Les résultats

La situation des classes laborieuses en Angleterre

Friedrich Engels

Les résultats

   Ayant examiné assez en détail les conditions dans lesquelles vit la classe ouvrière urbai­ne, il est temps de tirer de ces faits d’autres conclusions, et de les comparer à leur tour avec la réalité. Voyons donc ce que sont devenus les travailleurs dans ces conditions, à quels genres d’hommes nous avons affaire, et ce qu’est leur situation physique, intellectuelle et morale.

   Lorsqu’un individu cause à autrui un préjudice tel qu’il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide ; si l’auteur sait à l’avance que son geste entraînera la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société (( Lorsque je parle de la société, comme ici et ailleurs, en tant que collectivité responsable ayant ses devoirs et ses droits, il va de soi que je veux parler du pouvoir de la société, c’est-à-dire de la classe qui possède actuellement le pouvoir politique et social, et qui donc est responsable également de la situation de ceux qui ne participent pas au pouvoir. Cette classe dominante, c’est en Angleterre comme dans tous les autres pays civilisés, la bourgeoisie. Mais que la société et singulièrement la bourgeoisie ait le devoir de protéger chaque membre de la société au moins dans sa simple existence, de veiller par exemple à ce que personne ne meure de faim, je n’ai pas besoin de le démontrer à mes lecteurs allemands. Si j’écrivais pour la bourgeoisie anglaise, il en irait certes tout autrement. – [1887] And so it is now in Germany. Our German capitalists are fully up to the English level, in this respect at least, in the year of grace 1886 [Et il en est maintenant ainsi en Allemagne. En l’an de grâce 1886, nos capitalistes allemands sont tout à fait sur le même plan que les Anglais, sous ce rapport tout au moins]. – [1892] Comme tout cela a changé depuis 50 ans ! Il y a, aujourd’hui, des bourgeois anglais qui admettent que la société a des devoirs envers chaque membre de la société; mais y a-t-il des Allemands qui tiennent le même langage ? F. E. ))met des centaines de prolétaires dans une situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale, à une mort aussi violente que la mort par l’épée ou par balle ; lorsqu’elle ôte à des milliers d’êtres les moyens d’existence indispensables, leur imposant d’autres conditions de vie, telles qu’il leur est impossible de subsister, lorsqu’elle les contraint par le bras puissant de la loi, à de­meu­rer dans cette situation jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui en est la conséquence inévi­table ; lorsqu’elle sait, lorsqu’elle ne sait que trop, que ces milliers d’êtres seront victimes de ces conditions d’existence, et que cependant elle les laisse subsister, alors c’est bien un meur­tre, tout pareil à celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c’est tout le monde et per­sonne, parce que la mort de la victime semble naturelle, et que c’est pécher moins par action que par omission. Mais ce n’en est pas moins un meurtre. Il me faut maintenant démon­trer que la société en Angleterre commet chaque jour et à chaque heure ce meurtre social que les journaux ouvriers anglais ont raison d’appeler meurtre; qu’elle a placé les travailleurs dans une situation telle qu’ils ne peuvent rester en bonne santé ni vivre longtemps; qu’elle mine peu à peu l’existence de ces ouvriers, et qu’elle les conduit ainsi avant l’heure au tombeau; il me faudra en outre démontrer que la société sait, combien une telle situation nuit à la santé et à l’existence des travailleurs, et qu’elle ne fait pourtant rien pour l’améliorer. Quant au fait qu’elle connaît les conséquences de ses institutions et qu’elle sait que ses agissements ne constituent donc pas un simple homicide, mais un assassinat, je l’aurai démontré, si je puis citer des documents officiels, des rapports parlementaires ou administratifs qui établissent la matérialité du meurtre.

   Il va de soi d’entrée de jeu qu’une classe vivant dans les conditions décrites plus haut et si mal pourvue de tout ce qui est propre à satisfaire les besoins vitaux les plus élémentaires, ne saurait être en bonne santé ni atteindre un âge avancé. Cependant, examinons une fois de plus ces différentes conditions sous le rapport plus particulier de l’état sanitaire des travail­leurs.

   La concentration de la population dans les grandes villes exerce déjà en elle-même une influence très défavorable ; l’atmosphère de Londres ne saurait être aussi pure, aussi riche en oxygène que celle d’une région rurale;  deux millions et demi de poumons et deux cent cinquante mille foyers entassés sur une surface de trois ou quatre milles carrés, consomment une quantité considérable d’oxygène, qui ne se renouvelle que très difficilement, car la façon dont sont construites les villes rend difficile l’aération. Le gaz carbonique produit par la respiration et la combustion demeure dans les rues, en raison de sa densité et le principal courant des vents passe au-dessus des toits des maisons. Les poumons des habitants ne reçoivent pas leur pleine ration d’oxygène : la conséquence en est un engourdissement physi­que et intellectuel et une diminution de l’énergie vitale. C’est pourquoi les habitants des grandes villes sont, il est vrai, moins exposés aux maladies aiguës, en particulier du type inflammatoire, que les ruraux qui vivent dans une atmosphère libre et normale; en revanche ils souffrent d’autant plus de maux chroniques. Et si la vie dans les grandes villes n’est déjà pas en soi un facteur de bonne santé, quel effet nocif doit avoir cette atmosphère anormale dans les districts ouvriers, où, comme nous l’avons vu, est réuni tout ce qui peut empoisonner l’atmosphère. A la campagne, ce peut être relativement peu nuisible que d’avoir une mare de purin tout près de sa maison, parce qu’ici l’air arrive de partout; mais au centre d’une grande ville, entre des ruelles et des cours qui empêchent tout courant d’air, il en va tout autrement. Toute matière animale et végétale qui se décompose produit des gaz incontestablement préjudiciables à la santé et si ces gaz n’ont pas de libre issue, ils empoisonnent nécessaire­ment l’atmosphère. Les ordures et les mares qui existent dans les quartiers ouvriers des grandes villes représentent donc un grave danger pour la santé publique, parce qu’ils produi­sent précisément ces gaz pathogènes; il en va de même des émanations des cours d’eau pollués. Mais ce n’est pas tout, il s’en faut. La façon dont la société actuelle traite la grande masse des pauvres est véritablement révoltante. On les attire dans les grandes villes où ils respirent une atmosphère bien plus mauvaise que dans leur campagne natale. On leur assigne des quartiers dont la construction rend l’aération bien plus difficile que partout ailleurs. On leur ôte tout moyen de rester propres, on les prive d’eau en ne leur installant l’eau courante que contre paiement, et en polluant tellement les cours d’eau, qu’on ne saurait s’y laver; on les contraint à jeter tous les détritus et ordures, toutes les eaux sales, souvent même tous les immondices et excréments nauséabonds dans la rue, en les privant de tout moyen de s’en débarrasser autrement; et on les contraint ainsi à empester leurs propres quartiers. Mais ce n’est pas tout. On accumule sur eux tous les maux possibles et imaginables. Si la population de la ville est déjà trop dense en général, c’est eux surtout que l’on force à se concentrer sur un faible espace. Non content d’avoir empesté l’atmosphère de la rue, on les enferme par douzaines en une seule pièce, si bien que l’air qu’ils respirent la nuit est véritablement asphyxiant. On leur donne des logements humides, des caves dont le sol suinte ou des man­sardes dont le toit laisse passer l’eau. On leur bâtit des maisons d’où l’air vicié ne peut s’échapper. On leur donne de mauvais vêtements en guenilles ou prêts à le devenir, des aliments frelatés ou indigestes. On les expose aux émotions les plus vives, aux plus violentes alternatives de crainte et d’espoir; on les traque comme du gibier et on ne leur accorde jamais de repos, pas plus qu’on ne les laisse tranquillement jouir de l’existence. On les prive de tout plaisir, hormis le plaisir sexuel et la boisson, mais on les fait travailler chaque jour en revanche jusqu’à épuisement total de toutes leurs forces physiques et morales, les poussant ainsi aux pires excès dans les deux seuls plaisirs qui leur restent. Et si cela ne suffit pas, s’ils résistent à tout cela, ils sont victi­mes d’une crise qui en fait des chômeurs et qui leur ôte le peu qu’on leur avait laissé jusqu’alors.

   Comment serait-il possible dans ces conditions que la classe pauvre jouisse d’une bonne santé et vive longtemps ? Que peut-on attendre d’autre qu’une énorme mortalité, des épidé­mies permanentes, un affaiblissement progressif et inéluctable de la génération des tra­vailleurs ? Voyons un peu les faits.

   De toutes parts affluent les témoignages démontrant que les habitations des travailleurs dans les mauvais quartiers des villes et les conditions de vie habituelles de cette classe sont à l’origine d’une foule de maladies. L’article de l’Artizan cité plus haut, affirme à bon droit que les maladies pulmonaires sont la conséquence inévitable de ces conditions de logement et sont de fait particulièrement fréquentes chez les ouvriers. L’aspect étique de nombreuses personnes rencontrées dans la rue montre bien que cette mauvaise atmosphère de Londres, en particulier dans les quartiers ouvriers, favorise au plus haut degré le développement de la phtisie. Lorsqu’on se promène un peu le matin de bonne heure, au moment où tout le monde se rend au travail, on reste stupéfait par le nombre de gens qui paraissent à demi ou totale­ment phtisiques. Même à Manchester les gens n’ont pas cette mine-là; ces spectres livides, longs et maigres à la poitrine étroite, et aux yeux caves que l’on croise à tout moment, ces visages flasques, chétifs, incapables de la moindre énergie, ce n’est vraiment qu’à Lon­dres que leur grand nombre m’a frappé – bien que la phtisie fasse également dans les villes indus­trielles du nord une véritable hécatombe chaque année. La grande rivale de la phtisie, si l’on excepte d’autres maladies pulmonaires et la scarlatine, c’est la maladie qui provoque les plus effroyables ravages dans les rangs des travailleurs : le typhus. D’après les rapports offi­ciels sur l’hygiène de la classe ouvrière, la cause directe de ce fléau universel, c’est le mau­vais état des logements : mauvaise aération, humidité et malpropreté. Ce rapport qui, ne l’oublions pas, a été rédigé par les premiers médecins d’Angleterre sur les indications d’autres médecins – ce rapport affirme qu’une seule cour mal aérée, une seule impasse sans égouts, surtout si les habitants sont très entassés et si des matières organiques se décomposent à proximité, peut provoquer la fièvre, et la provoque presque toujours. Presque partout cette fièvre a le même caractère et évolue dans presque tous les cas finalement vers un typhus caractérisé. Elle fait son apparition dans les quartiers ouvriers de toutes les grandes villes et même dans quelques rues mal construites et mal entretenues de localités moins importantes, et c’est dans les plus mauvais quartiers qu’elle opère ses plus grands ravages, bien qu’elle choisisse naturellement aussi quelques victimes dans les quartiers moins désavantagés. A Londres, elle sévit depuis pas mal de temps déjà; c’est la violence inhabituelle avec laquelle elle s’est manifestée en 1837 qui fut à l’origine du rapport officiel dont il est question ici. Selon le rapport officiel du Dr Southwood Smith sur l’hôpital londonien où l’on traitait ces fiévreux le nombre des typhiques fut en 1843 de 1,462, dépassant de 418 le nombre le plus élevé enregistré les années précédentes. Cette maladie avait particulièrement sévi dans les quartiers sales et humides de l’est, du nord et du sud de Londres. Un grand nombre de malades étaient des travailleurs venant de la province qui avaient enduré en cours de route et après leur arrivée les plus dures privations, dormant à demi nus et à demi morts de faim dans les rues, ne trouvant pas de travail et c’est ainsi qu’ils avaient contracté cette fièvre. Ces personnes furent transportées à l’hôpital dans un tel état de faiblesse, qu’il fallut leur administrer une quantité considérable de vin, de cognac, de préparations ammoniacales et d’autres stimulants. 16 et demi pour cent de l’ensemble des malades moururent. Cette fièvre maligne sévit aussi à Manchester, dans les plus sordides quartiers ouvriers de la vieille ville, Ancoats, Little Ireland, etc… elle n’y disparaît presque jamais, sans y prendre toutefois, comme du reste dans les villes anglaises, l’extension que l’on pourrait imaginer. Par contre, en Écosse et en Irlande le typhus fait rage avec une violence dont on peut difficilement se faire une idée; à Edimbourg et Glasgow, il fit une très violente apparition en 1817, après la hausse des prix, en 1826 et 1837 après les crises écono­miques et diminua pour quelque temps après chacun de ces accès, dont la durée était d’environ trois ans.

   A Edimbourg durant l’épidémie de 1817, près de 6,000 personnes avaient été atteintes, durant celle de 1837, 10,000 personnes, et non seulement le nombre des malades mais en outre la violence de la maladie et la proportion des décès augmentèrent à chaque retour de l’épidémie.(( Dr ALISON : Manag.[ement] of [the] Poor in Scotland  F. E Il s’agit du Dr W. P. Alison; ouvrage paru en 1840, pp. 12-13, dont le titre complet est Observations and Management etc. )) Mais la violence de la maladie lors de ses différentes apparitions paraît un jeu d’enfant auprès de celle qui suivit la crise de 1842. Un sixième du nombre total des pauvres de toute l’Écosse fut victime de cette fièvre et le mal fut transmis avec une vitesse vertigi­neuse d’une localité à l’autre par des mendiants errants; il n’atteignit pas les classes moyen­nes et les classes supérieures de la société. En deux mois, cette fièvre fit plus de malades qu’au cours des douze années précédentes. A Glasgow en 1843, 12 % de la popu­lation soit 32,000 personnes contractèrent cette maladie et 32 % des malades moururent, alors que le pourcentage de la mortalité à Manchester et Liverpool ne dépasse pas habituellement 8 %. Cette fièvre provoquait des crises au septième et au quinzième jour; ce jour-là le patient devenait généralement jaune : notre « autorité » croit pouvoir en conclure que la cause du mal peut être recherchée aussi dans une violente émotion et une violente frayeur.((Dr [W. P.] Alison dans une conférence devant la British Association for the Advancement of Science (Société anglaise pour le progrès des sciences) à York en octobre 1844 * F. E.* Cf. également journal of Statistical Society of London, vol. 7, 1844)) Ces fièvres épidémiques sévissent également en Irlande. Au cours de 21 mois des années 1817-18, 39,000 fiévreux ont été traités à l’hôpital de Dublin, et au cours d’une année ultérieure, selon le shérif A. Alison (tome 2 de ses Principles of Population) leur nombre s’éleva même à 60,000. A Cork, l’hôpital des fiévreux dut accueillir en 1817-18, le septième de la population; tandis qu’au même moment un quart de celle de Limerick et dans le mauvais quartier de Waterford les 19 vingtièmes des habitants étaient atteints par cette fièvre.(( Dr ALISON : Manag.[ement] of [the] Poor in Scotland *. F.E.* 1840, pp. 16-17, citant les documents de F. Barker et J. Cheyne, 1821.))

   Si l’on se remémore les conditions de vie des travailleurs, si l’on songe à quel point leurs demeures sont entassées et chaque recoin littéralement bondé de monde, si l’on pense que malades et bien portants dorment dans une seule et même pièce, sur une seule et même couche, on sera surpris qu’une maladie aussi contagieuse que cette fièvre ne se propage pas encore davantage. Et si l’on songe au peu de moyens médicaux dont on dispose pour soulager les malades, combien de personnes sont laissées sans aucun soin médical et ignorent les règles les plus rudimentaires de la diététique, la mortalité peut encore sembler relativement faible. Le Dr Alison, qui connaît bien cette maladie, en attribue directement la cause à la misère et à la détresse des indigents, de même que le rapport que j’ai cité; il affirme que ce sont les privations et la non-satisfaction relative des besoins vitaux qui rendent l’orga­nisme réceptif à la contagion et que, d’une façon générale, elles sont responsables au premier chef de la gravité de l’épidémie et de sa rapide propagation. Il démontre que chaque apparition de l’épidémie de typhus, en Écosse comme en Irlande, a pour cause une période de privations – crise économique ou mauvaise récolte – et que c’est presque exclusivement la classe labo­rieuse qui supporte la violence du fléau. Il est remarquable que, selon ses dires, la majorité des individus succombant au typhus soient des pères de famille, c’est-à-dire précisément ceux qui sont le plus indispensables aux leurs; il cite plusieurs médecins irlandais dont les dires s’accordent avec les siens.

   Il existe une autre série de maladies dont la cause directe est moins le logement que l’alimentation des travailleurs. La nourriture indigeste des ouvriers est tout à fait impropre à l’alimentation des enfants ; et cependant, le travailleur n’a ni le temps ni les moyens de pro­curer à ses enfants une nourriture plus convenable. Il faut y ajouter l’usage encore très répan­du qui consiste à donner aux enfants de l’eau-de-vie, voire de l’opium; tout cela concourt – de pair avec l’effet nuisible des conditions de vie sur le développement physique – à engendrer les maladies les plus diverses des organes digestifs qui laissent des traces pour tout le reste de l’existence. Presque tous les travailleurs ont l’estomac plus ou moins délabré et sont cependant contraints de con­ti­nuer à suivre le régime qui est précisément la cause de leurs maux. Comment pourraient-ils d’ailleurs savoir les conséquences de ce régime et même s’ils les connaissaient, comment pourraient-ils observer un régime plus convenable, tant qu’on ne leur a pas donné d’autres conditions de vie, tant qu’on ne leur a pas donné une autre éducation ?

   Cependant cette mauvaise digestion engendre dès l’enfance d’autres maux. Les scrofules sont presque une règle générale parmi les travailleurs, et les parents scrofuleux ont des enfants scrofuleux, surtout si la cause première de la maladie agit à son tour sur des enfants que l’hérédité prédispose à ce mal. Une seconde conséquence de cette insuffisance alimen­taire durant la formation est le rachitisme (maladie anglaise, excroissances noueuses appa­rais­sant aux articulations), très répandue elle aussi parmi les enfants des travailleurs. L’ossifi­ca­tion est retardée, tout le développement du squelette ralenti, et en plus des affections rachitiques habituelles, on constate assez fréquemment une déformation des jambes et la scoliose de la colonne vertébrale. Je n’ai sans doute pas besoin de dire à quel point tous ces maux sont aggravés par les vicissitudes auxquelles les fluctuations du commerce, le chôma­ge, le maigre salaire des périodes de crise exposent les travailleurs. L’absence temporaire d’une nourriture suffisante, que chaque travailleur connaît au moins une fois dans sa vie, ne fait que contribuer à aggraver les conséquences qu’entraîne une nourriture mauvaise, certes, mais qui, au moins était en suffisance. Des enfants qui – au moment précis où la nourriture leur est le plus nécessaire – ne peuvent manger qu’à moitié à leur faim – et Dieu sait combien il y en a durant chaque crise, et même durant les périodes économiques les plus florissantes – seront fatalement dans une grande proportion, des enfants faibles, scrofuleux et rachitiques. Et il est de fait qu’ils le deviennent réellement. L’état d’abandon auquel est condamnée la grande majorité des enfants de travailleurs laisse des traces indélébiles, et a pour consé­quence l’affaiblissement de toute la génération laborieuse. A quoi viennent s’ajouter les vête­ments peu confortables de cette classe, et la difficulté, voire l’impossibilité de se protéger con­tre les refroidissements, en outre la nécessité de travailler, tant que le permet la mauvaise condition physique, l’aggravation de la misère au sein de la famille frappée par la maladie, l’absence trop commune de toute assistance médicale : on pourra alors imaginer approximati­ve­ment ce qu’est l’état sanitaire des ouvriers anglais. Et je ne veux pas même mentionner ici les effets nocifs particuliers à certaines branches de l’industrie, dus aux conditions de travail actuelles.

   Il y a encore d’autres causes qui affaiblissent la santé d’un grand nombre de travailleurs. En premier, la boisson. Toutes les séductions, toutes les tentations possibles s’unissent pour entraîner les travailleurs à l’alcoolisme. Pour eux, l’eau-de-vie est presque l’unique source de joie, et tout concourt à la leur mettre à portée de la main. Le travailleur rentre chez lui fatigué et épuisé par son labeur; il trouve une demeure sans le moindre confort, humide, inhospita­lière et sale; il a un besoin pressant de distraction, il lui faut quelque chose qui fasse que son travail en vaille la peine, qui lui rende supportable la perspective de l’amer lendemain; il est accablé, se sent mal, est porté à l’hypocondrie : cette disposition d’esprit due essentiellement à sa mauvaise santé, surtout à sa mauvaise digestion, est exacerbée jusqu’à en être intolérable par l’insécurité de son existence, sa dépendance du moindre hasard, et son incapacité de faire quoi que ce soit pour avoir une vie moins précaire; son corps, affaibli par le mauvais air et la mauvaise nourriture, exige impérieusement un stimulant externe; son besoin de compagnie ne peut être satisfait qu’à l’auberge, il n’a pas d’autre endroit où rencontrer ses amis. Com­ment le travailleur pourrait-il ne pas être tenté à l’extrême par la boisson, comment pourrait-il résister à l’attrait de l’alcool ? Bien au contraire, une nécessité physique et morale fait que, dans ces conditions, une très grande partie des travailleurs doit nécessairement succomber à l’alcoolisme. Et sans parler des conditions physiques qui incitent le travailleur à boire, l’exemple de la plupart, l’éducation négligée, l’impossibilité de protéger les jeunes gens de cette tentation, bien souvent l’influence directe des parents alcooliques, qui donnent eux-mêmes de l’eau-de-vie à leurs enfants, la certitude d’oublier dans l’ivresse, au moins pour quelques heures, la misère et le faix de la vie et cent autres facteurs ont un effet si puissant, qu’on ne saurait vraiment faire grief aux travailleurs de leur prédilection pour l’eau-de-vie. L’alcoolisme a cessé dans ce cas d’être un vice, dont on peut rendre responsable celui qui s’y adonne; elle devient un phénomène naturel, la conséquence nécessaire et inéluctable de conditions données agissant sur un objet qui – du moins quant à ces conditions – est sans volonté. C’est à ceux qui ont fait du travail­leur un simple objet d’en endosser la responsa­bi­lité. Cependant la même nécessité qui conduit la grande majorité des travailleurs à l’alcoo­lisme, fait que la boisson exerce à son tour ses ravages dans l’esprit et le corps de ses victimes. Les dispositions aux maladies résultant des conditions de vie des travailleurs, sont favorisées par la boisson, tout particuliè­rement l’évolution des affections pulmonaires et intestinales, sans oublier l’éclosion et la propagation du typhus.

   Une autre cause des maux physiques est l’impossibilité pour la classe ouvrière de se pro­curer en cas de maladie l’aide de médecins habiles. Il est vrai qu’un grand nombre d’établisse­ments d’assistance tentent de pallier cette carence; par exemple, l’hôpital de Manchester accueille chaque année environ 22,000 malades ou leur fournit des conseils et des médica­ments, mais qu’est-ce que cela représente dans une ville où, d’après les estimations de Gaskell, trois habitants sur quatre auraient chaque année besoin de l’assistance du méde­cin ? Les médecins anglais exigent des honoraires élevés et les travailleurs ne sont pas en mesure de les payer. Par conséquent, ils ne peuvent rien faire ou bien sont contraints de recourir à des charlatans ou à des remèdes de bonne femme à bon marché, qui à la longue ne peuvent que leur nuire. Un très grand nombre de ces charlatans officie dans toutes les villes anglaises et se constitue une clientèle dans les classes les plus pauvres à grand renfort d’annonces, affiches et autres trucs du même genre. Mais de plus, on met en vente une foule de médica­ments dits brevetés (patent medicines) contre tous les maux possibles et imaginables, pilules de Morrison, pilules vitales Parr, pilules du Dr Mainwaring et mille autres pilules, essences et baumes qui tous ont la propriété de guérir toutes les maladies du monde. Ces médicaments contiennent rarement, il est vrai, des produits véritablement toxiques, mais ils exercent dans de nombreux cas, un effet nocif sur l’organisme lorsqu’ils sont pris à doses importantes et répétées; et comme on prêche aux travailleurs ignorants qu’ils n’en sauraient trop prendre, il ne faut pas s’étonner que ceux-ci en avalent de grandes quantités à tout propos et hors de propos. C’est pour le fabricant des pilules vitales Parr, chose tout à fait habituelle que de vendre 20,000 à 25,000 boîtes de ces pilules curatives par semaine, et on les avale ! Pour l’un c’est un remède contre la constipation, pour l’autre contre la diarrhée, contre la fièvre, l’anémie et tous les maux imaginables. Tout comme nos paysans allemands se faisaient mettre des ventouses ou faire une saignée en certaines saisons, les ouvriers anglais prennent maintenant leurs médecines brevetées, se nuisant à eux-mêmes et faisant passer leur argent de leurs poches dans celles des fabricants. Parmi ces remèdes, l’un des plus dangereux est un breuvage à base d’opiacées, en particulier de laudanum vendu sous le nom de « Cordial de Godfrey ». Certaines femmes travaillant à domicile, qui gardent leurs enfants ou ceux des autres, leur administrent ce breuvage pour les faire tenir tranquilles et pour les fortifier, du moins beaucoup le pensent. Elles commencent dès la naissance des enfants à user de ces remèdes, sans connaître les effets de ce « fortifiant » jusqu’à ce que les enfants en meurent. Plus l’organisme s’accoutume aux effets de l’opium, plus on augmente les quantités administrées. Lorsque le « Cordial » n’agit plus, on donne parfois aussi du laudanum pur, souvent de 15 à 20 gouttes à la fois. Le coroner de Nottingham attesta devant une commission gouvernementale((Report of Commission of Inquiry into the Employment of Children and Young Persons in Mines and Collieries and in the Trades and Manufactures in which Numbers of them work together, no being included under the Terms of the Factories Regulation Act. First and Second Reports [Rapport de la Commission d’enquête sur l’emploi des enfants et des jeunes gens dans les mines et les houillères ainsi que dans ces ateliers et manufactures où un grand nombre d’entre eux travaillent en commun, mais qui ne sont pas soumises aux dispositions de la loi sur la réglementation des usines. Premier et second rapport.] Grainger’s Rept. second Rept. Cité habituellement sous la référence « Children’s Employment Commission Rept. » un des meilleurs rapports officiels, contenant une foule de faits précieux, mais effrayants. Le premier rapport parut en 1841, le second deux ans après. F. E. )), qu’un seul pharmacien avait, de son propre aveu, utilisé pour préparer du « Cordial de Godfrey » treize quintaux de sirop. On imagine aisément les conséquences pour les enfants de semblables traitements. Ils deviennent pâles, éteints, faibles et la plupart meurent avant l’âge de deux ans. L’usage de cette médecine est très répandu dans toutes les grandes villes et régions industrielles du royaume.

   La conséquence de tous ces facteurs est un affaiblissement général de l’organisme des travailleurs. Parmi eux, peu d’hommes vigoureux, bien bâtis et bien portants – du moins parmi les ouvriers d’usine qui travaillent la plupart du temps dans des locaux clos et dont il est ici exclusivement question. Ils sont presque tous débiles, ont une ossature anguleuse mais peu robuste, ils sont maigres, pâles et leur corps, à l’exception des muscles que leur travail sollicite, est amolli par la fièvre. Presque tous souffrent de mauvaise digestion et sont par suite plus ou moins hypocondriaques et d’humeur sombre et maussade. Leur organisme affai­bli n’est pas en mesure de résister à la maladie et à la moindre occasion ils en sont victi­mes. C’est pourquoi ils vieillissent prématurément et meurent jeunes. Les statistiques de mortalité en fournissent une preuve irréfutable.

   D’après le rapport du greffier général G. Graham, la mortalité annuelle dans toute l’Angle­terre et le pays de Galles est légèrement inférieure à deux et demi pour cent, c’est-à-dire qu’un homme sur quarante-cinq meurt chaque année.((Fifth Annual Report of [the] Reg.[istrar] Gen[eral) of Births, Deaths and Marriages * [5e Rapport annuel de l’officier supérieur d’état civil sur les naissances, décès et mariages.] F. E.* 1843, p. 111.)) Du moins, était-ce là, la moyenne des années 1839-40. L’année suivante, la mortalité baissa quelque peu et ne fut plus que d’un sur quarante-six. Mais dans les grandes villes le rapport est tout autre. J’ai des statistiques officielles sous les yeux, (Manchester Guardian du 31 juillet 1844) qui indiquent pour la mortalité dans quelques grandes villes les chiffres suivants : à Manchester, y compris Salford et Chorlton, 1 sur 32, 72; et non compris Salford et Chorlton, 1 sur 30, 75; à Liverpool, y com­­pris West Derby (faubourg) : 1 sur 31, 90 et sans West Derby, 29, 90; tandis que pour tous les districts mentionnés : Cheshire, Lancashire et Yorkshire, et ceux-ci comprennent une foule de districts entièrement ou à demi ruraux, et en outre de nombreuses petites villes, soit une population de 2,172,506 personnes, on a une mortalité moyenne de 1 décès pour 39, 80 habitants. A quel point les travailleurs sont défavorisés dans les villes, c’est ce que nous montre le pourcentage de mortalité à Prescott dans le Lancashire, district habité par des mineurs de charbon et qui, puisque le travail dans les mines est loin d’être sain, se situe bien au-dessous des contrées rurales pour ce qui est de l’hygiène. Mais les ouvriers résident à la campagne et la mortalité se chiffre à 1 pour 47, 54 habitants, c’est-à-dire qu’elle est moins élevée que la moyenne de toute l’Angleterre (la différence étant presque de 2 points ½ : 1 décès pour 45 personnes en Angleterre.)

   Toutes ces indications se fondent sur les tableaux de la mortalité de 1843. La mortalité est encore plus élevée dans les villes d’Écosse; à Edimbourg en 1838-39, elle atteignit 1 sur 29, voire en 1831 dans la seule vieille ville de 1 sur 22; à Glasgow, selon le Dr Cowan, (Vital Statistics of Glasgow (voir ci-dessous l’encadré) 1 sur 30 en moyenne depuis 1830, certaines années de 1 sur 22 à 1 sur 24. De toute part, il est attesté que cette réduction considérable de la durée moyenne de la vie frappe principalement la classe ouvrière, et même que la moyenne de toutes les classes est relevée par la faible mortalité des classes supérieures et des classes moyennes. L’un des plus récents témoignages est celui du Dr P. H. Holland de Manchester qui enquêta((Cf. Report of Commission of Inquiry into the State of large Towns and Populous Districts, first Report, 1844, Appendix [Rapport de la commission d’enquête sur l’état des grandes villes et des districts à forte population. Premier rapport, 1844, Annexe] F. E. )), en mis­sion officielle dans le faubourg de Manchester : Chorlton-on-Medlock. Il a classé les immeu­bles et les rues en trois catégories et trouve les différences de mortalité suivantes :

Mortalité
Rues de 1° classe : immeubles 1° classe 1 pour 51
2° classe 1 pour 45
3° classe 1 pour 36
Rues de 2° classe : immeubles 1° classe 1 pour 55
2° classe 1 pour 38
3° classe 1 pour 35
Rues de 3° classe : immeubles 1° classe manquent
2° classe 1 pour 35
3° classe 1 pour 25

Statistique des naissances et des décès à Glasgow

   En sous-titre « Illustrating the Sanitary Condition of the Population » (Statistique des naissances et des décès à Glasgow, pour illustrer l’état sanitaire de la population), L’article du Dr Cowan a paru dans le journal of the Statistical Society of London en octobre 1840, vol. 3, p. 265. Voici le tableau de Cowan :

Années 1 décès pour
1831 33,845
1832 21,672
1833 35,776
1834 36,312
1835 32,647
1836 28,906
1837 24,634
1838 37,939
1839 36,146

   Il ressort de nombreux autres tableaux fournis par Holland, que la mortalité dans les rues de 2° classe est de 18 %, plus élevée; et dans celles de 3° catégorie de 68 % plus élevée que dans les rues de 1° classe; que la mortalité dans les immeubles de 2° classe est de 31 %, et dans ceux de 3° classe de 78 % plus importante que dans ceux de 1° catégorie; que la morta­lité dans les mauvaises rues qui ont été améliorées a été diminuée de 25 %. Il conclut par une remarque très franche pour un bourgeois anglais :

   Lorsque nous trouvons que dans quelques rues, la mortalité est quatre fois plus élevée que dans d’autres, et qu’elle est, dans des catégories de rues entières, deux fois plus élevée que dans d’autres; lorsque nous trouvons en outre qu’elle est à peu près invariablement basse dans les rues bien entretenues, nous ne pouvons nous empêcher de conclure qu’une foule de nos semblables, que des centaines de nos voisins les plus proches sont tués (destroyed) chaque année par défaut de précautions les plus élémentaires.

   Le rapport sur l’état de santé des classes laborieuses contient une indication qui établit ce même fait. A Liverpool, la durée moyenne de la vie était en 1840 pour les classes supérieures (gentry, professionnal men, etc …) de 35 ans, celle des gens d’affaires et des artisans aisés, 22 ans, celles des ouvriers, des journaliers et domestiques en général de 15 ans seulement. Les rapports parlementaires abondent en précisions analogues.

   C’est l’effroyable mortalité infantile dans la classe ouvrière qui allonge les listes de mor­talité. L’organisme fragile d’un enfant est celui qui offre aux effets défavorables d’un mode de vie misérable la résistance la plus faible; l’état d’abandon auquel il est souvent exposé quand ses parents travaillent l’un et l’autre ou bien lorsqu’un d’entre eux est mort, ne tarde pas à se faire cruellement sentir; il n’y a donc pas lieu de s’étonner si à Manchester par exemple, selon le rapport que nous venons de citer, plus de 57 % des enfants d’ouvriers meurent avant d’avoir atteint l’âge de 5 ans, alors que parmi les enfants des classes bourgeoises la proportion des décès n’est que de 20 % , et que la moyenne de toutes les classes dans les régions rurales n’atteint pas 32 %((Factories Inquiry Commission’s Report, vol. 3, Report of Dr Hawkins ou Lancashire, le Dr Roberton, « la plus haute autorité de Manchester en matière de statistique », est invoqué comme caution. F.E. )). L’article de l’Artizan déjà souvent cité nous fournit à ce sujet des indic­ations plus précises, en comparant les pourcentages des décès dans certaines maladies infan­tiles, chez les enfants des villes et ceux de la campagne; il démontre ainsi que les épidémies sont, en général, à Manchester et Liverpool, trois fois plus meurtrières que dans les régions rurales; que les maladies du système nerveux sont multipliées par 5 et les maux d’estomac par 2, tandis que les décès dus aux maladies pulmonaires sont deux fois et demi plus nombreux dans les villes qu’à la campagne; les décès de jeunes enfants dus à la variole, à la rougeole, à la coqueluche et à la scarlatine sont quatre fois plus nombreux à la ville; les décès dus à l’hydrocéphalie sont trois fois plus nombreux et ceux dus aux convulsions dix fois plus nombreux. Pour citer une autorité reconnue de plus, je reproduis ici un tableau établi par le Dr Wade dans son History of the Middle and Working Classes, London, 1833, 3rd. ed. d’après le rapport du comité parlementaire sur les usines de 1832.

   En plus de ces différentes maladies, conséquence nécessaire de l’état d’abandon et d’op­pres­sion où se trouve actuellement la classe pauvre, il existe encore des facteurs qui contri­buent à l’accroissement de la mortalité chez les jeunes enfants. Dans bien des familles, la femme comme l’homme travaille à l’extérieur, et il s’ensuit que les enfants sont privés de tout soin, étant ou bien enfermés ou bien laissés à la garde d’autres personnes.

   Il n’est pas étonnant dès lors, que des centaines de ces enfants perdent la vie dans les accidents les plus divers. Nulle part il n’y a autant d’enfants qui sont écrasés par des véhicules ou des chevaux, font des chutes mortelles, se noient ou se brûlent que dans les grandes villes anglaises; les décès par brûlures graves ou consécutifs à la manipulation d’un récipient d’eau bouillante sont particulièrement fréquents, presque un par semaine à Manchester durant les mois d’hiver; à Londres ils sont fréquents également; cependant il est rare qu’on y fasse écho dans les journaux; je n’ai actuellement sous la main, qu’une information émanant du Weekly Dispatch du 15 décembre 1844, selon laquelle six cas de ce genre se sont produits dans la semaine du au 7 décembre.

Sur 10,000 personnes, il meurt dans : En-dessous de 5 ans de 5 à 19 ans de 20 à 39 ans de 40 à 59 ans de 60 à 69 ans de 70 à 79 ans de 80 à 89 ans de 90 à 99 ans 100 et au-delà
Le Comté de Rutland : district agricole salubre 2,865 891 1,275 1.299 1,189 1,428 938 112 3
Le comté d’Essex : district agricole marécageux 3,159 1,110 1,526 l,413 963 1,019 630 77 3
La ville de Carlisle : 1779-1787 avant l’apparition des usines 4,408 911 1,006 1,201 940 826 533 153 22
La ville de Carlisle après l’installation des usines 4,738 930 1,261 1,134 677 727 452 80 1
La ville de Preston : ville industrielle 4,947 1,136 1,379 1,114 553 532 298 38 3
La ville de Leeds : ville industrielle 5,286 927 1,228 1,198 593 512 225 29 2

   Ces pauvres enfants, qui perdent la vie de si effroyable manière, sont vraiment les victi­mes de notre désordre social et des classes qui ont intérêt à ce désordre. Et cependant, on peut se demander si cette mort douloureuse et horrible n’a pas été un bienfait pour ces enfants en leur épargnant une vie longue et lourde de peines et de misères, riche en souffrances et pauvre en joies. Voilà où l’on en est en Angleterre et la bourgeoisie qui peut lire ces nou­velles chaque jour dans les journaux ne s’en soucie point. Mais elle ne pourra pas non plus se plaindre si, me fondant sur les témoignages officiels et officieux que j’ai cités et qu’elle doit sans aucun doute connaître, je l’accuse carrément d’as­sas­sinat social. De deux choses l’une : qu’elle prenne toutes mesures pour remédier à cette situation épouvantable ou alors qu’elle abandonne à la classe laborieuse la charge et le soin des intérêts de tous. Mais cette dernière solution ne la tente guère, et pour la première, il lui manque la vigueur nécessaire – tant qu’elle reste bourgeoisie et prisonnière des préjugés bour­geois. Car si maintenant, alors que sont tombées des centaines de milliers de victimes, elle se décide enfin à prendre quel­ques mesures de précaution mesquines pour l’avenir, à voter un Metropolitan Buildings Act, aux termes duquel la concentration scandaleuse des habitations sera soumise à quelques restrictions, si elle tire gloire de mesures qui, bien loin de s’attaquer à la racine du mal ne répondent même pas et de loin aux prescriptions les plus élémentaires des services munici­paux d’hygiène, elle ne saurait pour autant se laver de mon accu­sation. La bourgeoisie anglaise n’a qu’une alternative, ou bien continuer son règne – en portant sur ses épaules le poids de l’accusation irréfutable de meurtre et malgré cette accusation – ou bien abdi­quer en faveur de la classe ouvrière. Jusqu’à maintenant elle a préféré la première solution.

   Passons maintenant de la situation matérielle à la condition morale des travailleurs. Si la bourgeoisie ne leur laisse de la vie que le strict nécessaire, il ne faut pas s’étonner de consta­ter qu’elle leur accorde tout juste autant de culture que l’exige son propre intérêt. Et ce n’est vraiment pas beaucoup. Comparés au chiffre de la population, les moyens d’instruction sont incroyablement réduits. Les rares cours fonctionnant en semaine, à la disposition de la classe laborieuse ne peuvent être fréquentés que par un nombre extrêmement minime d’auditeurs et par-dessus le marché ils ne valent rien; les maîtres – ouvriers en retraite et autres personnes incapables de travailler qui ne se sont faits maîtres d’école que pour pouvoir vivre – manquent pour la plupart des connaissances les plus rudi­men­taires, ils sont dépourvus de cette formation morale si nécessaire au maître et il n’existe pas de contrôle public de ces cours. Là aussi, c’est le règne de la libre concurrence et comme toujours, les riches ont l’avantage, alors que les pauvres, pour qui la concurrence justement n’est pas libre, et qui n’ont pas les con­nais­sances suffisantes pour pouvoir porter un jugement, n’ont que les inconvénients. Il n’exis­te nulle part de fréquentation scolaire obligatoire; dans les usines elles-mêmes ce n’est qu’un mot, comme nous le verrons plus loin et quand le gouvernement voulut, au cours de la session de 1843, faire entrer en vigueur cette apparence d’obligation scolaire, la bourgeoisie industrielle s’y opposa de toutes ses forces bien que les travailleurs se fussent prononcés catégoriquement pour cette mesure. D’ailleurs un grand nombre d’enfants travaillent toute la semaine en usine ou à domicile et ne peuvent donc pas fréquenter l’école. Car les écoles du soir où doivent aller ceux qui travaillent dans la journée n’ont presque pas d’élèves et ceux-ci n’en tirent aucun profit. Et vraiment, ce serait un peu trop demander à des jeunes ouvriers qui se sont éreintés douze heures durant, d’aller encore à l’école de 8 à 10 heures du soir. Ceux qui y vont s’y endorment la plupart du temps, ainsi que le constatent des centaines de témoi­gnages du Children’s Employment Report. Certes, on a organisé des cours du dimanche, mais ils manquent de maîtres et ne peuvent être utiles qu’à ceux qui ont déjà fréquenté l’école de semaine. L’intervalle qui sépare un dimanche du sui­vant est trop long pour qu’un enfant inculte n’ait pas oublié à la deuxième leçon, ce qu’il avait appris huit jours auparavant au cours de la première. Dans le rapport de la Children’s Employ­ment Commission des milliers de preuves attestent – et la commission elle-même abon­de catégoriquement dans ce sens – que ni les cours de semaine ni les cours du dimanche ne répondent, même de loin, aux besoins de la nation. Ce rapport fournit des preuves de l’igno­rance qui règne dans la classe laborieuse anglaise et qu’on n’attendrait pas même d’un pays comme l’Espagne ou l’Italie. Mais il ne saurait en être autrement; la bourgeoisie a peu à espérer, mais beaucoup à crain­dre de la formation intellectuelle de l’ouvrier. Dans son budget colossal de 55,000,000 livres sterling, le gouvernement n’a prévu qu’un crédit infime de 40,000 livres sterling pour l’ins­truc­tion publique; et, n’était le fanatisme des sectes religieu­ses, dont les méfaits sont aussi importants que les améliorations qu’il apporte çà et là, les moyens d’instruction seraient encore plus misérables.

   Cependant en fait, l’Église anglicane fonde ses National Schools et chaque secte, ses écoles, dans l’unique intention de conserver dans son sein, les enfants de ses fidèles et si possible de ravir çà et là une pauvre âme enfantine aux autres sectes. La conséquence en est que la religion, et précisément l’aspect le plus stérile de la religion : la polémique, est élevée à la dignité de discipline par excellence, et que la mémoire des enfants est bourrée de dogmes incompréhensibles et de distinguo théologiques; on éveille l’enfant dès que possible à la haine sectaire et à la bigoterie fanatique, tandis que toute formation rationnelle, intellectuelle et morale est honteusement négligée. Bien des fois déjà, les ouvriers ont exigé du Parlement une instruction publique purement laïque, laissant la religion aux prêtres des différentes sectes, mais ils n’ont pas encore trouvé un ministère qui leur ait accordé chose semblable. C’est normal ! Le ministre est le valet obéissant de la bourgeoisie, et celle-ci se divise en une infinité de sectes; mais chaque secte ne consent à donner au travailleur cette éducation qui sinon serait dangereuse, que s’il est obligé de prendre, par-dessus le marché, l’antidote que constituent les dogmes particuliers à cette secte, Et ces sectes se disputant encore aujourd’hui la suprématie, la classe ouvrière en attendant reste inculte. Certes les industriels se vantent d’avoir appris à lire à la grande majorité du peuple, mais « lire » c’est vite dit – comme le montre le rapport de la Children’s Employment Commission. Quiconque sait son alphabet dit qu’il sait lire et l’industriel se satisfait de cette pieuse affirmation. Et lorsqu’on songe à la complexité de l’orthographe anglaise qui fait de la lecture un véritable art ne pouvant être pratiqué qu’après une longue étude, on trouve cette ignorance compréhensible.

   Très peu d’ouvriers savent écrire correctement, quant à mettre l’orthographe un très grand nombre de gens « cultivés » eux-mêmes ne la connaissent pas. On n’enseigne pas l’écriture aux cours du dimanche de l’Église anglicane, des Quakers, et je crois, de plusieurs autres sectes, « parce que c’est là une occupation trop profane pour un dimanche ». Quelques exem­ples montreront quel genre d’instruction on offre aux travailleurs. Ils sont extraits du rapport de la Children’s Employment Commission qui malheureusement n’englobe pas l’industrie proprement dite.

   « À Birmingham, dit le commissaire Grainger, les enfants que j’ai interrogés sont en totalité dépourvus de tout ce qui pourrait même très approximativement mériter le nom d’instruction utile. Bien que dans presque toutes les écoles on n’enseigne que la religion, ils firent preuve en général, dans ce domaine également de la plus grossiè­re ignorance. A Wolverhampton, rapporte le commissaire Horne, je trouvai entre autres, les exemples suivants : une fillette de onze ans, avait fréquenté un cours de semaine et un cours du dimanche, et n’avait jamais enten­du parler d’un autre monde, du ciel, ou d’une autre vie. Un garçon, âgé de dix-sept ans, ne savait pas combien font deux fois deux, combien il y a de farthings (1/4 de penny) dans deux pence et cela même lorsqu’on lui mit les pièces dans la main. Quelques garçons n’avaient jamais entendu parler de Londres ou même de Willenhall, bien que cette ville ne soit qu’à une heure de leur domicile, et en communication constante avec Wolverhampton. Quelques-uns n’avaient jamais entendu le nom de la Reine ou bien des noms comme Nelson, Wellington, Bonaparte. Mais il était remarquable que ceux qui n’avaient jamais entendu parler même de Saint Paul, de Moïse ou de Salomon, étaient très bien renseignés sur la vie, les faits et le caractère de Dick Turpin, le brigand de grand chemin, et singulièrement de Jack Sheppard, ce voleur et spécialiste de l’évasion. Un jeune garçon de 16 ans ne savait pas combien font deux fois deux ni combien font quatre farthings; un jeune de dix-sept ans déclare que dix farthings faisaient dix demi-pence et un troisième, âgé de seize ans, répondit brièvement à quelques questions très simples : « je ne sais rien de rien » (he was no judge o’ nothin’) , (Horne : Rept., App. Part. Il, Q. 18, No 216, 217, 226, 233, etc …);

   Ces enfants qu’on a assommés quatre ou cinq ans durant avec des dogmes religieux sont à la fin aussi savants que devant.

   Un enfant « a fréquenté régulièrement pendant cinq ans le cours du dimanche; il ignore qui était Jésus-Christ, mais a entendu ce nom; n’a jamais entendu parler des douze apôtres, de Samson, de Moïse, d’Aaron, etc… » (ibid . Evid. p. q 39, 1. 33). Un autre « est allé régu­liè­rement six ans au cours du dimanche. Il sait qui était Jésus-Christ, qu’il est mort sur la croix pour verser son sang afin de sauver notre Sauveur; n’a jamais entendu parler de Saint Pierre ni de Saint Paul » (ibid. p. q. 36, 1. 46). Un troisième « a fréquenté pendant sept ans diffé­rentes écoles du dimanche, ne sait lire que dans les livres peu épais, des mots faciles, d’une syllabe; a entendu parler des apôtres, ne sait pas si Saint Pierre ou bien Saint Jean en était un, si c’est vrai c’est sans doute Saint Jean Wesley (fondateur des Méthodistes) etc… » (ibid., p. q. 34, I. 58); à la question : qui était Jésus-Christ, Horne obtint encore les réponses suivantes : « C’était Adam »; « C’était un Apôtre »; « C’était le fils du seigneur du Sauveur » (he was the Saviour’s Lord’s Son), et de la bouche d’un jeune de seize ans : « C’était un roi de Londres, il y a bien, bien longtemps. »

   A Sheffield le commissaire Symons fit lire les élèves des écoles du dimanche ; ils étaient incapables de dire ce qu’ils avaient lu, ni qui étaient les apôtres dont parlait le texte qu’ils venaient de lire. Après les avoir tous interrogés l’un après l’autre sur les apôtres, sans obtenir une réponse correcte, il entendit un gamin à la mine rusée s’écrier avec assurance :

   « Je sais, Monsieur, c’étaient les lépreux. » (Symons : Rept. App . Part. 1, pp. E. 22 sqq.)

   Mêmes renseignements dans les rapports sur les régions où l’on fabrique des poteries, et sur le Lancashire.

   On voit ce qu’ont fait la bourgeoisie et l’État pour l’éducation et l’instruction de la classe laborieuse. Heureusement les conditions dans lesquelles cette classe vit lui donnent une culture pratique qui non seulement remplace le fatras scolaire, mais en outre annihile l’effet pernicieux des idées religieuses confuses dont il est assorti, et qui place même les travailleurs à la tête du mouvement national en Angleterre. La misère apprend à l’homme la prière, et ce qui est plus important à penser et à agir. Le travailleur anglais qui sait à peine lire et encore moins écrire sait cependant fort bien quel est son propre intérêt et celui de toute la nation; il sait aussi quel est l’intérêt tout particulier de la bourgeoisie, et ce qu’il est en droit d’attendre de cette bourgeoisie. S’il ne sait pas écrire, il sait parler et parler en public; s’il ne sait pas compter, il en sait cependant assez pour faire, sur la base de notions d’économie politique, les calculs qu’il faut pour percer à jour et réfuter un bourgeois partisan de l’abolition de la loi sur les grains; si en dépit de la peine que se donnent les prêtres, les questions célestes restent pour lui fort obscures, il n’en est que plus éclairé sur les questions terrestres, politiques et sociales. Nous en reparlerons; abordons maintenant le portrait moral de nos travailleurs.

   Il est assez clair que l’instruction morale qui ne fait qu’un dans toutes les écoles anglaises avec l’instruction religieuse, ne saurait être plus efficace que celle-ci. Les principes élémen­taires qui pour l’être humain règlent les rapports d’homme à homme sont déjà voués à la plus terrible des confusions, ne serait-ce que du fait de la situation sociale, de la guerre de tous con­tre tous : ils doivent nécessairement rester totalement obscurs et étrangers à l’ouvrier incul­te, lorsqu’on les lui expose mêlés de dogmes religieux incompréhensibles et sous la forme religieuse d’un commandement arbitraire et sans fondement. De l’aveu de toutes les autorités, en particulier de la Children’s Employment Commission, les écoles ne contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse. La bourgeoisie anglaise est si dépour­vue de scrupules, si stupide et bornée dans son égoïsme, qu’elle ne se donne pas même la peine d’inculquer aux travailleurs la morale actuelle, une morale que la bourgeoisie s’est pourtant fabriquée dans son propre intérêt et pour sa propre défense ! Même ce souci d’elle-même donnerait trop de peine à cette bourgeoisie paresseuse et de plus en plus veule; même cela lui semble superflu. Bien sûr, il viendra un moment où elle regrettera – trop tard – sa négligence. Mais elle n’a pas le droit de se plaindre si les travailleurs ignorent cette morale et ne l’observent pas.

   C’est ainsi que les ouvriers sont mis à l’écart et négligés par la classe au pouvoir sur le plan moral comme ils le sont physiquement et intellectuellement. Le seul intérêt qu’on leur porte encore se manifeste par la loi, qui s’accroche à eux dès qu’ils approchent de trop près la bour­geoisie; de même qu’envers les animaux dépourvus de raison, on n’utilise qu’un seul moyen d’éducation, – on emploie le fouet, la force brutale qui ne convainc pas, mais se borne à intimider. Il n’est donc pas étonnant que les travailleurs qu’on traite comme des bêtes, deviennent vraiment des bêtes, ou bien n’aient pour sauvegarder leur conscience d’hommes et le sentiment qu’ils sont des êtres humains que la haine la plus farouche, qu’une révolte intérieure permanente, contre la bourgeoisie au pouvoir. Ils ne sont des hommes que tant qu’ils ressentent de la colère contre la classe dominante; ils deviennent des bêtes, dès qu’ils s’accommodent patiemment de leur joug, ne cherchant qu’à rendre agréable leur vie sous le joug, sans chercher à briser celui-ci.

   Voilà tout ce que la bourgeoisie a fait pour la culture de la classe laborieuse et lorsque nous aurons apprécié les autres conditions dans lesquelles cette dernière vit, nous ne pour­rons lui faire totalement grief de la rancune qu’elle nourrit à l’endroit de la classe domi­nante. L’éducation morale qui n’est pas dispensée au travailleur à l’école, ne lui est pas non plus offerte aux autres moments de son existence, du moins pas cette éducation morale qui a quelque valeur aux yeux de !a bourgeoisie. Dans sa position sociale et son milieu, l’ouvrier trouve les plus fortes incitations à l’immoralité. Il est pauvre, la vie n’a pas d’attraits pour lui, presque tous les plaisirs lui sont refusés, les châtiments prévus par la loi n’ont plus rien de redoutable pour lui – pourquoi donc refrénerait-il ses convoitises, pourquoi laisserait-il le riche jouir de ses biens au lieu de s’en approprier une partie ? Quelles raisons a donc le prolétaire de ne pas voler ? C’est très bien de dire « la propriété c’est sacré » et cela sonne bien agréablement aux oreilles des bourgeois, mais pour celui qui n’a pas de propriété, ce caractère sacré disparaît de lui-même. L’argent est le dieu de ce monde. Le bourgeois prend au prolétaire son argent, et en fait ainsi pratiquement un athée. Rien d’étonnant par consé­quent, si le prolétaire met son athéisme en pratique en ne respectant plus la sainteté ni la puissance du dieu terrestre. Et lorsque la pauvreté du prolétaire s’accroît au point de le priver du strict minimum vital, aboutissant à un total dénuement, la tendance au mépris de tout l’ordre social grandit encore davantage. Cela, les bourgeois le savent pour une bonne part eux-mêmes. Symons (( Arts and Artizans * F.E.* J. C. SYMONS : Arts and Artizans at Home and Abroud…. 1839, p. 147. L’adjectif «dévastateur » (zerrütend) a été ajouté par Engels. )), fait remarquer que la misère a sur l’esprit le même effet dévastateur que l’alcoo­lisme sur l’organisme, et le shérif Alison((Principles of Population, vol. 2, pp. 196, 197. F.E. )) explique en détail aux possédants quelles sont nécessairement pour les ouvriers les conséquences de l’oppression sociale. La misère ne laisse à l’ouvrier que le choix entre ces éventualités : mourir de faim à petit feu, se donner la mort rapidement ou prendre ce dont il a besoin, là où il le trouve, en bon français : voler. Et nous aurions mauvaise grâce à nous étonner que la plupart préfèrent le vol à la mort par famine ou au suicide. Il y a certes également parmi les travailleurs un certain nombre de gens qui sont assez moraux pour ne pas voler même lorsqu’ils sont réduits à la pire extrémité, et ceux-là meurent de faim ou se suicident. Le suicide, jadis le privilège le plus envié des classes supérieures, est désormais à la mode en Angleterre, même parmi les prolétaires et une foule de pauvres hères se tuent pour échapper à la misère, dont ils ne savent comment sortir autrement !

   Mais ce qui a sur les travailleurs anglais une action beaucoup plus démoralisante encore c’est l’insécurité de leur position sociale, la nécessité de vivre au jour le jour, bref, ce qui en fait des prolétaires. Nos petits paysans d’Allemagne sont eux aussi pour la plupart pauvres et dans le besoin, mais ils dépendent moins du hasard et possèdent au moins quelque chose de solide. Mais le prolétaire qui n’a que ses deux bras, qui mange aujourd’hui ce qu’il a gagné hier, qui dépend du moindre hasard, qui n’a pas la moindre garantie qu’il aura la capacité d’acquérir les denrées les plus indispensables – chaque crise, le moindre caprice de son patron peut faire de lui un chômeur – le prolétaire est placé dans la situation la plus inhumaine qu’être humain puisse imaginer. L’existence de l’esclave est au moins assurée par l’intérêt de son maître, le serf a au moins un lopin de terre qui le fait vivre, tous deux ont au moins la garantie de pouvoir subsister, mais le prolétaire, lui, est à la fois réduit à lui-même et mis hors d’état d’utiliser ses forces de telle sorte qu’il puisse compter sur elles. Tout ce que peut tenter le prolétaire pour améliorer sa situation est une goutte d’eau dans la mer auprès des vicissitudes auxquelles il est exposé et contre lesquelles il ne peut absolument rien. Il est le jouet passif de toutes les combinaisons possibles des circonstances et peut s’estimer heureux de sauver sa peau, ne serait-ce que pour un temps. Et comme on le conçoit, son caractère et son genre de vie portent à leur tour la marque de ces conditions d’existence. Ou bien il cherche -dans ce tourbillon – à se maintenir à la surface, à sauver ce qu’il y a d’humain en lui, et il ne peut le faire qu’en se révoltant((Nous verrons plus loin comment la révolte du prolétaire contre la bourgeoisie a reçu, en Angleterre, légitimation légale par le droit de libre association. F. E. )) contre la classe qui l’exploite si impitoyablement et l’abandonne ensuite à son sort, qui tente de le contraindre à rester dans cette situation indigne d’un homme, c’est-à-dire contre la bourgeoisie – ou bien, il renonce à cette lutte contre l’existence qui lui est faite parce qu’il la tient pour stérile et cherche autant qu’il le peut à profiter des éléments favorables. Économiser ne lui sert de rien car il ne peut au maximum que réunir assez d’argent pour se nourrir durant quelques semaines et s’il devient chômeur, ce n’est pas seulement l’affaire de quelques semaines. Il lui est impossible d’acquérir de façon durable une propriété et s’il le pouvait, il cesserait alors d’être un ouvrier et un autre prendrait sa place. Que peut-il donc faire de mieux s’il a un bon salaire, que d’en bien vivre ? Le bourgeois anglais est extrêmement étonné et scandalisé de la vie large que mènent les travailleurs durant les périodes de hauts salaires – et pourtant il n’est pas seulement naturel, il est aussi tout à fait raisonnable de la part de ces gens de jouir de l’existence, quand ils le peuvent, au lieu d’amasser des trésors qui ne leur servent de rien et que mites et rouille, c’est-à-dire les bourgeois, finiront quand même par ronger. Mais semblable existence est plus démoralisante que toute autre. Ce que Carlyle dit des fileurs de coton, s’applique à tous les ouvriers d’usine anglais :

   « Chez eux les affaires sont aujourd’hui florissantes, demain elles périclitent – c’est un perpétuel jeu de hasard et ils vivent comme des joueurs, aujour­d’hui dans le luxe, demain dans la misère. Un sombre mécontentement de révoltés les ronge : le sentiment le plus misérable qui puisse agiter le cœur d’un homme. Le com­mer­ce anglais, avec ses convulsions et ses fluctuations, qui secouent le monde entier, avec son immense démon-Protée de la vapeur a rendu incertains tous les chemins qu’ils pourraient sui­vre, comme si un mauvais sort pesait sur eux; la sobriété, la fer­meté, la tranquillité prolongée, bienfaits suprêmes pour l’homme, leur sont étran­gères… Ce monde n’est pas pour eux une demeure hospitalière, mais une prison à l’air malsain, où tout n’est que tourment épouvantable et stérile, rébellion, rancune et rancœur envers soi-même comme envers autrui. Est-ce un monde verdoyant et fleuri, créé et gouverné par un Dieu, ou bien est-ce un sombre et bouillonnant enfer empli de vapeurs de vitriol, de poussières de coton, du vacarme des ivrognes, des colères et des affres du travail, créé et gouverné par un démon ? »((Chartism, p. 34 et suiv. F.E. ))

   Et on lit plus loin, page 40 :

   « Si l’injustice, l’infidélité à la vérité, à la réalité et à l’ordonnance de la nature sont le seul mal sous le soleil, et si le sentiment de l’injustice et de l’iniquité est la seule peine intolérable, notre grande question au sujet de la situation des travail­leurs serait : « Est-ce juste ? » et en premier lieu : que pensent-ils eux-mêmes de l’équité de cet état de choses ? Les mots qu’ils pro­fè­rent sont déjà une réponse, leurs actes, bien davantage… Indignation, tendance sou­daine  à la vengeance et élans de révolte contre les classes supérieures, respect décrois­sant des ordres de leurs supérieurs temporels, déclin de leur foi dans les enseignements de leurs supé­rieurs spirituels, tel est l’état d’esprit général qui gagne chaque jour davantage les classes inférieures. Cet état d’esprit on peut le déplorer ou s’en faire le champion, mais on se doit de reconnaître qu’il y existe réellement, on doit savoir que tout cela est fort triste et que si on n’y change rien, cela produira une catastrophe. »

   Carlyle a tout à fait raison pour ce qui est des faits, il n’a que le tort de reprocher aux travailleurs, la passion farouche qui les anime contre les classes supérieures. Cette passion, cette colère, sont au contraire la preuve que les travailleurs ressentent le caractère inhumain de leur situation, qu’ils ne veulent pas se laisser ravaler au niveau de la bête, et qu’ils se libéreront un jour du joug de la bourgeoisie. Nous le voyons bien à l’exemple de ceux qui ne partagent pas cette colère – ou bien ils se soumettent humblement à leur sort, vivant en honorables particuliers, tant bien que mal, ne se souciant pas de la marche du monde, aidant la bourgeoisie à forger plus solidement les chaînes des ouvriers et se trouvent intellec­tuellement au point mort de la période pré-industrielle – ou bien, ils se laissent mener par le destin, jouent avec lui, perdent tout soutien intérieur, alors qu’ils ont déjà perdu tout soutien extérieur, vivent au jour le jour, boivent du schnaps et courent les filles, dans les deux cas, ce sont des bêtes. C’est cette catégorie qui contribue le plus « au rapide progrès du vice » dont la bourgeoisie se scandalise si fort, alors qu’elle en a elle-même déchaîné les causes.

   Une autre source de l’immoralité des travailleurs c’est le fait qu’ils sont les damnés du travail. Si l’activité productive libre est le plus grand plaisir que nous connaissions, le travail forcé est la torture la plus cruelle, la plus dégradante. Rien n’est plus terrible que de devoir faire du matin au soir quelque chose qui vous répugne. Et plus un ouvrier a des sentiments humains, plus il doit détester son travail parce qu’il sent la contrainte qu’il implique et l’inutilité que ce labeur représente pour lui-même. Pour quoi donc travaille-t-il ? Pour le plaisir de créer ? Par instinct naturel ? Nullement. Il travaille pour l’argent, pour une chose qui n’a rien à voir avec le travail en soi, il travaille parce qu’il y est forcé, et de plus, le travail dure si longtemps et il est si monotone que pour cette simple raison déjà, son travail ne peut être pour lui, dès les premières semaines, qu’un véritable supplice, s’il a encore quelques sentiments humains. La division du travail a du reste encore multiplié les effets abêtissants du travail obligatoire. Dans la plupart des branches l’activité de l’ouvrier est réduite à un geste étriqué, purement mécanique, qui se répète minute après minute et reste, bon an mal an, éter­nellement le même.((Devrais-je ici encore laisser parler à ma place la bourgeoisie ? Je ne choisirai qu’un ouvrage que chacun peut lire : Wealth of Nations d’Adam Smith (édit. citée), 3e vol., livre V, chap. 8, p. 297. F.E. )) Quiconque a travaillé depuis sa plus tendre jeunesse douze heures par jour et plus, à fabriquer des têtes d’épingles ou à limer des roues dentées, et a vécu en outre dans les conditions de vie d’un prolétaire anglais, combien de facultés et de sentiments humains a-t-il pu conserver à trente ans ? Il en va de même avec l’introduction de la vapeur et des machines. L’activité de l’ouvrier s’en trouve facilitée, l’effort musculaire épargné, et le travail lui-même insignifiant mais suprêmement monotone. Celui-ci ne lui offre aucune possibilité d’activité intellectuelle et cependant il accapare son attention, au point que pour bien accomplir sa tâche, l’ouvrier ne doit penser à rien d’autre. Et d’être condamné à un tel travail, un travail qui accapare tout le temps disponible de l’ouvrier, lui laissant à peine le loisir de manger et de dormir, ne lui permettant même pas de mouvoir son corps au grand air, de jouir de la nature, sans parler de l’activité intellectuelle, cela pourrait ne pas ravaler l’hom­me au rang de l’animal ? Une fois encore le travailleur n’a que cette alternative : se soumettre à son sort, devenir un « bon ouvrier », servir « fidèlement » les intérêts de la bourgeoisie – et dans ce cas, il tombe à coup sûr au rang de la bête -ou bien alors résister, lutter tant qu’il le peut pour sa dignité d’homme, et cela ne lui est possible qu’en luttant contre la bourgeoisie.

   Et lorsque toutes ces causes ont provoqué une immense immoralité dans la classe labori­euse, une autre intervient pour propager cette immoralité et la pousser à l’extrême : c’est la concentration de la population. Les écrivains bourgeois anglais lancent l’anathème contre les effets démoralisateurs des grandes villes – ces Jérémies à rebours se lamentent et pleurent non sur la destruction de ces villes mais sur leur épanouissement. Le shérif Alison rend cet élément responsable de presque tous les maux et le Dr Vaughan, qui a écrit The Age of Great Cities, encore bien davantage. C’est normal. Dans les autres facteurs qui exercent une action funeste sur le corps et l’esprit des ouvriers, l’intérêt de la classe possédante est trop directe­ment en jeu.

   S’ils disaient que la misère, l’insécurité, le surmenage et le travail obligatoire sont les cau­ses essentielles, chacun de répondre – et eux-mêmes seraient forcés de répondre : eh bien ! donnons aux pauvres la propriété, garantissons leur existence, promulguons des lois contre le surmenage; et c’est cela que la bourgeoisie ne peut pas avouer. Mais les grandes villes se sont développées d’elles-mêmes, les gens sont venus s’y installer librement; en conclure que seule l’industrie et la classe moyenne qui en tire profit ont donné naissance à ces grandes villes, tombe si peu sous le sens, qu’il a dû être facile à la classe dominante d’avoir l’idée d’attribuer tous les malheurs à cette cause en apparence inévitable – alors que les grandes villes ne peuvent que faire se développer plus rapidement et plus totalement un mal qui exis­te au moins déjà en germe. Alison a du moins encore assez d’humanité pour le reconnaître – ce n’est pas un bourgeois industriel et libéral tout à fait évolué, mais un tory bourgeois à demi-évolué et c’est pourquoi il voit çà et là des choses devant lesquelles les vrais bourgeois sont complètement aveugles. Laissons-lui maintenant la parole :

   « C’est dans les grandes villes que le vice déploie ses tentations et la luxure ses rêts, que la faute est encouragée par l’espoir de l’impunité et que la paresse se nourrit de multiples exem­ples. C’est ici, dans ces grands centres de corruption humaine, que les mauvais sujets et les dépravés fuient la simplicité de la vie rustique, c’est là qu’ils trouvent des victimes à leurs mauvais instincts et le gain qui les récompense des dangers qu’ils affrontent. La vertu est reléguée dans l’ombre et opprimée, le vice s’épanouit à la faveur des difficultés qui font obstacle à sa décou­verte, les débordements sont récompensés par une jouissance immédiate. Quiconque parcourt la nuit St Gilles, ou les venelles étroites de Dublin, les quartiers pauvres de Glasgow en trouvera confirmation, et ce qui l’étonnera ce n’est pas qu’il y ait tant de crimes, mais au contraire qu’il y en ait si peu au monde. La grande cause de la corrup­tion des grandes villes, c’est la nature contagieuse du mauvais exemple et la difficulté d’échapper à la séduction du vice, lorsqu’ils sont en contact étroit et quotidien avec la jeune génération. Les riches, eo ipso ne valent pas mieux ; eux non plus ne sauraient résister s’ils se trouvaient dans cette situation, exposés aux mêmes tentations; le malheur particulier des pauvres, c’est qu’ils sont obligés de côtoyer partout les formes séduisantes du vice et les tentations de plaisirs inter­dits… L’impossibilité démontrée de dissimuler à la fraction jeune de la population les charmes du vice est la cause de l’immoralité. »

   Après une assez longue peinture de mœurs, notre auteur poursuit :

   « Tout ceci ne provient pas d’une dépravation extraordinaire du caractère, mais de la nature presque irrésistible des tentations auxquelles les pauvres sont exposés. Les riches qui blâment la conduite des pauvres, céderaient tout aussi rapidement à l’influence de causes identiques. Il existe un degré de misère, une façon qu’a le péché de s’imposer, auxquels la vertu ne peut que rarement résister et la jeunesse presque jamais. Dans ces conditions, le progrès du vice est presque aussi certain et souvent tout aussi rapide que le progrès de la contagion physique. »

   Et à un autre endroit :

   « Lorsque les classes supérieures ont, dans leur intérêt, concentré les pauvres en grand nombre dans un espace restreint, la contagion du vice se propage avec une rapidité foudroyante et devient inévitable. Les classes inférieures, étant donné leur situation du point de vue de l’enseignement moral et religieux, sont souvent à peine plus à blâmer de céder aux tentations qui les assaillent que de succomber au typhus. »((The Principles of Population, vol. II, p. 76 et suiv., p. 135. F.E.))

   Voilà qui suffira ! Le demi-bourgeois Alison nous révèle, bien qu’en termes peu clairs, les conséquences funestes des grandes villes sur le développement moral des travailleurs. Un autre bourgeois, mais qui, lui, l’est totalement, un homme selon le cœur de la Ligue pour l’abolition des lois sur les grains, le Dr Andrew Ure((Philosophy of Manufactures, Londres, 1835, pp. 406 et suiv. Nous aurons encore à parler de ce bel ouvrage et les passages cités ici se trouvent page 406 et suivantes. F.E. )), nous dévoile l’autre aspect de la question. Il nous expose que la vie dans les grandes villes facilite les coalitions entre ouvriers, et rend la populace puissante. Si les travailleurs n’y étaient pas éduqués, (c’est-à-dire éduqués à l’obéissance à la bourgeoisie), ils verraient les choses d’un point de vue unilatéral, d’un point de vue sinistrement égoïste; ils se laisseraient aisément séduire par de rusés démagogues – que dis-je, ils seraient bien capables de regarder d’un œil jaloux et hostile leur meilleur bienfaiteur, le capitaliste sobre et entreprenant. Le seul recours, dans ce cas, c’est la bonne éducation, faute de quoi s’ensuivraient une faillite nationale et d’autres hor­reurs, car une révolution des ouvriers serait alors inéluctable. Et les craintes de notre bour­geois sont parfaitement justes. Si la concentration de la population a bien un effet stimulant et favorable sur la classe possédante, elle fait progresser encore bien plus rapidement l’évolution de la classe laborieuse. Les travailleurs commencent à sentir qu’ils constituent une classe dans leur totalité, ils prennent conscience que, faibles isolément, ils représentent tous en­sem­ble une force; la séparation d’avec la bourgeoisie, l’élaboration de conceptions et d’idées propres aux travailleurs et à leur situation, sont accélérées, la con­scien­ce qu’ils ont d’être opprimés s’impose à eux, et les travailleurs acquièrent une importance sociale et politi­que. Les grandes villes sont les foyers du mouvement ouvrier; c’est là que les ouvriers ont commencé à réfléchir à leur situation et à lutter; c’est là que s’est manifestée d’abord l’op­po­sition entre prolétariat et bourgeoisie; c’est d’elles que sont issues les associations ouvriè­res, le chartisme et le socialisme. Les grandes villes ont transformé la maladie de l’organisme social qui se manifeste à la campagne sous une forme chronique, en une affection aiguë; elles ont ainsi clairement révélé sa véritable nature et simultanément le véritable moyen de la guérir. Sans les grandes villes et leur influence favorable sur le développement de l’intelli­gence publique, les ouvriers n’en seraient pas où ils en sont, tant s’en faut. En outre, elles ont détruit les dernières traces des rapports paternalistes entre ouvriers et patrons, et la grande industrie y a également contribué, en multipliant le nombre des ouvriers dépendant d’un seul bourgeois. Certes, la bourgeoisie s’en lamente, et à bon droit – car tant que durèrent les rapports patriarcaux, le bourgeois était à peu près à l’abri d’une révolte des travailleurs. Il pouvait les exploiter et les dominer à cœur-joie, et ce peuple de gens simples lui offrait par surcroît son obéissance, sa gratitude et son affection, lorsqu’en plus du salaire il le gratifiait de quelques amabilités qui ne lui coûtaient rien et peut-être de quelques petits avantages – donnant l’apparence qu’il faisait tout cela, sans y être obligé, par pure bonté d’âme, par goût du sacrifice alors qu’en réalité, ce n’était pas même le dixième de ce qu’il eût dû faire. En tant que particulier, bourgeois placé dans des conditions de vie que lui-même n’avait pas créées, il a fait, certes, en partie au moins ce qu’il devait faire; mais en tant que membre de la classe dirigeante, qui pour la simple raison qu’elle gouverne est responsable de la situation de la nation tout entière et à qui il incombe de défendre l’intérêt général, il n’a non seulement rien fait de ce qu’il aurait dû assumer en raison de sa position sociale, mais il a par surcroît exploi­té toute la nation pour son profit personnel. Le rapport patriarcal, qui dissimulait hypocrite­ment l’esclavage des ouvriers, faisait que l’ouvrier devait nécessairement rester intellectuelle­ment mort, ignorant ses propres intérêts, simple particulier. C’est seulement lorsqu’il échappa à son patron et lui devint étranger, quand il apparut clairement que les seuls liens entre eux étaient l’intérêt particulier, le profit; c’est seulement lorsque disparut totale­ment l’attache­ment apparent, qui ne résista pas à la première épreuve, que l’ouvrier commen­ça à compren­dre sa position et ses intérêts et à se développer de façon autonome; c’est seulement alors qu’il cessa d’être dans ses conceptions, ses sentiments et sa volonté aussi, l’esclave de la bourgeoisie. Et c’est principalement l’industrie et les grandes villes qui ont contribué de façon déterminante à cette évolution.

   Un autre facteur qui a exercé une influence importante sur le caractère des ouvriers an­glais, c’est l’immigration irlandaise, dont il a déjà été question sur ce plan également. Elle a certes, comme nous le voyons, d’une part dégradé les travailleurs anglais, les privant des bienfaits de la civilisation et aggravant leur situation – mais elle a contribué par ailleurs à creu­­ser le fossé entre travailleurs et bourgeoisie, et ainsi hâté l’approche de la crise. Car l’évo­­lu­tion de la maladie sociale dont souffre l’Angleterre est la même que celle d’une mala­die physique; elle évolue selon certaines lois et a ses crises, dont la dernière et la plus vio­lente décide du sort du patient. Et comme il est impossible que la nation anglaise suc­com­be à cette dernière crise, et qu’elle doit nécessairement en sortir renouvelée et régénérée, on ne peut que se réjouir de tout ce qui porte la maladie à son paroxysme. Et l’immigration irlan­daise y contribue en outre par ce caractère vif, passionné qu’elle acclimate en Angleterre et qu’elle apporte à la classe ouvrière anglaise. A maints égards les rapports entre Irlandais et Anglais sont les mêmes que ceux entre Français et Allemands; le mélange du tempérament irlandais plus léger, plus émotif, plus chaud, et du caractère anglais calme, persévérant, réflé­chi ne peut être à la longue que profitable aux deux parties. L’égoïsme brutal de la bour­geoisie anglaise serait resté beaucoup plus enraciné dans la classe laborieuse si le caractère irlandais, généreux jusqu’au gaspillage, essentiellement dominé par le sentiment, n’était venu s’y adjoindre, d’une part grâce au croisement entre races, d’autre part, grâce aux relations habituelles, pour adoucir ce que le caractère anglais avait de froid et de trop rationnel.

   Nous ne nous étonnerons donc plus dès lors d’apprendre que la classe laborieuse anglaise est devenue peu à peu un peuple tout différent de la bourgeoisie anglaise. La bourgeoisie a plus d’affinités avec toutes les nations de la terre qu’avec les ouvriers qui vivent à ses côtés, Les ouvriers parlent une langue différente, ont d’autres idées et conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une religion et une politique différente de celles de la bourgeoi­sie. Ce sont deux peuples différents, aussi différents que s’ils étaient d’une autre race, et jusqu’ici, nous n’en connaissions sur le continent qu’un seul, la bourgeoisie. Et pourtant, c’est précisément le second, le peuple des prolétaires qui est de loin le plus important pour l’avenir de l’Angleterre.((1892. Cette idée que la grande industrie a divisé les Anglais en deux nations différentes a, comme on sait, été exprimée à peu près à la même époque par Disraeli, dans son roman Sybil, or the two Nations [Sybil, ou les deux nations]. F.E. ))

   Nous aurons encore à parler du caractère public des travailleurs anglais tel qu’il se manifeste dans les associations ou les principes politiques – nous ne voulons ici mentionner que les résultats des causes que nous venons d’énumérer, dans la mesure où elles agissent sur le caractère privé des ouvriers. Dans la vie quotidienne, l’ouvrier est de beaucoup plus humain que le bourgeois. J’ai déjà signalé plus haut que les mendiants ont coutume de faire appel presque uniquement aux ouvriers, et que, de façon générale, les travailleurs font davantage pour les pauvres que la bourgeoisie. Ce fait – qu’on peut d’ailleurs vérifier chaque jour – est confirmé par M. Parkinson chanoine de Manchester entre autres :

   « Les pauvres se donnent mutuellement davantage que les riches ne donnent aux pauvres. je puis appuyer mon affirmation par le témoignage de l’un de nos médecins les plus âgés, les plus habiles, les plus observateurs et les plus humains, le Dr Bardsley. Il a déclaré publiquement que la somme totale que les pauvres se donnent mutuellement chaque année dépasse celle que les riches fournissent dans le même laps de temps aux fins d’assistance »((On the present condition of the Labouring Poor in Manchester, etc. (De la situation actuelle des pauvres travaillant à Manchester, etc.) … By the Rev. Rd. PARKINSON, Canon of Manchester, 3e édition, Londres et Manchester, 1841. Pamphlet*. F.E. La citation est légèrement modifiée par Engels.)).

   C’est une chose réjouissante que de voir l’humanité des ouvriers se manifester également partout dans d’autres domaines. Ils ont eux-mêmes enduré une vie pénible et sont donc capa­bles d’éprouver de la sympathie pour ceux qui sont dans le besoin; pour eux, tout homme est un être humain, alors que pour le bourgeois, l’ouvrier est moins qu’un homme; c’est pourquoi ils sont d’un abord plus facile, plus aimables, et bien qu’ils ressentent davantage le besoin d’argent que les possédants, ils sont moins à l’affût des sous parce que, à leurs yeux, l’argent n’a de valeur qu’en considération de ce qu’il leur permet d’acheter, alors que pour les bour­geois, il a une valeur particulière, intrinsèque, la valeur d’un dieu, ce qui fait ainsi du bourgeois un « homme d’argent » vulgaire et répugnant. L’ouvrier, qui ignore cette vénéra­tion de l’argent, est par conséquent moins cupide que le bourgeois dont le seul but est de gagner de l’argent, et qui voit dans l’accumulation de sacs d’or la fin suprême de la vie. C’est pourquoi l’ouvrier a aussi beaucoup moins de préventions; il est bien plus ouvert à la réalité que le bourgeois et ne voit pas tout à travers le prisme de l’intérêt. L’insuffisance de son éducation le préserve des préjugés religieux; il n’y comprend goutte et ne s’en tourmente point, il ignore le fanatisme dont la bourgeoisie est prisonnière, et s’il a par hasard quelque religion, elle n’est que formelle, pas même théorique – pratiquement il ne vit que pour ce monde et cherche à y avoir droit de cité. Tous les écrivains de la bourgeoisie s’accordent à dire que les ouvriers n’ont pas de religion et ne vont pas à l’église. Tout au plus faut-il excep­ter les Irlandais, quelques personnes âgées, et en outre, les demi-bourgeois – surveillants, con­tre­maîtres et assimilés. Mais dans la masse on ne rencontre presque partout qu’indiffé­rence totale à l’égard de la religion, tout au plus, un vague déisme, trop peu élabo­ré pour servir à autre chose qu’à faire quelques phrases ou susciter un peu plus qu’un vague effroi devant des expressions telles que infidel (incroyant), atheist (athée). Les ecclésias­tiques de toutes les sectes sont très mal vus par les ouvriers bien que n’ayant perdu leur influence sur ceux-ci que récemment, mais aujourd’hui une simple interjection comme he is a parson ! (c’est un curé) suffit souvent pour exclure un pasteur de la tribune des réunions publiques. Et tout comme les conditions d’existence, le manque d’éducation reli­gieu­se et autre contribue à rendre les travailleurs moins prévenus, moins prisonniers que le bourgeois de principes traditionnels et bien établis et d’opinions préconçues. Ce dernier est engoncé jusqu’au cou dans ses préjugés de classe, dans les principes qu’on lui a rabâchés dès sa jeunesse; il n’y a rien à en tirer, il est – même s’il se présente sous l’aspect libéral – fonciè­rement conservateur, son intérêt est lié indissolublement à l’état de choses existant, il est radicalement fermé à tout mouvement. Il déserte sa place à la tête du développement histo­rique, les ouvriers l’y remplacent, d’abord en droit, puis un jour aussi en fait.

   Cela, ainsi que l’activité publique des ouvriers qui en résulte et que nous étudierons plus tard, sont les deux aspects favorables du caractère de cette classe les aspects défavorables peuvent se résumer aussi brièvement et découlent tout aussi naturellement des causes indi­quées ivrognerie, dérèglement dans les rapports sexuels, grossièreté et manque de respect pour la propriété, sont les principaux reproches que leur adresse la bourgeoisie. Que les travailleurs boivent beaucoup, on ne saurait s’en étonner. Le shérif Alison affirme que chaque samedi soir à Glasgow, environ 30,000 ouvriers sont ivres et assurément cette estimation n’est pas inférieure à la réalité; il affirme encore que dans cette ville, en 1830, on comptait un débit de boisson pour douze immeubles et en 1840 un pour dix maisons; qu’on a payé en Écosse des droits sur l’alcool pour 2,300,000 gallons d’eau-de-vie en 1823 et pour 6,620,000 gallons en 1837((Principles of Population, passim. F. E..)), et en Angleterre pour 1,976,000 gallons en 1823 et pour 7,875,000 gallons en 1837. Les lois sur la bière de 1830, qui ont facilité l’ouverture de brasseries qu’on appelait les Jerry Shops et dont les propriétaires avaient le droit de vendre de la bière to be drunk on the premises (à consommer sur place), ces lois favorisèrent également l’extension de l’alcoolisme en ouvrant un débit pour ainsi dire à la porte de chacun. Dans presque toutes les rues, on rencontre plusieurs brasseries de ce genre, et partout où, à la campagne, il y a une agglomération de deux ou trois maisons, on peut être sûr d’y trouver un Jerry Shop. En outre, il existe des Hush Shops – c’est-à-dire des débits clandestins, sans licence – en grand nombre, et tout autant de distille­ries, au cœur des grandes villes, dans les quartiers retirés que visite rarement la police, qui produisent de grandes quantités d’eau-de-vie. Gaskell (ouvrage cité) estime le nombre de ces dernières à plus de 100 à Manchester seulement et leur production annuelle à 156,000 gallons au moins. A Manchester, il y a en outre plus de mille débits, donc, proportionnelle­ment au nombre d’immeubles, au moins autant qu’à Glasgow. Dans toutes les autres grandes villes il en va de même. Et lorsqu’on songe qu’en plus des conséquences habituelles de l’alcoolisme, des hommes et des femmes de tout âge, même des enfants, souvent des mères avec leur petit dans les bras retrouvent dans ces cabarets les victimes les plus dépravées du régime bourgeois, voleurs, escrocs, prostituées, quand on songe que plus d’une mère donne de l’alcool au nourrisson qu’elle porte dans ses bras, on reconnaîtra certainement que la fréquentation de ces lieux contribue à l’immoralité. C’est surtout le samedi soir, quand on a touché la paye et fini de travailler plus tôt que d’ordinaire, quand toute la classe ouvrière sort de ses mauvais quartiers et se répand dans les grandes rues, qu’on peut constater l’ivrognerie dans toute sa brutalité. Par de telles soirées je suis rarement sorti de Manchester sans rencontrer une foule d’hommes ivres, titubants ou affalés dans les caniveaux. Le dimanche soir, la même scène se renouvelle, moins bruyante cependant, Et lorsqu’il n’y a plus d’argent, les buveurs vont chez le premier prêteur sur gages venu, – il en existe un grand nombre dans toutes les villes importantes : plus de 60 à Manchester et 10 à 12 dans une seule rue de Salford (Chapel Street) – et ils engagent tout ce qui leur reste. Meubles, habits du dimanche – quand il en reste – vaisselle sont retirés en masse chaque samedi des boutiques de prêteur pour y retourner presque toujours avant le mercredi suivant, jusqu’à ce qu’un hasard rende impossible un nouveau retrait et qu’un à un ces objets deviennent la proie de l’usurier, à moins que ce dernier ne veuille plus avancer un liard sur ces marchandises élimées et usées. Lorsqu’on a vu de ses yeux l’extension de l’alcoolisme parmi les ouvriers en Angleterre, on croit volon­tiers Lord Ashley((Séance de la Chambre basse du 28 février 1843. F.E. )), quand il affirme que cette classe dépense chaque année pour les spiri­tueux environ 25 millions de livres sterling et chacun peut imaginer quelle aggravation de la situation matérielle, quel terrible ébranlement de la santé physique et morale, quelle ruine de la vie familiale peuvent en résulter. Les sociétés de tempérance ont assurément fait beau­coup, mais de quel poids pèsent quelques milliers de Teetotallers en face des millions d’ou­vriers ? Lorsque le Père Mathew, apôtre irlandais de la tempérance, parcourt les villes anglaises, bien souvent 30 à 60,000 travailleurs font le pledge (le vœu), mais quatre semaines plus tard, la majorité a déjà oublié. Si l’on fait par exemple le compte des gens de Manchester qui dans les trois ou quatre dernières années ont fait serment de ne plus boire, on trouve plus de personnes qu’il n’y en a dans cette ville – et pourtant on ne constate pas une diminution de l’ivrognerie.

   À côté de cette consommation sans frein de spiritueux, le dérèglement des rapports sexuels constitue un des vices principaux de nombreux ouvriers anglais. C’est là également une conséquence inévitable, inéluctable des conditions de vie d’une classe abandonnée à elle-même, mais dépourvue des moyens de faire usage de cette liberté. La bourgeoisie ne lui a laissé que ces deux plaisirs, alors qu’elle l’a accablée de peines et de souffrances; la consé­quence en est que les travailleurs, pour jouir au moins un peu de la vie concentrent toute leur passion sur ces deux plaisirs, et s’y adonnent avec excès et de la façon la plus effrénée. Lorsqu’on met des gens dans une situation qui ne peut convenir qu’à l’animal, il ne leur reste qu’à se révolter ou à sombrer dans la bestialité Et quand, par surcroît, la bourgeoisie elle-même participe pour une bonne part au développement de la prostitution – sur les 40,000 filles de joie qui emplissent chaque soir les rues de Londres((Sheriff ALISON : Principles of Population, vol. 2 *. F.E.* 1840, p. 147. Alison parle en fait de « 30 à 40,000 jeunes femmes de mœurs dissolues ».)) combien la vertueuse bourgeoisie en fait-elle vivre ? Combien d’entre elles sont redevables à un bourgeois qui les a séduites, de l’obligation où elles se trouvent de vendre leur corps aux passants pour pouvoir vivre ? – elle a vraiment moins que quiconque, le droit de reprocher aux travailleurs leur grossièreté sexuelle.

   Somme toute, les défauts des ouvriers se ramènent tous au dérèglement dans la recherche du plaisir, au manque de prévoyance et au refus de se soumettre à l’ordre social, et d’une façon générale, à l’incapacité de sacrifier le plaisir du moment à un avantage plus lointain. Mais qu’y a-t-il là de surprenant ? Une classe qui par son labeur acharné, ne peut se procurer que peu de chose et que les plaisirs les plus matériels, ne doit-elle pas se précipiter aveuglément, à corps perdu sur ces plaisirs ? Une classe que personne ne se soucie de for­mer, soumise à tous les hasards, qui ignore toute sécurité de l’existence, quelles raisons, quel intérêt a-t-elle d’être prévoyante, de mener une vie sérieuse et au lieu de profiter de la faveur de l’instant, de songer à un plaisir éloigné qui est encore très incertain, surtout pour elle, dans sa situation dont la stabilité est toujours précaire et qui peut changer du tout au tout ? On exige d’une classe qui doit supporter tous les inconvénients de l’ordre social, sans pouvoir profiter de ses avantages, d’une classe à qui cet ordre social ne peut apparaître qu’hostile, on exige d’elle qu’elle le respecte ? C’est vraiment trop demander. Mais la classe ouvrière ne saurait échapper à cet ordre social tant qu’il existera et si l’ouvrier isolé se dresse contre lui, c’est lui qui subit le plus grand dommage. Ainsi l’ordre social rend au travailleur la vie de famille presque impossible; une maison inhabitable, sale, à peine suffisante pour servir d’abri nocturne, mal meublée, rarement chauffée, et où souvent la pluie pénètre, une atmos­phère étouffante dans une pièce surpeuplée, ne permettent pas la moindre vie de famille; le mari travaille toute la journée, ainsi que la femme et peut-être les aînés des enfants, tous en des lieux différents, ils ne se voient que le matin et le soir – et il y a en outre, la tentation continuelle de l’eau-de-vie; où y aurait-il place pour la vie de famille ? Et pourtant, l’ouvrier ne peut échapper à la famille, il doit vivre en famille; il en résulte des querelles et désaccords familiaux perpétuels, dont l’effet est extrêmement démora­lisant tant sur les époux que sur les enfants. La négligence de tous les devoirs familiaux, les enfants laissés à l’abandon, tout cela n’est que trop fréquent parmi les travailleurs anglais et les institutions sociales actuelles n’en sont que trop la cause. Et on voudrait que des enfants, grandis ainsi en sauvages dans ce milieu où l’immoralité est la plus grande et où, assez souvent, les parents participent à cette immoralité, on voudrait qu’ils soient dotés par la suite de délicates consciences morales ? Les exigences que le bourgeois béat et satisfait formule à l’adresse de l’ouvrier sont vraiment par trop naïves.

   Le mépris de l’ordre social se manifeste le plus clairement dans son extrême, le crime. Si les causes qui rendent l’ouvrier immoral s’exercent de façon plus puissante, plus intense, qu’habituellement, celui-ci devient un criminel aussi sûrement que l’eau chauffée à 80º Réaumur passe de l’état liquide à l’état gazeux. Sous l’action brutale et abrutissante de la bour­geoisie, l’ouvrier devient précisément une chose aussi dépourvue de volonté que l’eau; il est soumis avec exactement la même nécessité aux lois de la nature – pour lui, à un certain point, toute liberté cesse. C’est pourquoi, parallèlement au développement du prolétariat, la criminalité s’est accrue en Angleterre; et la nation anglaise est devenue la plus criminelle du monde entier. Il ressort des « Tableaux de Criminalité » publiés chaque année par le Minis­tère de l’Intérieur, qu’en Angleterre l’accroissement de la criminalité s’est effectué avec une rapidité inconcevable. Le nombre des arrestations pour faits qualifiés de crimes se montait (pour l’Angleterre et le pays de Galles seulement) :

En 1805 à 4,605
En 1810 à 5,146
En 1815 à 7,818
En 1820 à 13,710
En 1825 à 14,437
En 1830 à 18,107
En 1835 à 20,731
En 1840 à 27,187
En 1841 à 27,760
En 1842 à 31,309

donc en 37 ans les arrestations ont sextuplé. En 1847, 4,492, soit plus de 14 % de ces arrestations ont été opérées dans le seul Lancashire, et 4,094 soit plus de 13 % dans le Middlesex (y compris Londres). Nous voyons donc que deux districts, qui comprennent de grandes villes avec un nombreux prolétariat, représentent à eux seuls plus du 1/4 de la criminalité, bien que leur population soit bien loin de constituer le 1/4 de celle de l’ensemble du pays. Les tableaux de criminalité fournissent aussi la preuve directe que presque tous les crimes ont été commis par le prolétariat; car en 1842, 32,35 %, des criminels, en moyenne, ne savaient ni lire ni écrire, 58,32 % ne savaient qu’imparfaitement lire et écrire, 6,77 % savaient bien lire et écrire, 0,22 % avaient eu une instruction supérieure et pour 2,34 % il avait été impossible d’indiquer le degré d’instruction. En Écosse, la criminalité a augmenté encore bien plus rapidement. En 1819, on avait procédé à 89 arrestations seulement pour crimes, en 1837 leur nombre était déjà de 3,126, et en 1842 de 4,189. Dans le Lancashire, où c’est le shérif Alison lui-même qui a rédigé le rapport officiel, la population a doublé en 30 ans, mais la criminalité tous les 5 ans et demi, augmentant donc 6 fois plus vite que la population. Quant à la nature des crimes, ce sont comme dans tous les pays civilisés, dans leur grande majorité, des crimes contre la propriété, ayant donc pour cause le manque d’une chose ou d’une autre car ce qu’on possède, on ne le vole pas. La proportion des crimes contre la propriété par rapport à la population qui est aux Pays-Bas de 1/7140, en France de 1/1804, était en Angleterre, à l’époque où Gaskell écrivait, de 1/799; les crimes contre les personnes représentaient par rapport à la population aux Pays-Bas, une proportion de 1/28904, en France de 1/17573, en Angleterre de 1/23395. Le rapport du nombre de crimes, d’une façon générale, au chiffre de la population était dans les districts agricoles de 1/1043, dans les districts industriels de 1/840((Manuf. Popul. of Engl., chap. X. F.E. )) ; dans l’ensemble de l’Angleterre ce rapport s’établit mainte­nant à 1/660 à peine((On a divisé le chiffre de la population (15 millions environ) par celui des individus condamnés pour crime (22.733). F.E. PORTER : op. cit., p. 635.)), et il y a tout juste dix ans que le livre de Gaskell a paru.

   Ces faits sont vraiment plus que suffisants, pour faire méditer et réfléchir chacun, même un bourgeois, sur les conséquences d’une telle situation. Si l’immoralité et la criminalité s’accroissent encore pendant vingt ans dans cette proportion – et si l’industrie anglaise est moins heureuse durant ces vingt ans que précédemment, la progression de la criminalité va encore s’accélérer – quel sera le résultat ? Nous constatons déjà que la société est en pleine décomposition, il est impossible d’ouvrir un journal sans y voir, dans les faits les plus frappants, la preuve du relâchement de tous les liens sociaux. Je puise au hasard dans le tas des journaux anglais amoncelés devant moi; il y a là un Manchester Guardian (30 octobre 1844) qui donne les nouvelles de trois jours; il ne se donne pas même la peine de fournir des nouvelles précises sur Manchester, et rapporte simplement les cas les plus intéressants : par exemple, dans une usine, les travailleurs ont cessé le travail pour obtenir une augmentation de salaire et ils ont été contraints par le juge de paix de le reprendre; à Salford quelques garçons ont commis des vols et un négociant en faillite a tenté d’escroquer ses créanciers. Les nouvelles en provenance des environs sont plus détaillées; à Ashton deux vols, un cambrio­lage, un suicide; à Bury un vol; à Bolton deux vols une fraude sur l’impôt; à Leigh un vol; à Oldham arrêt de travail à cause des salaires, un vol, une rixe entre Irlandaises, un chapelier n’appartenant pas à la corporation malmené par les membres de la corporation, une mère frappée par son fils; à Rochdale, une série de rixes, un attentat contre la police, un vol dans une église; à Stockport, mécontentement des ouvriers à cause des salaires, un vol, une escro­querie, une rixe, un homme qui maltraite sa femme; à Warrington un vol et une rixe; à Wigan un vol et un pillage d’église. Les chroniques des journaux londoniens sont encore bien pires; escroqueries, vols, cambriolages à main armée, querelles familiales s’y accumulent; j’ai justement sous la main un numéro du Times (12 sept. 1844) qui ne rapporte que les événe­ments d’une journée : il y est question d’un vol, d’un attentat contre la police, d’une sentence condamnant le père d’un enfant adultérin à verser une pension alimentaire, de l’abandon d’un enfant par ses parents et de l’empoisonnement d’un homme par sa femme. On en trouve autant dans tous les journaux anglais. Dans ce pays, la guerre sociale a éclaté; chacun se défend et lutte pour soi-même contre tous; quant à savoir s’il fera ou non tort à tous les autres, qui sont ses ennemis déclarés, cela résulte uniquement d’un calcul égoïste pour déterminer ce qui lui est le plus profitable à lui. Il ne vient plus à l’idée de personne de s’entendre à l’amiable avec son prochain; tous les différends se règlent par les menaces, parl e recours aux tribunaux à moins qu’on ne se fasse justice soi-même. Bref, chacun voit dans autrui un ennemi qu’il faut écarter de son chemin ou tout au plus un moyen qu’il faut exploiter à ses propres fins. Et cette guerre, ainsi que le prouvent les tableaux de criminalité, devient d’année en année plus violente, plus passionnée, plus implacable; les ennemis se divisent peu à peu en deux grands camps, hostiles l’un à l’autre; ici la bourgeoisie et là, le prolétariat. Cette guerre de tous contre tous et du prolétariat contre la bourgeoisie ne doit pas nous surprendre, car elle n’est que l’application conséquente du principe que renferme déjà la libre concurrence. Mais ce qui est bien fait pour nous étonner, c’est que la bourgeoisie au-dessus de laquelle s’amoncellent chaque jour les nouveaux nuages d’un orage menaçant reste malgré tout, si calme et si tranquille à la lecture de tout ce que relatent quotidiennement les journaux, sans ressentir – je ne dis pas de l’indignation devant cette situation sociale, mais seulement de la crainte devant ses conséquences, devant une explosion générale de ce qui se manifeste d’une façon sporadique par la criminalité. Mais il est vrai qu’elle est la bourgeoisie, et de son point de vue, elle n’est pas même capable de se rendre compte des faits – à plus forte raison ignore-t-elle leurs suites. Il n’y a qu’une chose surprenante : c’est que des préju­gés de classe, des opinions préconçues et rabâchées, puissent frapper toute une classe d’hom­mes d’un aveuglement si total, je devrais dire si insensé. Le développement de la nation va cependant son chemin, que les bourgeois aient ou non des yeux pour le voir et un beau matin, cette évolution réservera à la classe possédante une surprise dont sa sagesse ne peut se faire la moindre idée, même en rêve.

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