XII. LA. STATISTIQUE DES ZEMSTVOS SUR LES BUDGETS PAYSANS

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE

XII. LA. STATISTIQUE DES ZEMSTVOS SUR LES BUDGETS PAYSANS

   Pour en finir avec le problème de la décomposition de la paysannerie, il nous reste à le considérer du point de vue des données les plus concrètes qui portent sur les budgets paysans. Ces données montrent on ne peut plus clairement à quel point sont énormes les différences existant entre les types de paysans dont nous nous occupons.

   Dans l’appendice au Recueil de renseignements estimatifs sur la propriété foncière des paysans dans les districts de Zemliansk, Zadonsk, Korotoïak et Nijnédévitsk (Voronèje, 1889), on trouve des «statistiques sur la composition et le budget des exploitations typiques», qui sont remarquablement complètes((Le grand défaut de ces données est 1° l’absence de classifications d’après les différents indices; 2° l’absence de texte donnant sur les exploitations choisies les renseignements qui n’ont pu trouver place dans les tableaux (comme on en trouve, par exemple, pour les chiffres budgétaires du district d’Ostrogojsk) et 3° une analyse très insuffisante des données concernant l’ensemble des occupations non agricoles et des «gagne-pain» de toute nature (l’ensemble des «métiers auxiliaires» n’occupe que 4 colonnes, cependant que la seule description du vêtement et de la chaussure en occupe 152!).)). Le recueil examine 67 budgets, mais nous n’en prendrons que 66, le budget n°14 (district de Korotoïak) étant très incomplet. Nous les diviserons en 6 groupes, d’après le nombre de bêtes de travail : groupe a) foyers n’ayant pas de cheval; b) foyers en ayant un; c) foyers en ayant deux; d) foyers en ayant trois; e) foyers en ayant quatre; f) foyers en ayant cinq et plus (dans notre exposé, nous désignerons les groupes par leur lettre initiale, de a à f). A vrai dire, étant donné le rôle énorme que jouent les «activités auxiliaires» dans l’économie des groupes inférieurs et supérieurs de cette contrée, ce mode de classification n’est pas entièrement satisfaisant. Mais si nous l’adoptons, c’est parce qu’il nous permet d’établir des comparaisons entre les données concernant les budgets et les chiffres des recensements par foyer que nous avons analysés plus haut. Ces comparaisons ne peuvent se faire que si on divise la «paysannerie» en groupes. Nous avons vu en effet, et nous verrons par la suite((C’est uniquement avec ces «moyennes» qu’opère, par exemple, M.Chtcherbina, dans les publications du zemstvo de Voronèje comme dans son propre article sur les budgets paysans paru dans le livre: L’influence des récoltes et des prix du blé, etc.)) que les «moyennes» générales et globales sont tout à fait fictives.

   A ce propos, nous devons noter un phénomène intéressant: c’est que les données budgétaires «moyennes» caractérisent presque toujours une exploitation supérieure au type moyen, c’est-à-dire qu’elles montrent la réalité meilleure qu’elle n’est((C’est par exemple, le cas pour les données budgétaires de la province de Moscou (t. VI et VII du Recueil), de la province de Vladimir (Les métiers auxiliaires dans la province de Vladimir), du district d’Ostrogojsk, province de Voronèje (Recueil, t. II, fasc. 2) et surtout pour les budgets publiés dans les Travaux de la commission d’enquête sur l’industrie artisanale (dans les provinces de Viatka, Kherson, Nijni-Novgorod, Perm et autres). Les budgets de MM. Karpov et Monokhine reproduits dans ces Travaux, de même que ceux de M. P. Sémionov (dans le Recueil de matériaux pour l’étude de la communauté rurale, St.-Pétersbourg 1880) et de M. Ossadtchi (Le canton de Chtcherbanov, district d’Elisavetgrad, province de Kherson), se distinguent avantageusement des autres en ce qu’ils caractérisent les différents groupes de paysans. (Voir note suivante)))((Les travaux de la commission d’enquête sur l’industrie artisanale en Russie que Lénine cite ici et par la suite ont été publiés en 16 volumes qui ont paru de 1879 à 1887. Cette commission (en abrégé «Commission artisanale») fut créée en 1874 près le Conseil du commerce et des manufactures, sur la recommandation du premier congrès panrusse des fabricants et des industriels qui se tint en 1870. Elle était composée de représentants du ministère des Finances, du ministère de l’Intérieur, du ministère des Biens de l’Etat, de la Société russe de géographie, de la Société libre d’économie, de la Société agricole de Moscou, de la Société technique de Russie et de la Société pour l’assistance au commerce et à l’industrie russes. Les matériaux précieux publiés par la «Commission artisanale» dans ces Travaux furent pour l’essentiel recueillis par des correspondants locaux. Lénine les étudia attentivement et en retira toute une série de données et de faits qui caractérisent le développement des rapports capitalistes dans les industries artisanales.)). Cela tient sans doute au fait que la notion même de «budget» suppose une exploitation tant soit peu équilibrée, chose difficile à trouver parmi les paysans pauvres. A titre d’illustration, rapprochons la répartition des foyers d’après les bêtes de travail, d’après les données con-cernant les budgets et d’après les autres données:

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   Il est donc clair que les données budgétaires ne peuvent être utilisées que si on fait les moyennes pour chacun des groupes de la paysannerie. C’est ainsi que nous avons procédé. Nous avons distingué 3 rubriques : (A) résultat d’ensemble des budgets ; (B) caractéristique de l’économie agricole et (C) caractéristique du niveau de vie.

(A) Données d’ensemble sur le montant des dépenses et des recettes:

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   On voit que le montant des budgets est extrêmement différent suivant les groupes. Sans parler de la différence entre les groupes extrêmes, le budget du groupe e) est cinq fois plus élevé que celui du groupe b), alors que les familles de e) sont moins de 3 fois plus nombreuses que celles de b).

   Voyons maintenant la répartition des dépenses((Le Recueil distingue deux catégories: d’une part, les « frais personnels et d’exploitation, frais de nourriture exceptés» et, d’autre part, les frais d’entretien du bétail. Dans la première catégorie, il range, par exemple, le prix du fermage et les frais d’éclairage. Il est évident que cette classification est erronée. Pour nous, nous distinguons deux rubriques: la consommation personnelle et la consommation d’exploitation («productive»; dans cette dernière, nous rangeons les frais nécessités par le goudron, les cordes, le ferrage des chevaux, la réparation des bâtiments, le matériel, le harnachement, la main-d’œuvre et le paiement des travaux à la pièce, le berger, le fermage et l’entretien du bétail et de la volaille.)):

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   Il suffit de voir la part que représentent les frais d’exploitation dans la somme totale des dépenses de chacun des groupes pour se rendre compte que nous avons affaire, d’une part, à des prolétaires et, d’autre part, à des patrons: alors que dans le groupe a) les frais d’exploitation ne constituent que 14% des dépenses totales, ils représentent 61% du total dans le groupe f ). Quant aux différences en valeur absolue, ce n’est pas la peine d’en parler. Chez les paysans qui n’ont pas de cheval et chez ceux qui n’en ont qu’un seul, les frais d’exploitation sont insignifiants. Les «exploitants» qui n’ont qu’un seul cheval se rapprochent le plus d’une catégorie courante dans les pays capitalistes: celle des ouvriers agricoles et des journaliers pourvus d’un lot de terre. Notons également que la part que représentent les frais de nourriture dans le total des dépenses est très variable d’un groupe à l’autre (le pourcentage de ces frais est deux fois plus élevé dans le groupe a) que dans le groupe f). Or, on sait que plus ce pourcentage est élevé, plus le niveau de vie est bas et que c’est dans la part qu’ils consacrent à la nourriture que la différence entre les budgets des patrons et ceux des ouvriers est la plus marquée. Prenons maintenant le détail des recettes((Les «soldes des années précédentes » consistent en blé (en nature) et en argent: nous donnons ici la somme totale, puisque nous avons affaire aux dépenses et aux recettes brutes, en nature et en argent.- Les quatre rubriques où viennent se ranger les «métiers auxiliaires» sont directement reprises du Recueil qui ne fournit aucune autre donnée sur ces «métiers». Notons que dans le groupe e) il faut sans doute ranger le charroi parmi les entreprises industrielles. Dans ce groupe, il y a en effet deux propriétaires (dont l’un entretient un ouvrier) à qui le charroi procure 250 roubles de revenu à chacun.)):

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   1- (Inséré dans le tableau, première col.) : Dans cette colonne, Lénine fit également entrer les revenus provenant de l’horticulture et de l’élevage.

   On voit donc que dans les deux groupes extrêmes, c’est-à-dire chez le prolétaire qui n’a pas de cheval et chez l’entrepreneur rural, les recettes provenant des «métiers auxiliaires» sont supérieures au revenu brut fourni par l’agriculture. Il va sans dire que dans les groupes inférieurs les «métiers personnels» constituent essentiellement un travail salarié et que la mise en location de la terre fournit une grosse part des «revenus divers». Dans l’ensemble des «patrons agriculteurs» on en trouve même qui tirent de la mise en location de la terre un revenu à peine inférieur et parfois supérieur au revenu brut fourni par l’agriculture. Il y a, par exemple, un paysan sans cheval à qui l’agriculture rapporte 61,9 roubles de revenu brut et la mise en location 40 roubles. Chez un autre paysan sans cheval, le revenu brut de l’agriculture est de 31,9 roubles et celui de la mise en location de 40 roubles. En même temps, il ne faut pas oublier que les sommes fournies par le travail salarié ou la mise en location de la terre sont employées intégralement pour les besoins personnels du «paysan», tandis que du revenu global provenant de l’agriculture il faut défalquer les frais occasionnés par l’exploitation agricole. Si on fait cette soustraction, on obtient les résultats suivants: le paysan sans cheval tire de l’agriculture un revenu net de 41,99 roubles et les «métiers auxiliaires» lui procurent 59,04 roubles. Chez le paysan qui n’a qu’un cheval, ces revenus sont respectivement de 69,37 roubles et de 49,22 roubles. Il suffit de comparer ces chiffres pour voir qu’en réalité il s’agit là d’un type d’ouvriers agricoles pourvus d’un lot concédé qui couvre une partie de leurs frais d’entretien (et qui permet du même coup d’abaisser les salaires). Confondre des ouvriers de ce type et des patrons (agriculteurs et industriels), c’est ignorer totalement les exigences de la recherche scientifique.

   A l’autre pôle du village ce sont en effet des patrons qui mènent de front leur exploitation indépendante et des opérations industrielles et commerciales d’où ils tirent un revenu considérable (étant donné le niveau de vie) s’élevant à plusieurs centaines de roubles. Dans ce domaine, la rubrique «métiers personnels» nous cache, par sa totale imprécision, la différence existant entre les groupes inférieurs et les groupes supérieurs. Mais, il suffit de considérer le taux des revenus provenant de ces «métiers» pour se rendre compte de l’énormité de cette différence (rappelons que dans la rubrique «métiers personnels», les statisticiens de Voronèje peuvent faire figurer la mendicité aussi bien que le travail des ouvriers agricoles, les emplois de commis ou d’intendants, etc.).

   Pour ce qui est du revenu net, on voit une fois de plus que les paysans qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un constituent une catégorie tout à fait à part. Le bilan-argent de ces paysans donne des «soldes» misérables (1-2 roubles) ou même un déficit. Leurs ressources ne sont pas supérieures (parfois elles sont mêmes inférieures) à celles des ouvriers salariés. Ce n’est que chez les paysans qui ont deux chevaux que l’on commence à trouver des revenus nets et des soldes atteignant quelques dizaines de roubles (c’est là la somme minimum pour conduire une exploitation de façon à peu près normale). Quant à la paysannerie aisée, ses revenus nets (120 à 170 roubles) s’élèvent bien au-dessus du niveau général de la classe ouvrière russe((Apparement, le groupe e) avec un déficit énorme (41 roubles) qui est cependant couvert par des emprunts, constitue une exception. Elle s’explique par le fait que trois familles (sur cinq de cette catégorie) ont célébré des mariages qui ont coûté 200 roubles, (Déficit total des cinq foyers: 206 roubles 90 k.) Les frais de consommation personnelle de ce groupe, en plus de la nourriture, ont donc atteint un chiffre excessif: 10 roubles 41 k. par individu des deux sexes, alors que dans tous les autres groupes, même celui des paysans riches (f), ces frais sont inférieurs à 6 roubles. Ce déficit est donc par sa nature absolument contraire à celui des gens pauvres. C’est un déficit provenant non pas de l’impossibilité de satisfaire le minimum de besoins, mais d’un accroissement des besoins hors de proportion avec le revenu de l’année.)).

   II est facile de comprendre que si on réunit les ouvriers et les patrons et qu’on calcule le budget «moyen», on obtient «une modeste aisance», un «modeste» revenu net: 491 roubles de recettes, 443 roubles de frais, 48 roubles de surplus, dont 18 en espèces. Mais une telle «moyenne» est absolument fictive. Elle ne fait que dissimuler la misère totale de la masse de la paysannerie appartenant aux groupes inférieurs (sur 66 budgets, on en trouve 30 dans a) et b). Cette masse a un revenu infime qui ne lui permet pas de joindre les deux bouts (120 à 180 roubles de revenu brut par famille) et l’essentiel de ses moyens de subsistance lui est fourni par les travaux d’ouvrier agricole ou de journalier qu’elle effectue.

   Si nous déterminons exactement quel est le montant des revenus et des dépenses en argent et en nature, nous saurons quel est le rapport entre la décomposition de la paysannerie et le marché. Pour le marché, en effet, seules comptent les recettes et les dépenses en argent. Voici donc quelle est la part-argent dans le budget total des différents groupes:

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   La part des revenus et des dépenses en argent va donc en augmentant des groupes moyens aux groupes extrêmes (cela est surtout vrai pour les dépenses). Les exploitations dont le caractère commercial est le plus accusé sont celles des paysans qui ne possèdent pas de cheval et qui en possèdent plusieurs. Dans chacune de ces deux catégories, la vente de la marchandise constitue la principale source de revenu: mais dans la première catégorie. la marchandise vendue est la force de travail ; dans la seconde, c’est un produit destiné à la vente et obtenu (comme nous le verrons plus tard) grâce à une utilisation sur une vaste échelle du travail salarié, c’est-à-dire un produit qui prend une forme de capital. Autrement dit, ces budgets nous montrent une fois de plus, qu’en transformant le paysan, d’une part, en ouvrier agricole et, d’autre part, en petit producteur de marchandises, en petit bourgeois, la décomposition de la paysannerie crée un marché intérieur pour le capitalisme.

   De ces données, nous pouvons tirer une autre conclusion, non moins importante que la précédente : c’est que dans tous les groupes de la paysannerie, l’exploitation a d’ores et déjà un caractère commercial très prononcé et est tombée dans la dépendance du marché. En effet, la part des recettes et des dépenses en argent n’est jamais inférieure à 40%. C’est là un pourcentage élevé car il s’agit ici du revenu brut des petits agriculteurs, dans lequel an compte jusqu’à l’entretien du bétail, c’est-à-dire la paille, la bale. etc.((Les frais d’entretien du bétail se font presque exclusivement en nature: sur 6 316,21 roubles dépensés à cet effet par toutes les 66 exploitations, la dépense en argent ne représente que 1 533,2 roubles, dont 1102,5 pour un propriétaire entrepreneur entretenant 20 chevaux dans en dessein lucratif.)) Il est évident, que même dans la zone centrale des Terres Noires (où pourtant l’économie monétaire est en général moins développée que dans la zone industrielle ou dans la région des steppes), la paysannerie ne peut absolument pas vivre sans achat et vente, et qu’elle est déjà entièrement dépendante du marché, du pouvoir de l’argent. Il est inutile d’insister sur l’énorme importance de ce fait et sur l’erreur monumentale que commettent nos populistes quand ils tentent de le passer sous silence((Cette erreur se retrouve souvent dans les discussions (en 1897) sur l’importance des bas prix des céréales. (Voir note suivante)))(( Lénine fait allusion aux discussions suscitées pat le rapport sur l’Influence des moissons et des prix du blé sur les différents aspects de la vie économique, présenté en mars 1897 par le professeur A. I. Tchouprov à la Société Libre d’Economie. Société Economique Libre (S. E. L.) société scientifique privilégiée, fondée en 1765 dans le but, comme l’indiquent les statuts «de diffuser à travers le pays des informations utiles pour l’agriculture et l’industrie». La S. E. L. était composée de scientifiques issus de la noblesse et de la bourgeoisie libérales; elle organisait des soudages d’opinion, des expéditions pour l’étude de différentes branches de l’économie nationale et régions du pays, publiait périodiquement les « Travaux de la S. E. L.» contenant les résultats des recherches et les sténogrammes des rapports et des discussions dans les sections de la société. Lénine cite à maintes reprises les «Travaux de la S. E. L.» dans ses ouvrages.)) par sympathie pour une économie naturelle irréversiblement tombée dans le domaine du passé. Dans la société contemporaine on ne peut vivre sans vendre, et tout ce qui retarde le progrès de l’économie marchande ne fait qu’aggraver la situation des producteurs. « Les inconvénients du mode capitaliste de production, dit Marx en parlant du paysan,…se superposent donc ici aux inconvénients résultant du développement imparfait de ce mode de production. Le paysan devient commerçant et industriel sans que soient réalisées les conditions qui lui permettraient d’obtenir son produit en tant que marchandise,» . (Das Kapital, III, 2. 346. Trad. russe, p. 671).((K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 190. ))

   Notons que les données budgétaires réfutent entièrement la conception encore assez répandue selon laquelle les impôts jouent un rôle important dans le développement de l’économie marchande. Il est certain que dans le passé les impôts et les redevances en argent ont beaucoup contribué au développement des échanges, mais aujourd’hui l’économie marchande est fermement établie et dans ce domaine, les impôts ne jouent plus qu’un rôle très secondaire. Les impôts et les redevances représentent 15,8% du total de l’argent dépensé par les paysans. (24.8% pour le groupe a; 21,9% pour le groupe b; 19,3% pour le groupe c; 18,8% pour le groupe d; 15,1% pour le groupe e et 9,0% pour le groupe f.)

   Ainsi, la dépense maximum occasionnée par les impôts est trois fois moins élevée que l’ensemble des autres dépenses en argent auxquelles le paysan est astreint dans l’état actuel de l’économie sociale. Par contre, si au lieu de nous préoccuper du rôle que jouent les impôts dans le développement de l’échange, nous cherchons à savoir quelle est la part des revenus qui leur est consacrée, nous trouverons un pourcentage très élevé. Les impôts absorbent en effet 1/7 des dépenses brute des petits cultivateurs ou môme des ouvriers agricoles dotés d’un lot concédé: ce fait suffit à montrer à quel point les traditions d’avant l’abolition du servage pèsent sur les paysans actuels. En outre, les impôts sont répartis de façon on ne peut plus inégale à l’intérieur de la communauté: plus le paysan est aisé, moins grande est la part qu’ils occupent dans ses dépenses. Comparativement à son revenu, un paysan qui n’a pas de cheval paie trois fois plus qu’un paysan qui en a plusieurs ( v. le tableau de la répartition des dépenses). Si nous calculions les impôts par déciatines de terre communautaire, ils paraîtraient quasiment égaux. C’est pourquoi nous parlons de la répartition des impôts à l’intérieur de la communauté. Après tout ce que nous avons dit, cette inégalité ne doit pas nous surprendre. En effet dans la mesure où la communauté conserve son caractère taillable, obligatoire, elle est inévitable. On sait que les paysans répartissent toutes les charges d’après la terre: pour eux, une part d’impôt et une part de terre forment un seul et même concept: celui d’«âme»((Voir V. Orlov. L’économie paysanne, Recueil de renseignements stat. sur la province de Moscou, t. IV, fasc.I. – Trirogov. La communauté et les impôts. – Keussler. Zur Geschichte und Kritik des bäuerlichen Gemeindebesitzes in Russland (Contribution à l’histoire et à la critique de la propriété communautaire paysanne en Russie. – N. R.) — V. V. La communauté paysanne (Bilan de la statistique des zemstvos, t. I).)). Mais nous savons que la décomposition de la paysannerie entraîne une diminution du rôle du lot de terre communale aux deux pôles de la paysannerie. Dans ces conditions, il va de soi qu’en répartissant les impôts d’après les lots de terre (ce mode de répartition est étroitement lié au caractère obligatoire de la communauté), on favorise les riches aux dépens des pauvres. La commune (c’est-à-dire la caution solidaire((Avec la caution solidaire, si les impôts et redevances de toutes sortes (taille, rachat, recrutement, etc.) n’étaient pas payés à temps à l’État et aux propriétaires, tous les paysans de la communauté en portaient la responsabilité. Cette forme d’asservissement des paysans subsista après l’abolition du servage et ne fut supprimée qu’en 1906. )) et l’impossibilité de renoncer à la terre) devient donc de plus en plus préjudiciable aux paysans pauvres ((Il va de soi que la destruction de la communauté entreprise par Stolypine (novembre 1906) causera aux paysans pauvres un préjudice encore plus grand. C’est la devise «Enrichissez-vous» transplantée en Russie: Cent-Noirs paysans riches! pillez tout sans vous gêner, mais apportez votre soutien à l’absolutisme déclinant! (Note de la 2e édition.) (Voir note suivante)))((«Enrichissez-vous» , en français dans le texte.)).

   (B) Passons maintenant à la caractéristique de l’agriculture paysanne. Nous rapporterons d’abord les données d’ensemble concernant les exploitations:

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   Que l’on prenne les données budgétaires ou les données globales que nous avons analysées plus haut, le rapport entre les groupes pour ce qui concerne la mise en location et l’affermage des terres, la grandeur des familles, la superficie cultivée, l’emploi d’ouvriers salariés, etc., est donc toujours le même. Bien plus: les chiffres absolus concernant les exploitations de chacun des groupes sont très voisins des chiffres qui portent sur des districts entiers. Voici le tableau comparatif des chiffres budgétaires et des données précédemment examinées:

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1- (inséré dans le titre du tableau) : Dans la province de Voronèje, on ne nous donne la surface ensemencée que pour le district de Zadonsk

   On voit que la situation du paysan qui n’a pas de cheval ou qui n’en a qu’en seul est à peu près analogue dans toutes les contrées indiquées, de sorte que l’on peut considérer les données budgétaires comme suffisamment typiques.

   Citons les données qui portent sur le patrimoine et le matériel de l’exploitation paysanne dans les différents groupes.

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   En nous basant sur les données globales, nous avions parlé de la différence existant entre les groupes pour ce qui est de la richesse en matériel et en bétail: ce tableau nous donne une magnifique illustration de cette différence. Nous trouvons en effet une situation économique absolument différente quand nous passons d’un groupe à l’autre. La différence est telle que même les chevaux d’un paysan pauvre ne sont pas du tout les mêmes que ceux d’un paysan riche(( Dans la littérature agricole allemande, il y a les monographies de Drechsler qui nous renseignent sur le poids des animaux dans les différents groupes (ces groupes sont établis d’après la quantité de terre). Mieux encore que ceux de la statistique de nos zemstvos, que nous venons d’analyser, ces chiffres montrent que chez les petits paysans, le bétail est de bien plus mauvaise qualité que chez les paysans riches et surtout que chez les propriétaires fonciers. J’espère étudier bientôt ces données dans la presse. (Note de la 2e édition.) (Voir note suivante)))((Lénine analyse les données de Drechsler au chapitre XI (élevage dans les petites et dans les grandes exploitations), de son ouvrage: La question agraire et les «critiques » de Marx (Œuvres, Paris-Moscou, tome 13). )). La bête d’un paysan qui n’a qu’un seul cheval est une véritable «fraction ambulante»: on a calculé qu’elle équivalait à «27/52 de cheval» (c’est pourtant plus que «1/4 de cheval» ((Si on appliquait ces normes budgétaires qui portent sur la valeur des bâtiments, du matériel et du bétail dans les différents groupes de la paysannerie, aux chiffres récapitulatifs que nous avons rapportés plus haut pour 49 provinces de la Russie d’Europe, on verrait qu’un cinquième des foyers paysans dispose de moyens de production sensiblement plus nombreux que tout le reste de la paysannerie. (Voir note suivante)))((Les expressions «1/4 de cheval», «fraction ambulante» sont de l’écrivain (Gleb Ouspenski. Voir l’essai de cet écrivain intitulé: Chiffres vivants dans ses Œuvres choisies, éd. 1938. )=. Examinons maintenant le détail des frais d’exploitation((Les frais d’entretien du bétail sont généralement des frais en nature; les autres frais d’exploitation sont le plus souvent des frais en argent.)).

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   Ces chiffres sont très éloquents. Ils montrent bien à quel point «l’exploitation» d’un paysan qui n’a pas de cheval ou qui n’en a qu’un seul est misérable; à quel point est erronée la méthode habituelle qui consiste à mettre sur le même plan ces paysans et le petit nombre d’agriculteurs bien installés qui dépensent des centaines de roubles pour leur exploitation et ont la possibilité d’améliorer leur matériel, d’embaucher des ouvriers, de faire de gros «achats» de terre en prenant des baux de 50-100-200 roubles par an((Combien la «théorie de l’affermage» de M. Karychev, qui demande des baux à long terme, l’abaissement des fermages, des primes pour les améliorations apportées, etc., doit être agréable à ces paysans bien installés. C’est justement ce qu’il leur faut.)). A ce propos, nous devons préciser un point: on voit sur le tableau que les paysans qui n’ont pas de cheval consacrent des dépenses relativement importantes «pour les ouvriers à terme et à la tâche». Cela tient probablement à ce que les statisticiens ont confondu sous cette rubrique deux choses absolument différentes: d’une part, le recours à des ouvriers qui doivent travailler avec le matériel de l’employeur (c’est-à-dire l’emploi d’ouvriers salariés et de journaliers) et d’autre part, le recours à des voisins qui sont eux-mêmes agriculteurs et qui doivent travailler la terre de celui qui les embauche avec leur propre matériel. Ce sont-là deux types d’«embauche» diamétralement opposés et entre lesquels il est indispensable d’établir une distinction rigoureuse, comme l’a fait, par exemple, V. Orlov (cf. le Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou, t. VI, f. I).

   Analysons maintenant les données qui portent sur le revenu tiré de l’agriculture. Malheureusement, ces données sont loin d’avoir été suffisamment étudiées dans le Recueil (peut-être, en partie, en raison de leur faible nombre). C’est ainsi que la question de rendements a été passée sous silence et que nous n’avons pas de renseignements sur la vente de chaque produit en particulier et sur les conditions de cette vente. Nous allons donc nous borner au court tableau que voici.

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   Sur ce tableau, on voit que le revenu en argent tiré de l’agriculture baisse considérablement dans le groupe supérieur bien qu’il détienne les plus vastes surfaces ensemencées: c’est là une exception frappante qui saute immédiatement aux yeux. L’exploitation agricole la plus vaste serait donc celle qui se rapproche le plus de l’économie naturelle. Il serait très intéressant d’examiner de plus près cette exception apparente qui éclaire d’un jour nouveau le problème extrêmement important des liaisons existant entre l’agriculture et les «métiers auxiliaires» à caractère d’entreprise. Nous avons vu que les métiers de ce type occupent une place considérable dans le budget des exploitants qui ont plusieurs chevaux. A en juger d’après les données que nous avons examinées, la tendance à mener de front l’agriculture et les entreprises industrielles et commerciales est particulièrement typique de la bourgeoisie paysanne de cette contrée((Sur 12 cultivateurs sans chevaux, aucun ne tire un revenu d’entreprises ou d’établissements industriels; sur 18 à cheval unique, on en compte un; sur 17 à deux. chevaux, deux; sur 9 à trois chevaux, trois; sur 3 à quatre chevaux, deux; sur 5 exploitants à plus de quatre chevaux, quatre.)). Or, il est facile de se rendre compte 1) qu’il n’est pas juste d’établir des comparaisons entre ce type d’exploitants et les agriculteurs proprement dits; 2) que dans ces conditions, l’agriculture n’a souvent que l’apparence d’une économie naturelle. Quand une exploitation s’occupe à la fois d’agriculture et du traitement technique des produits agricoles (meunerie, huilerie, fabrication de l’amidon, distillerie, etc.), le revenu en argent de cette exploitation peut être rapporté non pas au revenu provenant de l’agriculture, mais à celui de l’entreprise industrielle. Il n’empêche que, dans ce cas, l’agriculture est en réalité une agriculture marchande et non naturelle. Il en est de même pour une exploitation où la masse des produits agricoles est consommée en nature pour l’entretien des ouvriers et des chevaux employés dans une entreprise industrielle (dans un relais de poste par exemple). Or, c’est précisément ce genre d’exploitation que nous trouvons dans le groupe supérieur (budget n°1, district de Korotoïak: il s’agit d’une famille de 18 membres dont 4 travailleurs. Cette famille emploie 5 ouvriers agricoles, 20 chevaux. Elle tire de l’agriculture un revenu de 1294 roubles presque exclusivement en nature, et ses entreprises industrielles lui rapportent 2 675 roubles. Et c’est ce genre d’«exploitation paysanne naturelle» que l’on n’hésite pas à réunir à celle des paysans qui n’ont pas de cheval ou n’en ont qu’un seul, pour établir les «moyennes») . Cet exemple nous montre une fois de plus combien il est important de joindre le groupement d’après l’étendue et le type de l’exploitation agricole au groupement d’après l’extension et le type des «métiers auxiliaires».

   (C) Analysons maintenant les données concernant le niveau de vie des paysans. Les frais d’alimentation en nature ne figurent pas tous dans le Recueil. Nous ne prenons que les principaux: végétaux et viande((Nous englobons sous ce terme les colonnes du Recueil: viande de bœuf. Mouton, porc, lard. Pour convertir en seigle les autres céréales, nous avons suivi les normes de la Statistique comparée de Ianson, adoptées par les statisticiens de Nijni-Novgorod (cf. les Matériaux sur le district de Gorbatov). La base de l’équivalence est constituée par la proportion d’albumine assimilable. (Voir note suivante)((Voir I. E. Ianson, Statistique comparée de la Russie et des États d’Europe occidentale, t. II. Industrie et commerce. Section I. Statistique pour l’agriculture. SPb., 1880, pp. 422-423, 326, etc. )).

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   Ce tableau montre que nous avions raison de classer en une seule et même catégorie opposée aux autres les paysans qui n’ont pas de cheval et ceux qui n’en ont qu’un seul. Ces paysans ont une nourriture insuffisante et de mauvaise qualité (pomme de terre) : telle est leur caractéristique distinctive. A certains égards le paysan qui n’a qu’un seul cheval est même plus mal nourri que celui qui n’en a pas. Même pour ce point, la moyenne générale est absolument fictive; elle dissimule la sous-alimentation de la masse paysanne par l’alimentation satisfaisante de la paysannerie aisée qui consomme environ une fois et demie plus de produits végétaux et trois fois plus de viande((Les données fragmentaires suivantes montrent à quel point la consommation de viande chez les paysans est inférieure à celle des citadins. En 1900, les abattoirs de Moscou ont abattu environ 4 millions de pouds de bétail valant 18 986 714 r, 59 k. Moskovskié Viédomosti, 1901, n° 55). Ce qui donne environ 4 pouds ou environ 18 roubles par an et par individu des deux sexes. (Note de la 2e édition.))) que les pauvres.

   Pour comparer les autres données sur l’alimentation des paysans, tous les produits doivent être estimés à leur valeur en roubles.

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1 – (Inséré dans le tableau, col.6) : Boeuf, porc, lard, mouton, beurre, produits laitiers, poules ,œufs.

2 – (Inséré dans le tableau, col.7) : Sel, poisson frais et salé. harengs. eau-de-vie., bière, thé et sucre.

   On voit que les chiffres d’ensemble sur l’alimentation des paysans confirment ce que nous avons dit tout à l’heure. Trois groupes se détachent nettement: le groupe inférieur (paysans qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un seul); le groupe moyen (2 et 3 chevaux) et le groupe supérieur, qui mange presque deux fois mieux que le groupe inférieur. En faisant une «moyenne» générale, on efface les deux groupes extrêmes. C’est dans les deux groupes extrêmes, chez les prolétaires ruraux et dans la bourgeoisie rurale que les frais de nourriture en argent atteignent leur maximum absolu et relatif. Tout en consommant moins que les paysans moyens, les prolétaires achètent plus car ils sont dépourvus des produits agricoles de première nécessité dont on ne peut se passer. La bourgeoisie achète plus parce qu’elle consomme plus, ses achats portant surtout sur les produits non agricoles. Le rapprochement de ces deux groupes extrêmes nous montre avec évidence comment le marché intérieur des articles de consommation individuelle((Parmi les dépenses en argent pour l’achat de produits agricoles, le seigle, acheté surtout par les pauvres, tient la première place; ensuite viennent les légumes. Les frais d’achat de légumes se montent à 85 kopecks par tête (de 56 kop. dans le groupe b à 1 rbl. 31 dans le groupe e), dont 47 en argent. Ce fait intéressant nous montre que, même dans la population rurale, sans parler de la population urbaine, il se constitue un marché pour les produits: d’une des formes de l’agriculture marchande, à savoir, la culture maraîchère. La dépense d’huile est faite pour les 2/3 en nature: cela veut dire que dans ce domaine, la production domestique et le métier primitif sont encore prédominants.)) se crée dans un pays capitaliste.

   Autres dépenses relatives à la consommation individuelle :

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   Il n’est pas toujours juste de calculer ces dépenses par individu des deux sexes car le coût du chauffage, de l’éclairage, des ustensiles de ménage, etc., par exemple, n’est pas proportionnel au nombre des membres de la famille. Ces chiffres aussi montrent la division de la paysannerie en trois groupes différents pour ce qui est du niveau de vie. On observe, d’autre part, une particularité intéressante: c’est dans les groupes inférieurs que la part-argent pour la consommation individuelle est la plus élevée (dans le groupe a, plus de la moitié des dépenses se fait en argent). Dans les groupes supérieurs au contraire, la part-argent dans les frais consacrés à la consommation individuelle reste peu élevée et représente environ 1/3 du total. Or. nous savons qu’en général le pourcentage des dépenses en argent augmente dans les deux groupes extrêmes. Comment ces deux phénomènes peuvent-ils se concilier? L’explication est la suivante: dans les groupes supérieurs, les dépenses en argent sont, sans doute, consacrées essentiellement à la consommation productive (frais d’exploitation) tandis que dans les groupes inférieurs, elles vont surtout à la consommation. individuelle.

   Voici les chiffres précis :

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   On voit que la transformation de la paysannerie en prolétariat rural crée un marché essentiellement pour les objets de consommation et sa transformation en bourgeoisie rurale crée un marché essentiellement pour les moyens de production. Autrement dit, dans les groupes inférieurs de la «paysannerie», il y a conversion de la force de travail en marchandise, et dans les groupes supérieurs, conversion des moyens de production en capital. C’est précisément cette double transformation qui donne le processus de formation du marché intérieur, processus établi par la théorie pour les pays capitalistes en général. C’est pourquoi F. Engels a écrit que la famine de 1891 marquait la création d’un marché intérieur pour le capitalisme((La famine de 1891 frappa tout particulièrement les provinces de l’Est et du Sud-Est de la Russie d’Europe et prit une ampleur jusqu’alors inconnue. Elle provoqua la ruine d’une masse de paysans et accéléra le processus de création du marché intérieur et de Développement du capitalisme en Russie. Engels en parle dans son article sur Le socialisme en Allemagne et dans ses lettres à Nikolaï-on datées du 29 octobre 1891, du 15 mars et du 18 juin 1892. )). Cette thèse est incompréhensible pour les populistes, qui ne voient dans la ruine de la paysannerie que le déclin de la «production populaire», au lieu d’y voir la transformation de l’économie patriarcale en économie capitaliste.

   M. N-on a fait tout un livre sur le marché intérieur sans s’apercevoir que le processus de création de ce marché était déterminé par la décomposition de la paysannerie. Dans un article intitulé: «Comment expliquer l’accroissement des revenus de notre Etat ?» (Novoïé Slovo, 1896, février n° 5), il envisage le problème de la façon suivante: les tableaux consacrés aux revenus des ouvriers américains montrent que plus le revenu est bas, plus les frais de nourriture sont relativement élevés. Par conséquent, si la consommation de nourriture diminue, la consommation des autres produits diminue encore davantage. Or, nous savons qu’en Russie la consommation de pain et d’eau-de-vie diminue; cela veut dire que la consommation des autres produits diminue également. Par conséquent, s’il est vrai que l’on observe un accroissement de la consommation dans la «couche» aisée (page 70), cet accroissement est largement compensé par la diminution de la consommation de la masse. Ce raisonnement comporte trois erreurs: premièrement. en substituant l’ouvrier au paysan, M. N.-on escamote le problème : ce dont il s’agit, en effet, c’est précisément du processus de création des ouvriers et des patrons : deuxièmement, il ramène toute la consommation à la consommation individuelle et oublie la consommation productive, le marché des moyens de production. Troisièmement, il oublie que le processus de décomposition de la paysannerie est en même temps un processus de remplacement d’une économie naturelle par une économie marchande et que, par conséquent, le marché peut être créé non pas par un accroissement de la consommation, mais par une transformation de la consommation naturelle (fût-elle plus abondante) en consommation monétaire ou payante ( fût-elle moins abondante). Nous venons de voir que pour les objets de consommation individuelle les paysans sans chevaux consomment moins, mais achètent plus que la paysannerie moyenne. Ils deviennent plus pauvres, tout en recevant et en dépensant plus d’argent. Ce sont précisément ces deux aspects du processus qui sont nécessaires au capitalisme((Ce fait qui, au premier abord, semble paradoxal, est en réalité en pleine harmonie avec les contradictions fondamentales du capitalisme qui se rencontrent à chaque instant dans la réalité vivante. Aussi les observateurs attentifs de la vie campagnarde ont-ils pu le relever indépendamment de toute théorie. «Pour que son activité puisse se développer, dit Engelhardt en pariant du koulak, du marchand, etc., il importe que les paysans soient pauvres… que les paysans reçoivent beaucoup d’argent » (Lettres de la campagne, p. 493). Sa sympathie pour la «vie agricole bien organisée (sic) (ibid.) n’a pas empêché Engelhardt de découvrir parfois les contradictions les plus profondes au sein de la fameuse communauté.)).

   Pour conclure, nous utiliserons les données budgétaires de façon à comparer le niveau de vie des paysans et celui des ouvriers ruraux. Si on calcule la consommation personnelle, non pas par habitant, mais par travailleur adulte (selon les normes adoptées par les statisticiens de Nijni-Novgorod, dans le recueil cité), on obtient le tableau suivant :

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   Pour comparer ces chiffres à ceux qui portent sur le niveau de vie des ouvriers ruraux, on peut prendre en premier lieu le prix moyen du travail. Pendant dix ans (de 1881 à 1891), dans la province de Voronèje le salaire moyen de l’ouvrier agricole embauché à l’année a été de 57 roubles sans compter l’entretien, et de 99 roubles((Renseignements agricoles et statistiques puisés chez les propriétaires. Edition du Département de l’agriculture. B. V. St-Ptersbourg, 1892. S. Korolenko: Le travail salarié libre dans les exploitations agricoles, etc.)) avec les frais d’entretien qui s’élevaient donc à 42 roubles. Le volume de la consommation personnelle des ouvriers et des journaliers, dotés d’un lot de terre concédée (paysans qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un seul) est inférieur à ce niveau. Chez un «paysan» qui n’a pas de cheval, en effet, la dépense n’est que de 78 roubles pour l’entretien de toute la famille (pour une famille de 4 membres) et chez un paysan qui a un seul cheval elle est de 98 roubles (pour une famille de 5 membres), soit une somme inférieure à celle que coûte l’entretien d’un salarié agricole. (Nous avons retranché des budgets des paysans qui n’ont pas de cheval ou n’en ont qu’un seul les frais d’exploitation ainsi que les impôts et les redevances car dans cette contrée, le prix de la location d’un lot concédé est au moins égal au montant des impôts). On voit par conséquent, comme il fallait s’y attendre, que la situation d’un ouvrier attaché à son lot est pire que celle d’un ouvrier libéré de cette entrave (sans compter que le fait d’être attaché à un lot provoque un développement considérable de la servitude et de la dépendance personnelle). Un ouvrier agricole dépense beaucoup plus d’argent pour sa consommation personnelle qu’un paysan qui n’a pas de cheval ou qui n’en a qu’un seul. Cela veut dire que la fixation au lot retarde le progrès du marché intérieur.

   En second lieu, on peut utiliser les données de la statistique des zemstvos qui portent sur la consommation des salariés agricoles. Prenons les chiffres du Recueil de renseignements statistiques sur la province d’Orel, district de Karatchev (t. V. fasc. 2, 1892), qui sont basés sur 158 cas d’embauche d’ouvriers((Dans les provinces d’Orel et de Voronèje, les conditions de vie sont à peu près les mêmes et nous verrons que les chiffres que nous fournissons sont ordinaires. Nous n’empruntons pas les données à l’ouvrage déjà cité de S. Korolenko, car l’auteur lui-même reconnais que MM. les propriétaires terriens qui les ont fournies ont parfois «exagéré» … (V. la confrontation de ces données dans l’article de M. Maress: L’influence des récoltes, etc. I, p. 11).)). Si on convertit la ration mensuelle en ration annuelle, on obtient :

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1- (Inséré dans le tableau, col.1) : En comptant d’après le procédé ci-dessus indiqué.

   On voit donc que le niveau de vie des paysans qui n’ont pas de cheval ou qui n’en ont qu’un ne s’élève pas au-dessus du niveau de vie des salariés agricoles et qu’il se rapproche plutôt du niveau de vie minimum de ces derniers.

   La conclusion générale qui découle de l’analyse des données concernant ce groupe est donc celle-ci: aussi bien par ses rapports avec les autres groupes qui l’évincent de l’agriculture, que par la dimension de ses exploitations qui ne peuvent couvrir qu’une partie de l’entretien des familles, par la source de ses moyens de subsistance (vente de la force de travail), et enfin par son niveau de vie, le groupe inférieur de la paysannerie doit donc être classé parmi les salariés agricoles et les journaliers dotés d’un lot concédé((De ce rapprochement entre le niveau de vie de l’ouvrier et celui du groupe inférieur de la paysannerie, les populistes tireront sans doute la conclusion que nous «sommes pour» la dépossession foncière des paysans, etc. Pareille déduction serait fausse. De ce que nous venons de dire il s’ensuit seulement que nous «sommes pour» l’abolition de toutes les restrictions au droit du paysan à disposer librement de sa terre, à abandonner son lot, à sortir de la communauté rurale. Seul le paysan peut juger de ce qui lui est plus avantageux: être salarié agricole avec ou sans lot de terre. Aussi les entraves de ce genre ne peuvent en aucun cas ni d’aucune façon se justifier. En les défendant, les populistes se font les serviteurs des intérêts de nos agrariens.)).

   Avant d’en finir avec les données de la statistique des zemstvos qui portent sur les budgets paysans, il nous faut dire un mot de la méthode employée par M. U. Chtcherbina pour les analyser. Il est l’auteur du Recueil de renseignements estimatifs et d’un article sur les budgets paysans édité dans le livre bien connu L’influence des récoltes et des prix du blé, etc. (t. II)((Les notes de Lénine sur l’article de F. Chtcherbina sont publiées dans le Recueil Lénine XXXIII.)). Dans le Recueil, M. Chtcherbina déclare on ne sait trop pourquoi qu’il se sert de la théorie «de l’économiste bien connu K. Marx» (page 111). En réalité, il dénature complètement le sens de cette théorie: il confond la différence existant entre le capital constant et le capital variable avec la différence existant entre le capital fixe et le capital circulant (ibid.). Sans aucun fondement, il applique à l’agriculture paysanne ces termes et ces catégories du capitalisme évolué (passim), etc. Toute son analyse des données budgétaires se réduit à une accumulation inouïe de «grandeurs moyennes» parfaitement arbitraires. Les estimations qu’il nous donne portent toutes sur un paysan «moyen». Il prend le revenu foncier de quatre districts et il le divise par le nombre des exploitations (or, on se souvient que le revenu d’une famille de paysan sans cheval est d’environ 60 roubles tandis que celui d’une famille riche est d’environ 700 roubles). Il calcule la «valeur du capital constant» (sic) «pour une exploitation» (page 114), c’est-à-dire la valeur de la totalité du patrimoine; il calcule également la valeur «moyenne» du matériel, la valeur moyenne des entreprises industrielles et commerciales (sic) et il nous déclare qu’elle est de 15 roubles par exploitation. Il passe outre à ce fait insignifiant que ces entreprises sont la propriété privée de la minorité aisée et obtient ce chiffre en divisant les entreprises entre tous les foyers, «égalitairement». Nous avons vu qu’en «moyenne» un paysan qui n’a qu’un seul cheval consacre 6 roubles au fermage tandis qu’un paysan riche en consacre de 100 à 200 roubles. M. Chtcherbina additionne tous ces chiffres, il divise le total par le nombre des exploitations et il obtient ainsi le prix «moyen» des fermages (p. 118). Il va jusqu’à calculer quelle est la dépense « moyenne » consacrée à la « réparation des capitaux » (ibid.). Dieu seul sait ce que cela signifie. S’il s’agit des frais destinés à compléter et à restaurer le matériel et le bétail, voici quels sont les chiffres, que d’ailleurs nous avons déjà cités: chez un paysan qui n’a pas de cheval, ces frais s’élèvent à 8 (huit) kopecks par exploitation et chez un paysan riche, ils atteignent 75 roubles. Il est bien évident que si on additionne des « exploitations paysannes » de ce genre et qu’on divise le total par le nombre des composants, on obtiendra la « loi des besoins moyens » que M. Chtcherbina avait déjà découverte dans le recueil consacré au district d’Ostrogojsk (t. II, fasc. II, 1887) et qui a été si brillamment appliquée par la suite. A partir de cette « loi », il sera facile de conclure que « le paysan satisfait non pas des besoins minimums mais leur niveau moyen » (page 123 et passim); que l’exploitation paysanne nous offre un «type de développement» particulier (page 100), etc… Cette méthode simpliste qui consiste à «égaliser» le prolétariat rural et la bourgeoisie paysanne, s’appuie sur le mode de classification d’après le lot de terre concédé, dont nous avons déjà parlé. Si nous voulons appliquer ce mode de classification aux données budgétaires, par exemple, nous réunirions dans un seul et même groupe des paysans (dans la catégorie des bien lotis, ayant des lots de 15 à 25 déciatines par famille) qui mettent en location la moitié de leur lot (de 23,5 déciatines), ensemencent 1,3 déciatine, dont la principale source de revenu sont les « métiers personnels » (comme cela sonne bien) et qui ont un revenu de 190 roubles pour 10 individus des deux sexes (budget n° 10, district de Korotoïak) et des paysans qui louent 14,7 déciatines, ensemencent 23,7 déciatines, embauchent des ouvriers agricoles et ont un revenu de 1 400 roubles pour 10 individus des deux sexes (budget n° 2, district de Zadonsk). N’est-il pas clair que si on additionne les exploitations des ouvriers agricoles et des journaliers avec celles des paysans qui emploient des ouvriers et qu’on divise la somme ainsi obtenue par le nombre des composants. on obtiendra effectivement un «type de développement» particulier? Pour bannir à jamais toutes les «idées fausses» sur la décomposition de la paysannerie, il suffit d’opérer constamment et exclusivement sur des «moyennes». C’est précisément ce qu’a fait M. Chtcherbina qui, dans son article publié dans le livre L’influence des moissons, etc., applique ce procédé «en grand»((En français dans le texte.)). Dans cet article, il fait une grandiose tentative pour calculer les budgets de toute la paysannerie russe à l’aide de ces fameuses « moyennes » déjà expérimentées. Le futur historien de la littérature économique russe notera avec étonnement que les préjugés populistes ont fait oublier les exigences les plus élémentaires de la statistique économique, qui commandent d’établir une distinction rigoureuse entre les patrons et les ouvriers salariés, quelle que soit la forme de propriété foncière qui les unit, si nombreux et si variés que soient les types intermédiaires existant entre eux.

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