L’annexion de l’Alsace-Lorraine

Le rôle de la violence dans l’histoire

Engels

II. Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand

4. L’annexion de l’Alsace-Lorraine

   L’Alsace avait été conquise par la France, pour l’essentiel, pendant la guerre de Trente ans. Richelieu avait oublié en cela le solide principe d’Henry IV : « Que la langue espagnole soit à l’Espagnol, l’allemande à l’Allemand ; mais où on parle français, c’est mon lot » ; Richelieu s’appuya sur le principe de la frontière naturelle du Rhin, de la frontière historique de la Gaule ancienne. C’était de la folie ; mais le Saint-Empire romain germanique, qui comprenait les domaines linguistiques français de Lorraine, de Belgique et même de Franche-Comté, n’avait pas le droit de reprocher à la France l’annexion de pays de langue allemande. Et si Louis XIV, en 1681, s’était emparé de Strasbourg en pleine paix, avec l’aide d’un parti d’inspiration française dans la ville, la Prusse était mal venue de s’en indigner, après qu’elle eut de même fait violence, sans succès toutefois, à la ville libre de Nuremberg en 1796, et sans même être appelée, elle, par un parti prussien((On reproche à Louis XIV d’avoir lâché, en pleine pais, ses Chambres de réunion sur un territoire allemand qui ne lui appartenait pas. Même la jalousie la plus malveillante ne peut reprocher la même chose aux Prussiens. Au contraire. Après avoir, en 1795, fait une paix séparée avec la France, en violant directement la Constitution d’Empire, après avoir rassemblé autour d’eux leurs petits voisins, également parjures, au-delà de la ligne de démarcation dans la première Confédération de l’Allemagne du Nord, ils mirent à profit la situation difficile dans laquelle se trouvaient des États du Sud de l’Allemagne, qui désormais poursuivaient seuls la guerre en même temps que l’Autriche, pour des tentatives d’annexion en Franconie. Ils formèrent à Anspach et à Bayreuth, qui étaient prussiennes alors, des Chambres de réunion sur le modèle de celles de Louis XIV ; ils prétendirent à une série de territoires voisins ; prétentions en face desquelles les prétextes de Louis XIV semblaient lumineusement convaincants. Et lorsque les Allemands furent battus, lorsque les Français entrèrent en Franconie, les Prussiens sauveurs occupèrent Nuremberg y compris les faubourgs jusqu’aux murs d’enceinte, et ils obtinrent des bourgeois rassis de Nuremberg, tremblants de peur, un traité (2 septembre 1796), par lequel la ville se soumettait à la souveraineté prussienne, à la condition que… les Juifs ne seraient jamais admis dans la ville. Mais là-dessus, l’archiduc Charles avança, il battit les Français à Würzburg les 3 et 4 septembre 1796, et ainsi s’envola en fumée bleue cette tentative de faire comprendre de force aux Nurembergeois la mission allemande de la Prusse. (Note d’Engels.))).

   La Lorraine fut vendue à la France par l’Autriche en 1735 à la paix de Vienne et devint finalement possession française en 1766. Depuis des siècles, elle n’avait appartenu que nominalement à l’Empire germanique, ses ducs étaient français sous tous les rapports et presque toujours alliés à la France.

   Il y eut dans les Vosges jusqu’à la Révolution française une quantité de petites seigneuries qui se comportaient à l’égard de l’Allemagne comme États d’Empire immédiats, mais en ce qui concerne la France, avaient reconnu la souveraineté de celle-ci ; elles tiraient profit de cette situation ambiguë et puisque l’Empire germanique laissait faire, au lieu de demander des comptes aux seigneurs dynastes, il ne pouvait se plaindre que la France, en vertu de sa souveraineté, prît sous sa protection contre ces seigneurs expulsés, les habitants de ces domaines.

   Au total, ce pays allemand, jusqu’à la Révolution, ne fut pour ainsi dire pas francisé. L’Allemand demeura la langue d’enseignement et la langue d’administration pour les relations intérieures, du moins en Alsace. Le gouvernement français favorisait les provinces allemandes, dont nul ennemi, depuis le début du XVIIIe siècle, après de longues années de guerres dévastatrices, n’avait plus foulé le sol. L’Empire allemand, déchiré par d’éternelles guerres intérieures, n’était vraiment pas fait pour engager les Alsaciens à rentrer dans le sein de la mère patrie ; du moins on avait avec les Français le calme et la paix ; on savait à qui on avait affaire. Ainsi, les philistins qui donnaient le ton se pliaient-ils de bon gré aux décrets impénétrables de la Providence. A vrai dire, le sort des Alsaciens n’était pas sans exemple, les habitants du Holstein étaient aussi sous la domination étrangère du Danemark.

   Vint la Révolution française. Ce que l’Alsace et la Lorraine n’avaient jamais osé espérer de l’Allemagne, la France le leur donna. Les liens féodaux furent brisés. Le paysan taillable et corvéable devint un homme libre, dans bien des cas propriétaire de sa ferme et de son champ. Dans les villes, le pouvoir des patriciens et les privilèges de corporations disparurent. On chassa la noblesse. Et dans les domaines des petits princes et des petits seigneurs, les paysans suivirent l’exemple de leurs voisins ; ils chassèrent les dynastes, les Chambres de gouvernement et la noblesse, ils se déclarèrent libres citoyens français. Nulle part en France, le peuple ne se rallia à la Révolution avec plus d’enthousiasme que dans les régions de langue allemande. Et, plus encore, lorsque le Saint-Empire germanique déclara la guerre à la Révolution, lorsque les Allemands, non contents de porter encore leurs chaînes avec obéissance, se prêtèrent à imposer à nouveau aux Français leur servitude ancienne, et aux paysans alsaciens les seigneurs féodaux qu’ils venaient de chasser, c’en fut fini du germanisme de l’Alsace et de la Lorraine ; elles se mirent à haïr les Allemands. C’est alors que la Marseillaise fit composée à Strasbourg et ce furent des Alsaciens qui la chantèrent les premiers ; les Franco-Allemands, malgré leur langue et leur passé finirent, sur des centaines de champs de bataille, par ne plus former qu’un seul peuple avec les Français de nationalité, dans la lutte pour la Révolution.

   La grande Révolution n’a-t-elle pas fait le même prodige avec les Flamands de Dunkerque, avec les Celtes de Bretagne, avec les Italiens de Corse ? Et lorsque nous nous plaignons qu’il en fut de même pour les Allemands, avons-nous donc oublié toute notre histoire, qui a rendu cela possible ? Avons-nous oublié que toute la rive gauche du Rhin, qui pourtant ne prit qu’une part passive à la Révolution, était française d’esprit lorsque les Allemands y revinrent en 1814 ? qu’elle demeura française d’esprit jusqu’en 1848, où la Révolution réhabilita les Allemands aux yeux des Rhénans ? Que l’enthousiasme de Heine pour les Français, et même son bonapartisme, n’était autre chose que l’écho de l’état d’esprit de tout le peuple sur la rive gauche du Rhin ?

   Lorsque les coalisés entrèrent en France en 1814, c’est justement en Alsace et en Lorraine qu’ils trouvèrent les ennemis les plus décidés, la résistance la plus rude dans le peuple lui-même ; c’est que, dans ces pays, on était sensible au danger de redevenir allemand. Et cependant, en Alsace-Lorraine, on parlait alors presque exclusivement l’allemand. Mais lorsque ces provinces ne coururent plus le danger d’être soustraites à la France, lorsque les velléités d’annexion des chauvins romantiques allemands se furent calmées, on comprit qu’il fallait, sur le plan linguistique aussi, s’intégrer toujours davantage à la France ; et dès lors, on fit ce qu’avaient fait spontanément chez eux les Luxembourgeois, on procéda à la francisation des écoles. Cependant le processus de transformation fut très lent ; seule la génération bourgeoise d’aujourd’hui est réellement francisée, alors que les paysans et les ouvriers parlent allemand. La situation est à peu près la même qu’au Luxembourg : l’allemand littéraire a cédé la place au français (excepté en chaire), mais le patois allemand n’a perdu du terrain qu’à la frontière linguistique et on l’emploie beaucoup plus comme langage courant que dans la plupart des campagnes d’Allemagne.

   Tel est le pays que Bismarck et les junkers prussiens, soutenus, comme il semble, par la réminiscence d’un romantisme chauvin inséparable de toutes les questions allemandes, eurent l’audace de faire redevenir allemand. Il était aussi absurde de vouloir rendre à l’Allemagne Strasbourg, patrie de la Marseillaise, que de faire de Nice, patrie de Garibaldi, une ville française. A Nice, cependant, Louis-Napoléon respecta les convenances, il fit plébisciter l’annexion et la manœuvre réussit. En dehors du fait que les Prussiens détestaient de telles mesures révolutionnaires pour de très bonnes raisons — il n’est jamais arrivé, où que ce soit, que la masse du peuple désirât l’annexion à la Prusse — on savait bien que, précisément, en Alsace-Lorraine, la population était plus unanime dans son attachement à la France que les nationaux français eux-mêmes. Ainsi ce coup de main ne fut-il exécuté que par la force. Ce fut une sorte de vengeance sur la révolution française ; on arrachait l’un des morceaux qui, justement, avaient été soudés à la France par la Révolution.

   Militairement, l’annexion avait sans doute un objectif. Avec Metz et Strasbourg, l’Allemagne obtenait un front de défense d’une force prodigieuse. Tant que la Belgique et la Suisse demeurent neutres, une offensive française ne peut porter nulle part ailleurs que sur l’étroite bande de territoire qui se trouve entre Metz et les Vosges, et contre cette offensive, Coblence, Metz, Strasbourg et Mayence constituent le quadrilatère de places fortes le plus puissant et le plus grand du monde. Mais aussi, ce quadrilatère de places fortes, comme celui de l’Autriche en Lombardie, se trouve pour la moitié en territoire ennemi et il y constitue des citadelles pouvant servir à maintenir la population sous le joug. Plus encore : pour le compléter, il fallut empiéter en dehors du domaine linguistique allemand, il fallut annexer environ deux cent cinquante mille nationaux français.

   Le grand avantage stratégique est donc le seul point qui peut excuser l’annexion. Mais y a-t-il un rapport quelconque entre cet avantage et le préjudice qui en est résulté ?

   L’immense tort moral dans lequel le jeune Empire allemand s’est mis en posant comme principe fondamental, ouvertement et aux yeux de tous, la violence brutale — le junker prussien ne veut pas le voir. Au contraire, il lui faut des sujets récalcitrants, maintenus par la violence ; ils sont la preuve de l’accroissement de la puissance prussienne ; et au fond, il n’en a jamais eu d’autre. Mais ce à quoi il eût dû prendre garde, c’étaient aux conséquences politiques de l’annexion. Et celles-ci étaient évidentes. Avant même que l’annexion eût force de loi, Marx les criait au monde dans une circulaire de l’Internationale : « L’annexion de l’Alsace-Lorraine fait de la Russie l’arbitre de l’Europe. » Et les social-démocrates((August Bebel et Wilhelm Liebknecht.)) l’ont souvent répété à la tribune du Reichstag, jusqu’à ce que cette vérité fût reconnue finalement par Bismarck lui-même, dans son discours parlementaire du 6 février 1888, gémissant devant le tsar tout-puissant, maître de la guerre et de la paix.

   Cela était pourtant clair comme le jour. En arrachant à la France deux de ses provinces les plus fanatiquement patriotes, on la poussait dans les bras de celui qui lui ferait espérer leur retour, on se faisait de la France un ennemi éternel. Sans doute, Bismarck, qui, en l’occurrence, incarne en toute conscience et dignité les philistins allemands, exige-t-il des Français qu’ils renoncent à l’Alsace-Lorraine non seulement juridiquement, mais moralement, qu’ils se réjouissent même, pourquoi pas ? de ce que ces deux morceaux de la France révolutionnaire soient « rendus à la mère patrie », ce dont ils ne veulent d’ailleurs pas du tout. Malheureusement, les Français ne sont pas disposés à le faire, pas plus que les Allemands ne renoncèrent moralement à la rive gauche du Rhin pendant les guerres napoléoniennes, encore qu’à cette époque celle-ci ne désirât pas leur revenir. Tant que les Alsaciens et les Lorrains réclameront le retour à la France, la France doit s’efforcer et s’efforcera de les recouvrer, elle devra chercher les moyens de le faire, entre autres elle devra rechercher des alliés. Et contre l’Allemagne, l’allié naturel est la Russie.

   Si les deux nations les plus grandes et les plus forts du continent occidental se neutralisent réciproquement par leur hostilité, s’il y a même entre elles un éternel sujet de discorde, qui les excite à se combattre, seule en tirera avantage… la Russie qui, dont les mains n’en sont alors que plus libres ; la Russie qui, dans ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France qui, dans ses appétits de conquête, peut être d’autant moins freinée par l’Allemagne, qu’elle peut attendre de la France un appui sans conditions. Et Bismarck n’a-t-il pas mis la France en position de mendier l’alliance russe, d’être obligée d’abandonner de plein gré Constantinople à la Russie, si la Russie lui promet seulement ses provinces perdues ? Et si, malgré cela, la paix a été maintenue dix-sept années durant, faut-il l’attribuer à un autre fait que celui-ci : le système de réserve inauguré en France et en Russie demande seize ans, et même vingt-cinq ans, depuis les récents perfectionnements allemands, pour fournir le nombre suffisant de classes exercées. Et après avoir été durant seize années déjà le fait dominant de toute la politique de l’Europe, l’annexion n’est-elle pas à l’heure actuelle la cause profonde de toute la crise qui menace de guerre la cause profonde de toute la crise qui menace de guerre le continent ? Supprimez ce seul et unique fait et la paix est assurée.

   Avec son français qu’il parle avec l’accent de l’Allemand du Sud, le bourgeois alsacien, ce fat et ce bâtard, qui se veut plus français d’allure que les Français de souche, qui regarde Gœthe de haut, s’enflamme pour Racine, mais qui n’arrive pourtant pas à se débarrasser de la mauvaise conscience d’être secrètement Allemand, et se croit ainsi obligé de déblatérer continuellement sur l’Allemagne, si bien qu’il ne peut même pas servir de médiateur entre l’Allemagne et la France — ce bourgeois alsacien est bien sûr un individu méprisable, qu’il  soit industriel à Mulhouse ou journaliste à Paris. Mais qui l’a fait ce qu’il est, sinon l’histoire allemande des trois derniers siècles ? Récemment encore, presque tous les Allemands à l’étranger, les commerçants surtout, n’étaient-ils pas de véritables Alsaciens, reniant leur qualité d’Allemands, se torturant comme des bêtes qu’ils étaient pour s’assimiler leur nouvelle nationalité étrangère, et se comportant ainsi de leur propre chef au moins aussi ridiculement que les Alsaciens qui, eux, y sont plus ou moins contraints par les circonstances ? En Angleterre, par exemple, toute la société commerçante allemande immigrée entre 1815 et 1840 était anglicisée presque sans exception ; on s’y exprimait presqu’exclusivement en anglais, et, aujourd’hui encore, à la Bourse de Manchester par exemple, évoluent quelques vieux philistins allemands qui donneraient la moitié de leur fortune pour pouvoir passer pour de vrais Anglais. Ce n’est que depuis 1848 que quelque chose a changé, et depuis 1870, depuis que même le lieutenant de réserve vient en Angleterre et que Berlin y envoie son contingent, l’obséquiosité d’autrefois cède le pas à une arrogance prussienne qui ne nous rend pas moins ridicules à l’étranger.

   Et depuis 1871, le rattachement à l’Allemagne a-t-il été plus accommodé au goût des Alsaciens ? Au contraire. On les a placés sous un régime de dictature, tandis qu’à côté, en France, la République régnait. On a introduit chez eux le système prussien des Landräte pédantesque et importun, auprès duquel, quoiqu’on en dise tant de mal, l’ingérence de l’administration préfectorale française — rigoureusement réglée par la loi — est un régime en or. On supprima rapidement tout vestige de la liberté de la presse, du droit de réunion et d’association, on prononça la dissolution des conseils municipaux récalcitrants et on installa dans les fonctions de maires des bureaucrates allemands. Par contre, on flatta les « notables », c’est-à-dire les nobles et les bourgeois complètement francisés, on les protégea dans leur exploitation des ouvriers et des paysans, qui, s’ils n’étaient pas Allemands de mentalité, n’en parlaient pas moins l’allemand et représentaient le seul élément sur lequel une tentative de réconciliation eût pu s’appuyer. Et qu’en a-t-on retiré ? Qu’en février 1887, alors que l’Allemagne tout entière se laissait intimider en envoyait au Reichstag le cartel bismarckien, l’Alsace-Lorraine n’élut que des députés résolument français, et écarta tous ceux qui étaient suspects des moindres sympathies allemandes.

   Or, si les Alsaciens sont ce qu’ils sont, avons-nous le droit de leur en vouloir ? Nullement. Leur antipathie à l’égard de l’annexion est un fait historique qui ne saurait être aboli, mais réclame une explication. Et là, nous devons nous demander : combien de fautes historiques énormes, l’Allemagne a-t-elle dû commettre en Alsace pour que, après dix-sept ans de tentatives de germanisation, les Alsaciens s’écrient d’une voix unanime : épargnez-nous cette épreuve ? Avons-nous le droit de nous imaginer que deux campagnes heureuses et dix-sept années de dictature bismarckienne suffisent pour effacer tous les effets de la honteuse histoire de trois siècles.

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