VII – L’exploitation des Indigènes

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

VII – L’exploitation des Indigènes

« Après avoir volé des terres fertiles, les requins français prélèvent sur les mauvaises terres des dîmes cent fois plus scandaleuses que les dîmes féodales. »

VIGNÉ D’OCTON.

   Avant notre occupation, le rôle d’impôt foncier portait par catégorie de cultures toutes les terres du village, biens communaux et biens particuliers. Le taux de l’impôt variait de 1 piastre à 50 cents pour les rizières. Pour les autres terrains de 1 piastre 40 à 12 cents. L’unité de surface était le mâu, carré de 150 thuoc de côté. La longueur du thuoc variait. Elle était, suivant les provinces, de 42. 47 et 64 centimètres, et les superficies correspondantes du mâu étaient de 3.970, 4.900 et 6.200 mètres carrés.

   Pour augmenter les revenus de l’Etat, on prend comme base de toutes les mesures une longueur de 0m.40, inférieure à toutes les unités de mesure employées : la superficie du mâu est ainsi fixée à 3.600 mètres carrés. L’impôt foncier se trouve accru par cela même dans des proportions qui varient avec les provinces ; d’une douzième dans certaines localités, d’un tiers dans d’autres, des deux tiers dans les moins favorisées.

   De 1890 à 1896, les impôts directs avaient doublé ; de 1896 à 1893, ils augmentaient encore de moitié. Lorsqu’on imposait à un village une augmentation. il se résignait et payait : à qui aurait­-il porté ses plaintes ? Le succès de ces opérations encourageait les résidents à les répéter. Aux yeux de beaucoup de Français, la docilité des communes était une preuve manifeste que la mesure n’était pas dépassée !

   L’impôt personnel est porté de 0 piastre 14 cents à 2 piastres 50 cents. Les non inscrits, c’est­-à-­dire les jeunes gens au-­dessous de 18 ans, qui n’avaient rien à payer jusqu’alors, sont frappés d’un impôt de 30 cents, soit plus du double de ce que payaient autrefois les inscrits.

   D’après un arrêté du Résident supérieur du Tonkin en date du 11 décembre 1919, tout indigène âgé de 13 à 60 ans, est assujetti à une taxe personnelle unique de 2 p. 50.

   On exige que chaque Annamite soit porteur, constamment, de sa carte et qu’il la présente à toute réquisition. Celui qui oublie ou égare cette carte, est arrêté et emprisonné.

   Pour remédier à la baisse de la piastre, le gouverneur général Doumer a simplement augmenté le nombre d’inscrits imposables !

   On attribue chaque année, à chaque village, un certain nombre d’inscrits, une certaine étendue de terre de diverses catégories; veut­-on un supplément de ressources? On modifie les chiffres en cours d’exercice, on oblige les villages à payer un nombre d’inscrits, une superficie de terres supérieurs au nombre et à la superficie qui leur avaient été distribués au commencement de l’exercice. C’est ainsi que dans la province de Nam­Dinh (Tonkin) dont la superficie totale n’atteint pas 120.000 hectares, les statistiques mentionnent 122.000 hectares de rizières et l’Annamite est forcé de payer l’impôt pour des terrains qui n’existent pas !

   S’il crie, nul ne l’entend.

   Non seulement les impôts sont écrasants, ils varient chaque jour.

   Il en est de même de certains droits de circulation. Il est impossible, du reste, de percevoir équitablement des taxes de ce genre: on délivre un permis pour 150 kilos de tabac, et l’on s’arrange pour frapper plusieurs fois de suite ce même produit lorsqu’il aura changé de propriétaire, lorsque ces 150 kilos auront été répartis entre trois ou quatre acheteurs différents ? Il n’y a d’autres règles que la fantaisie des douaniers; ils inspirent une telle crainte que l’Annamite, à leur vue, abandonne sur la route le panier de sel, de tabac ou d’arec qu’il transportait : il aime mieux renoncer à ses biens que d’en payer d’éternelles redevances.

   Dans certaines régions, on est obligé d’arracher des plants de tabac, jeter par terre les aréquiers, pour ne point supporter les ennuis qu’allait entraîner la nouvelle taxe.

   A Louang-­Prabang, de lamentables pauvresses chargées de fer sont employées au nettoyage des. routes. Elle ne sont coupables que de n’avoir pu payer.

   Ravagée par l’inondation, la province de BacNinh (Tonkin) a été obligée de payer 500.000 piastres de contributions.

   Vous avez entendu M. Maurice Long, gouverneur général de l’Indochine, M, Albert Sarraut, ministre des Colonies et leur presse­ une presse désintéressée­ claironner le succès de l’emprunt indochinois. Cependant, ils se gardent bien de vous dire par quel moyen ils ont obtenu ce succès, Ils ont peut­-être raison de ne pas divulguer leur secret professionnel, et ce secret le voici.

   D’abord, on commence par leurrer les gogos par des appâts de bénefs. Comme ça ne rend pas assez, on dépouille les villages de leurs biens communaux. Ce n’est toujours pas suffisant; alors on fait venir les indigènes aisés, on leur donne un reçu d’avance et ils n’ont qu’à se débrouiller pour verser les sommes inscrites.

   Comme la caisse gouvernementale est large et les industriels et commerçants indigènes ne sont pas nombreux, les prêts obligatoires de ceux­-ci ne remplissent point le fond insondable de celle-­là. Alors l’Etat­-tapeur tape sur le tas des plus tapés : on oblige deux, trois, quatre ou plusieurs bougres à souscrire en commun à une action !

   Voici, par exemple, un truc que nos administrateurs emploient pour soustraire de l’argent des poches des caï­ao [veste ou robe portée par les Vietnamiens] indigènes.

   C’était dans une province de l’Ouest quelques semaines avant l’ouverture de l’Emprunt indochinois.

   Le chef de cette province réunit tous les chefs des cantons de son ressort, et après leur avoir fait expliquer les modalités de l’emprunt par un interprète, leur dit en signe de conclusion :

­   Voilà, mon devoir est de vous donner ces explications. Maintenant, souscrivez !

   Avisant alors un chef de canton debout à côté de lui, le distingué « quan­lon » [grand mandarin. On usait de cette appellation flatteuse vis-­à­-vis des fonctionnaires français de tout acabit] demanda :

­   Et vous, qu’est-­ce que vous pouvez avoir pour votre canton ?

   Le pauvre homme, que la question prit au dépourvu, bredouilla quelques mots pour faire comprendre qu’il ne pouvait donner de chiffres, n’ayant pas encore vu ses administrés pour se rendre compte de leurs possibilités.

   ­ Fermez votre g… Vous n’êtes pas digne de vos fonctions. Je vous révoque !

   L’emprunt est ouvert. Le gouverneur de la Cochinchine, au cours de sa tournée, s’arrête au chef­-lieu et s’enquiert du chiffre des souscriptions depuis une semaine.

   ­ 73.000 piastres ! lui dit­on.

   Le gouverneur ne parut pas content du chiffre étant donné que la province est réputée la plus riche de l’Ouest cochinchinois, et qu’elle a l’ait plus que ça aux derniers emprunts.

   Après le départ du chef de la colonie, le chef de province se décide à faire ses tournées de propagande dans son fief. Il voit tous les riches indigènes possédant une arme à feu. A chacun il fixe un chiffre, et, pour bien faire comprendre à l’intéressé que ce n’est pas pour s’amuser, il lui confisque le fusil.

­   Tu sais, si tu ne marches pas, on ne te rendra pas ton arme ! Et les gens de marcher.

   Signalons en passant que le même administrateur a dépensé 30.000 piastres pour construire une route de 9 kilomètres qui est en train de s’effondrer dans un canal voisin. Souhaitons que le Transindochinois ait un sort meilleur.

   Une pagode était en construction. La main-d’œuvre était fournie par les prisonniers sous la conduite d’un notable. Les feuilles d’attachement, les journées d’ouvriers étaient régulièrement marquées et aussi régulièrement payées par les entrepreneurs. Mais c’était M. le résident qui empochait l’argent. M. le résident venait d’être décoré. Pour fêter sa décoration, une souscription publique fut ouverte. Le montant des souscriptions était impérativement fixé aux fonctionnaires, agents et notables, le minimum était de 6 piastres. Somme recueillie : 10.000 piastres.

   Une belle rosette, n’est­-ce pas ?

   La fourniture pour la construction des ponts de bois et des écoles communales avait laissé à notre intègre administrateur un petit pourboire d’à peu près 2.000 piastres.

   L’immatriculation des animaux étant gratuite, M. le résident permit à ses employés de percevoir de 0,50 à 5 piastres par tête d’animal inscrit. En échange, il reçoit d’eux une rente mensuelle de 200 piastres.

   Une classification truquée de rizières rapporte encore à ce fonctionnaire décoré maintenant 4.000 piastres.

   Une concession illégale de quelques hectares de terrain ajoute 2.000 piastre à la caisse résidentielle.

   Civilisateur, patriote et jusqu’au-­boutiste, M. le résident a su profiter largement des emprunts de la Victoire: certains villages souscrivirent, à l’emprunt de 1920­ notez que nous avons un emprunt pour chaque victoire et une victoire pour chaque année – pour 55.900 francs, au taux de 10 fr. 25 la piastre, soit 5.466 piastres. En. 1929, la piastre étant tombée à 6 francs, M. le résident prit généreusement tous ces titres à son compte et fit rembourser 5.466 piastres. Il encaissa 9.325 piastres plus tard, par suite d’une hausse.

   Nous relevons au journal officiel, 1è séance du 22 décembre 1922, le fait suivant :

   « Pendant la guerre, des tirailleurs africains avaient envoyé à leur famille des mandats qui, souvent, ont formé des sommes considérables. Ces mandats ne sont jamais arrivés aux destinataires. »

   Un confrère vient de nous signaler tout récemment un « phénomène » analogue. Cette fois-­ci, il s’agit de la Réunion. Depuis des mois, les habitants de l’île n’ont pu recevoir aucun colis à eux destiné.

   « Un tel phénomène, dit le journal, surprit à la fois ceux qui envoyaient et ceux qui ne recevaient pas. Il y a eu des plaintes. Il y a eu une enquête et celle-­ci, à peine ouverte, amena, avec l’explication du mystère, la découverte d’une série de vols commis avec une application et une constance assez remarquables. On arrêta un employé, puis un autre, puis un chef de service, enfin, quand tous les employés furent sous les verrous, le directeur alla rejoindre son personnel en prison.

L’enquête révéla chaque jour quelque fait nouveau. Il y avait pour plus de 925.000 francs de colis volés ; la comptabilité était truquée et le gâchis était tel, que pour arriver à remettre de l’ordre dans la comptabilité, il eût fallu plus de six mois.

S’il petit se rencontrer, parfois, un employé malhonnête dans une administration, il est rare qu’un service tout entier, du haut en bas de l’échelle, soit gagné par la contagion ; mais ce qui est plus étrange, c’est que toute cette bande de voleurs ait pu opérer pendant plusieurs années sans être inquiétée. »

   A l’occasion de la discussion du projet de loi relatif aux dépenses de l’aéronautique militaire, dépenses pour lesquelles les colonies, c’est­-à­-dire les indigènes, seront obligés de cracher (Indochine, 375.000 francs. Afrique Occidentale, 100.000 francs), M. Morinaud, député d’Algérie, a dit ceci :

   « A cette occasion, vous me permettrez, mes chers collègues, après toutes les félicitations qui leur ont été adressées, dont celle du Times, qui a qualifié ce fait de miraculeux, d’apporter à notre tour l’hommage de notre admiration aux vaillants Français qui viennent d’accomplir un si bel exploit, hommage qui mérite d’être partagé par M. Citroën, l’industriel désintéressé, qui n’a pas hésité à leur en fournir les moyens financiers et techniques. (Applaudissements.)

Que s’est-­il produit dès le lendemain de ce grand événement ? C’est que les postes militaires que nous avons dans le Sud algérien ont aussitôt commandé ces moyens de transport sans pareils pour le Sahara, qu’on appelle des autos chenilles.

Les postes de Touggourt et de Ouargla ­ ces renseignements m’ont été fournis, ces jours derniers, par le gouverneur de l’Algérie ­ viennent d’en commander deux.

Tous nos autres forts vont, évidemment, en être rapidement pourvus.

Il est nécessaire, à brève échéance, d’en installer quatre ou cinq de plus, de telle manière qu’ils se succèdent tous les 200 kilomètres.

De nouveaux postes seront donc créés. Ils commanderont aussitôt les autos chenilles. Ainsi tous les forts sahariens communiqueront facilement entre eux. Ils pourront assurer leur ravitaillement de poste en poste avec une étonnante facilité. Régulièrement ils recevront lent­ courrier.(Applaudissements.) » (tiré du Journal officiel, 22­1­1923.)

   Les corvées ne servent pas seulement à aménager autour des résidences des promenades pour l’agrément de quelques Européens, les corvéables, toujours à la merci des résidents, exécutent aussi des travaux plus pénibles.

   A la seule annonce du voyage du ministre des Colonies en Indochine, 10.000 hommes furent levés pour achever la ligne de V. L., qu’on voulait lui faire inaugurer.

   Pendant l’été de 18.., quelque temps avant la famine qui désola le centre de l’Annam, 10.000 Annamites, conduits par les maires de leurs villages, furent réquisitionnés pour draguer un canal. Une bonne partie de cette main-d’œuvre énorme se trouva sans travail ; on la garda quand même pendant des mois, loin des rizières, au moment où la présence de tant de bras inoccupés eût été indispensable dans les champs.

   Il faut remarquer que l’on n’a jamais réuni de telles armées lorsqu’il s’agissait de parer à une calamité publique ; à la fin de 18… la plupart des malheureux qui périrent de faim dans l’Annam auraient été sauvés, si l’on avait organisé, à partir de Tourane, un service de transport pour approvisionner les régions où sévissait la famine ; les 10.000

   Annamites du canal auraient pu, en un mois, répartir dans leurs provinces 2.000 tonnes de riz.

   Les travaux de la route de Tourane et ceux de Tran­Ninh et d’Ai­Lao laissent des souvenirs douloureux. Les corvéables devaient parcourir, avant d’arriver sur les chantiers, une centaine de kilomètres. Puis ils étaient logés dans des paillotes lamentables. Hygiène nulle ; service médical inorganisé ; sur la route aucun relai, aucun abri. Ils recevaient une ration insuffisante de riz, un peu de poisson séché, et buvaient l’eau malsaine et redoutée de la montagne. Les maladies, la fatigue, les mauvais traitements provoquaient une mortalité formidable.

   Si on remplace les corvées par des réquisitions, il n’y a entre les deux systèmes qu’une différence, c’est que la durée des corvées est limitée et que celle des réquisitions ne l’est pas. Toutes deux satisfont à tous les besoins : si la douane veut faire transporter du sel, elle réquisitionne des barques, faut­-il construire un entrepôt, on réquisitionne ouvriers et matériaux à la fois.

   La réquisition surtout est une déportation mal déguisée. Sans tenir compte des travaux agricoles, des fêtes religieuses, elle draine des communes entières vers des chantiers. Il n’en revient qu’une faible partie et, d’ailleurs, on ne fait rien pour assurer ce retour.

   En route pour le Langbian, en route pour la montagne où la mort les attendait, nourris avec parcimonie, passant même des journées sans vivres, corvéables ou réquisitionnés, par convois entiers, se débandaient ou se révoltaient, provoquant une répression terrible de la part des ‘gardes et parsemant la route de leurs cadavres. L’administration de Kouang ­ tcheou ­ wan reçut des instructions du gouvernement pour recruter. A cette occasion, on saisit tous les indigènes qui travaillaient sur les quais. Ils furent ficelés et jetés dans le bateau convoyeur.

   Les habitants du Laos, les misérables autochtones, vivent dans la crainte perpétuelle des corvées. Lorsque des officiers recruteurs arrivent devant les cases, ils trouvent des cases vides.

   A Thu­dau­mot, un administrateur juge qu’il a besoin d’un rouleau compresseur. Que fait­-il ? Il s’entend avec une société concessionnaire qui cherche de la main-d’œuvre à bon marché. La société achète le rouleau et le livre à l’administrateur au prix de 13.500 francs.

   L’administrateur impose la corvée à ses administrés au profit de la société, en convenant que la journée d’un corvéable vaut 0 fr. 50. Pendant trois ans, les habitants de Thu­dau­mot sont mis à la disposition de cette société et paient en corvée le rouleau qu’il a plus M. le l’Administrateur d’acheter pour son jardin.

   Dans une autre localité, les corvéables, leur journée finie, étaient obligés de transporter gratuitement, sur une distance d’un kilomètre, des pierres destinées à construire le mur d’enceinte de l’hôtel de l’Administrateur.

   A toute heure, l’Annamite peut ainsi être enlevé, contraint aux pires besognes, mal nourri, mal payé, réquisitionné pendant un temps illimité, abandonné à des centaines de kilomètres de son village.

   Les Annamites, en général, sont écrasés par les bienfaits de la protection française. Les paysans annamites, en particulier, sont encore plus odieusement écrasés par cette protection: ils sont opprimés comme Annamites; ils sont expropriés comme paysans.

   Ce sont eux qui font les corvées, eux qui produisent pour toute la bande des parasites, des civilisateurs et autres. Ce sont eux qui vivent dans la misère quand il y a abondance chez leurs bourreaux; et meurent de faim quand il y a mauvaise récolte.

   Ils sont volés de tous les côtés, de toutes les manières, par l’Administration, par la féodalité moderne, par l’Église. Autrefois, sous le régime annamite, les terres étaient classées en plusieurs catégories, suivant leur capacité de production. L’impôt était basé sur cette classification. Sous le régime colonial actuel, c’est changé. Lorsqu’on veut trouver de l’argent, l’Administration française fait simplement modifier les catégories. D’un trait de plume magique, elle transforme une terre maigre en une terre fertile.

   Ce n’est pas tout. On augmente artificiellement la superficie des terrains en réduisant l’unité de mesure. Par ce fait, l’impôt est automatiquement augmenté d’un tiers dans certaines localités, deux tiers dans d’autres. Cela ne suffit pas à apaiser la voracité de l’État protecteur qui augmente les impôts d’année en année. Ainsi, de 1890 à 1896, les impôts ont doublé. Ils ont encore augmenté de moitié de 1896 à 1898, et ainsi de suite. Les Annamites se laissent toujours tondre, et encouragés par le succès de ces opérations, nos protecteurs continuent leur agiotage.

   En 1895, l’administrateur d’une province du Tonkin a dépouillé un village de plusieurs hectares au profit d’un autre village, catholique celui­-ci. Les dépossédés se sont plaints. On les a mis en prison. Ne croyez pas que le cynisme administratif se soit arrêté là. On obligeait encore les malheureux dépouillés à payer jusqu’en 1910 les impôts des terres qu’on leur avait enlevées en 1895 !

   Après l’Administration voleuse, viennent les concessionnaires voleurs. On donne à des Européens qui ne possèdent qu’un gros ventre et la peau blanche, des concessions dont l’étendue dépasse souvent 20.000 hectares.

   Ces concessions sont fondées, pour la plupart, sur des vols légalisés. Pendant la conquête, les. paysans annamites ­ comme les Alsaciens en 1870 ­ avaient abandonné leurs terres pour se réfugier dans la partie du pays restée libre. Quand, ils revinrent, leurs terres étaient « concessionnées ». Des villages entiers ont été ainsi spoliés, et les indigènes ont été réduits à travailler pour les seigneurs de la féodalité moderne qui s’approprient quelquefois jusqu’à 90% de la récolte.

   Sous prétexte d’encourager la colonisation, on exempte de l’impôt foncier un grand nombre de gros concessionnaires.

   Après avoir obtenu gratuitement le sol, les concessionnaires obtiennent           gratuitement, ou  presque, la main-d’œuvre.

   L’Administration leur fournit un certain nombre de forçats qui travaillent pour rien, ou bien elle emploie son influence à leur recruter des travailleurs auxquels on donne un salaire de famine.

   Si les travailleurs ne viennent pas assez nombreux, ou s’ils ne sont pas contents, on a recours à la violence ; des concessionnaires saisissent les maires et les notables des villages, les bâtonnent, les torturent jusqu’à ce qu’ils aient signé un contrat les engageant à fournir le nombre de travailleurs demandé.

   A côté de cette puissance temporelle, il y a des sauveurs spirituels qui tout en prêchant aux Annamites la vertu de la pauvreté, n’en cherchent pas moins à s’enrichir avec la sueur et le sang des indigènes. Rien qu’en Cochinchine, la Sainte Mission apostolique possède à elle seule le 1/5 des rizières de la contrée. Bien qu’il ne soit pas enseigné par la Bible, le moyen d’acquérir ces terres est très simple : c’est l’usure et la corruption.

   La Mission profite des mauvaises récoltes pour prêter de l’argent aux paysans en les obligeant à engager leurs terres comme garantie. Le taux des prêts étant usuraire, les Annamites ne peuvent pas s’acquitter à l’échéance ; alors les terres engagées appartiennent définitivement à la Mission.

   Les gouverneurs plus ou moins généraux, à qui la mère patrie a confié les destinées de l’Indochine, sont généralement des ignares ou des crapules. Il suffit à la Mission de posséder quelques uns de ces papiers secrets, personnels, compromettants, pour effrayer les moineaux et pour obtenir d’eux tout ce qu’elle désire. C’est ainsi qu’un gouverneur général a concédé à la Mission 7.000 hectares de terre riveraine appartenant à des indigènes qui sont condamnés, du coup, à la mendicité.

   Par ce bref aperçu, on voit que, sous le masque de la démocratie, l’impérialisme français a transplanté dans le pays d’Annam, le régime maudit du Moyen­-âge, et que le paysan annamite est crucifié, par la baïonnette de la civilisation capitaliste et par la croix de la Chrétienté prostituée.

   L’Algérie souffre de la famine. Voici que la Tunisie est ravagée par le même fléau. Pour remédier à cette situation, l’Administration fait arrêter et emprisonner un grand nombre d’affamés.

   Et pour que les « crève-­faim » ne prennent pas la prison pour un asile, on ne leur donne rien à manger. Il y en a qui meurent d’inanition pendant il emprisonnement. Dans les grottes d’El Ghiria, des affamés grignotent la charogne d’un âne mort depuis plusieurs jours.

   A Béjà, des Khammés disputent aux corbeaux des cadavres d’animaux.

   A Souk El Arba, à Ghida, à Oued Milze, des indigènes meurent d’inanition tous les jours, par dizaines.

   Avec la famine, le typhus s’est déclaré dans plusieurs régions et menace de s’étendre.

   Pour masquer la laideur de son régime d’exploitation criminelle, le capitalisme colonial décore toujours son blason pourri avec la devise idéaliste: Fraternité, Égalité, etc.

   Dans le même atelier et pour le même travail, l’ouvrier blanc est plusieurs fois mieux payé que son frère de couleur.

   Dans les administrations, les indigènes, malgré la durée du service et malgré l’aptitude reconnue, touchent un salaire de famine, tandis qu’un blanc nouvellement pistonné reçoit des appointements supérieurs en faisant moins de travail.

   De jeunes indigènes, ayant fait leurs études dans les facultés de la métropole et obtenu leur doctorat en médecine ou en droit, ne peuvent pas exercer leur profession dans leur propre pays s’ils ne sont pas naturalisés et Dieu sait quelles difficultés l’indigène rencontre, quelles démarches humiliantes il doit accomplir avant d’obtenir la naturalisation.

   Arrachés à leur terre, à leur foyer, enrégimentés par force comme « volontaires », les indigènes militarisés ne tardent pas à savourer l’exquise « égalité. »

   Du même grade que l’indigène, le blanc est presque toujours considéré comme un supérieur. Cette hiérarchie « ethno­-militaire » est encore plus frappante lorsque des militaires blancs et des militaires de couleur voyagent ensemble clans un train ou sur un bateau.

   Comment un indigène peut-­il se faire naturaliser ?

   La loi du 25 mars 1915, relative à l’acquisition de la qualité de citoyen français par les sujets français, nous dit ceci :

   Art 1er. ­ Peuvent être, après l’âge de 21 ans, admis à la jouissance des droits de citoyen français les sujets ou protégés français non originaires de l’Algérie, de la Tunisie ou du Maroc, qui ont fixé leur résidence en France, en Algérie, ou dans un pays placé sous le protectorat de la République et qui ont satisfait à l’une des conditions suivantes :

  1. Avoir obtenu la croix de la Légion d’honneur ou l’un des diplômes d’études universitaires. ou professionnelles dont la liste sera arrêtée par décret.
  2. Avoir rendu des services importants à la colonisation ou aux intérêts de la France.
  1. Avoir servi dans l’armée française et y avoir acquis soit le grade d’officier ou de sous­officier, soit la médaille militaire.
  2. Avoir épousé une Française et avoir un an de domicile.
  3. Avoir résidé plus de dix ans dans les dits pays et posséder une connaissance suffisante de la langue française.

   Malgré l’insuffisance de cette loi, passe encore si on l’applique sincèrement ; mais non, Messieurs les fonctionnaires s’assoient dessus et, comme des imbéciles indiscrets, ils obligent les candidats à la naturalisation, à répondre par écrit aux questions suivantes :

­A. Votre femme et vos enfants parlent-­ils le français ?
­B. S’habillent-­ils à l’européenne ?
­C. Avez­-vous des meubles chez vous ?
D. ­Et des chaises ?
E.­ Mangez­-vous à table ou sur la natte ?
F.  Que mangez-­vous ?
G. Mangez­-vous du riz ou du pain ?
H. ­Possédez­-vous des biens ?
I.­ Et votre femme ?
J. Quels sont les revenus de votre profession ?
K. Votre religion ?
L. A quelles sociétés appartenez­-vous ?
M.­ Quelles sont vos fonctions dans ces sociétés ?
N. Pourquoi demandez-vous la naturalisation, le statut indigène étant bon et doux. Est­-ce pour être fonctionnaire ? Se faire grand ? ou pour prospecter l’or et les pierres ?
O.­ Quels sont vos amis les plus intimes ?

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