Ancienne préface à [L’Anti-] Dühring sur la dialectique

Dialectique de la nature

Friedrich Engels

Ancienne préface à [L’Anti-] Dühring sur la dialectique ((Ce chapitre se trouve sous ce titre dans le sommaire de la deuxième liasse, où il a été classé par Engels, au moment du groupement en liasses des matériaux de Dialectique de la nature. Le manuscrit du chapitre lui-même porte en titre le seul mot « Préface », et, dans le coin supérieur droit de la première page, on peut lire entre parenthèses l’annotation « Dühring, bouleversement de la science ». Ce chapitre a été écrit en mai ou dans les premiers jours de juin 1878 pour servir de préface à la première édition de l’Anti-Dühring qui devait être publié en volume au cours de l’été 1878 (il avait paru en chapitres à partir de janvier 1877 dans le journal Vorwaerts). Cependant, à la dernière minute, Engels décida de remplacer cette longue préface par une plus courte, pour laquelle il utilisa les deux premières pages (et les cinq premières lignes de la troisième page) du manuscrit primitif. Selon ses habitudes, il barra les pages qu’il avait utilisées d’un trait vertical. La nouvelle préface est datée du 11 juin 1878. Le contenu de celle-ci coïncide à peu près, pour l’essentiel, avec les pages barrées de l’ « ancienne préface » (sauf le dernier paragraphe qui manque dans l’ a ancienne préface »). (O.G.I.Z., Obs.) ))

   Le travail qui suit n’est nullement le fruit de quelque « impulsion intérieure ». Mon ami Liebknecht pourra, au contraire, témoigner de la peine qu’il a eue à m’amener à faire l’examen critique de la dernière théorie socialiste de M. Dühring. Une fois décidé, je n’avais pas d’autre choix que d’étudier cette théorie, qui se présente elle même comme le dernier fruit pratique d’un système philosophique nouveau, dans l’ensemble de ce système, et, par suite, d’étudier le système lui-même. J’ai donc été obligé de suivre M. Dühring sur ce vaste terrain où il traite de toutes les choses possibles, et de quelques autres encore. Telle est l’origine d’une série d’articles, qui parurent à partir du début de 1877 dans le Vorwaerts de Leipzig et que l’on trouvera ici réunis.

   Que la critique d’un système si hautement insignifiant malgré toutes les louanges qu’il se décerne ait pris ces dimensions imposées par le sujet, deux circonstances peuvent l’excuser. D’une part, cette critique me donnait l’occasion de présenter, dans des domaines divers, un développement positif de ma conception sur des questions litigieuses qui sont aujourd’hui d’un intérêt scientifique ou pratique général. Et si peu qu’il puisse me venir à l’idée d’opposer au système de M. Dühring un autre système, j’espère que, malgré la diversité de la matière traitée, le lien interne qui rattache entre elles les idées présentées par moi n’échappera pas au lecteur.

   D’autre part, M. Dühring « créateur de système » n’est pas un phénomène isolé dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Depuis quelque temps, les systèmes de philosophie, surtout les systèmes de philosophie de la nature, poussent en Allemagne par douzaines, en une nuit, comme des champignons, sans parler des innombrables systèmes nouveaux de politique, d’économie, etc. De même que dans l’État moderne, on suppose que chaque citoyen est mûr pour porter un jugement sur toutes les questions sur lesquelles il est appelé à voter; de même qu’en économie, on admet que chaque consommateur est un parfait connaisseur de toutes les marchandises qu’il est amené à acheter pour sa subsistance, – la même hypothèse doit prévaloir maintenant dans la science. N’importe qui peut écrire sur n’importe quoi, et la « liberté de la science » consiste précisément en ceci que l’on écrit sur tout ce que l’on n’a pas appris et que l’on fait passer cela pour la seule méthode rigoureusement scientifique. Quant à M. Dühring, il est un des types les plus représentatifs de cette pseudo-science tapageuse, qui, dans l’Allemagne d’aujourd’hui, se pousse partout au premier plan et couvre tout du fracas de sa… camelote extra. Camelote extra en poésie, en philosophie, en politique, en économie, en histoire, camelote extra dans la chaire professorale et à la tribune, camelote extra partout, camelote extra qui a des prétentions à la supériorité et à la profondeur de pensée, à la différence de la camelote banale et platement vulgaire d’autres nations, camelote extra qui est le produit le plus caractéristique et le plus massif de l’industrie intellectuelle de l’Allemagne, bon marché, mais de mauvaise qualité, exactement comme d’autres fabrications allemandes à côté desquelles elle n’était malheureusement pas représentée à l’exposition de Philadelphie. Même le socialisme allemand donne à force depuis peu, particulièrement depuis le bon exemple offert par M. Dühring, dans camelote extra ; si le mouvement pratique de la social-démocratie ne s’est pas davantage laissé séduire par cette camelote extra, c’est là une preuve de plus du tempérament remarquablement sain de notre classe ouvrière dans un pays où pourtant, à l’exception de la science de la nature, tout est plutôt malade pour l’instant.

   Pour que, dans son discours devant les naturalistes assemblés à Munich ((Septembre 1877. (O.G.I.Z., Obs.) )), Nägeli, ait exprimé l’idée que la connaissance humaine ne prendrait jamais le caractère de l’omniscience, il faut manifestement que les performances de M. Dühring lui soient restées inconnues. Ces performances m’ont obligé à les suivre dans toute une série de domaines où je puis, tout au plus, prétendre évoluer en amateur. C’est surtout le cas des différentes branches des sciences de la nature où, dans le passé, on a considéré fréquemment comme plus qu’outrecuidant le « profane » qui voulait placer son mot. Cependant, je me sens encouragé dans une certaine mesure par une parole prononcée également à Munich et commentée plus en détail ailleurs : l’affirmation de M. Virchow ((Virchow : Die Freiheit der Wissenschaft im modernen Staate, Berlin, 1877, pp. 13-14. (N.R.) )) que tout savant, en dehors de sa spécialité propre, n’est, lui aussi, qu’un demi-savant, en style vulgaire, un profane. Puisqu’un spécialiste de ce genre peut et doit se permettre d’empiéter, de temps à autre, sur des domaines voisins et puisque, dans ce cas, les spécialistes intéressés lui pardonnent maladresse d’expression et petites inexactitudes, j’ai pris également la liberté de citer des processus naturels et des lois naturelles à titre d’illustration probante de mes conceptions théoriques générales, et j’espère pouvoir compter sur la même indulgence ((Ici se termine la partie du manuscrit barrée par Engels d’un trait de crayon vertical. (O.G.I.Z., Obs.) )). Les résultats de la science moderne de la nature ne s’imposent-ils pas à quiconque s’occupe de choses théoriques avec la même force irrésistible que celle qui pousse les savants d’aujourd’hui, bon gré mal gré, à des conclusions théoriques générales ? Et ici intervient une certaine compensation. Si les théoriciens sont des demi-savants dans le domaine des sciences de la nature, les spécialistes actuels de ces sciences le sont réellement tout autant dans le domaine de la théorie, le domaine de ce qu’on appelait jusqu’ici la philosophie ((L’évolution ultérieure de la physique devait corroborer remarquablement ces vues d’Engels sur les rapports entre la science et la philosophie. Les acquisitions nouvelles obtenues entre 1895 et 1905 – électrons, rayons X, radio activité, quanta et relativité – ouvrirent une crise révolutionnaire de l’explication théorique assez profonde pour mettre à nu les fondements philosophiques de la physique traditionnelle. C’est cette crise qu’analyse Lénine dans matérialisme et empiriocriticisme (chap. V). Depuis 1900, les physiciens eux-mêmes ont été contraints de se poser des problèmes qu’auparavant ils croyaient réservés aux philosophes – espace et temps, déterminisme, matière, objet, etc. – et cette tendance s’est accentuée depuis 1927 avec les difficultés théoriques soulevées par la mécanique ondulatoire. (N.R.) )).

   L’étude empirique de la nature a accumulé une masse si énorme de connaissances positives que la nécessité de les ordonner systématiquement et selon leur enchaînement interne dans chaque domaine de recherche séparé est devenue absolument impérieuse. On n’est pas Moins impérieusement tenu de ranger les divers domaines de la connaissance dans leur enchaînement correct l’un par rapport à l’autre. Mais la science de la nature, ce faisant, se transporte dans le domaine de la théorie et ici les méthodes empiriques échouent, la pensée théorique peut seule servir ((Dans le manuscrit, cette phrase ainsi que la précédente est barrée au crayon, apparemment par quelqu’un d’autre qu’Engels. (O.G.I.Z., Obs.) )). Mais la pensée théorique n’est une qualité innée que par l’aptitude qu’on y a. Cette aptitude doit être développée, cultivée, et, pour cette culture, il n’y a jusqu’ici pas d’autre moyen que l’étude de la philosophie du passé.

   La pensée théorique de chaque époque, donc aussi celle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps différents une forme très différente et par là, un contenu très différent. La science de la pensée est donc, comme toute autre science, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine. Et cela a de l’importance même pour l’application pratique de la pensée à des domaines empiriques. Car, tout d’abord, la théorie des lois de la pensée n’est nullement une « vérité éternelle », arrêtée une fois pour toutes, comme l’entendement du philistin se le représente à propos du mot de a logique ». La logique formelle elle-même est restée le domaine de violents débats depuis Aristote jusqu’aujourd’hui. Quant à la dialectique, elle n’a été étudiée avec quelque précision jusqu’ici que par deux penseurs, Aristote et Hegel. Or c’est la dialectique qui est aujourd’hui la forme de pensée la plus importante pour la science de la nature, puisqu’elle est seule à offrir l’élément d’analogie et, par suite, la méthode d’explication pour les processus évolutifs qu’on rencontre dans la nature, pour les liaisons d’ensemble, pour les passages d’un domaine de recherche à l’autre.

   En second lieu, si la connaissance du développement historique de la pensée humaine, avec les conceptions des enchaînements généraux du monde extérieur qui ont paru aux diverses périodes est un besoin pour la science théorique de la nature, c’est encore parce qu’elle fournit un critère pour les théories que cette science a à édifier. Or, le manque de familiarité avec l’histoire de la philosophie se fait sentir ici, assez souvent et de façon assez voyante. Des thèses qui ont été présentées depuis des siècles en philosophie et qui, philosophiquement, sont assez souvent abandonnées depuis longtemps, apparaissent assez fréquemment chez les savants adonnés à la théorie comme une sagesse toute neuve, et on les voit même rester quelque temps à la mode. C’est certaine. ment un grand succès de la théorie mécanique de la chaleur que d’avoir apporté des preuves nouvelles du principe de la conservation de l’énergie et de l’avoir remis au premier plan; mais ce principe aurait-il pu apparaître comme quelque chose d’aussi absolument neuf si messieurs les physiciens s’étaient souvenus qu’il avait déjà été présenté par Descartes ? Depuis que la physique et la chimie recommencent à manier presque exclusivement des molécules et des atomes, la philosophie atomistique de la Grèce antique est nécessairement revenue au premier plan. Mais comme elle est traitée de façon superficielle même par les meilleurs d’entre eux! Ainsi, Kékulé raconte (Buts et résultats de la chimie) ((August KEKULÉ : Die wissenschaftlichen Ziele und Leistungen der Chemie, Bonn 1878. (N.R.) )), qu’elle vient de Démocrite, au lieu de dire : de Leucippe, et il affirme que Dalton aurait le premier admis l’existence d’atomes élémentaires qualitativement différents, et leur aurait le premier attribué des poids différents, caractéristiques pour les divers éléments, alors qu’on peut lire chez Diogène Laërte (X, I, § 43-44 et 61) ((Voir la note sur les atomistes de la Grèce antique (p. 189-191). (O.G.I.Z., Obs.) )) qu’Épicure attribue déjà aux atomes la diversité non seulement de la grandeur et de la forme, mais aussi celle du poids, qu’il connaît donc déjà à sa manière le poids atomique et le volume de l’atome.

   L’année 1848 qui, pour le reste, ne vint à bout de rien en Allemagne, y a apporté un renversement total sur le terrain de la seule philosophie. Tandis que la nation se jetait dans la pratique, fondait ici les premiers éléments de la grande industrie et de la spéculation, inaugurait là, grâce aux prêcheurs de mission et aux caricatures du genre Vogt, Büchner, etc., le puissant essor que la science de la nature a pris depuis en Allemagne, elle rompait résolument avec la philosophie classique allemande, perdue ans les sables du vieil hégélianisme berlinois. Les vieux hégéliens de Berlin l’avaient bien mérité. Mais une nation qui veut rester sur les sommets de la science ne peut se tirer d’affaire sans pensée théorique. Avec l’engouement hégélien, on jeta aussi la dialectique par-dessus bord, – juste au moment où le caractère dialectique des phénomènes de la nature s’imposait irrésistiblement, où, par conséquent, seule la dialectique pouvait aider la science de la nature à surmonter l’obstacle de la théorie, – et c’est ainsi qu’on retomba sans recours dans la vieille métaphysique. Dans le public ont dès lors sévi, d’une part, les réflexions superficielles, faites sur mesure pour le philistin, de Schopenhauer et plus tard, même, de Hartmann, d’autre part, le matérialisme vulgaire, à caractère de prêchi-prêcha missionnaire, d’un Vogt et d’un Büchner. Dans les Universités, les genres les plus divers d’éclectisme se faisaient concurrence, en ne s’accordant qu’en ceci : ils étaient tous des rapiéçages faits uniquement des chutes de philosophies révolues, et ils étaient tous également métaphysiques. Des restes de la philosophie classique, il ne réchappa qu’un certain néo-kantisme, dont le dernier mot était la chose en soi éternellement inconnaissable, donc la partie de Kant qui méritait le moins d’être conservée. Le résultat final fut l’incohérence et la confusion qui règnent actuellement dans la pensée théorique.

   Il est difficile de prendre en main un livre théorique de science de la nature sans avoir l’impression que les savants sentent eux-mêmes à quel point ils sont dominés par cette incohérence et cette confusion, et comment la soi-disant philosophie actuellement en vogue ne leur offre absolument aucune issue. Ici il n’y a désormais pas d’autre issue pas d’autre possibilité de parvenir à la clarté que le retour, sous une forme ou sous une autre, de la pensée métaphysique à la pensée dialectique.

   Ce retour peut se faire par des voies diverses. Il peut se faire naturellement, par la simple puissance des découvertes des sciences de la nature elles-mêmes, découvertes qui ne veulent plus se laisser mettre de force dans le lit de Procuste de la vieille métaphysique. Mais c’est là un processus long, pénible, dans lequel il faut venir à bout d’une masse énorme de frottements superflus. Il est déjà en train en grande partie, surtout en biologie. Il peut être très abrégé, si les savants adonnés à la théorie veulent s’intéresser d’un peu près à la philosophie dialectique sous ses formes historiques existantes. Parmi ces formes, il en est deux surtout qui peuvent être particulièrement fécondes pour la science moderne de la nature.

   La première est la philosophie grecque. Ici, la pensée dialectique apparaît encore dans sa simplicité naturelle, sans être encore troublée par les charmants obstacles que la métaphysique des XVIIe et XVIIIe siècles, – Bacon et Locke en Angleterre, Wolff en Allemagne, – s’est élevée elle-même et avec lesquels elle s’est barré le passage de la compréhension du singulier à la compréhension du tout, à l’intelligence de l’enchaî- nement universel. Chez les Grecs, – précisément parce qu’ils n’étaient pas encore parvenus à la désarticulation, à l’analyse de la nature, – la nature est encore conçue comme un tout, dans son ensemble. L’enchaînement général des phénomènes de la nature n’est pas démontré dans le détail, il est pour les Grecs le résultat de l’intuition immédiate. C’est en cela que réside l’insuffisance de la philosophie grecque, insuffisance qui l’a obligée par la suite à céder la place à d’autres façons de voir. Mais c’est aussi en cela que réside sa supériorité sur tous ses adversaires métaphysiques postérieurs. Si, dans le détail, la métaphysique a eu raison vis-à-vis des Grecs, dans l’ensemble les Grecs ont eu raison vis-à-vis de la métaphysique. C’est la première raison pour laquelle nous sommes obligés, en philosophie comme dans tant d’autres domaines, de revenir sans cesse aux productions de ce petit peuple, auquel sa capacité et son activité universelles ont assuré dans l’histoire de l’évolution de l’humanité une place telle qu’aucun autre peuple ne pourra jamais y prétendre. Mais la seconde raison est que dans les formes multiples de la philosophie grecque se trouvent déjà en germe, en train de naître, presque toutes les conceptions postérieures. La science théorique de la nature est donc, elle aussi, obligée de remonter aux Grecs, si elle veut poursuivre l’histoire de la naissance et du développement de ses principes universels d’aujourd’hui. Et cette idée perce de plus en plus. On trouve de moins en moins de savants qui, en maniant eux-mêmes des restes de la philosophie grecque, par exemple l’atomistique, comme des vérités éternelles, considèrent les Grecs avec un dédain tout baconien parce qu’ils n’avaient pas de science empirique de la nature. Il resterait à souhaiter que cette idée se développât en une information réelle sur la philosophie grecque.

   La deuxième forme de la dialectique, celle qui est la plus familière aux savants allemands, est la philosophie classique allemande de Kant à Hegel. Ici, les premiers pas sont déjà faits, puisque, même en dehors du néo-kantisme déjà cité, il revient à la mode de revenir à Kant. Depuis que l’on a découvert que Kant est l’initiateur de deux hypothèses géniales sans lesquelles la science théorique actuelle de la nature ne peut aller de l’avant, – la théorie précédemment attribuée à Laplace sur l’origine du système solaire et la théorie du ralentissement de la rotation de la terre par la marée, – Kant a été, à juste titre, remis en honneur par les savants; Mais ce serait une besogne inutilement pénible et peu profitable que de vouloir étudier la dialectique chez Kant depuis qu’on trouve un vaste compendium de la dialectique, quoique développé en partant de prémisses tout à fait fausses, dans les oeuvres de Hegel.

   La réaction contre la « philosophie de la nature » était justifiée en grande partie par ces prémisses fausses et par l’encrassement sans remède de l’hégélianisme berlinois, mais elle a eu son libre cours et elle a dégénéré en pures injures; d’autre part, la science de la nature s’est vue brillamment planter là dans ses besoins théoriques par la métaphysique éclectique courante. Après cela il sera sans doute possible de prononcer à nouveau le nom de Hegel devant des savants sans provoquer cette danse de Saint-Guy à laquelle M. Dühring se livre de façon si divertissante.

   Il faut constater avant tout qu’il ne s’agit nullement ici d’une défense des prémisses de Hegel : à savoir que l’esprit, la pensée, l’idée est l’élément primitif et que le monde réel n’est que la vile copie de l’idée. Cela avait déjà été abandonné par Feuerbach. Nous sommes tous d’accord sur le fait que dans tout le domaine scientifique, dans la nature comme dans l’histoire, il faut partir des faits donnés, donc dans la science de la nature des diverses formes réelles et formes de mouvement de la matière ((Dans la rédaction primitive du texte, il y avait ici, un point, après lequel commençait cette phrase non terminée, biffée ensuite par Engels : « Nous autres matérialistes socialistes, nous allons même à cet égard considérablement plus loin que les savants, du fait que nous… » (O.G.I.Z.) )), qu’en conséquence, dans la science théorique de la nature, les enchaînements ne doivent pas être introduits dans les faits par construction, mais découverts en partant d’eux, et que, une fois découverts, ils doivent être attestés par l’expérience, clans la mesure où c’est possible.

   Il ne peut non plus être question de maintenir le contenu dogmatique du système de Hegel tel qu’il a été prêché par l’hégélianisme berlinois d’ancienne et de nouvelle obédience. Avec les prémisses idéalistes, s’écroule aussi le système construit sur elles, donc surtout la philosophie de la nature de Hegel. Mais il faut rappeler que la polémique des sciences de la nature contre Hegel, dans la mesure ou en général elle l’a bien compris, s’est bornée à ces deux points : les prémisses idéalistes et la construction du système qui, confrontée aux faits, est arbitraire.

   Une fois retiré tout cela, il reste encore la dialectique hégélienne. C’est le mérite de Marx, face à « la tribu des épigones chagrine, prétentieuse et médiocre, qui tient en ce moment en Allemagne le haut du pavé », d’avoir le premier remis en valeur la méthode dialectique oubliée, sa liaison avec la dialectique hégélienne comme sa différence d’avec elle et d’avoir en même temps appliqué cette méthode, dans le Capital, aux faits d’une science empirique, l’économie politique. Et avec ce résultat que, même en Allemagne, l’école économique nouvelle ne s’élève au-dessus du libre-échangisme vulgaire qu’en copiant Marx (souvent d’une façon assez fausse) sous prétexte de le critiquer.

   Chez Hegel, il règne dans la dialectique le même renversement de tout enchaînement réel que dans toutes les autres ramifications de son système. Mais, comme dit Marx:

   « Bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a, le premier, exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui, elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable » ((K. MARX : Le Capital, livre I, tome I, p. 29. (Postface de la 2e édition allemande.) Éditions sociales, 1948. (N.R.) )).

   Même dans la science de la nature, nous rencontrons assez souvent des théories dans lesquelles le rapport réel est mis sur la tête, le reflet pris pour la forme primitive, et qui ont donc besoin d’être retournées de cette façon. Il est assez fréquent que de telles théories règnent quelque temps. Si la chaleur a passé, pendant presque deux siècles, pour une mystérieuse matière particulière, et non pour une forme de mouvement de la matière ordinaire, c’était exactement le cas dont nous parlons, et la théorie mécanique de la chaleur a opéré le retournement ((Les deux conceptions antagonistes de la chaleur – substance chimique originale ou mouvement des molécules de la matière ordinaire – coexistèrent déjà durant les XVIIe et XVIIIe siècles, lapremière plus répandue cependant. Le célèbre. mémoire sur la chaleur de Lavoisier et Laplace (1780) les tient pour également plausibles et ne décide point entre les deux. Mais les expériences ultérieures sur la chaleur de frottement (forage des canons) et surtout le grand développement de la machine à vapeur mirent les deux conceptions en conflit aigu. La théorie mécanique facilitait la prise de conscience, exigée par le progrès des forces productives, de la transformation, avec équivalence quantitative, de la chaleur en mouvement mécanique et de la transformation inverse; plus progressive et plus vraie, elle triompha donc complètement de la théorie du calorique vers 1850, et c’est ce fait qu’évoque Engels. (N.R.) )). Néanmoins, la physique dominée par la théorie de la substance calorique a découvert une série de lois de la chaleur fort importantes et, en particulier avec Fourier ((Engels pense ici au mathématicien Jean-Baptiste Fourier auteur du traité Théorie analytique de la chaleur, Paris, 1822. (O.G.I.Z., Obs.) )) et Sadi Carnot, ouvert la voie à la conception juste qui, de son côté, avait à retourner les lois découvertes par sa devancière, à les traduire dans son propre langage ((La fonction de Carnot C littéralement renversée [ 1 / C ] = la température absolue. Sans ce retournement, rien à en tirer. (Note d’Engels.). )). De même, en chimie, c’est la théorie du phlogistique qui, grâce à un siècle de travail expérimental, a fourni d’abord les matériaux à l’aide desquels Lavoisier a pu découvrir dans l’oxygène décrit par Priestley le correspondant dans la réalité du phlogiston imaginaire et rejeter de ce fait toute la théorie du phlogistique. Mais cela n’éliminait pas du tout les résultats expérimentaux de la théorie du phlogistique. Au contraire. Ils ont subsisté ; seule, la façon dont ils étaient formulés a été retournée, traduite de la langue phlogistique dans le langage chimique désormais valable, et ils ont continué à garder leur validité.

   La théorie de la substance calorique est à la théorie mécanique de la chaleur, la théorie du phlogistique est à celle de Lavoisier comme la dialectique de Hegel est à la dialectique rationnelle.