13. Rapport sur la question agraire

La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917

Lénine

13. Rapport sur la question agraire, 28 avril

   Camarades, la question agraire a été si amplement débattue par notre parti dès la première révolution que nous sommes, je pense, suffisamment informés à l’heure actuelle ; ceci est indirectement confirmé par le fait que la commission agraire de la conférence, formée de camarades connaissant bien et suivant de près ce problème, a approuvé le projet de résolution proposé, sans lui apporter de modifications importantes. Aussi me bornerai-je à quelques très brèves observations. Des épreuves d’imprimerie du projet ayant été distribuées à tous les membres de la conférence, il n’est pas nécessaire de donner lecture du texte intégral.

   Le développement du mouvement agraire dans toute la Russie est en ce moment, aux yeux de tous, le fait le plus évident et le plus incontestable. Le programme de notre parti, adopté en 1906 au congrès de Stockholm sur la proposition des mencheviks, avait déjà été réfuté par les faits tout au long de la première révolution russe. Les mencheviks avaient fait adopter à ce congrès leur thèse de la municipalisation, qui se réduit à ceci : les terres paysannes, c’est-à-dire les terres communales et les terres attribuées aux familles, demeurent la propriété des paysans ; celles des grands propriétaires fonciers passent aux organes d’auto-administration locale. Un des principaux arguments invoqués par les mencheviks en faveur de ce programme était que les paysans ne comprendraient jamais que les terres paysannes soient transmises à d’autres qu’aux paysans. Quiconque a étudié les procès-verbaux du congrès de Stockholm se souvient que le rapporteur Maslov, et aussi Kostrov, insistèrent particulièrement sur cet argument. Il ne faut pas oublier, comme on le fait souvent, que cela se passait avant la première Douma, à un moment où le caractère et la force du mouvement paysan ne s’étaient pas encore exprimés dans les faits, objectivement. Chacun savait que l’incendie de la révolution agraire faisait rage en Russie, mais nul ne savait comment serait organisé le mouvement agraire, comment se présenterait le mouvement de la révolution paysanne. A quel point le congrès représentait l’opinion réelle, concrète, des paysans eux-mêmes, on ne pouvait s’en rendre compte. C’est ce qui explique le rôle que jouèrent ces arguments des mencheviks. Nous eûmes, peu après notre congrès de Stockholm, la première révélation significative de la façon dont la masse paysanne considérait cette question. Le projet troudovik dit « des 104 » fut présenté à la première et à la deuxième Douma par les paysans eux- mêmes. J’ai étudié tout spécialement les signatures de ce projet, je me suis renseigné en détail sur les opinions des députés, sur la classe à laquelle ils appartenaient, jusqu’à quel point il était permis de les qualifier de paysans. Et j’ai affirmé catégoriquement, dans un livre que la censure tsariste a brûlé et que je rééditerai quand même, que la très grande majorité de ces 104 signatures étaient des signatures de vrais paysans. Ce projet réclamait la nationalisation du sol. Les paysans disaient que la terre tout entière devait passer à l’État.

   Il s’agit donc d’expliquer pourquoi les représentants des paysans de toute la Russie dans les Doumas des deux premières législatures ont préféré la nationalisation à la mesure que les mencheviks proposèrent dans les deux Doumas en se plaçant au point de vue des intérêts du paysan. Les mencheviks proposaient que les paysans gardent la terre en toute propriété et que seules les grandes propriétés foncières soient mises à la disposition du peuple ; les paysans disaient par contre vouloir faire de toutes les terres la propriété du peuple. Comment expliquer cela ? Les socialistes-révolutionnaires l’expliquent en disant que les paysans russes voient d’un œil favorable la socialisation, le principe troudovik, en raison de l’existence dans les campagnes du principe de la communauté du sol. Il n’y a pas le moindre grain de bon sens dans toute cette phraséologie ; ce ne sont que des mots. Quelle est alors, l’explication ? Je pense que les paysans sont arrivés à cette conclusion parce que tout le régime de la propriété du sol en Russie, qu’il s’agisse des paysans ou des grands propriétaires fonciers, des communautés ou des familles, est profondément imprégné des survivances de l’ancien demi-servage ; les conditions du marché obligeaient les paysans à exiger que le sol devînt propriété du peuple tout entier. Les paysans disent que les complications l’ancien régime agraire ne peuvent être éliminées que par la nationalisation. Leur point de vue est bourgeois : ils conçoivent la jouissance égalitaire du sol comme une confiscation des terres des grands propriétaires fonciers, mais non comme une égalisation des propriétés paysannes. La nationalisation veut dire que toutes les terres seront réparties par tête d’habitant. C’est un projet bourgeois par excellence. Pas un paysan n’a parlé d’égalité, de socialisation ; mais tous ont dit qu’il était impossible d’attendre davantage, qu’il fallait « décloisonner » toutes les terres ; bref, qu’il était impossible, au XXe siècle, d’en continuer l’exploitation à l’ancienne manière. Depuis lors, la réforme de Stolypine a compliqué encore la question agraire. Voilà ce que veulent dire les paysans lorsqu’ils exigent la nationalisation. Cela signifie que toutes les terres, en général, doivent être réparties d’une nouvelle façon. Il ne doit pas y avoir plusieurs formes de propriété du sol. Pas question ici de la moindre socialisation. Cette revendication des paysans s’appelle égalitaire parce qu’il y a, comme le montre un bilan sommaire de la statistique de la propriété foncière en 1905, 2 000 hectares de terre pour 300 familles paysannes comme pour une famille de grand propriétaire foncier ; en ce sens, le projet est évidemment égalitaire, mais il ne s’ensuit pas qu’il entende égaliser toutes les petites exploitations entre elles. Le « projet des 104 » dit le contraire.

   Voilà l’essentiel de ce qu’il est nécessaire de dire pour justifier scientifiquement l’opinion selon laquelle la nationalisation est nécessaire en Russie du point de vue démocratique bourgeois. Mais elle est aussi nécessaire parce qu’elle portera un coup terrible à la propriété privée des moyens de production. Il serait franchement absurde de penser que tout restera comme par le passé en Russie après l’abolition de la propriété privée du sol.

   Le projet formule ensuite des conclusions et revendications pratiques. Parmi les rectifications d’importance secondaires, je veux souligner les suivantes : il est dit au premier point : « Le parti du prolétariat soutient de toutes ses forces la confiscation immédiate et complète de toutes les terres des grands propriétaires fonciers… » Il faut mettre « lutte pour » au lieu de « soutient ». Nous ne disons pas : « Les paysans ont peu de terre et il leur en faut davantage ». C’est une opinion courante. Nous disons que la grande propriété foncière est la base de l’oppression qui étouffe la paysannerie et la condamne à un état d’infériorité. Que les paysans aient peu ou beaucoup de terre, ce n’est pas là l’essentiel. A bas le servage ! Voilà comment se pose la question du point de vue de la lutte de classe révolutionnaire, et non de celui des fonctionnaires qui se demandent combien les paysans ont de terre et selon quelle norme il faut la leur répartir. Je propose d’inverser l’ordre des deuxième et troisième points, parce que ce qui importe pour nous, c’est l’initiative révolutionnaire, la loi devant en être le résultat. Si vous attendez que la loi soit écrite au lieu de développer vous-mêmes votre énergie révolutionnaire, vous n’aurez ni loi ni terre.

   On objecte très souvent à la nationalisation qu’elle suppose un formidable appareil bureaucratique. C’est vrai, mais la propriété de l’État signifie que chaque paysan loue la terre à l’État. La sous-location est interdite. Quant à la quantité de terre que loue le paysan et au lot qui revient, ces questions sont entièrement du ressort de l’organe démocratique compétent, et non d’un organe bureaucratique.

   Au lieu de « valets de ferme » (batrak), nous mettons « ouvriers agricoles ». Plusieurs camarades ont déclaré que le mot batrak était offensant ; on a fait des objections à l’emploi de ce mot. Il faut l’écarter.

   On ne saurait parler en ce moment de comités ou de soviets de prolétaires et de paysans pour régler la question agraire, car les paysans ont créé, nous le voyons, les soviets des députés soldats, et ainsi une division s’est déjà produite entre prolétariat et paysans.

   Les partis jusqu’au-boutistes petits-bourgeois sont partisans, comme on le sait, d’attendre l’Assemblée constituante pour régler la question agraire. Nous, nous prononçons pour le passage immédiat de la terre aux paysans avec le maximum d’organisation. Nous sommes absolument contre les réquisitions anarchiques. Vous proposez aux paysans de se mettre d’accord avec les propriétaires fonciers. Nous disons qu’il faut prendre et ensemencer la terre tout de suite pour combattre la disette de blé et préserver le pays de la catastrophe qui se rapproche à une vitesse vertigineuse. On ne peut pas adopter en ce moment les recettes de Chingarev et des cadets, qui proposent d’attendre l’Assemblée constituante dont la date de réunion est inconnue, ou de s’accorder avec les propriétaires fonciers sur la location des terres. Les paysans s’emparent déjà du sol sans verser d’indemnités ou ne payent que le quart des fermages.

   Un camarade nous a apporté une résolution de la province de Penza, dans laquelle il est dit que les paysans s’emparent du matériel agricole des grands propriétaires fonciers, mais que, au lieu de le diviser par familles, ils l’érigent en propriété sociale. Ils établissent un tour d’utilisation, un règlement afin que ce matériel serve à la culture de toutes les terres. Ils s’inspirent, en recourant à ces mesures, de la volonté d’augmenter la production agricole. Ce fait a une importance de principe capitale, en dépit des grands propriétaires fonciers et des capitalistes qui crient à l’anarchie. Si vous vous mettez à crier à l’anarchie et à bavarder là-dessus pendant que les paysans attendront, alors ce sera vraiment l’anarchie. Les paysans montrent qu’ils comprennent mieux que les fonctionnaires les conditions économiques et le contrôle public et qu’ils l’appliquent cent fois mieux qu’eux. Une telle mesure, évidemment facile à appliquer dans un petit village, incite inéluctablement à en prendre de plus grandes. Si les paysans en font l’apprentissage, et ils ont déjà commencé, point n’est besoin pour cela du savoir des professeurs bourgeois, ils concluront eux-mêmes à la nécessité d’utiliser le matériel agricole non seulement dans les petites exploitations, mais pour cultiver toutes les terres. Peu importe la façon dont ils s’y prennent. Unissent-ils les parcelles pour le labour et l’ensemencement en commun ? Nous ne le savons pas, et peu importe qu’ils agissent ainsi ou différemment. Le seul fait important, c’est qu’ils n’ont pas affaire, par bonheur, à cette grande quantité d’intellectuels petits-bourgeois qui se disent marxistes, sociaux-démocrates, et enseignent au peuple, en prenant des airs importants, que le temps de la révolution socialiste n’est pas encore venu et que, par conséquent, les paysans ne doivent pas prendre la terre dès à présent. Il y a, par bonheur, fort peu de ces messieurs dans les campagnes russes. Si les paysans se bornaient à prendre la terre à la suite d’accords avec les propriétaires fonciers, mais sans appliquer collectivement leur expérience, la faillite serait certaine, et les comités paysans ne seraient qu’un jouet, un vain amusement. C’est pourquoi nous proposons d’ajouter au projet de résolution le point 8 *.

   Du moment que nous savons que les paysans ont pris eux-mêmes cette initiative, sur place, notre devoir est de dire que nous, la soutenons et la recommandons. Là seulement est le gage que la révolution ne se limitera pas à des mesures d’un caractère formel, que la lutte contre la crise ne restera pas l’objet des délibérations de chancelleries et des gribouillages de Chingarev, mais que les paysans iront réellement de l’avant, avec ensemble, dans la lutte contre la disette de blé et pour une production plus élevée.

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