8. La culture maraîchère et l’horticulture commerciale; l’agriculture suburbaine

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L’AGRICULTURE COMMERCIALE

VIII. LA CULTURE MARAICHÈRE ET L’HORTICULTURE COMMERCIALE ; L’AGRICULTURE SUBURBAINE

   L’abolition du servage a entraîné «dans presque toute la Russie une décadence subite et rapide» de l’«horticulture seigneuriale» qui était pourtant assez bien développée((Revue historico-statistique, l.c., p. 2.  )). Mais, grâce aux chemins de fer, la situation s’est modifiée. Le développement d’une horticulture commerciale nouvelle reçut une vigoureuse impulsion et il se produisit «un revirement total dans le sens du progrès((Ibid.  ))». D’une part, les arrivages du Sud de fruits à bon marché provoquaient la ruine des anciens centres d’horticulture((Par exemple, dans la province de Moscou. Voir S. Korolenko, Le travail salarié libre, etc., p. 262.  )), d’autre part, dans les provinces de Kovno, Vilno, Minsk, Grodno, Moguilev, Nijni-Novgorod, se développait une horticulture commerciale dont les progrès allaient de pair avec l’élargissement du marché((Ibid., pp. 335, 344, etc.  )). M. Pachkévitch cite une enquête de 1893-1894 qui montre qu’en tant que branche industrielle, la culture fruitière a connu un développement considérable au cours de la dernière décennie, que la demande en jardiniers et en ouvriers spécialisés, s’est accrue, etc.((Les forces productives, t. IV, p. 13.  )) Les données statistiques viennent confirmer les résultats de cette enquête: la quantité de fruits transportée par les chemins de fer russes augmente((Les forces productives, t. IV, p. 31, et Revue historico-stat., pp. 31 et suiv.  )) et les importations, qui s’étaient accrues pendant les dix années qui ont suivi l’abolition du servage, diminuent((On en importait 1 million de pouds en 1860-1870; 3,8 millions en 1878-1880; 2,6 millions en 1886-1890, et 2 millions en 1889-1893.  )).

   Il va de soi que pour la culture maraîchère commerciale qui fournit des produits de consommation à des masses de gens bien plus nombreuses que l’horticulture, les progrès ont été encore plus rapides et plus sensibles. Les potagers commerciaux prennent une extension considérable: 1° aux environs des villes((Disons par anticipation qu’en 1863, il y avait en Russie d’Europe 13 villes de 50000 habitants ou plus; en 1897, 44 (v. chap. VIII, § 11). )); 2° aux environs des cités ouvrières, des agglomérations commerciales et industrielles((Voir des exemples d’agglomérations de cette espèce aux chapitres VI et VII. )) et le long des voies ferrées; 3° dans certaines agglomérations disséminées à travers la Russie et renommées pour leurs légumes(( On trouvera dans la Revue historico-statistique, t. I, pp. 13 et suiv. ainsi que dans Les forces productives, IV, pp. 38 et suiv. la liste de ces localités dans les provinces de Viatka, Kostroma, Vladimir, Tver, Moscou. Kalouga, Penza, Nijni-Novgorod, etc., sans compter même celle de Iaroslavl. Voir aussi les recueils de la statistique des zemstvos pour les districts de Sémionov, Nijni-Novgorod et Balakhna (province de Nijni-Novgorod). )). Notons que la demande en légumes émane non seulement de la population industrielle, mais également de la population agricole: à ce propos, rappelons que dans le budget de paysans de Voronèje, 47 kopecks par habitant sont consacrés aux légumes et que plus de la moitié de cette somme est utilisée pour des achats.

   Si on veut se faire une idée des rapports économiques et sociaux qui s’établissent dans cette branche d’agriculture commerciale, il faut consulter les données des enquêtes locales qui portent sur les secteurs où la culture maraîchère est particulièrement développée. Dans les environs de Pétersbourg, par exemple, les cultures maraîchères sous châssis et en serre, qui ont été introduites par des exploitants originaires de Rostov, sont largement répandues. Les gros maraîchers possèdent des milliers de châssis, et les maraîchers moyens en ont des centaines. «Certains gros entrepreneurs fournisseurs de l’armée préparent la choucroute par dizaines de milliers de pouds»((Les forces productives, IV, p. 42.  )). D’après la statistique des zemstvos, on trouve parmi la population originaire du district de Pétersbourg, 474 foyers qui se consacrent à la culture maraîchère (avec un revenu d’environ 400 roubles par foyer) et 230 qui se consacrent à l’horticulture. Les rapports capitalistes sont très développés tant sous forme de capital commercial (les producteurs sont «très durement exploités par les revendeurs»), que sous forme d’embauche d’ouvrier. Parmi la population non originaire du district, par exemple, on compte 115 propriétaires-maraîchers qui ont plus de 3000 roubles de revenu chacun et 711 ouvriers maraîchers dont le revenu est de 116 roubles((Matériaux pour la statistique économique de la province de Saint- Pétersbourg, fasc. V. En réalité, le nombre des maraîchers est beaucoup plus élevé, car la plupart d’entre eux sont classés dans les domaines privés, tandis que les chiffres cités ne se rapportent qu’à l’économie paysanne. )).

   Les maraîchers des environs de Moscou sont eux aussi des représentants typiques de la bourgeoisie rurale. «Suivant un calcul approximatif, les marchés de Moscou reçoivent plus de 4 millions de pouds de légumes et de verdure par an. Certains villages font un gros commerce de légumes salés: ainsi, le canton de Nogatino fournit environ un million de seaux de choucroute aux fabriques et aux casernes; il en expédie jusqu’à Kronstadt … Les potagers commerciaux sont répandus dans tous les districts de la province de Moscou, principalement à proximité des villes et des fabriques((Les forces productives, IV, pp. 49 et suiv. Il est intéressant de noter que les divers villages se spécialisent dans la production de telle ou telle variété de légumes.)).» «Le hachage des choux est fait par des ouvriers salariés venant du district de Volokolamsk» (Revue historico-statistique, I, p. 19).

   On retrouve une situation absolument analogue dans la célèbre zone maraîchère du district de Rostov (province de Iaroslavl) qui groupe 55 villages: Porétchié, Ougoditchi, etc. Dans cette zone, il y a déjà longtemps qu’à l’exception des prés et des pâturages, la totalité de la terre est occupée par les potagers. Le traitement industriel des légumes, la fabrication des conserves, sont très développés((Revue historico-statistique, t. I. – Index des fabriques de M. Orlov. – Travaux de la Commission d’enquête sur l’industrie artisanale, fasc. XIV, article de M. Stelpianski. – Les forces productives, IV, pp. 46 et suivantes. – Revue de la province de Iaroslavl, fasc. 2, Iarosl. 1896. Si on confronte les chiffres de M. Stolpianski (1885) et ceux de l’Index (1890), le développement intense de la production de conserves en fabrique, dans cette région, apparaît nettement. )). En même temps que le produit, la terre elle-même et la force de travail se transforment en marchandise. Malgré la «communauté», on observe une très grande inégalité entre les exploitations. Dans le village de Porétchié, par exemple, il y a des foyers de 4 «âmes» qui possèdent 7 potagers et des foyers de 3 «âmes» qui en possèdent 17. Cela vient du fait qu’il n’y a pas de redistributions générales mais seulement des redistributions partielles au cours desquelles les paysans «échangent librement» leurs «potagers» et leurs «parcelles» (Revue de la province de Iaroslavl, pp. 97-98)((Cette publication a donc entièrement confirmé le «doute» émis par M. Volguine au sujet du «fréquent partage des terrains occupés par des potagers» (ouvrage cité, p. 172, note). )). «La majeure partie des travaux des champs est exécutée par des journaliers et des journalières qui, pendant la saison, arrivent en masse des villages des alentours et des provinces voisines» (ibid., p. 99). Dans l’ensemble de la province de Iaroslavl, 10322 personnes (dont 7689 du district de Rostov) ont des occupations annexes au-dehors, «dans l’agriculture et chez des maraîchers», ce qui veut dire que la majorité d’entre elles sont des ouvriers maraîchers salariés((Ici de même on observe une spécialisation caractéristique de l’agriculture: «Il nous faut noter un fait remarquable: dans les contrées où la culture maraîchère est devenue la spécialité d’une partie de la population, les autres paysans ne cultivent presque pas de légumes et préfèrent les acheter au marché ou dans les foires» (S. Korolenko, l.c., p. 285).  )). On voit par conséquent que les chiffres que nous avons cités plus haut sur l’afflux des ouvriers agricoles dans les provinces de Pétersbourg, de Moscou, de Iaroslavl, etc., doivent être considérés non seulement en regard du développement de l’industrie laitière mais également de la culture maraîchère commerciale.

   A la culture maraîchère se rattache également la culture des légumes en serre, qui fait des progrès rapides parmi les paysans aisés des provinces de Moscou et de Tver((Les forces productives, IV. 30-51. – S. Korolenko, l.c., p. 273. – Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou, t. VII. fasc.. I. – Recueil de renseignements statistiques sur la province ils Tver, t. VIII, fasc. I, district de Tver: lors du recensement de 1886-1890, on a trouvé ici chez 174 paysans et 7 propriétaires privés plus de 4126 châssis, c’est-à-dire environ 25 par propriétaire. «Dans l’économie paysanne, cette industrie est d’une aide efficace, mais seulement pour les paysans aisés … Là où les serres ont plus de 20 châssis, on embauche des ouvriers» (p. 167). )). Dans la première de ces provinces, le recensement de 1880/81 a dénombré 88 entreprises possédant 3011 châssis, employant 213 ouvriers, 47 d’entre eux (soit 22,6%) étant des salariés et produisant pour 54400 roubles de marchandise. Un exploitant moyen devait investir au moins 300 roubles dans son «affaire». Sur les 74 exploitants à propos desquels le recensement nous fournit des renseignements individuels, 41 possédaient de la terre achetée et 41 en louaient. Chaque propriétaire possédait 2,2 chevaux. Il est donc clair que la culture en serre n’est accessible qu’aux représentants de la bourgeoisie paysanne((Voir les chiffres dans l’Appendice au chap. V, ind. n° 9. )).

   La culture commerciale des cucurbitacées que l’on pratique dans le Sud de la Russie doit, elle aussi, être rattachée à la branche d’agriculture commerciale que nous sommes en train d’examiner. Citons quelques chiffres relatifs à son développement dans une des régions citées, dans un article intéressant du Messager des Finances (1897 n° 16) consacré à «la culture commerciale des pastèques». Cette culture s’est développée à Bykovo (district de Tsarev, province d’Astrakhan) , à la fin des années 60 et au début des années 70. Au commencement, on ne pouvait pas écouler les pastèques au-delà du bassin de la Volga, mais grâce au développement des chemins de fer, il devint possible, par la suite, de les expédier dans les capitales(( Il s’agit des provinces de Pétersbourg et de Moscou. )). Au cours des années 80, la production avait «au moins décuplé» grâce aux énormes bénéfices réalisés par ceux qui avaient introduit cette culture (150-200 roubles par déciatine). En bons petits bourgeois, ces derniers tentèrent par tous les moyens d’empêcher l’augmentation du nombre des producteurs, et gardèrent avec le plus grand soin le «secret » de cette occupation si lucrative. Mais il va sans dire que tous ces efforts héroïques des «moujiks laboureurs»((Expression de M. N.-on à propos du paysan russe. )) pour empêcher la «fatale concurrence»((Expression de M. V. Prougavine.  )) restèrent vains et la production se répandit au loin dans la région du Don et la province de Saratov. Au cours des années 90, cette production fut grandement favorisée par la chute des cours du blé qui «obligea les agriculteurs locaux à chercher une issue à leur situation difficile dans les cultures alternées»((La pastèque exige une meilleure préparation du sol, dont elle augmente le rendement lors de la culture ultérieure des céréales. )). L’extension de la production augmentait considérablement la demande en ouvriers salariés (la culture des cucurbitacées demande en effet une grande quantité de travail, de sorte que la mise en valeur d’une déciatine revient à 30-50 roubles). Quant aux bénéfices des exploitants et à la rente foncière, ils augmentèrent dans des proportions encore plus importantes. Aux environs de la gare de Log par exemple (sur la ligne Griazi-Tsaritsyne), la superficie des cultures de pastèques qui était de 20 déciatines en 1884, atteignait 500-600 déciatines en 1890 et 1400-1500 déciatines en 1896, tandis que le prix de location d’une déciatine de terre passait respectivement de 30 kopecks à 1,50 rouble-2 roubles pour atteindre de 4 à 14 roubles. Mais en 1896, cette expansion fiévreuse aboutit à la surproduction et à la crise, ce qui confirma définitivement le caractère capitaliste de cette branche d’agriculture commerciale. Le prix des pastèques était tombé si bas qu’il ne permettait même pas de récupérer les frais de transport par chemin de fer. On laissa les récoltes en terre, sans les ramasser. Après avoir goûté aux profits fabuleux, les entrepreneurs firent connaissance avec les pertes. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est le moyen qu’ils employèrent pour combattre la crise: ils s’efforcèrent de conquérir de nouveaux marchés et de faire baisser les prix du produit et des transports ferroviaires dans des proportions telles que les pastèques cessèrent d’être un objet de luxe pour devenir un objet de consommation courante (et même une variété de fourrage dans les régions productrices). «La culture commerciale du melon, assurent les entrepreneurs, est en voie de développement; le seul obstacle provient des tarifs de transport. Mais la construction de la nouvelle ligne de chemin de fer Tsaritsyne-Tikhorietskaïa … lui ouvre des perspectives nouvelles considérables.» Quelle que soit l’évolution ultérieure de cette culture, la «crise de la pastèque» restera riche d’enseignements car elle offre un tableau réduit, il est vrai, mais extrêmement révélateur de l’évolution capitaliste de l’agriculture.

   Deux mots encore à propos des exploitations suburbaines. Alors que dans les autres branches d’agriculture commerciale, toute l’exploitation vise à obtenir un produit essentiel, dominant sur le marché, dans les exploitations suburbaines, le petit cultivateur fait commerce de tout: de sa maison qu’il loue pendant l’été ou pendant toute l’année, de son écurie, de son cheval, de tous les produits de son exploitation rurale ou domestique: blé, fourrage, lait, viande, légumes, fruits, poissons, bois, etc.; il vend le lait de sa femme (industrie des nourrices autour des capitales), il tire argent des services les plus variés (et pas toujours recommandables) qu’il rend aux habitants des villes qui viennent habiter((Cf. Ouspenski, A la campagne, au jour le jour)) chez lui. etc., etc.,((Citons, à titre d’illustration, les Matériaux déjà mentionnés sur l’économie paysanne du district de Pétersbourg. Ici s’exercent les formes les plus variées du mercantilisme: location de villas et de chambres, industrie laitière, jardinage, vente des fruits, «gagne-pain par roulage», nourricerie, pêche aux écrevisses, poisson. etc. De même pour les paysans suburbains du district de Toula: voir l’article de M. Borissov dans le fasc. IX des Travaux de la Commission d’enquête sur l’industrie artisanale.  )). Il est tellement évident qu’ici le capitalisme a complètement transformé l’agriculteur patriarcal de type ancien et que dorénavant ce dernier est entièrement soumis au «pouvoir de l’argent» qu’ordinairement les populistes font une place à part aux paysans des banlieues qui, selon eux, ne «sont plus des paysans». Mais, entre ce type et ceux que nous avons examinés précédemment, il n’existe que des différences de forme. La nature politique et économique de la transformation que le capitalisme provoque sur toute la ligne chez les petits agriculteurs est partout et toujours identique. Cette transformation de notre paysan «communautaire» en un agriculteur de type nouveau sera d’autant plus complète que le nombre des villes, des centres industriels et commerciaux et des gares de chemin de fer augmentera plus rapidement. Il ne faut pas oublier que, comme l’avait déjà noté Adam Smith, les voies de communication perfectionnées tendent à faire de chaque village une banlieue. Les coins perdus et les trous de province constituent d’ores et déjà une exception et ils deviennent chaque jour de plus en plus rares. Quant aux agriculteurs, ils se métamorphosent de plus en plus rapidement en producteurs soumis aux lois générales de la production marchande. Au moment d’en finir avec cet examen des données relatives au progrès de l’agriculture commerciale, nous jugeons utile de rappeler que notre objectif n’était pas d’étudier toutes les formes de cette agriculture, mais uniquement ses formes essentielles.