2. Les petits producteurs de marchandises dans l’industrie. L’esprit de corps dans les petites industries

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE

II. LES PETITS PRODUCTEURS DE MARCHANDISES DANS L’INDUSTRIE.

L’ESPRIT DE CORPS DANS LES PETITES INDUSTRIES

   Nous avons vu que lorsque l’artisan fait son apparition sur le marché, ce n’est pas pour y vendre son produit. Mais il est naturel qu’une fois qu’il a pris contact avec le marché, il en vienne peu à peu à produire pour celui-ci et qu’il se transforme en producteur de marchandises. Cette transformation est graduelle et, au début, elle a un caractère expérimental: les produits que l’artisan met en vente sont ceux qui lui restent par hasard ou qu’il fabrique à temps perdu. Ce caractère graduel est encore renforcé du fait que, primitivement, les marchés où ces produits sont écoulés sont très restreints: de la sorte, la distance entre le consommateur et le producteur n’augmente que très peu, le produit continue à passer directement du producteur au consommateur et, de plus, il arrive parfois qu’avant d’être vendu, il soit échangé contre des denrées agricoles((Par exemple, la poterie contre du blé, etc. Quand le prix des céréales était bas, on estimait parfois comme valeur équivalente d’un pot la quantité de grains qu’il pouvait contenir. Cf. Comptes rendus et recherches, t. I. p. 340. – Les petites industries de la province de Vladimir, t. V, p. 140. – Travaux de la commission artisanale, t. I, p. 61.)). Au stade suivant, le développement de l’économie marchande se traduit par une extension du commerce et par l’apparition de marchands revendeurs: ce n’est plus le petit marché paysan ou la foire((L’étude d’une de ces foires rurales a montré que 31% de son chiffre d’affaires (environ 15000 roubles sur 50000) portent sur les produits d’artisanat. Voir les Travaux de la commission artisanale, t. I, p. 38. Le fait que les cordonniers de Poltava, par exemple, écoulent leurs produits dans un rayon de 60 verstes autour de leurs villages montre à quel point les débouchés des petits producteurs de marchandises sont primitivement restreints. Comptes rendus et recherches, t. I, p. 287.)), qui servent de débouché au produit, mais une région entière, puis l’ensemble du pays et parfois même d’autres pays. A partir du moment où les produits industriels deviennent des marchandises, la voie est ouverte pour la séparation de l’agriculture et de l’industrie et pour les échanges mutuels entre les deux branches. Fidèle à ses poncifs et à ses conceptions abstraites, M. N.-on se borne à déclarer que «la séparation de l’industrie et de l’agriculture» est caractéristique du «capitalisme» en général, sans se donner la peine d’analyser ses différentes formes ni les divers stades du capitalisme. C’est pourquoi il importe de noter que l’industrie commence à se séparer de l’agriculture quand la production marchande en est encore à son stade le plus bas, au stade des petits métiers paysans, à un moment où, dans la majorité des cas, l’industriel ne se distingue pas encore de l’agriculteur. Dans la suite de notre exposé, nous verrons de quelle façon les entreprises industrielles sont amenées à se séparer des entreprises agricoles et les ouvriers d’industrie des agriculteurs quand le capitalisme atteint un niveau de développement plus élevé.

   Tant que la production marchande en est à un stade embryonnaire, la concurrence entre les «koustaris» reste très faible, mais au fur et à mesure que le marché s’élargit et englobe des régions plus étendues, elle devient de plus en plus violente et ruine la prospérité patriarcale du petit producteur qui reposait sur le monopole de fait dont il jouissait. Le petit producteur de marchandise sent que ses intérêts, contrairement à ceux du reste de la société, exigent le maintien de ce monopole et c’est pourquoi il craint la concurrence. Individuellement ou en collectivité, il fait tout ce qu’il peut pour l’entraver, pour «ne pas admettre» les concurrents dans sa région, pour renforcer sa situation prospère de petit patron disposant d’une clientèle bien déterminée. Cette peur de la concurrence est si caractéristique de la véritable nature sociale du petit producteur que nous devons nous arrêter un peu plus longuement sur les faits qui s’y rapportent. Voici tout d’abord un exemple concernant les métiers. Les apprêteurs de peau de mouton de Kalouga, dont le métier est tombé en décadence depuis l’abolition du servage et qui partent l’exercer dans d’autres provinces, devaient autrefois payer, pour pouvoir embrasser cette profession, une énorme redevance à leurs seigneurs. Ces derniers veillaient soigneusement à ce que chaque apprêteur connaisse «le territoire qui lui était dévolu» et interdisaient à d’autres apprêteurs d’exploiter ces territoires. Grâce à cette organisation, le métier était si avantageux que le titulaire demandait de 500 à 1000 roubles pour céder sa place et que l’arrivée d’un apprêteur étranger provoquait parfois de sanglants conflits. L’abolition du servage a ruiné cette prospérité moyenâgeuse et «la concurrence a également été favorisée par les chemins de fer qui facilitent les déplacements»((Travaux de la commission artisanale, t. II, pp. 35-36.)). Dans le même ordre d’idées, on a relevé chez les artisans de toute une série de métiers une tendance (tendance ayant positivement le caractère d’une règle générale) à dissimuler les inventions et les améliorations techniques et à tenir secrètes les occupations lucratives afin d’éviter une «concurrence ruineuse». Quand un individu fonde une petite industrie nouvelle ou quand il introduit un perfectionnement dans un métier, il s’efforce par tous les moyens de dissimuler à ses voisins les avantages qu’il en retire (pour détourner l’attention, par exemple, il conserve l’ancien aménagement de son entreprise), il ne permet à personne de pénétrer dans son atelier, il travaille sous les combles, il n’en dit rien, même à ses enfants((Voir les Travaux de la commission artisanale. t. II, p. 81, t. V, p.460; t. IX. p. 2526. – Les petites industries de la province de Moscou, t. VI, fasc. 1, pp. 6-7, 253; t. VI, fasc. 2, p. 142; t. VII, fasc. 1. 2e partie, article sur le fondateur du «métier d’imprimeur». – Les petites industries de la province de Vladimir, t. I, pp. 145, 149. – Comptes rendus et recherches, t. I, p. 89. – Grigoriev: La production artisanale des serrures et couteaux du district de Pavlovo (suppléments à l’édition Volga, Moscou 1881), p. 39. – M. V. V. rapporte quelques-uns de ces faits dans ses Essais sur l’industrie artisanale (St-Pétersb., 1886), pp. 192 et suiv. Il en tire seulement cette conclusion que les «koustaris» ne sont pas hostiles aux innovations; il ne lui vient même pas à l’esprit que ces faits caractérisent la situation de classe des petits producteurs de marchandises dans la société contemporaine et leurs intérêts de classe.)). On sait que dans la région de Moscou la fabrication des pinceaux se développe très lentement. «Cette lenteur s’explique généralement par le fait que les producteurs refusent les nouveaux concurrents. On dit que dans la mesure du possible ils s’efforcent de ne pas montrer leur travail aux étrangers, si bien que parmi eux, il n’y en a qu’un seul qui prenne des apprentis venus d’ailleurs((Les petites industries de la province de Moscou, t. VI, 2, p. 193.)).» A propos du village de Bezvodnoïé dont les habitants sont réputés pour les objets de métal qu’ils fabriquent, nous lisons; «Il est à noter que les habitants de Bezvodnoïé dissimulent soigneusement à présent encore (au début des années 80; leur industrie existe depuis les années 50) leur savoir-faire aux paysans voisins. Ils ont essayé à plusieurs reprises d’obtenir que l’administration cantonale prenne un arrêté stipulant que ceux qui transmettraient un secret professionnel à un autre village seraient passibles d’une punition. L’arrêté n’a pas été pris, mais moralement il pèse sur chacun des habitants de Bezvodnoïé qui ne marient pas leurs filles dans les villages voisins et qui, dans la mesure du possible, évitent d’y prendre femme((Travaux de la commission artisanale, XI, 2404.))

   Les économistes populistes ont passé sous silence le fait que, dans leur masse, les petits artisans paysans sont des producteurs de marchandises. Ils ont même créé toute une légende selon laquelle il existe un profond antagonisme entre l’organisation économique des petits métiers paysans et celle de la grosse industrie. Les données que nous venons de citer montrent bien à quel point cette thèse est inconsistante. S’il est vrai que le gros industriel ne recule devant aucun moyen pour s’assurer un monopole, à cet égard, le paysan-«koustar» est son cousin germain. Avec les faibles moyens dont il dispose, le petit bourgeois cherche à défendre des intérêts de classe qui, au fond, sont identiques à ceux que le gros fabricant s’efforce de sauvegarder pour le protectionnisme, les primes, les privilèges, etc.((Sentant le danger de la concurrence, le petit bourgeois s’efforce de l’entraver, tout comme le populiste, son idéologue, qui sent que le capitalisme ébranle les «traditions» si chères à son cœur, fait tout son possible pour prévenir ce malheur, l’empêcher, le retarder. etc., etc. ))

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