Partie I

Les enseignements de la révolution

Lénine

   Toute révolution marque un tournant brusque dans la vie des grandes masses populaires. Tant que ce tournant n’est pas arrivé à maturité, il ne saurait se produire de révolution véritable. Et de même que chaque tournant dans la vie d’un homme est pour lui plein d’enseignements, lui fait vivre et sentir quantité de choses, la révolution donne au peuple entier, en peu de temps, les leçons les plus substantielles et les plus précieuses.

   Pendant la révolution, des millions et des dizaines de millions d’hommes apprennent chaque semaine plus qu’en une année de vie ordinaire, somnolente. Car au brusque tournant de la vie d’un peuple on aperçoit avec une netteté particulière les fins que poursuivent les différentes classes sociales, les forces dont elles disposent et leurs moyens d’action.

   Tout ouvrier conscient, tout soldat, tout paysan doit mûrement réfléchir aux enseignements de la révolution russe, maintenant surtout, fin de juillet, quand il apparaît clairement que la première phase de notre révolution a abouti à un échec.

I

   En   effet,   voyons  ce   que   les   masses   ouvrières   et   paysannes  voulaient   obtenir   en   faisant  la   révolution.

   Qu’attendaient-elles de la révolution ? On sait qu’elles en attendaient la liberté, la paix, le pain, la terre.

   Or que voyons-nous maintenant ?

   Au lieu de la liberté, on commence à rétablir l’arbitraire d’autrefois. La peine de mort est instituée au front pour les soldats. On traduit devant les tribunaux les paysans qui, d’autorité, se sont emparés des terres des grands propriétaires fonciers. Les imprimeries des journaux ouvriers sont saccagées. Les journaux ouvriers sont interdits sans jugement. On arrête les bolcheviks, souvent sans formuler contre eux la moindre accusation ou en formulant des accusations manifestement calomnieuses.

   On objectera peut-être que les persécutions dont les bolcheviks sont l’objet ne constituent pas une atteinte à la liberté, car elles ne visent que des personnes déterminées, sur lesquelles pèsent des accusations précises. Mais cette objection est d’une mauvaise foi évidente, car comment peut-on mettre à sac une imprimerie et suspendre des journaux pour des délits commis par des individus, ces délits fussent-ils prouvés et reconnus par le tribunal ? Autre chose si le gouvernement avait reconnu pour criminels, au regard de la loi, le Parti bolchevik tout entier, ses aspirations mêmes et ses idées. Mais chacun sait que le gouvernement de la libre Russie ne pouvait rien faire de tout cela et n’en a rien fait.

   Ce qui montre surtout le caractère calomnieux des accusations formulées contre les bolcheviks, c’est que les journaux des grands propriétaires fonciers et des capitalistes se sont furieusement attaqués aux bolcheviks pour avoir mené la lutte contre la guerre, contre les grands propriétaires fonciers et contre les capitalistes ; ces journaux réclamaient ouvertement que les bolcheviks fussent poursuivis, arrêtés, alors qu’aucune accusation contre aucun bolchevik n’avait encore été montée. Le peuple veut la paix. Or, le gouvernement révolutionnaire de la libre Russie a recommencé la guerre de conquêtes en vertu de ces mêmes traités secrets que l’ex-tsar Nicolas II avait conclus avec les capitalistes anglais et français, pour que les capitalistes de Russie pussent piller les peuples étrangers. Ces traités secrets ne sont toujours pas publiés. Le gouvernement de la libre Russie s’est dérobé et n’a pas proposé jusqu’à ce jour une paix juste à tous les peuples.

   Il n’y a pas de pain. De nouveau la famine approche. Tous voient que les capitalistes et les riches trompent sans scrupules le Trésor sur les fournitures de guerre (actuellement, la guerre coûte au peuple 50 millions de roubles par jour), qu’ils réalisent, grâce à la hausse des prix, des bénéfices exorbitants tandis que rien, absolument rien, n’a été fait pour organiser un contrôle sérieux de la production et de la répartition des produits parmi les ouvriers. Les capitalistes, de plus en plus arrogants, jettent les ouvriers sur le pavé, à un moment où le peuple souffre de la disette de marchandises. L’immense majorité des paysans ont proclamé haut et clair, en une longue suite de congrès, qu’ils considéraient l’existence de la grande propriété foncière comme une injustice et un vol. Et le gouvernement, qui se prétend révolutionnaire et démocratique, continue depuis des mois à berner les paysans, à les tromper par des promesses et des atermoiements. Durant des mois, les capitalistes n’avaient pas permis au ministre Tchernov de promulger la loi interdisant l’achat et la vente des terres. Et lorsque enfin cette loi a été promulguée, les capitalistes ont déclenché contre Tchernov une odieuse campagne de calomnies qu’ils continuent à ce jour. Dans son zèle à défendre les grands propriétaires fonciers, le gouvernement en est arrivé à une telle impudence qu’il fait poursuivre en justice les paysans qui se sont emparés « arbitrairement » des terres.

   On trompe les paysans en leur recommandant d’attendre l’Assemblée constituante. Quant à la réunion de cette Assemblée, les capitalistes continuent à la différer. Maintenant que sous la pression des bolcheviks cette réunion a été fixée au 30 septembre, les capitalistes crient tout haut que ce délai est trop court, « impossible » ; et ils exigent que l’Assemblée soit ajournée… Les membres les plus influents du parti des capitalistes et des grands propriétaires fonciers — le parti « cadet » ou parti de la « liberté du peuple » — préconisent ouvertement, comme Panina par exemple, le renvoi de l’Assemblée constituante à la fin de la guerre.

   Pour la terre, attends jusqu’à l’Assemblée constituante. Pour l’Assemblée constituante, attends jusqu’à la fin de la guerre. Pour la fin de la guerre, attends jusqu’à la victoire totale. Voilà ce qu’il en est. Les capitalistes et les grands propriétaires fonciers, qui ont la majorité dans le gouvernement, se moquent tout simplement des paysans.

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