Partie III

Les enseignements de la révolution

Lénine

III

   Après le renversement du tsarisme, le pouvoir d’Etat passait aux mains du premier Gouvernement provisoire. Celui-ci était composé des représentants de la bourgeoisie, c’est-à-dire des capitalistes auxquels s’étaient joints les grands propriétaires fonciers. Le parti « cadet », principal parti des capitalistes, y tenait la première place comme parti dirigeant et gouvernemental de la bourgeoisie.

   Ce n’était point par hasard que le pouvoir était tombé aux mains de ce parti, bien que ce ne fussent pas les capitalistes, évidemment, mais les ouvriers, les paysans, les matelots et les soldats qui avaient combattu les troupes du tsar et versé leur sang pour la liberté. Le pouvoir était tombé aux mains du parti des capitalistes parce que cette classe possédait la force que donnent la richesse, l’organisation et l’instruction. Depuis 1905, et surtout pendant la guerre, la classe des capitalistes et des grands propriétaires fonciers qui se rattachent à eux, avait fait en Russie le plus de progrès dans son organisation.

   Le parti cadet a toujours été — en 1905 comme de 1905 à 1917 — un parti monarchiste. Au lendemain de la victoire du peuple sur la tyrannie tsariste, ce parti se déclara républicain. L’histoire montre que les partis capitalistes consentent toujours quand le peuple a vaincu la monarchie, à être républicains, pourvu qu ils puissent sauvegarder les privilèges des capitalistes et leur pouvoir absolu sur le peuple.

   En paroles, le parti cadet est pour la « liberté du peuple ». En fait, il est pour les capitalistes ; c’est pourquoi les grands propriétaires fonciers, les monarchistes, les Cent-Noirs, se sont tous instantanément rangés de son côté. Témoin la presse et les élections. Après la révolution, tous les journaux bourgeois et toute la presse ultra-réactionnaire se sont mis à chanter à l’unisson avec les cadets. Tous les partis monarchistes, n’osant pas se présenter ouvertement aux élections, ont soutenu le parti cadet, comme ç’a été le cas à Pétrograd.

   Maîtres du pouvoir, les cadets ont employé tous leurs efforts pour continuer la guerre de conquête et de brigandage commencée par le tsar Nicolas II, qui avait signé des traités secrets de brigandage avec les capitalistes anglais et français. Ces traités promettaient aux capitalistes russes, en cas de victoire, l’annexion et de Constantinople, et de la Galicie, et de l’Arménie, etc. Quant au peuple, le gouvernement des cadets lui donnait le change par des dérobades et des promesses vaines, renvoyant le règlement de tous les grands problèmes d’un intérêt vital pour les ouvriers et les paysans, à l’Assemblée-constituante, dont il ne fixait d’ailleurs pas la date de convocation.

   Le peuple, profitant de la liberté, commença à s’organiser de lui-même. Les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans étaient l’organisation principale des ouvriers et des paysans qui forment l’immense majorité de la population de la Russie. Ces Soviets avaient commencé à se constituer dès la révolution de Février ; quelques semaines plus tard, dans la plupart des grandes villes de Russie et dans nombre de districts, tous les éléments conscients et avancés de la classe ouvrière et de la paysannerie étaient groupés dans les Soviets.

   Les Soviets avaient été élus en toute liberté. Les Soviets étaient les organisations authentiques des masses populaires, ouvrières et paysannes. Ils étaient les organisations authentiques de l’immense majorité du peuple. Les ouvriers et les paysans vêtus de l’uniforme militaire étaient armés.

   Il va sans dire que les Soviets pouvaient et devaient prendre en main tout le pouvoir. Il n’aurait dû y avoir dans l’Etat aucun autre pouvoir que les Soviets, jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante. Alors seulement notre révolution eût été vraiment populaire, vraiment démocratique. Alors seulement les masses laborieuses, qui aspirent réellement à la paix, qui ne sont réellement pas intéressées à une guerre de conquête, auraient pu commencer à appliquer, avec résolution et fermeté, une politique susceptible de mettre un terme à la guerre de conquête et d’amener la paix. Alors seulement, les ouvriers et les paysans auraient pu mater les capitalistes qui réalisent des bénéfices fabuleux « grâce à la guerre » et ont conduit le pays à la ruine et à la famine. Mais, dans les Soviets, seule une minorité de députés se rangeait du côté du parti des ouvriers révolutionnaires, des social-démocrates bolcheviks, qui exigeaient la remise de tout le pouvoir aux Soviets. Quant à la majorité des députés, elle se rangeait du côté des partis social-démocrate menchévik et socialiste-révolutionnaire, qui étaient contre la remise du pouvoir aux Soviets. Au lieu de supprimer le gouvernement de la bourgeoisie et de le remplacer par un gouvernement des Soviets, ces partis préconisaient le soutien du gouvernement de la bourgeoisie, l’entente avec lui, la formation d’un gouvernement de coalition. Cette politique d’entente avec la bourgeoisie, pratiquée par les partis socialiste-révolutionnaire et menchévik auxquels la majorité du peuple avait donné sa confiance, caractérise ce qu’il y a d’essentiel dans le développement de la révolution dans les cinq premiers mois.

flechesommaire2