Discours sur la guerre

Ier congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de Russie

Discours sur la guerre

Lénine

9 (22) juin

   Permettez moi, camarades, d’aborder l’examen du problème de la guerre, en vous rappelant deux passages de l’appel à tous les pays publié le 14 mars par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. « Le moment est venu », y était il dit, « d’entreprendre une action décisive contre les visées de conquête des gouvernements de tous les pays ; le moment est venu pour les peuples de régler eux mêmes la question de la guerre et de la paix ». L’autre passage de cet appel s’adresse aux prolétaires de la coalition austro allemande : « Refusez de servir d’instruments de conquête et de violence aux rois, aux grands propriétaires fonciers et aux banquiers ». Ces deux passages sont répétés sous des formes variées dans des dizaines, des centaines, et je crois même des milliers de résolutions d’ouvriers et de paysans russes.

   Ma conviction est qu’ils montrent le mieux tout ce qu’a de contradictoire et d’on ne peut plus confus la situation dans laquelle la politique actuelle des mencheviks et des populistes((Par « populistes » Lénine désignait les trois partis petits bourgeois de tendance populiste : troudoviks, socialistes révolutionnaires et « socialistes populistes ». )) a plongé les ouvriers et les paysans révolutionnaires. D’une part, ils sont pour la guerre ; de l’autre, ils figurent parmi les représentants de classes qui ne sont point intéressées aux visées de conquête des gouvernements de tous les pays, et ils ne peuvent pas ne pas le dire. Cette psychologie et cette idéologie, si confuses qu’elles soient, sont très profondément ancrées dans l’esprit de la quasi totalité des ouvriers et des paysans, elles traduisent la conscience du fait que la guerre est due aux visées de conquête des gouvernements de tous les pays. Mais, par ailleurs, on comprend fort mal, ou pas du tout, que le gouvernement, quelle qu’en soit la forme, représente les intérêts de classes déterminées et que, par suite, l’opposer au peuple, comme dans le premier extrait cité par moi, c’est faire preuve d’une confusion théorique et d’une impuissance politique extrêmes, se vouer soi même et vouer toute sa politique à des situations et à des attitudes des plus instables, des plus précaires. Il en est de même pour la dernière partie du deuxième texte cité ; on y trouve cette belle exhortation : « Refusez de servir d’instruments de conquête et de violence aux rois, aux grands propriétaires fonciers et aux banquiers. » Fort bien. Mais refusez aussi de servir d’instruments aux vôtres. Car si vous, ouvriers et paysans russes, vous vous adressez aux ouvriers et aux paysans d’Autriche et d’Allemagne, dont les gouvernements et les classes dirigeantes poursuivent la même guerre de brigandage et de spoliation que les capitalistes et les banquiers russes, anglais et français ; si vous leur dites : « Refusez de servir d’instruments à vos banquiers », sans interdire l’entrée du ministère à vos propres banquiers que vous placez à côté de ministres socialistes, vous invalidez tous vos appels, vous démentez par vos actes toute votre politique. Tout se passe comme si vos excellentes intentions, vos excellentes aspirations n’existaient pas, car vous aidez à poursuivre, du côté russe, cette même guerre impérialiste, cette même guerre de conquête. Vous allez à l’encontre des masses que vous représentez, car elles ne se placeront jamais du point de vue des capitalistes, ouvertement exprimé par Milioukov, Maklakov et autres qui vont disant : « Il n’est pas d’idée plus criminelle que de penser que l’on fait la guerre dans l’intérêt du capital. »

   J’ignore si cette idée est criminelle ; je ne doute pas qu’elle le soit du point de vue de ceux qui aujourd’hui n’existent qu’à moitié et qui n’existeront peut être plus demain ; mais elle est la seule juste, elle seule traduit l’idée que nous nous faisons de cette guerre, elle seule traduit les intérêts des classes opprimées, ceux de la lutte contre les oppresseurs. Et que l’on ne se fasse pas d’illusions quand nous disons que la guerre est capitaliste, que c’est une guerre de conquête. Cela n’implique pas le moins du monde que les crimes de telle ou telle personnalité, de tel ou tel monarque, ont pu provoquer ce conflit.

   L’impérialisme marque un certain degré de l’évolution du capital mondial ; après des dizaines d’années de préparation, le capitalisme a abouti à ceci qu’un petit groupe de pays immensément riches   ils ne sont pas plus de quatre : Angleterre, France, Allemagne et Amérique   ont accumulé tant de richesses, se chiffrant par centaines de milliards, ont accumulé tant de force dans les grandes banques et chez les grands capitalistes   ils ne sont pas plus de deux ou trois, une demi douzaine au maximum, dans chacun de ces pays  , une force si colossale qu’elle a envahi tout l’univers et a littéralement partagé la planète au point de vue territorial, au point de vue colonial. Les colonies de ces puissances se côtoient dans tous les pays du globe. Ces Etats se sont partagé la planète également au point de vue économique, car il n’est pas un coin de terre où n’aient pénétré les concessions, où n’aient pénétré les tentacules du capital financier. Telle est la base des annexions. Les annexions ne sont pas une invention, elles ne résultent pas de la brusque transformation d’hommes épris de liberté en réactionnaires. Elles ne sont que l’expression politique et la forme politique du règne des banques géantes, qui découle inévitablement du capitalisme sans que ce soit la faute de personne, les banques reposant sur les actions et l’impérialisme sur l’accumulation des actions. Les grandes banques, elles, qui dominent l’univers grâce à leurs capitaux se chiffrant par centaines de milliards et qui rattachent des branches entières de la production aux associations de capitalistes et de monopolistes : tel est l’impérialisme qui a divisé l’univers en trois groupes de rapaces immensément riches.

   L’Angleterre est à la tête de l’un de ces groupes, le premier, le plus proche de nous en Europe, tandis que l’Allemagne et l’Amérique sont à la tête des deux autres, leurs auxiliaires étant contraints de les aider aussi longtemps que durent les relations capitalistes. Aussi vous suffit il de bien vous représenter le fond du problème, que sentent d’instinct tout opprimé, l’immense majorité des ouvriers et des paysans russes, pour comprendre tout ce qu’a de ridicule l’idée de combattre la guerre avec des mots, des manifestes, des proclamations, des congrès socialistes. Idée ridicule, car vous aurez beau publier des déclarations, vous aurez beau faire des révolutions politiques   vous avez renversé Nicolas Romanov en Russie, vous êtes jusqu’à un certain point en république ; la Russie a fait un pas immense en avant, rattrapant peut être d’un seul coup, ou presque, la France qui, dans d’autres conditions, a mis un siècle à en faire autant, et demeure un pays capitaliste  , les banques restent toutes puissantes. Les capitalistes sont toujours là. Ils ont dû jeter du lest, mais n’en a t il pas de même en 1905, et s’en sont ils trouvés plus mal ? La chose est nouvelle pour les Russes, mais toutes les révolutions d’Europe l’ont bien montré : chaque fois que la vague révolutionnaire monte, les ouvriers obtiennent davantage, mais les capitalistes gardent le pouvoir. La lutte contre la guerre impérialiste n’est possible que si elle est une lutte des classes révolutionnaires contre les classes dominantes à l’échelle du monde entier. Il ne s’agit pas des grands propriétaires fonciers en général, bien qu’il y en ait en Russie et qu’ils y jouent un rôle plus grand que nulle part ailleurs ; ce n’est pas cette classe qui a créé l’impérialisme. Il s’agit de la classe des capitalistes, à la tête de laquelle se trouvent les principaux magnats de la finance et les grandes banques. Et tant que cette classe, qui exerce sa domination sur les prolétaires opprimés unis aux paysans pauvres, leurs alliés   les semi prolétaires, comme il est dit dans notre programme   n’aura pas été renversée, cette guerre sera sans issue. Pour nourrir l’illusion que l’on peut, à l’aide de proclamations, d’appels aux autres peuples, unir les travailleurs de tous les pays, il faut vraiment se placer à un point de vue borné, exclusivement russe, ignorer qu’en Europe occidentale, où les ouvriers et les paysans sont accoutumés aux révolutions politiques pour en avoir vu des dizaines, la presse se moque de ces phrases et de ces appels. On ignore là bas qu’en Russie la masse ouvrière s’est réellement levée, qui dans son immense majorité croit sincèrement et condamne les visées de conquête des capitalistes de tous les pays ; elle souhaite que les peuples s’arrachent au joug des banquiers. Mais on ne comprend pas, en Europe, qu’ayant des organisations telles que n’en possède aucun autre peuple : les Soviets des députés ouvriers, paysans et soldats, qui sont armés, vous envoyiez vos socialistes siéger au ministère et donniez tout de même le pouvoir à ces banquiers. A l’étranger, on ne vous accuse pas seulement de naïveté : cela ne serait rien encore. Les Européens ont cessé de comprendre la naïveté en politique, cessé de comprendre qu’il y a en Russie des dizaines de millions d’hommes qui pour la première fois s’éveillent à la vie, qu’on ignore en Russie le lien qui existe entre les classes et le gouvernement, entre le gouvernement et la guerre. La guerre est la continuation de la politique bourgeoise, et rien de plus. La classe dominante détermine aussi la politique en temps de guerre. La guerre n’est que politique d’un bout à l’autre, la poursuite des mêmes fins par les mêmes classes à l’aide d’autres moyens. C’est pourquoi, lorsque vous écrivez dans vos appels aux ouvriers et aux paysans des autres pays : « Renversez vos banquiers », tout ouvrier conscient d’Europe se met à rire, à moins qu’il ne pleure et ne se dise avec amertume: « Qu’y pouvons nous, s’ils ont renversé là bas un idiot à demi sauvage, un monstre de monarque comme ceux dont nous nous sommes débarrassés depuis longtemps   c’est tout notre crime – et soutiennent maintenant avec leurs ministres « pseudo-socialistes » les banquiers russes ? »

   Les banquiers restent au pouvoir, dirigent la politique étrangère par le moyen de la guerre impérialiste et maintiennent dans leur intégrité les traités conclus en Russie par Nicolas II. Cela est particulièrement frappant chez nous : toutes les grandes lignes de la politique extérieure de l’impérialisme russe ont été déterminées non par les capitalistes actuels, mais par le gouvernement antérieur et Nicolas Romanov que nous avons renversé. Il a conclu ces traités, ces traités restent secrets, les capitalistes ne peuvent les publier puisqu’ils sont des capitalistes. Mais aucun ouvrier, aucun paysan ne peut comprendre ce brouillamini, car il se dit : puisque nous invitons à renverser les capitalistes dans les autres pays, à bas nos propres banquiers pour commencer ! Faute de quoi, personne ne nous croira, personne ne nous prendra au sérieux et l’on dira de nous : Vous êtes des barbares russes bien naïfs, vous écrivez des choses excellentes en elles mêmes, mais sans contenu politique ; ou, ce qui est pis, on nous prendra pour des hypocrites. Voilà ce que vous trouveriez dans la presse étrangère, si la presse de toutes nuances pénétrait librement en Russie au lieu d’être retenue à Tornéo par les autorités anglaises et françaises. Un aperçu des journaux étrangers suffirait à vous montrer dans quelle contradiction flagrante vous tombez ; il vous convaincrait que l’idée de combattre cette guerre par des conférences socialistes, par des accords passés avec des socialistes dans des congrès, est on ne peut plus ridicule et erronée. Si l’impérialisme était la faute ou le crime de certaines personnes, le socialisme pourrait rester le socialisme. Mais l’impérialisme est le dernier degré de développement du capitalisme, lorsque celui ci a abouti au partage du monde et au conflit à mort de deux gigantesques groupements. Il faut servir l’un ou l’autre, on bien les renverser tous les deux ; pas d’autre solution. Quand vous repoussez une paix séparée en disant : « Nous ne voulons pas servir l’impérialisme allemand », vous avez parfaitement raison, et c’est pourquoi nous sommes aussi les adversaires de la paix séparée. Mais vous continuez en fait, contre votre gré, à servir l’impérialisme anglo-français et ses visées de conquête et de brigandage identiques à celles qui sont inscrites dans les traités conclus par les capitalistes russes avec l’aide de Nicolas Romanov. Nous ne connaissons pas le texte de ces traités, mais quiconque a suivi la littérature politique, quiconque a parcouru ne serait ce qu’un ouvrage traitant de la vie économique et de la diplomatie, en connaît le contenu. D’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, Milioukov a lui même parlé dans ses livres de ces traités et de ces promesses : il y est question de piller la Galicie, les Détroits, l’Arménie, de garder les anciennes annexions et d’y ajouter quantité d’autres. Nul ne l’ignore et l’on continue pourtant à tenir les traités secrets en nous disant : si vous les annulez, ce sera la rupture avec les Alliés.

   J’ai déjà dit qu’il ne pouvait être question pour nous de paix séparée. La résolution de notre parti fait ressortir, sans que le moindre doute soit possible, que nous condamnons la paix séparée comme toute autre entente avec les capitalistes. La paix séparée, c’est pour nous l’entente avec les forbans allemands non moins pillards que les autres. Mais l’entente avec le capital russe au sein du Gouvernement provisoire de Russie, c’est aussi une paix séparée. Les traités tsaristes sont encore en vigueur, eux aussi ils pillent et étranglent d’autres peuples. Quand on dit : « Paix sans annexions ni contributions », ce que doivent dire tout ouvrier et tout paysan russe, parce que la vie le leur apprend, parce qu’ils ne sont pas intéressés aux bénéfices des banques, parce qu’ils veulent vivre, je leur réponds : « Vos chefs du Soviet actuel des députés ouvriers et soldats, qui appartiennent aux partis populiste et menchevique, se sont empêtrés dans ce mot d’ordre. Ils lui ont donné, dans leurs Izvestia, la signification d’un retour au statu quo, c’est-à-dire à la situation d’avant la guerre. N’est-ce pas là une paix capitaliste ? Et quelle paix capitaliste ! Sachez, quand vous formulez ce mot d’ordre, que le cours des événements peut porter vos partis au pouvoir. Cela est possible en période de révolution. Vous devrez faire ce que vous dites. Or, si vous proposez tout de suite la paix sans annexions, elle sera acceptée par les Allemands et repoussée par les Anglais, car les capitalistes anglais n’ont pas perdu un pouce de territoire et ont exercé leurs rapines sur tous les points du monde. Les Allemands ont beaucoup pillé, mais aussi beaucoup perdu et, de plus, ils se sont trouvés face à face avec l’ennemi le plus formidable : l’Amérique. Si, proposant une paix sans annexions, vous entendez par là le retour au statu quo, vous aboutissez fatalement à une paix séparée avec des capitalistes. Les capitalistes allemands, voyant devant eux l’Amérique et l’Italie avec lesquelles ils avaient naguère des traités, diront alors : « Oui, nous acceptons cette paix sans annexions ; loin d’être une défaite, elle est pour nous une victoire sur l’Amérique, et l’Italie. » Vous aboutissez objectivement à la paix séparée avec des capitalistes, dont vous nous accusez, parce que dans votre politique vous ne rompez pas en principe, dans vos actes, dans vos démarches pratiques, avec les banquiers qui représentent la domination impérialiste dans le monde entier, et que vos ministres « socialistes » et vous-mêmes soutenez au Gouvernement provisoire.

   Vous vous placez ainsi dans une situation précaire, contradictoire, et les masses ne vous comprennent pas. Les masses, qui n’ont pas intérêt aux annexions, disent : nous ne voulons pas nous battre pour les capitalistes, quels qu’ils soient. Quand on vient nous dire que des congrès et des ententes entre socialistes de tous les pays peuvent mettre un terme à une politique de ce genre, nous répondons : si l’impérialisme était le fait de quelques criminels, peut-être. Mais l’impérialisme, c’est le développement du capitalisme mondial, auquel est lié le mouvement ouvrier.

   La victoire de l’impérialisme est le début de la scission des socialistes en deux camps, scission inévitable, inéluctable dans tous les pays. Quiconque continue à parler aujourd’hui des socialistes comme d’un tout, comme de quelque chose qui peut être un tout, se trompe et trompe les autres. C’est tout le cours de la guerre, ce sont les deux années et demie de guerre, qui ont provoqué cette scission, depuis que le manifeste de Bâle, adopté à l’unanimité, a dit que cette guerre a pour cause le capitalisme impérialiste. Le manifeste de Bâle((Le Manifeste de Bâle (1912), manifeste sur la guerre, adopté par le Congrès Socialiste International réuni en session extraordinaire à Bâle les 24 25 novembre 1912. Ce document mettait les peuples en garde contre la menace imminente de la guerre impérialiste, soulignait les buts de brigandage de cette guerre et appelait les socialistes de tous les pays à mener une lutte énergique pour la paix, opposant à l’« impérialisme capitaliste la puissance de la solidarité internationale du prolétariat ». Le manifeste de Bâle reprenait les thèses de la résolution du Congrès de Stuttgart (1907), proposées par Lénine : en cas de déclenchement d’une guerre impérialiste, les socialistes devaient mettre à profit la crise économique et politique créée par la guerre pour accélérer la fin de la domination de la classe capitaliste, pour préparer la révolution socialiste. )) ne souffle mot de la « défense de la patrie ». On ne pouvait rédiger un autre manifeste avant la guerre, de même que pas un socialiste ne proposera aujourd’hui de rédiger un manifeste sur la « défense de la patrie » dans une guerre entre l’Amérique et le Japon, où sa peau, ses capitalistes et ses ministres seront hors de cause. Rédigez une résolution pour des congrès internationaux ! Vous savez que la guerre entre le Japon et l’Amérique est mûre, qu’elle s’est préparée des dizaines d’années durant, qu’elle ne sera pas l’effet du hasard ; il importe peu, pour la tactique à suivre, de savoir qui a tiré le premier. Il serait ridicule de le croire. Vous savez fort bien que les capitalismes japonais et américain sont des forbans au même titre. On invoquera de part et d’autre la « défense de la patrie » ; ce sera ou bien un crime ou bien une terrible défaillance au nom de la « défense » des intérêts de nos ennemis les capitalistes. Voilà pourquoi nous disons que le socialisme s’est scindé sans retour. Des socialistes ont renié totalement le Socialisme ; ceux qui sont passés du côté de leur gouvernement, de leurs banquiers, de leurs capitalistes, quelques réserves qu’ils fassent à leur égard, quelques blâmes qu’ils leur adressent. Il s’agit bien de blâmes ! Ceux que l’on adresse aux socialistes allemands, coupables de soutenir leurs capitalistes, dissimulent trop souvent la justification du même « péché » chez les Russes !

   Si vous accusez les social chauvins allemands, c’est à dire des hommes qui sont socialistes en paroles   peut être nombre d’entre eux sont ils des socialistes au fond d’eux mêmes  , et chauvins en fait car ils défendent en fait non le peuple allemand, mais les capitalistes allemands sordides, après au gain et pillards, ne défendez pas les capitalistes anglais, français et russes. Les social chauvins allemands ne sont pas pires que ceux qui, dans notre ministère, continuent la même politique des traités secrets et de brigandage en la dissimulant sous des vœux innocents, remplis de bonnes intentions, dont je reconnais du point de vue des masses la sincérité absolue, mais dans lesquels je ne reconnais pourtant, ni ne puis reconnaître, un seul mot de vérité politique. Ce ne sont là que vos désirs; mais la guerre, elle, demeure impérialiste et se poursuit en vertu des mêmes traités secrets ! Vous invitez les autres peuples à renverser leurs banquiers, mais vous soutenez les vôtres ! Quand vous parlez de paix, vous ne précisez pas quelle paix vous avez en vue. Quand nous avons signalé cette contradiction flagrante d’une paix sur la base du statu quo, nul ne nous a répondu. Vous ne pourrez pas dire dans votre résolution sur la paix sans annexions qu’il ne s’agit pas d’un statu quo. Vous ne pouvez pas dire qu’il s’agit d’un statu quo, c’est à dire d’un retour à la situation d’avant guerre. Que faire alors ? Enlever à l’Angleterre les colonies allemandes ? Essayez donc au moyen d’accords pacifiques ! Vous serez la risée de tout le monde. Essayez, sans révolution, d’enlever au Japon Kiao Tchéou et les îles du Pacifique sur lesquels il a fait main basse !

   Vous voilà empêtrés. Quand nous disons, nous, « sans annexions », ce mot d’ordre n’est pour nous qu’un élément subalterne dans la lutte contre l’impérialisme mondial. Nous voulons, disons-nous, affranchir tous les peuples, en commençant par les nôtres. Vous parlez d’une guerre contre les annexions et d’une paix sans annexions, et vous poursuivez chez vous, en Russie une politique annexionniste. C’est là une chose inouïe. Vous, votre gouvernement, vos nouveaux ministres, continuez en fait à l’égard de la Finlande et de l’Ukraine une politique d’annexions. Vous cherchez noise à un congrès d’Ukraine auquel vos ministres((Il est question ici de l’interdiction par Kérenski, ministre de la Guerre du Gouvernement provisoire, du congrès des Armées ukrainiennes. Passant outre, le congrès se tint à Kiev du 5 au 12 (18 25) juin 1917. Les 2 000 délégués adoptèrent l’« Acte universel » rendu par la Rada centrale et proclamant l’autonomie de l’Ukraine.
Dans ses articles « L’Ukraine » et « L’Ukraine et la défaite des partis dirigeants de la Russie », Lénine critiqua violemment la politique ukrainienne contre révolutionnaire du gouvernement provisoire, des mencheviks et des s. r.)) interdisent de se réunir. Et ce ne serait pas là une annexion ? Cette politique insulte aux droits d’un peuple que les tsars ont martyrisé parce que ses fils voulaient parler leur langue maternelle. C’est craindre la naissance de républiques séparées. Cela n’a rien d’effrayant aux yeux des ouvriers et des paysans. Que la Russie soit une fédération de libres républiques ! Les masses, ouvrières et paysannes ne feront pas la guerre pour s’y opposer. Que chaque peuple s’émancipe, et en premier lieu toutes les nations avec lesquelles vous faites la révolution en Russie. Sans quoi, vous vous condamnerez à être en paroles une « démocratie révolutionnaire », alors qu’en réalité toute votre politique est contre révolutionnaire.

   Votre politique étrangère est antidémocratique et contre révolutionnaire, tandis qu’une politique révolutionnaire pourrait vous mettre dans l’obligation de soutenir une guerre révolutionnaire. Mais pas nécessairement. Et le rapporteur et la presse, depuis quelques temps, se sont longuement étendus sur ce point. Je tiens à m’y arrêter, à mon tour.

   Comment pensons nous, pratiquement, sortir de cette guerre ? On ne pourra sortir de cette guerre, disons nous, que par la révolution. Soutenez la révolution des classes opprimées par les capitalistes, renversez la classe des capitalistes, dans votre pays, et donnez ainsi l’exemple aux autres pays. C’est là, et là seulement, qu’est le socialisme. C’est là, et là seulement, qu’est la lutte contre la guerre. Le reste n’est que promesses, phrases, vœux anodins. Le socialisme s’est scindé dans tous les pays du monde. Vous continuez à vous fourvoyer en nouant contact avec les socialistes qui soutiennent leurs gouvernements, et vous oubliez qu’en Angleterre et en Allemagne les vrais socialistes, qui expriment le socialisme des masses, ne sont qu’une poignée et se trouvent en prison. Mais eux seuls expriment les intérêts du mouvement prolétarien. Et si la classe opprimée arrivait au pouvoir en Russie ? Quand on nous dit : comment ferez vous pour sortir seuls de la guerre ? nous répondons : on ne peut en sortir seul. Toutes les résolutions de notre parti, tous les discours de nos orateurs dans les meetings disent qu’il serait insensé de croire que l’on puisse sortir seul de cette guerre. Cette guerre brasse des centaines de millions d’hommes, des capitaux par centaines de milliards. Elle ne comporte d’autre issue que le passage du pouvoir à la classe révolutionnaire, obligée en fait de briser l’impérialisme, c’est à dire de rompre les liens de la finance, de la banque et des annexions. Tant que cela n’est pas fait, il n’y a rien de fait ! La révolution s’est bornée à substituer au tsarisme et à l’impérialisme une pseudo-république profondément impérialiste qui, même en la personne des représentants des ouvriers et des paysans révolutionnaires, ne sait pas se comporter démocratiquement, c’est-à-dire sans craindre la séparation, à l’égard de la Finlande et de l’Ukraine.

   Nous aspirons, dit on, à une paix séparée. C’est faux. Pas de paix séparée, disons nous, avec aucun capitaliste, et avant tout les capitalistes russes ! Or, le Gouvernement provisoire a conclu une paix séparée avec les capitalistes russes. A bas cette paix séparée ! (Applaudissements) Nous n’acceptons aucune paix séparée avec les capitalistes allemands et nous n’engagerons avec eux des pourparlers d’aucune sorte ; mais nous ne voulons pas non plus de paix séparée avec les impérialistes anglais et français. Rompre avec ces derniers, nous dit on, c’est s’entendre avec les impérialistes allemands. C’est faux. Il faut rompre tout de suite avec eux, car c’est une alliance de brigandage. On dit que la publication des traités est impossible, car elle déshonorerait tout notre gouvernement, toute notre politique aux yeux de chaque ouvrier et de chaque paysan. Si l’on publiait ces traités et si l’on disait nettement aux ouvriers et aux paysans russes, au cours de réunions publiques, notamment dans tous les villages reculés : « Voilà pour quoi tu te bats maintenant pour les Détroits, pour garder l’Arménie », chacun dirait « Nous ne voulons pas de cette guerre ! » (le président : « Votre temps de parole est écoulé. » Des voix : « Continuez. ») Encore dix minutes. (Des voix : « Continuez. »)

   Je dis que l’alternative : « Avec les impérialistes anglais ou avec les impérialistes allemands ! » ou bien : « La paix avec les impérialistes allemands, c’est la guerre avec les impérialistes anglais, et vice versa», est fausse. Cette alternative est du goût de ceux qui ne veulent pas rompre avec leurs capitalistes et leurs banquiers, admettent avec eux toute alliance quelle qu’elle soit. Elle n’est pas du nôtre. Nous parlons de défendre l’alliance avec la classe opprimée, avec les peuples opprimés. Demeurez fidèles à cette alliance, et vous serez une démocratie révolutionnaire. Ce n’est pas une tâche facile. Elle ne nous permet pas d’oublier que dans certaines conditions, nous n’éviterons pas une guerre révolutionnaire. Aucune classe révolutionnaire ne peut renoncer d’avance à la guerre révolutionnaire sans se condamner à un pacifisme ridicule. Nous ne sommes pas des tolstoïens. Si la classe révolutionnaire prend le pouvoir, s’il ne subsiste dans son Etat aucune annexion, si les banques et le grand Capital n’ont plus aucun pouvoir, ce qui n’est pas chose facile en Russie, cette classe fera une guerre révolutionnaire non pas en paroles, mais en fait. On ne saurait renoncer d’avance à la guerre révolutionnaire. Ce serait verser dans le tolstoïsme, dans le philistinisme ; ce serait oublier toute la science marxiste, l’expérience de toutes les révolutions européennes.

   On ne saurait soustraire la Russie seule à la guerre. Mais elle a en puissance des alliés formidables, qui à l’heure actuelle ne vous croient pas justement parce que votre attitude est contradictoire ou naïve, parce que vous conseillez aux autres peuples de renoncer aux annexions alors que vous mêmes vous en faites. Vous dites aux autres peuples : renversez les banquiers. Mais vous ne renversez pas les vôtres. Essayez d’une autre politique. Publiez les traités et flétrissez les devant chaque ouvrier, devant chaque paysan, au cours de réunions publiques. Dites : aucune paix avec les capitalistes allemands et rupture complète avec les capitalistes anglo-français. Que les Anglais évacuent la Turquie et cessent de se battre pour Bagdad. Qu’ils évacuent l’Inde et l’Egypte. Nous ne voulons pas nous battre pour qu’ils conservent les fruits de leurs rapines. Pas plus que nous ne voulons dépenser la moindre parcelle de notre énergie pour que les forbans allemands gardent les leurs. Si vous agissez de la sorte   jusqu’ici vous n’avez fait qu’en parler ; or, en politique, on ne croit pas aux paroles, et l’on a bien raison  , si non seulement vous le dites, mais si encore vous agissez, vos alliés actuellement en puissance ne manqueront pas de se manifester. Voyez l’état d’esprit de tout ouvrier et de tout paysan opprimés. Ils sympathisent avec vous, déplorant que vous soyez si faibles que, ayant des armes, vous laissiez les banquiers en place. Les ouvriers opprimés de tous les pays sont vos alliés. Ce que la révolution de 1905 a montré en fait se reproduira. Elle était terriblement faible à ses débuts. Mais quel a été son résultat international ? Comment cette politique, comment l’histoire de 1905 ont elles orienté la politique extérieure de la révolution russe ? Vous faites maintenant la politique extérieure de la révolution russe en plein accord avec les capitalistes. Or, 1905 a montré quelle doit être la politique extérieure de la révolution russe. C’est un fait qu’après le 17 octobre 1905((Allusion au manifeste impérial du 17 octobre 1905. Le tsar y promettait des « libertés civiques » et une Douma « législative ». Ce manifeste était une concession arrachée au tsarisme, était une concession arrachée au tsarisme qui cherchait à gagner du temps, à diviser les forces révolutionnaires, à briser la grève qui avait déferlé sur le pays et à étouffer la révolution. Les bolcheviks démasquèrent cette manœuvre politique de l’autocratie. Le 18 (31) octobre 1905, le C.C. du P.O.S.D.R. publia un « Appel au peuple russe ! » où il expliquait la duplicité du manifeste impérial et engageait le peuple à pour suivre la lutte révolutionnaire. )) des manifestations monstres ont commencé dans les rues et des barricades ont été dressées à Vienne et à Prague. Après 1905 il y a eu 1908 en Turquie, 1909 en Perse, 1910 en Chine((La révolution de 1905-1907 en Russie provoqua un mouvement révolutionnaire parmi les peuples d’Orient. En 1908, une révolution bourgeoise eut lieu en Turquie. La révolution bourgeoise qui avait commencé en Perse en 1907 aboutit en 1909 à la déposition du shah. En 1910 se développa en Chine un mouvement révolutionnaire dirigé contre les féodaux chinois et les impérialistes étrangers ; il aboutit à la révolution et à la formation, en décembre 1911, d’une république bourgeoise. )).Si vous en appelez à une démocratie vraiment révolutionnaire, à la classe ouvrière, aux opprimés, au lieu de vous entendre avec les capitalistes, vous aurez pour alliés non les classes d’oppresseurs, mais les classes opprimées, non les nations où les classes d’oppresseurs l’emportent temporairement aujourd’hui, mais celles que l’on est en train de démembrer.

   On nous a rappelé ici le front allemand. Nul d’entre nous n’y a proposé le moindre changement, à part la libre diffusion de nos appels rédigés d’un côté en russe et dé l’autre en allemand. Les capitalistes des deux pays sont des forbans, y est il dit ; les éliminer, c’est faire un pas vers la paix. Mais il y a aussi d’autres fronts. Nous avons sur le front turc une armée dont j’ignore l’effectif. Admettons qu’il y ait là bas trois millions d’hommes. Si cette armée, qui occupe actuellement l’Arménie et y procède à une annexion que vous tolérez, tout en prêchant aux autres peuples la paix sans annexions, bien que vous ayez la force et le pouvoir ; si cette armée adoptait ce programme, si elle faisait de l’Arménie une république indépendante et lui donnait l’argent que nous prennent les banquiers anglais et français, cela n’en vaudrait que mieux.

   On dit que nous ne pouvons nous passer du soutien financier de l’Angleterre et de la France. Mais il nous « soutient » comme la corde soutient le pendu. Que la classe révolutionnaire russe dise : « A bas ce soutien, je ne reconnais pas les dettes contractées envers les capitalistes français et anglais, j’appelle à l’insurrection générale contre les capitalistes. Pas de paix avec les capitalistes allemands, pas d’alliance avec les capitalistes anglais et français ! »

   Si cette politique était appliquée, notre armée de Turquie serait rendue libre et pourrait se porter sur d’autres fronts, car tous les peuples de l’Asie verraient que le peuple russe ne se borne pas à proclamer la paix sans annexions sur la base du droit des peuples à disposer d’eux mêmes, mais que l’ouvrier et le paysan russes se mettent effectivement à la tête de toutes les nations opprimées ; que pour eux la lutte contre l’impérialisme ne se réduit pas à un simple vœu et à une pompeuse phraséologie ministérielle, mais répond aux intérêts vitaux de la révolution.

   Notre situation est telle que nous pouvons être menacés d’une guerre révolutionnaire, mais celle ci n’est pas fatale. Il est douteux, en effet, que les impérialistes anglais puissent nous faire la guerre si vous donnez l’exemple concret à tous les peuples voisins de la Russie. Prouvez que vous libérez la république arménienne, que vous passez un accord avec les Soviets des députés ouvriers et paysans de chaque pays, que vous êtes partisans d’une libre république, alors la politique de la révolution russe sera réellement révolutionnaire, réellement démocratique. Elle ne l’est encore qu’en paroles, elle est en fait contre-révolutionnaire, car vous êtes liés par l’impérialisme anglo-français sans vouloir le dire tout haut, sans oser en convenir. Il eût mieux valu, au lieu de lancer cet appel à « renverser les banquiers étrangers », dire tout net au peuple russe, aux ouvriers et aux paysans : « Nous sommes trop faibles pour secouer le joug des impérialistes anglo-français, nous sommes leurs esclaves, et c’est pourquoi nous faisons la guerre. » Cette triste vérité aurait eu une portée révolutionnaire, elle aurait réellement rapproché la fin de cette guerre de rapine. Voilà qui est mille fois plus important qu’un accord avec les social chauvins français et anglais, la réunion des congrès où ils se rendront, que la continuation d’une politique qui fait que pratiquement vous craignez de rompre avec les impérialistes d’un pays en restant les alliés d’un autre. Vous pouvez vous appuyer sur les classes opprimées des pays d’Europe, sur les peuples opprimés des pays plus faibles que la Russie étouffait sous les tsars, qu’elle étouffe comme aujourd’hui l’Arménie, vous pouvez, en vous appuyant sur eux, donner la liberté, en aidant leurs comités ouvriers et paysans, vous prendrez la tête de toutes lès classes opprimées, de tous les peuples opprimés, dans la guerre contre l’impérialisme allemand et l’impérialisme anglais, incapables de s’unir contre vous parce qu’ils sont engagés dans une lutte à mort, empêtrés dans d’inextricables difficultés, alors que la politique étrangère de la révolution russe, l’alliance sincère, réelle, avec les classes opprimées, avec les peuples opprimés, peuvent être couronnées de succès, ont quatre vingt dix neuf chances de succès sur cent.

   Nous avons lu récemment dans un journal de notre parti paraissant à Moscou la lettre d’un paysan commentant notre programme. Je me permettrai d’en citer, pour terminer, quelques lignes qui montrent comment un paysan a compris notre programme. Cette lettre a paru dans le n° 59 du Social Démocrate((« Le Social Démocrate », quotidien, organe du Bureau régional de Moscou, du Comité de Moscou et, plus tard, du Comité régional de Moscou du Parti bolchevique ; parut de mars 1917 à mars 1918. Après le transfert du Comité central du parti à Moscou, le journal fusionna avec la Pravda., organe de notre parti à Moscou, et a été reproduite dans le n° 68 de la Pravda: « Il faut un. peu plus serrer la vis à la bourgeoisie pour qu’elle craque sur toutes les coutures ! Alors la guerre finira. Mais si nous ne la serrons pas assez, ça ira mal.»

   (Applaudissements.)

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