument identique.

   Une cause extérieure a communiqué à une pierre une certaine quantité de mouvement. Le mouvement se poursuit encore un certain temps après que la cause extérieure a cessé d’opérer. Et cette permanence de la pierre dans son mouvement est nécessaire en vertu des lois du monde matériel. Supposez maintenant que la pierre pense, qu’elle ait conscience de son mouvement, qu’elle en éprouve du plaisir, mais qu’elle n’en connaisse pas les causes, qu’elle ignore même qu’il y a quelque cause extérieure à ce mouvement. Comment, alors, se le représentera-t-elle ? Incontestablement comme le résultat de son propre désir, de son libre arbitre : elle se dira qu’elle se meut parce qu’elle veut se mouvoir.

   « Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait (( [Spinoza : Lettre, 62.]))… »

   Même à beaucoup de nos lecteurs cette explication paraîtra d’un « matérialisme grossier »; ils s’étonneront qu’un aussi pur idéaliste que Leibniz ait pu y recourir; ils rétorqueront que comparaison n’est pas raison et, moins que toute autre, ces folles comparaisons de l’homme à une aiguille aimantée ou à une pierre. A cela, nous répondrons en faisant observer que ces comparaisons cessent d’être folles dès que nous nous référons à ce qui se passe chaque jour dans une tête humaine. Les matérialistes du dix-huitième siècle avaient déjà relevé qu’à chaque mouvement volontaire correspond un certain mouvement des fibres cérébrales. Ce qui est pure imagination quand on parle d’aiguille aimantée ou de pierre devient fait indiscutable quand il est question du cerveau : un mouvement de la matière soumis à des lois inéluctables s’y accompagne de ce qu’on appelle libre activité de pensée. Quant à l’étonnement, à première vue assez naturel, provoqué par le raisonnement matérialiste de l’idéaliste Leibniz, il faut se rappeler que, comme nous l’avons déjà dit, tous les idéalistes conséquents furent des monistes, c’est-à-dire que leur système ignorait totalement l’infranchissable abîme qui sépare la matière de l’esprit dans la conception des dualistes. Pour le dualiste, un assemblage de matière ne peut devenir capable de pensée que si une parcelle d’esprit s’y insère, matière et esprit constituant à ses yeux deux substances absolument distinctes, sans rien de commun entre elles; et la comparaison de Leibniz lui paraît folle pour la simple raison que l’aiguille aimantée n’a point d’âme. Mais représentez-vous un homme qui raisonnerait de la sorte : « L’aiguille est en effet uniquement matérielle; mais qu’est-ce que la matière ? Je pense qu’elle doit son existence à l’esprit, non dans ce sens qu’elle est création de l’esprit, mais parce qu’elle est elle-même esprit, encore que sous une forme propre. Cette forme ne correspond pas à sa vraie nature; elle en est même le contraire; ce n’en est pas moins une forme d’existence de l’esprit, puisque, de par sa nature même, l’esprit peut se transformer en son contraire. » Ce raisonnement aussi peut vous étonner, mais vous conviendrez au moins que l’homme qui le tient pour convaincant, l’homme qui ne voit dans la matière qu’un « avatar de l’esprit », n’aura pas peur des explications qui attribuent à la matière des fonctions de l’esprit, ou font dépendre celles de l’esprit des lois de la matière. Un tel homme pourra admettre une explication matérialiste des phénomènes psychiques, et en même temps, donner à celle-ci un sens rigoureusement idéaliste (en tirant plus ou moins sur les cheveux, mais c’est une autre question).

   C’est ainsi qu’ont opéré les idéalistes allemands. L’activité psychique de l’homme est soumise aux lois de la nécessité matérielle. Mais cela ne touche en rien à la liberté. Les lois de la nécessité matérielle ne sont rien d’autre que les lois de l’activité de l’esprit. La liberté suppose la nécessité, la nécessité se mue tout entière en liberté, et la liberté humaine s’avère incomparablement plus vaste que ne le supposent les dualistes qui, en s’attachant à tracer une frontière entre l’activité libre et l’activité nécessitée, arrachent à l’empire de la liberté le domaine, de leur propre avis fort étendu, qu’ils attribuent entièrement à la nécessité.

   C’est ainsi que raisonnaient les dialecticiens idéalistes. Ils s’en tenaient fermement, on le voit, à l’aiguille aimantée de Leibniz, encore que cette aiguille se fût complètement métamorphosée, spiritualisée, pour ainsi dire, entre leurs mains.

   La métamorphose de l’aiguille ne résolvait pourtant pas toutes les difficultés que soulève le problème des rapports entre la liberté et la nécessité. Supposons l’individu absolument libre, malgré sa sujétion aux lois de la nécessité, voire à cause de cette sujétion même. Mais, dans la société et, par voie de conséquence, dans l’histoire, ce n’est pas à un individu, c’est à une masse d’individus que nous avons affaire. La liberté de chacun ne se trouve-t-elle pas entamée par la liberté de tous ? J’ai formé le dessein d’accomplir telle ou telle chose, par exemple, de faire régner la vérité et la justice dans les rapports sociaux. C’est un dessein que j’ai formé librement, et les démarches que je vais entreprendre pour le réaliser ne seront pas moins libres. Mais mes semblables me gênent dans la poursuite de mes fins. Ils se sont insurgés contre mon dessein aussi librement que je l’ai formé. Et leurs démarches à mon encontre ne sont pas moins libres. Comment surmonter les obstacles qu’ils me créent ? Je vais, bien sûr, discuter avec eux, tâcher de les convaincre, voire les supplier ou les effrayer. Mais comment savoir s’il en sortira quelque chose ? Les Philosophes disaient : « la raison finira par avoir raison ». Mais pour que ma raison triomphe, il faut que mes semblables la reconnaissent aussi pour leur raison. Et en quoi suis-je fondé à l’espérer ? Dans la mesure même où leur activité est libre (or elle l’est absolument), et où, par des voies qui me sont inconnues, la nécessité matérielle s’est muée en liberté (or, par hypothèse, elle s’est entièrement muée en liberté), les actes de mes concitoyens échappent à toute prévision. Je pourrais espérer les prévoir à la seule condition d’être en mesure de les considérer ainsi que je considère tous les autres phénomènes du monde extérieur, c’est-à-dire comme les effets nécessaires de certaines causes qui me sont déjà connues ou peuvent m’être connues. Autrement dit, ma liberté cesserait d’être un vain mot dans le seul cas où la conscience que j’en ai pourrait s’accompagner de la connaissance des causes qui provoquent les libres démarches de mes semblables, c’est-à-dire si je pouvais les considérer sous l’angle de leur nécessité. Et mes semblables peuvent dire la même chose au sujet de mes actions. Qu’est-ce que cela signifie ? Que la possibilité d’activité historique libre (consciemment libre) de chaque individu revient à zéro, au cas où il ne se trouve pas à la base des libres actions humaines une nécessité accessible à l’entendement du sujet agissant.

   Le matérialisme métaphysique français, on l’a vu, aboutissait pratiquement au fatalisme. Si le sort d’un peuple entier dépend d’un atome fou, il ne reste plus qu’à se croiser les bras, puisque nous ne sommes absolument pas en état (et jamais ne le serons) de prévoir ni de prévenir les fantaisies d’un atome.

   Nous le voyons maintenant, l’idéalisme aussi peut aboutir au fatalisme. S’il ne se trouve rien de nécessaire dans les actes de mes concitoyens, ou si ces actes sont imperméables à mon entendement par le biais de leur nécessité, je n’ai plus d’autre refuge que d’espérer en la Providence : mes plans les plus raisonnables, mes plus généreux désirs se briseront aux actes rigoureusement imprévisibles des millions d’autres hommes. En pareil cas, pour reprendre la formule de Lucrèce, tout peut sortir de tout.

   Fait à relever : plus l’idéalisme monte la liberté en épingle dans le domaine de la théorie, et plus il se trouve contraint à la réduire à néant dans celui de la pratique, incapable qu’il est de maîtriser un hasard doté de tous les pouvoirs de la liberté.

   Les dialecticiens idéalistes s’en rendent parfaitement compte. Dans leur philosophie pratique, la nécessité devient le gage le plus sûr de la liberté, le seul sur lequel on puisse compter. Le devoir moral même ne saurait me rassurer quant aux conséquences de mes actes, si ces conséquences relèvent seulement de la liberté, disait Schelling (( [Dans le Système de l’idéalisme transcendantal.])) : « Il doit y avoir une nécessité dans la liberté. »

   Mais de quelle nécessité peut-il s’agir en ce cas ? On ne trouvera guère de consolation à répéter sans fin qu’à tel mouvement de la matière cérébrale correspond nécessairement tel mouvement volontaire. Impossible de tabler dans la pratique sur cette proposition abstraite; le procédé ne mène à rien : la tête de mon semblable n’étant pas une ruche de verre, ni ses fibres cérébrales des abeilles, je ne pourrai pas en observer les mouvements, même sûr — et nous en sommes loin encore — qu’au mouvement de tel filet nerveux succédera telle intention dans l’âme de mon concitoyen. C’est donc par un autre côté qu’il faut aborder l’étude de la nécessité dans les actions humaines.

   Il le faut d’autant plus que la chouette de Minerve, nous le savons, vole seulement de nuit, c’est-à-dire que les systèmes sociaux ne sont pas le fruit d’une activité consciente. Consciemment, les hommes visent à des fins personnelles, privées. Consciemment, chacun s’efforce, par exemple, d’arrondir son bien. Et l’ensemble de ces actions individuelles donne naissance à des effets sociaux que nul, peut-être, ne souhaitait ni, sûrement, ne prévoyait. Les riches Romains rachetaient les terres des cultivateurs pauvres, et chacun savait, bien sûr, que grâce à cette pratique, Tullius ou Julius deviendrait prolétaire. Mais qui d’entre eux prévoyait que les latifundia tueraient la République et l’Italie avec elle ? Qui d’entre eux se rendait compte, qui pouvait se rendre compte des conséquences de sa propre soif d’acquérir ? Personne, et pourtant les latifundia ont fait périr la République avec l’Italie.

   Les libres actions conscientes des individus engendrent nécessairement des conséquences, inattendues pour eux, imprévues d’eux, et qui atteignent la société entière, c’est-à-dire agissent sur l’ensemble des rapports entre individus. Du domaine de la liberté nous passons ainsi à celui de la nécessité.

   Si ces conséquences sociales non préméditées d’actions individuelles aboutissent à changer le régime social — ce qui arrive toujours, encore qu’avec une rapidité fort inégale — de nouvelles fins individuelles se présenteront aux hommes. Leur libre activité consciente revêtira nécessairement un aspect nouveau. Du domaine de la nécessité, nous repasserons à celui de la liberté.

   Tout processus nécessaire est un processus soumis à des lois. Imprévus des hommes, mais nécessairement provoqués par leurs actions, les changements des rapports sociaux s’opèrent évidemment selon certaines lois. La philosophie théorique doit les découvrir.

   Et il en va évidemment de même pour les modifications introduites par ce changement des rapports sociaux dans les fins individuelles, dans la libre activité des hommes. En d’autres termes : le passage de la nécessité à la liberté s’opère aussi selon certaines lois qui peuvent et doivent être découvertes par la philosophie théorique.

   Une fois cette tâche accomplie, la philosophie théorique aura fourni une base inébranlable et entièrement neuve à la philosophie pratique. Les lois de l’histoire des sociétés une fois connues, je puis agir sur le cours de cette histoire en fonction de mes fins, indifférent aux fantaisies des atomes fous comme à l’idée que mes concitoyens, en leur qualité de créatures douées du libre arbitre, me préparent à chaque minute des Himalayas de surprises. Je ne saurais, on le conçoit, me porter garant de chacun de mes compatriotes, surtout s’il appartient « à la classe des intellectuels ». Mais je connaîtrai, en gros, la direction des forces sociales, et il ne me restera qu’à prendre appui sur leur résultante pour atteindre mes fins.

   Si je parviens, par exemple, à la réconfortante conviction qu’en Russie, à la différence des autres pays, « les assises » triompheront, ce sera seulement dans la mesure où j’aurai réussi à concevoir les démarches de nos glorieux Russiens comme des actes conformes aux lois naturelles, à les envisager du point de vue de la nécessité et non de la liberté. « L’histoire universelle, dit Hegel, est un progrès dans la conscience de la liberté, un progrès que nous devons comprendre dans sa nécessité (( [Dans la Philosophie de l’histoire.])). »

   Poursuivons. Si bien que nous connaissons « la nature humaine », nous sommes encore bien loin de comprendre les conséquences sociales qui découlent des actions individuelles. Supposons qu’avec les économistes de la vieille école nous ayons admis que l’appétit du gain constitue le symptôme distinctif de ladite nature. Serons-nous en état de prévoir les formes que revêtira cet appétit ? Oui, dans un système social donné, défini, connu. Mais ce système donné, défini et connu change sous la pression de la « nature humaine », par l’effet de l’avidité des individus. Dans quel sens se modifie-t-il ? Nous en sommes aussi peu informés que de la direction nouvelle que prendra l’appétit du gain dans un système social nouveau. Et notre embarras demeurera le même si nous proclamons, avec les socialistes ex-cathedra d’Allemagne que l’appétit du gain n’épuise pas la définition de la nature humaine, puisque celle-ci comporte aussi le Gemeinsinn, le « sens social ». C’est remanier les paroles en gardant la chanson. Pour sortir de ce vague, dissimulé sous un jargon plus ou moins scientifique, il nous faut passer de l’étude de la nature humaine à celle de la nature du système social, il nous faut comprendre ce système en tant que processus nécessaire et obéissant à des lois, ce qui nous ramène à la question : d’où dépend, qu’est-ce qui définit la nature de la société ?

   Ni les matérialistes du siècle dernier, ni les socialistes utopistes, nous l’avons vu, n’ont apporté ici de réponse satisfaisante. Les dialecticiens idéalistes auraient-ils réussi à résoudre le problème ?

   Ils n’y ont pas réussi, et ils n’y ont pas réussi parce qu’ils étaient justement idéalistes. Pour nous rendre compte de leur thèse, revenons à la controverse sur le point de savoir si la constitution dépend des mœurs ou les mœurs de la constitution. Hegel fait judicieusement observer à ce sujet que la question est posée absolument à faux, puisque, dans la réalité, si les mœurs d’un peuple exercent sur sa constitution une action incontestable, et sa constitution sur ses mœurs, mœurs et constitution dépendent d’un « troisième terme », d’une force à part qui crée aussi bien les mœurs agissant sur la constitution que la constitution agissant sur les mœurs. Mais quelle est, pour Hegel, cette force à part, quel est ce fondement ultime de la nature aussi bien des individus que des systèmes sociaux ? Cette force, ce serait « le concept » ou, ce qui revient au même, « l’idée » dont l’histoire d’un peuple constitue la réalisation. Chaque peuple réalise son idée propre, et chaque idée propre, l’idée de chaque peuple représente une étape dans le devenir de l’Idée Absolue. L’histoire se transforme ainsi en une manière de logique appliquée : expliquer une certaine période historique équivaut à montrer à quel stade du développement logique de l’Idée Absolue elle correspond. Mais qu’est-ce que « l’Idée Absolue » ? Rien d’autre que la personnification de notre propre processus logique. Voici ce qu’en dit un homme qui fut un fervent de l’idéalisme et en suivit studieusement les enseignements avant de découvrir très tôt en quoi consistait l’essentielle lacune de cette philosophie

   « Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l’idée générale de « fruit »; quand, allant plus loin, je m’imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l’essence véritable de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l’amande, etc. Je dis donc que ce qu’il y a d’essentiel dans la poire ou la pomme, ce n’est pas d’être poire ou pomme. Ce qui est essentiel… mais l’essence que j’en ai abstraite… de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l’amande, etc., sont de simples formes d’existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini, appuyé par mes sens, distingue, il est vrai, une pomme d’une poire et une poire d’une amande; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et sans intérêt. Elle voit dans la pomme la même chose que dans la poire, et dans la poire la même chose que dans l’amande, c’est-à-dire « le fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l’essence vraie est « la substance », « le fruit ».

   « On n’aboutit pas, de cette façon, à une particulière richesse de déterminations. Le minéralogiste, dont toute la science se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont en fait le minéral, ne serait minéralogiste… que dans son imagination…

   « Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l’abstraction — le « fruit » — la spéculation, pour arriver à l’apparence d’un contenu réel, doit donc essayer, d’une façon ou d’une autre, de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces : la poire, la pomme, l’amande, etc. Or, autant il est facile, en partant des fruits réels, d’engendrer la représentation abstraite du « fruit », autant il est difficile, en partant de l’idée abstraite du « fruit », d’engendrer des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l’abstraction, de passer d’une abstraction au contraire de l’abstraction.

   « Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l’abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique… Aussi n’est-ce réellement qu’en apparence qu’il dépasse l’abstraction. Voici à peu près comment il raisonne :

   « Si la pomme, la poire, l’amande, la fraise ne sont, en vérité, que « la substance », « le fruit », comment se fait-il que « le fruit » m’apparaisse tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme amande ? D’où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à mon intuition spéculative de l’unité, de « la substance », « du fruit » ?

   « La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que « le fruit » n’est pas un être mort, indifférencié, immobile, mais un être doué de mouvement et qui se différencie en soi. Cette diversité des fruits profanes est importante non seulement pour mon entendement sensible, mais pour « le fruit » lui-même, pour la raison spéculative. Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique »… C’est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire… « le fruit » se pose comme poire, « le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les autodifférenciations « du fruit », et elles font des fruits particuliers des chaînons différents dans le procès vivant « du fruit » (([Marx : la Sainte Famille ou Critique de la critique critique, Editions sociales, Paris, 1972, pp. 73-75.])). »

   La critique est mordante, mais parfaitement juste. En personnifiant notre propre processus mental sous les apparences de l’idée Absolue, et en cherchant dans cette idée l’explication de tous les phénomènes, l’idéaliste s’engageait dans un cul-de-sac d’où il ne pouvait s’évader qu’en jetant « l’Idée » par-dessus bord, en d’autres termes en renonçant à l’idéalisme. Cette définition de Schelling nous explique-t-elle par exemple quelque chose :

   « Le magnétisme est l’acte général d’animation, d’insertion de l’Un dans le Multiple, du concept dans la différence. L’intrusion du subjectif dans l’objectif qui, dans le domaine de l’idée… s’appelle conscience d’être, se révèle ici projetée dans l’Etre (( [Schelling : Ideen zu einer Philosophie der Natur, Landshut, 1803, ch. V, p. 223 (Idées pour une philosophie de la nature)].)) ? »

   Ce sont des mots qui n’expliquent rigoureusement rien. Dans le domaine de l’histoire les explications de ce genre s’avèrent aussi peu satisfaisantes. Pourquoi la Grèce a-t-elle péri ? Parce que l’idée qui constituait le principe de la réalité grecque, le centre de l’âme grecque, l’Idée du Beau, ne pouvait être qu’un instant fugitif dans le devenir de l’Esprit Universel. Pareilles réponses ne font que répéter la question sous forme d’affirmation, et avec une grandiloquence ampoulée. Hegel, à qui l’on doit cette explication de la chute de la Grèce, paraît le sentir lui-même puisqu’il s’empresse de compléter son interprétation idéaliste en invoquant la situation économique de l’Hellade ancienne : « Lacédémone, dit-il, est tombée surtout par suite de l’inégalité des richesses (( [Hegel : Philosophie de l’histoire.])) ». Et ce n’est pas seulement pour la Grèce qu’il opère ainsi. Il procède à peu près constamment de la sorte dans sa philosophie de l’histoire : d’abord quelques brumeuses considérations sur les propriétés de l’Idée Abstraite, puis une référence bien plus développée et, cela va de soi, bien plus convaincante, au caractère et à l’évolution de la propriété dans le peuple en question. Plus rien d’idéaliste dans la seconde série d’explications. En y recourant, Hegel, qui avait proclamé que « l’idéalisme est la vérité du matérialisme » condamne lui-même la pauvreté de l’idéalisme; tacitement, il reconnaît en somme que dans la réalité c’est tout le contraire qui se produit, que le matérialisme est la vérité de l’idéalisme.

   Le matérialisme dont s’approche ici Hegel n’est au reste qu’un matérialisme rudimentaire, un embryon de matérialisme qui retourne à l’idéalisme dès qu’il faut expliquer l’origine de telles ou telles formes de la propriété. Certes, ici encore, il est assez souvent arrivé à Hegel d’exprimer des vues absolument matérialistes. Mais, en général, il tient les formes de la propriété pour la réalisation de concepts juridiques dont une force interne déterminerait l’évolution.

   Au total, qu’avons-nous appris sur les dialecticiens idéalistes ?

   En bref, qu’ils ont renoncé au point de vue de la nature humaine, ce qui les a amenés à se départir de la conception utopique des phénomènes sociaux, qu’ils ont entrepris d’envisager la réalité sociale comme un processus nécessaire possédant ses lois propres, mais que, par une voie détournée, en personnifiant notre pensée logique (c’est-à-dire un des aspects de la nature humaine), ils sont revenus à ce mauvais point de vue, en sorte que la vraie nature des sociétés leur est demeurée incompréhensible.

   Retournons maintenant pour un instant en Russie, à nos Sages du cru.

   M. Mikhaïlovski a appris de M. Philippov qui le tenait de l’Américain Fraser, que toute la philosophie de Hegel se ramènerait à une « mystique du galvanisme ». Ce que nous avons dit des fins que s’assignait l’idéalisme allemand suffirait à démontrer l’inanité du jugement de Fraser. MM. Philippov et Mikhaïlovski sentent eux-mêmes que leur Américain « a passé la mesure ». « Il n’est que de se rappeler la marche successive et l’influence [sur Hegel] de la métaphysique antérieure, depuis les Anciens, depuis Héraclite… », dit M. Mikhaïlovski qui, toutefois ajoute incontinent : « L’indication de Fraser n’en est pas moins au plus haut point intéressante, et elle comporte incontestablement une certaine part de vérité »… « Il faut convenir encore qu’on soit obligé de reconnaître… » Il y a beau temps que Chtchédrine a ridiculisé la formule. Mais qu’y pouvait M. Mikhaïlovski, son ex-collaborateur, puisqu’il s’était attaqué à la tâche de commenter aux « non-initiés » un philosophe qu’il ne connaissait que par on-dit ? Bon gré mal gré, il lui a fallu répéter avec une docte mine de connaisseur des phrases qui ne signifient rien.

   N’oublions point, toutefois, la « marche successive » de l’idéalisme allemand.

   « Les expériences galvaniques, dit M. Mikhaïlovski, font impression sur tous les meilleurs esprits d’Europe, notamment, sur le philosophe allemand Hegel, alors en ses jeunes années. Hegel crée un colossal système métaphysique dont le tonnerre retentit à ce point sur le monde qu’on n’y échappe même pas sur les rives de la Moskova… »

   On nous présente la chose comme si Hegel avait directement contracté des physiciens « la mystique du galvanisme »; l’hégélianisme représentant seulement un développement des idées de Schelling, il est clair pourtant que la contagion devait opérer surtout sur ce dernier. Elle a en effet opéré, réplique pour nous rassurer M. Mikhaïlovski, alias Philippov, je veux dire Fraser : « Schelling et, plus encore, certains médecins qui furent ses élèves ont poussé la théorie de la polarité jusqu’à l’extrême. » Fort bien, seulement Schelling, comme on sait, a eu Fichte pour prédécesseur; comment celui-ci a-t-il donc réagi à la virulence du galvanisme ? M. Mikhaïlovski ne nous en dit rien. Peut-être estime-t-il que l’épidémie est restée ici sans effet ? Si oui, il a entièrement raison; on s’en convainc à la seule lecture d’un des premiers ouvrages de Fichte : Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre (( [Fondements d’épistémologie générale.])), publié à Leipzig en 1794. Aucun microscope n’y découvrira trace de « galvanisme », bien qu’y figure cette fameuse « triade » qui, à l’opinion de M. Mikhaïlovski, constitue le caractère distinctif de la philosophie hégélienne, et dont Fraser fait avec « une certaine part de vérité » remonter l’origine aux « expériences de Galvani et de Volta »… Il faut convenir que tout cela est fort étrange, encore qu’on soit obligé de reconnaître que, toutefois, Hegel… etc., etc.

   Le lecteur a déjà vu comment Schelling traitait du magnétisme. Le défaut de l’idéalisme allemand ne consiste pas du tout en ce qu’il y aurait à sa base engouement à forme mystique, sans mesure ni raison, pour les découvertes contemporaines des sciences de la nature, mais, tout au contraire, en ce que cette philosophie s’est acharnée à expliquer tous les phénomènes de la nature et de l’histoire en hypostasiant le processus de la pensée.

   Une bonne nouvelle pour finir : M. Mikhaïlovski a découvert que « la plus étroite relation unit la métaphysique au capitalisme, que, pour parler le langage du matérialisme économique, la métaphysique est un élément nécessairement constitutif de la « superstructure » de la forme capitaliste de production, encore qu’en même temps le capital absorbe et assimile toutes les applications techniques d’une science ennemie de la métaphysique, puisque fondée sur l’observation et l’expérience ». M. Mikhaïlovski promet de nous entretenir quelque autre jour de « cette curieuse contradiction ». C’est son étude qui sera vraiment « curieuse » ! Ce qu’il appelle métaphysique a connu en effet son plus brillant développement dans la Grèce antique, ainsi que dans l’Allemagne du dix-huitième siècle et de la première moitié du dix-neuvième ! On se figurait jusqu’à présent que la Grèce antique n’avait rigoureusement rien d’un pays capitaliste, et que le capitalisme commençait tout juste à se développer dans l’Allemagne de l’époque en question. L’étude de M. Mikhaïlovski démontrera que, du point de vue de la « sociologie subjective », on commet là une grossière erreur, que c’est justement dans l’Hellade ancienne ou dans l’Allemagne de Fichte et de Hegel qu’il faut chercher les terres d’élection du capitalisme. Vous voyez maintenant où est le hic. Que notre auteur se hâte de publier sa remarquable découverte. Pousse ta romance, pauvre chou, n’aie pas peur !

flechesommaire2   flechedroite