Dialectique de la nature
Friedrich Engels
La science de la nature dans le monde des esprits (( Ce chapitre porte ce titre sur la première page du manuscrit. Dans le sommaire de la troisième liasse où Engels l’a classé, il est intitulé: « La science de la nature et le monde des esprits. » Selon toute vraisemblance, il a été écrit dans la première moitié ou au milieu de 1878. C’est ce qu’on peut conclure en rapprochant ce qu’Engels dit des « récentes communications » relatives aux « expériences » de Zöllner avec les nœuds dans le fil scellé aux deux bouts sur la table et ce que Zöllner raconte lui-même à ce sujet dans le premier tome de ses « Mémoires scientifiques à publiés dans la deuxième moitié de 1878 (Wissenschaftliche Abhandlungen, I. Band, Leipzig 1878, p. 726). Zöllner y raconte que les « expériences mentionnées » plus haut lui furent présentées à Leipzig le 17 décembre 1877 et qu’avant cela il n’avait jamais été témoin de phénomènes de spiritisme. D’où il résulte que le chapitre d’Engels a été écrit après le 17 décembre 1877. D’autre part, il ressort de son contenu qu’il a été écrit avant qu’Engels ait eu connaissance du livre de Zöllner car, dans le cas contraire, Engels n’aurait eu aucune raison d’émettre l’hypothèse que, peut-être, Zöllner n’avait pas participé lui-même aux délires des spirites. Le chapitre d’Engels ne fut pas imprimé de son vivant. Il fut publié en 1898, dans l’Illustrierter Neuer Welt-Kalender für das Jahr 1898, Hamburg, 1898, pp. 56-59. (O.G.I.Z., Obs.) ))
Les extrêmes se touchent. Il y aura donc peu de chance que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer clans le cadre de sa pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de pensée. Cette école est prédominante en Angleterre. Déjà, son ancêtre très glorifié, François Bacon, demande que sa nouvelle méthode empirique et inductive soit appliquée pour réaliser avant tout les fins suivantes: prolonger la vie, rajeunir jusqu’à un certain point, modifier la stature et les traits, métamorphoser des corps en d’autres corps, créer des espèces nouvelles, dominer l’air et provoquer les orages ; il se plaint que les recherches de ce genre aient été abandonnées, et, dans son histoire de la nature, il donne des recettes en bonne et due forme pour fabriquer de l’or et accomplir toutes sortes de miracles. De même, sur ses vieux jours, Isaac Newton s’est beaucoup occupé d’interpréter l’Apocalypse selon Saint-Jean. Quoi d’étonnant, dans ce cas, si, au cours des dernières années, l’empirisme anglais, en la personne de quelques-uns de ses représentants, – et non des moindres, – semble avoir sombré sans recours dans la manie, importée d’Amérique, de faire tourner les tables et d’évoquer les esprits.
Le premier savant que l’on compte parmi ceux-ci est l’éminent zoologiste et botaniste Alfred Russel Wallace, celui-là même qui a établi en même temps que Darwin la théorie de la transformation des espèces par sélection naturelle. Dans son opuscule: On Miracles and Modern Spiritualism ((Sur les miracles et le spiritualisme moderne. (N.R.) )), Burns, Londres, 1875, il raconte que ses premières expériences dans cette branche des sciences naturelles remontent à 1844, date à laquelle il assista aux cours de M. Spencer Hall sur le mesmérisme, ce qui l’amena à faire des expériences semblables sur ses élèves. « J’étais intéressé au plus haut point par ce sujet et je m’y attachai avec passion (ardour) » [p. 119]. Non seulement il provoqua le sommeil hypnotique, accompagné des phénomènes de rigidité articulaire et d’insensibilité locale, mais il vérifia l’exactitude des localisations cérébrales de Gall, en provoquant chez le patient en état d’hypnose, par attouchement de l’un quelconque des centres de Gall, l’activité correspondante, activité qui se manifestait de la manière prescrite par une vive gesticulation. Il constata en outre qu’il lui suffisait de toucher son patient pour lui faire partager toutes les sensations de l’opé- rateur ; il l’enivrait avec un verre d’eau, pour peu qu’il lui dise que c’était du cognac. A l’état de veille, il a même pu rendre un garçon à ce point idiot qu’il ne savait plus son propre nom, résultat qu’obtiennent toutefois aussi, sans aucun mesmérisme, d’autres maîtres d’école. Et ainsi de suite.
A Manchester. C’était un charlatan tout à fait ordinaire qui, sous le patronage de quelques curés, parcourait le pays en procédant sur une jeune fille à des expériences magnéticophrénologiques destinées à prouver l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et l’inanité du matérialisme, prêché à l’époque dans toutes les grandes villes par les disciples d’Owen. La dame était mise en état de sommeil hypnotique et, dès que l’opérateur touchait un point quelconque de son crâne correspondant à un centre de Gall, elle donnait en spectacle des poses et des gestes théâtraux et démonstratifs qui représentaient la manifestation du centre en question ; quand il palpait le centre de l’amour des enfants (philoprogenetiveness) p. ex., elle cajolait et embrassait un bébé imaginaire, etc. Cependant, le brave Hall avait enrichi la géographie crânienne de Gall d’une nouvelle île de Barataria ((Dans le Don Quichotte de Cervantes, l’île de Barataria est une île imaginaire, dont le fidèle écuyer Sancho Pança obtient le gouvernement. (N.R.) )) : tout au sommet du crâne, il avait en effet dé- couvert un centre de l’adoration ; lorsqu’on le lui palpait, la demoiselle en état d’hypnose tombait à genoux, joignait les mains et présentait à l’assemblée des philistins ébahis l’image de l’ange dans l’extase de l’adoration. C’était la conclusion et l’apothéose de la représentation. L’existence de Dieu était prouvée.
L’effet sur un ami et moi fut le même que sur M. Wallace : les phénomènes nous intéressèrent et nous cherchâmes jusqu’à quel point nous pouvions les reproduire. Un garçon éveillé de douze ans s’offrit comme sujet. Il suffisait de le regarder un peu fixement ou de lui faire de légères passes pour le mettre sans difficulté en état d’hypnose. Mais comme nous procédions avec un peu moins de crédulité et un peu moins de fougue que M. Wallace, nous sommes arrivés à des résultats tout à fait différents. Outre la rigidité musculaire et l’insensibilité, faciles à provoquer, nous trouvâmes un état de passivité complète de la volonté lié à une excitabilité particulièrement excessive de la sensibilité. Le patient, tiré de sa léthargie par une quelconque excitation de l’extérieur, manifestait bien plus de vivacité encore qu’à l’état de veille. De rapport mystérieux avec l’opérateur, nous ne trouvâmes pas trace ; n’importe qui pouvait tout aussi facilement mettre en mouvement le sujet endormi. Faire agir les centres crâniens de Gall était pour nous l’enfance de l’art ; nous sommes allés bien plus loin encore : nous avons non seulement pu les intervertir et les transférer sur tout le corps, mais nous avons encore fabriqué autant d’autres centres qu’il nous plaisait, centres qui faisaient chanter, siffler, corner, boxer, coudre, réparer les chaussures, fumer le tabac, etc., et nous les transportions où nous voulions. Si Wallace enivrait son patient avec de l’eau, nous avons découvert dans le gros orteil un centre de l’ivresse que nous n’avions qu’à palper pour déclencher la plus belle comédie de l’ébriété. Mais bien entendu : aucun centre ne manifestait l’ombre d’une action tant qu’on n’avait pas donné à comprendre au patient ce qu’on attendait de lui ; le garçon se perfectionna bientôt à tel point par la pratique que la moindre indication suffisait. Les centres ainsi créés conservaient alors une fois pour toutes leur efficacité même pour des hypnoses ultérieures, à moins qu’on ne les ait modifiés par le même procédé. Le patient avait précisément une double mémoire, une pour l’état de veille, une seconde, tout à fait distincte, pour l’état d’hypnose. Quant à la passivité de la volonté, à sa subordination absolue à la volonté d’un tiers, elle perd toute apparence de miracle, pour peu que nous n’oubliions pas qu’à l’origine de tout cet état il y a la soumission de la volonté du patient à celle de l’opérateur et qu’il ne saurait être provoqué sans elle. L’hypnotiseur ayant la plus grande puissance miraculeuse du monde est au bout de son latin, dès que son patient lui rit au nez.
Tandis que, de cette façon, avec notre scepticisme frivole, nous trouvions pour fondement à la charlatanerie magnéticophrénologique une série de phénomènes qui, dans la plupart des cas, ne diffèrent qu’en degré de ceux de l’état de veille, et n’ont besoin d’aucune interprétation mystique, la passion (ardour) de M. Wallace le conduisit à une série d’illusions grâce auxquelles il vérifia dans tous leurs détails les localisations cérébrales de Gall et constata un rapport mystérieux entre opérateur et patient ((Comme nous l’avons déjà dit, les patients se perfectionnent par la pratique. Il est donc bien possible que, une fois la soumission de la volonté transformée en habitude, le rapport entre participants se fasse plus intime, que des phénomènes isolés s’intensifient et se manifestent, à un faible degré même à l’état de veille. (Note d’Engels.) )). Partout, le récit de M. Wallace, récit sincère au point d’en être naïf, laisse percer qu’il s’agit bien moins pour lui d’étudier les dessous effectifs de la charlatanerie que de reproduire à tout prix tous les phénomènes. Il suffit de cette disposition d’esprit pour transformer à bref délai le chercheur du début en adepte, au moyen d’une illusion simple et facile. M. Wallace a fini par croire aux miracles magnéticophrénologiques, et alors il avait déjà un pied dans le monde des esprits.
Il y a mis l’autre en 1865. Au retour de ses douze années de voyage dans la zone tropicale, des expériences de tables tournantes l’introduisirent dans la société de divers « médiums ». Combien ses progrès furent rapides, à quel point il possédait bien son sujet, l’opuscule mentionné plus haut en témoigne. Il exige que nous prenions pour de l’or en barre non seulement les prétendus miracles des Home, des frères Davenport et autres « médiums », s’exhibant plus ou moins à prix d’argent et pour la plupart fréquemment démasqués comme imposteurs, – mais aussi toute une série d’histoires spirites du passé soi-disant authentifiées. Les pythonisses de l’oracle grec, les sorcières du moyen âge étaient des « médiums », et Jamblique, dans le de divinatione, décrit déjà très exactement « les phénomènes les plus étonnants du spiritisme moderne » p. 229).
Un exemple seulement pour montrer combien M. Wallace est peu scrupuleux lorsqu’il s’agit de la constatation et de l’authentification scientifique de ces miracles. Il est certainement un peu fort de prétendre nous faire croire que MM. les esprits se laissent photographier, et, à coup sûr, nous avons le droit d’exiger, avant de les tenir pour véridiques, que ces photographies d’esprits soient authentifiées de la façon la plus irrécusable. Or M. Wallace raconte (p. 187) qu’en mars 1872 un maître médium, Mme Guppy, née Nicholls, se fit photographier avec son mari et son petit garçon chez M. Hudson, à Notting HiII ((Quartier de Londres. (N.R.) )), et que, sur deux clichés différents, une haute silhouette de femme, élégamment (finely) drapée de gaze blanche, aux traits un peu orientaux, apparut derrière elle, le geste bénisseur.
Or ici, de deux choses, l’une sont absolument certaine (( Here then, one of two things are absolutely certain. Le monde des esprits est au dessus de la grammaire. Un plaisantin fit évoquer une fois l’esprit du grammairien Lindley Murray. A la question : « Es-tu là » ? il répondit : I are (dialecte américain au lieu de I am). Le médium était américain. (Notes d’Engels.) )). Ou bien un être vivant, doué d’intelligence, mais invisible, était présent, ou bien M. et Mme Guppy, le photographe et quelque quarte personne ont monté une infâme (wicked) imposture et l’ont toujours soutenue depuis. Mais je connais très bien M. et Mme Guppy et j’ai la certitude absolue qu’ils sont aussi incapables d’une imposture de ce genre que n’importe quel chercheur sérieux de la vérité dans le domaine de la science de la nature (p. 188).
Donc, ou bien il y a imposture, ou bien photographie des esprits. D’accord. Et, en cas de supercherie, ou bien l’esprit était déjà à l’avance sur les plaques, ou bien quatre personnes y ont pris part, trois éventuellement, si nous. laissons de côté comme hors de cause ou dupé le vieux M. Guppy, qui mourut en janvier 1875 à l’âge de 84 ans (il suffisait de 1 envoyer derrière le paravent du fond). Qu’un photographe ait pu se procurer sans difficulté un « modèle » pour l’esprit, il est inutile d’y insister. Mais, peu après, le photographe Hudson a été accusé publiquement de falsification répétée de photographies d’esprits, de sorte que M. Wallace dit en guise d’apaisement :
« Une chose est évidente : au cas où il y a eu supercherie elle a été immédiatement découverte par des spirites eux-mêmes » (p. 189).
On ne peut donc guère se fier au photographe non plus. Reste Mme Guppy, et seule la « conviction absolue » de l’ami Wallace parle en sa faveur, et rien d’autre. – Rien d’autre ? Mais si. En faveur de la confiance absolue qu’on peut mettre en Mme Guppy, il y a sa propre affirmation : un soir, vers le début de juin 1871, elle a été transportée à travers les airs, en état d’inconscience, de sa propre maison à Highbury Hill Park jusqu’au 69 de la Lambs Conduit Street – trois milles anglais en ligne droite – et déposée sur la table dans la dite maison du numéro 69 au milieu d’une séance de spiritisme. Les portes de la pièce étaient fermées à clef, et, bien que Mme Guppy fût une des dames les plus corpulentes de Londres, et ce n’est pas peu dire, sa brusque intrusion n’a cependant pas laissé le moindre trou ni dans les portes, ni dans le plafond (raconté dans l’Écho de Londres, 8 juin 1871). Et tant pis pour celui qui maintenant ne croit pas à l’authenticité des photographies.
Le second adepte notable parmi les savants anglais est Sir William Crookes, qui a découvert un corps chimique, le thallium, et inventé le radiomètre (appelé aussi « moulin à lumière » en Allemagne) ((Le radiomètre a été inventé par Crookes en 1874. Le mot allemand Lichtmühle montre qu’il s’agit d’un moulinet qui tourne sous l’action des rayons lumineux et calorifiques. Le thallium a été découvert en 1861. (O.G.I.Z., Obs.) )). M. Crookes commença, vers 1871, à étudier les manifestations spirites, et il utilisa à cette fin toute une série d’appareils physiques et mécaniques, des balances à ressort, des batteries électriques, etc. Y a-t-il apporté l’appareil essentiel, une tête critique et sceptique, ou l’a-t-il gardée jusqu’à la fin en état de travailler, c’est ce que nous allons voir. En tout cas il n’a pas fallu très longtemps pour que M. Crookes soit tout aussi complètement subjugué que M. Wallace.
« Depuis quelques années, – raconte ce dernier, – une jeune dame, Miss Florence Cook, a fait preuve de remarquables qualités de médium; et, ces temps derniers, celles-ci ont atteint leur point culminant, allant jusqu’à engendrer une figure féminine intégrale qui prétendait venir du monde des esprits et apparaissait pieds nus et en vêtements blancs flottants, tandis que le médium, habillé de sombre, était étendu, ligoté et plongé dans un sommeil profond, dans une pièce (cabinet) tendue de rideaux ou dans une pièce voisine » (loc. cit. p. 181).
Un soir, cet esprit, qui se donnait le nom de Katey et ressemblait étonnamment à Mlle Cook, fut brusquement saisi par la taille et solidement tenu par M. Volckmann, – l’actuel époux de Mme Guppy, – pour voir s’il n’était pas précisément Mlle Cook en édition numéro Jeux. L’esprit se révéla être une jeune fille tout à fait à poigne ; il se défendit vigoureusement, les spectateurs s’en mêlèrent, on éteignit le gaz et lorsque après un peu de bagarre le calme fut revenu et la pièce éclairée à nouveau, l’esprit avait disparu, et Mlle Cook était couchée, attachée et sans connaissance, dans son coin. Mais on dit que M. Volckmann prétend aujourd’hui encore que c’est bien Mlle Cook qu’il a empoignée et personne d’autre. Pour constater cela scientifiquement, un électricien célèbre, M. Varley, fit passer, lors d’un nouvel essai, le courant d’une batterie à travers le médium, Mlle Cook, de façon telle qu’elle n’aurait pu jouer l’esprit sans couper le courant. L’esprit apparut cependant. C’était donc en fait un être diffé- rent de Mlle Cook. La suite des constatations fut l’affaire de M. Crookes. Sa première démarche fut de gagner la confiance de la dame fantôme. Cette confiance -, dit-il luimême dans le Spiritualist du 5 juin 1874, –
« grandit peu à peu au point qu’elle refusait de donner une séance, à moins que je n’en dirige les arrangements. Elle disait qu’elle souhaitait me voir toujours à côté d’elle ou à proximité du cabinet; je trouvais, – une fois cette confiance établie et qu’elle était sûre que j e ne romprais pas une promesse que je lui avais faite, – que les apparitions augmentaient considérablement d’intensité et que des preuves étaient volontairement offertes qu’il n’eût pas été possible d’obtenir par une autre voie. Elle me consultait fréquemment sur les personnes présentes aux séances et sur les places à leur attribuer, car ces derniers temps elle était devenue très inquiète (nervous) à la suite de certaines suggestions déraisonnables, selon lesquelles, à côté d’autres méthodes d’investigation plus scientifiques, on devait aussi employer la force » ((Tous les passages soulignés le sont par Engels. Ces citations sont tirées de l’article de Crookes publié par l’hebdomadaire londonien The Spiritualist, et intitulé a La dernière apparition de Katey King ». p. 270. (O.G.I.Z., Obs.) )).
La demoiselle fantôme récompensa pleinement cette confiance, aussi aimable que scientifique. Elle apparut, – ce qui ne saurait plus maintenant nous étonner, – jusque dans la maison de M. Crookes, joua avec ses enfants leur raconta des « anecdotes sur ses aventures aux Indes », confia aussi à M. Crookes « quelques-unes des expériences amères de sa vie passée ((Même article, même page. (O.G.I.Z., Obs.) )) », se laissa prendre dans ses bras pour le convaincre de sa matérialité bien palpable, lui fit constater le nombre de ses pulsations et de ses respirations par minute et, en fin de compte, se laissa aussi photographier aux côtés de M. Crookes.
« Cette figure – dit M. Wallace – après qu’on l’eut vue, touchée, photographiée, et qu’on se fut entretenu avec elle, disparaissait absolument d’une petite pièce, d’où il n’y avait pas d’autre issue qu’à travers une pièce attenante, remplie de spectateurs (loc. cit. p. 183), »
– ce qui n’est pas un tel tour de force, en admettant que les spectateurs aient été assez polis pour ne pas témoigner à M. Crookes, dans la maison duquel ces choses se passaient, moins de confiance qu’il n’en témoignait lui-même à l’esprit.
Malheureusement, ces « phénomènes absolument attestés » ne sont nullement d’emblée vraisemblables, même pour des spirites. Nous avons vu plus haut comment le très spirite M. Volckmann s’est permis une intervention très matérielle. Et voici qu’un ecclésiastique, membre du comité de Y « Association nationale britannique des spirites », a assisté également à une séance de Miss Cook, et il a constaté sans difficulté que la pièce par laquelle l’esprit venait et disparaissait, communiquait avec le monde extérieur par une deuxième porte. La conduite de M. Crookes, également présent, « porta le coup fatal à ma croyance qu’il puisse y avoir quelque chose de sérieux dans ces manifestations ». (Mystic London, par le Rév. C. Maurice Davies. Londres, Tinsley Brothers [p. 319].) Et, au surplus, on nous a révélé en Amérique la façon dont on « matérialise » les « Katey ». Un ménage Holmes donnait à Philadelphie des représentations au cours desquelles apparaissait également une « Katey », à qui les naïfs faisaient de riches présents. Cependant un sceptique n’eut de cesse qu’il n’eût retrouvé la trace de ladite Katey, laquelle, d’ailleurs, avait une fois déjà fait grève pour défaut de paiement : il la découvrit dans une pension de famille (boarding house) sous la forme d’une jeune dame incontestablement en chair et en os et qui était en possession de tous les cadeaux faits à l’esprit.
Cependant il fallait que le continent, lui aussi, eût ses visionnaires venus de la science. Un corps scientifique de Saint-Pétersbourg, – je ne sais pas exactement si c’est l’Université ou même l’Académie, – a délégué MM. le conseiller d’État Aksakov et le chimiste Butlerov pour étudier les phénomènes du spiritisme ; mais il ne semble pu en être sorti grand’chose ((Il s’agit de la « Commission pour l’étude des phénomènes de médium » constituée par la Société de physique de l’Université de Saint-Pétersbourg le 6 mai 1875 et qui a terminé ses travaux le 21 mars 1876. Cette commission s’adressa à des personnes qui diffusaient le spiritisme en Russie. Aksakov, Butlerov et Wagner, en se proposant de fournir des informations sur des phénomènes « authentiques » de spiritisme… Elle arriva à cette conclusion que « les phénomènes spirites ont pour origine des mouvements inconscients ou une supercherie consciente et que la doctrine spiritiste est superstition ». Elle publia les résultats de ses travaux dans le journal la Voix du 25 mars 1876. (O.G.I.Z., Obs.) )). Par contre, – s’il faut accorder quelque crédit aux bruyantes proclamations des spirites, – l’Allemagne a maintenant fourni son visionnaire en la personne du professeur Zöllner à. Leipzig.
On sait que, depuis des années, M. Zöllner a fort travaillé dans la « quatrième dimension » de l’espace; il a découvert que beaucoup de choses, qui sont impossibles dans un espace à trois dimensions, vont tout à fait de soi dans un espace à quatre dimensions. C’est ainsi que, dans ce dernier, on peut retourner comme un gant une sphère métallique sans y faire de trou, de même qu’on peut faire un nœud dans un fil sans fin ou fixé aux deux extrémités, ou bien encore entrelacer deux anneaux séparés et fermés sans ouvrir l’un d’eux et autres tours de force du même genre. Selon de récents bulletins de victoire venus du monde des esprits, M. Zöllner se serait adressé à un ou plusieurs médiums pour déterminer d’une façon plus précise, avec leur aide, le lieu de résidence dé la quatrième dimension. Le succès aurait été surprenant. Le dossier de chaise, sur lequel il avait appuyé son bras, tandis que sa main ne quittait pas la table, aurait été entrelacé avec son bras après la séance, un fil scellé aux deux bouts à la table aurait eu quatre nœuds, etc. Bref, tous les miracles de la quatrième dimension auraient été accomplis en se jouant par des esprits. Notez bien que relata refero ((Je rapporte ce qui a été dit. (N.R.) )), je ne me porte pas garant de l’exactitude des bulletins des esprits et, s’ils contenaient des choses inexactes, M. Zöllner devrait m’être obligé de lui donner l’occasion de les corriger. Mais au cas où ils rendraient fidèlement les expériences de M. Zöllner, ils marquent manifestement une ère nouvelle dans la science du spiritisme comme dans celle des mathématiques. Les esprits prouvent l’existence de la quatriè- me dimension, de même que la quatrième dimension garantit l’existence des esprits. Et, une fois ce point établi, on voit s’ouvrir devant la science un champ tout neuf et incommensurable. Toutes les mathématiques et la science de la nature jusqu’à nos jours ne deviennent qu’une école préparatoire pour les mathématiques de la quatrième dimension et des suivantes, ainsi que pour la mécanique, la physique, la chimie et la physiologie des esprits qui se tiennent dans ces dimensions supérieures. M. Crookes n’a-t-il pas constaté scientifiquement quelle perte de poids les tables et autres meubles subissent lors de leur passage – nous pouvons bien le dire maintenant – dans la quatrième dimension et M. Wallace ne proclame-t-il pas comme acquis que le feu n’y blesse pas le corps humain ? Et voici maintenant la physiologie de ces corps de fantômes ! Ils respirent, ils ont un pouls, donc des poumons, un cœur et un appareil circulatoire et, par suite, ils sont sûrement pour le moins aussi bien pourvus que vous et moi quant aux autres organes du corps. Car pour respirer, il faut des hydrates de carbone qui sont brûlés dans les poumons, et ceux-ci ne peuvent venir que de l’extérieur : il faut donc un estomac, des intestins et leurs accessoires… et une fois que nous avons constaté tout cela, le reste suit sans difficulté. Mais l’existence de tels organes implique qu’ils peuvent tomber malades, et, de ce fait, il pourrait encore arriver à M. Virchow qu’il soit dans l’obligation d’écrire une pathologie cellulaire du monde des esprits. Et comme la plupart de ces esprits sont de jeunes dames d’une merveilleuse beauté qui ne se distinguent en rien, mais en rien du tout des demoiselles de la terre, sinon par leur beauté surnaturelle, comment pourraient-elles manquer longtemps d’apparaître « à des hommes qui ressentent de l’amour » ((Mozart: la Flûte enchantée, acte 1, scène XVIII. (N.R.) )); et si, d’après ce qu’a constaté M. Crookes par les pulsations, « le cœur féminin ne manque pas non plus », c’est également une quatrième dimension qui s’ouvre devant la sélection naturelle, dimension où elle n’aura pas à craindre. d’être confondue avec la méchante social-démocratie ((Engels fait allusion ici aux attaques réactionnaires contre le darwinisme qui connurent en Allemagne une extraordinaire extension après la Commune de Paris de 1871. Même un grand maître comme Virchow, précédemment partisan de cette théorie, émit en 1877 la proposition d’interdire l’enseignement du darwinisme, en soutenant que celui-ci était étroitement lié au mouvement socialiste, et qu’en conséquence il était un danger pour l’ordre social établi. (O.G.I.Z., Obs.) )).
Il suffit. On voit apparaître ici manifestement quel est le plus sûr chemin de la science de la nature au mysticisme. Ce n’est pas l’impétueux: foisonnement théorique de la philosophie de la nature, mais l’empirisme le plus plat, dédaignant toute théorie, se méfiant de toute pensée. Ce n’est pas la nécessité a priori qui démontre l’existence des esprits, mais l’observation expérimentale de MM. Wallace, Crookes et Cie. Si nous avons foi dans les observations d’analyse spectrale de Crookes qui ont amené la découverte du thallium ou dans les riches découvertes zoologiques de Wallace dans l’archipel malais, on exige de nous que nous croyions de même aux expériences et découvertes spirites de ces deux savants. Et si nous déclarons qu’il y a tout de même là une petite différence, à savoir que nous pouvons vérifier les unes et non pas les autres, les voyants spirites nous rétorquent que ce n’est pas le cas et qu’ils sont prêts à nous donner l’occasion de vérifier aussi les Phénomènes de spiritisme.
En fait, on ne méprise pas impunément la dialectique. Quel que soit le dédain qu’on nourrisse pour toute pensée théorique, on ne peut tout de même pas mettre en liaison deux faits de la nature ou comprendre le rapport existant entre eux sans pensée théorique. Mais alors, la question est seulement de savoir si, dans ce cas, on pense juste ou non, et le mépris de la théorie est évidemment le plus sûr moyen de penser de façon naturaliste, c’est-à-dire de penser faux. Or, selon une vieille loi bien connue de la dialectique, la pensée fausse, poussée jusqu’à sa conclusion logique, aboutit régulièrement au contraire de son point de départ. Et voilà comment se paie le mépris empirique de la dialectique : il conduit quelques-uns des empiristes les plus terre à terre à la plus saugrenue de toutes les superstitions, au spiritisme moderne.
Il en va de même des mathématiques. Les mathématiciens communs du genre mé- taphysique sont très fiers du fait que leur science obtient des résultats absolument irréfutables. Or, parmi ces résultats, il y a aussi les grandeurs imaginaires, qui prennent de ce fait une certaine réalité. Mais une fois qu’on a pris l’habitude d’attribuer à √−1 ou à la quatrième dimension quelque réalité en dehors de notre tête, peu importe de faire un pas de plus et d’accepter aussi le monde spirite des médiums. Il en va comme Ketteler disait de Döllinger :
« Cet homme a défendu tant d’absurdités dans sa vie qu’en vérité il pouvait bien encore accepter l’infaillibilité par-dessus le marché » ((En 1870 fut proclamé à Rome le dogme de l’infaillibilité du pape. Le théologien catholique allemand Döllinger refusa de le reconnaître. L’évêque de Mayence, Ketteler « était aussi au début hostile à la proclamation du nouveau dogme, mais il s’y soumit très vite et en devint un défenseur zélé. (O.G.I.Z., Obs.) )) !
En fait, l’empirisme pur n’est pas capable d’en finir avec le spiritisme. Premièrement, les phénomènes « supérieurs » ne sont jamais montrés que lorsque le « savant » intéressé est déjà subjugué au point de ne plus voir que ce qu’on veut lui faire voir ou ce qu’il veut voir, – ainsi que Crookes le décrit lui-même avec une inimitable naïveté. Mais, deuxièmement, il est indifférent aux spirites que des centaines de soi-disant faits soient dévoilés comme des escroqueries et des douzaines de soi-disant médiums convaincus d’être de vulgaires escamoteurs. Tant que chaque prétendu miracle en particulier n’est pas balayé par l’explication, il leur reste suffisamment de terrain; et Wallace lui-même le dit nettement à l’occasion des photographies d’esprits truquées : l’existence des truquages prouve l’authenticité des photographies vraies.
Et alors l’empirisme se voit contraint d’opposer à l’importunité des voyants, non pas des expériences empiriques, mais des considérations théoriques, et de dire avec Huxley :
« A mon avis, le seul bien qui pourrait sortir de la démonstration de la vérité du spiritisme, ce serait de fournir un nouvel argument contre le suicide. Plutôt balayer les rues sa vie durant que de raconter, une fois mort, des âneries par la bouche d’un médium qui se loue à une guinée la séance » ((Ces paroles sont tirées de la lettre du biologiste Thomas Huxley à la « Dialectical Society » de Londres, qui l’avait invité à participer au travail du comité pour l’étude des phénomènes spirites. Huxley déclina cette invitation en faisant une série de remarques ironiques sur le spiritisme. Sa lettre, datée du 29 janvier 1869, fut imprimée dans le Daily News du 17 octobre 1871. Elle est citée également à la page 389 du livre de Davies mentionné plus haut: Mystic London (1875). (O.G.I.Z., Obs.) )) !