La décision de 1908

Les questions en litige

Lénine

Le parti légal et les marxistes

I. La décision de 1908

   La lutte qui se poursuit entre la Pravda et le Loutch((Pravda [la Vérité] — quotidien légal bolchevik qui parut à Pétersbourg à partir du 22 avril (5 mai) 1912. Ses organisateurs et dirigeants furent Lénine et Staline. En butte aux poursuites constantes du gouvernement tsariste, elle fut interdite à plusieurs reprises. Mais elle reparut sous de nouveaux titres : Rabotchaïa Pravda [la Vérité ouvrière], Prolétarskaïa Pravda [la Vérité prolétarienne], etc. En juillet 1914, à la veille de la première guerre mondiale, elle fut supprimée par le gouvernement russe, pour reparaître après le renversement du tsarisme, en mars 1917, comme organe central du parti bolchevik. Après les journées de juillet (voir note 1), fut réduite à la quasi-illégalité, paraissant sous diverses appellations. A partir du 9 novembre 1917 reparut sous son premier titre. Transférée en mars 1918 à Moscou, la Pravda devint l’organe du Comité central et du Comité de Moscou du Parti communiste (bolchevik) de l’Union soviétique. Loutch [le Rayon de lumière] — quotidien légal des menchéviks liquidateurs qui parut à Pétersbourg de septembre 1912 à juillet 1913.)) apparaît inutile et peu compréhensible pour beaucoup d’ouvriers. Il est naturel que les articles de polémique dans tels numéros du journal, sur certaines questions, parfois assez spéciales, ne donnent pas une idée complète de l’objet et du contenu de la lutte. De là, le mécontentement légitime des ouvriers.

   Or, la question de la tendance liquidatrice autour de laquelle se poursuit la lutte est, en ce moment, une des questions les plus importantes et les plus actuelles du mouvement ouvrier. On n’est pas un ouvrier conscient si l’on n’a pas fait ample connaissance avec cette question ; si l’on ne s’est pas fait une opinion précise sur ce point. L’ouvrier désireux de décider par lui-même des destinées de son parti, ne se dérobera pas à la polémique, si même, à première vue, elle n’est pas tout à fait intelligible ; il s’attachera sérieusement à rechercher la vérité et la découvrira.

   Comment découvrir la vérité ? Comment se retrouver dans des opinions et des affirmations qui se contredisent les unes les autres ?

   Tout homme sensé comprend que, si la lutte se poursuit ardente autour d’un objet, il est indispensable, pour établir la vérité, de ne pas se borner aux déclarations des parties intéressées, mais de vérifier soi-même faits et documents, d’établir soi-même s’il y a des dépositions de témoins, et si ces dépositions sont dignes de foi.

   Faire cela n’est certes pas toujours facile. Il est beaucoup plus « facile » d’accepter de confiance ce qu’on aura l’occasion, ce qu’il sera donné d’entendre, ce que l’on proclame plus « ouvertement », et ainsi de suite. Mais les gens qui se contentent de cela, on les appelle des hommes « légers », de peu de poids, et personne ne les prend au sérieux. Sans se livrer soi-même à un certain travail, il est impossible de découvrir la vérité, dans aucune question sérieuse ; et quiconque redoute l’effort, se prive lui-même de la possibilité de découvrir la vérité.

   Aussi nous adressons-nous uniquement à ceux des ouvriers qui ne craignent pas cet effort, qui sont décidés à juger des choses par eux-mêmes et à tâcher de trouver les faits, les documents, les témoignages.

   Tout d’abord la question se pose de savoir ce qu’est le courant de liquidation. D’où vient ce mot, et que signifie-til ?

   Le Loutch dit que la liquidation du Parti, c’est-à-dire la dissolution, la destruction du Parti, l’abdication du Parti est simplement une invention maligne Ce sont, prétendent-ils, les bolcheviks « fractionnistes » qui ont inventé la chose contre les menchéviks ! La Pravda dit que l’ensemble du Parti condamne le courant de liquidation, et le combat depuis plus de quatre ans. Qui a raison ? Comment trouver la vérité ? L’unique moyen, évidemment, est de chercher les faits et les documents dans l’histoire du Parti durant les quatre dernières années, de 1908 à 1912, époque à laquelle les liquidateurs se sont définitivement détachés du Parti.

   Ces quatre années précisément, alors que les liquidateurs actuels étaient encore dans le Parti, constituent la période la plus importante, permettant de vérifier où et comment est apparue l’idée de liquidation.

   De là, la première et principale conclusion : quiconque parle de liquidation en éludant les faits et les documents du Parti pour la période 1908-1911, cache la vérité aux ouvriers.

   Quels sont donc les faits et les documents du Parti ? Tout d’abord la décision du Parti, prise en décembre 1908((Il s’agit de la décision de la V conférence du P.O.S.D.R. qui se tint à Paris.)). Les ouvriers, s’ils ne veulent pas qu’on les traite en enfants que l’on gave de fables et de contes bleus, doivent demander à leurs conseillers, dirigeants ou représentants, s’il y a eu une décision du Parti à propos du courant de liquidation, prise en décembre 1908, et en quoi elle consiste.

   Cette décision condamne le courant de liquidation et explique en quoi il consiste.

   Le courant de liquidation, c’est la « tentative d’une certaine portion des intellectuels du Parti pour liquider (c’està-dire dissoudre, détruire, abolir, faire cesser) l’organisation existante du Parti, et pour la remplacer par un groupement informe dans le cadre de la légalité (c’est-à-dire de la loi, de l’existence « ouverte ») « coûte que coûte, cette légalité dût elle s’acheter au prix d’une renonciation manifeste au programme, à la tactique et aux traditions (c’est-à-dire à l’expérience passée) du Parti ».

   Telle fut, il y a plus de quatre ans, la décision du Parti sur le courant de liquidation.

   Cette décision montre nettement ce qu’est, au fond, 1e courant liquidateur et pourquoi il est condamné. C’est au fond l’abdication de l’« action clandestine », sa liquidation, son remplacement par un groupement informe dans le cadre de la légalité coûte que coûte. Ainsi le parti condamne non point le travail légal, non point l’affirmation de sa nécessité. Il condamne — et condamne sans réserve — le remplacement du vieux parti par quelque chose d’informe, de « légal » et qu’on ne peut appeler un parti.

   Le Parti ne peut exister s’il ne défend pas son existence, s’il ne lutte pas résolument contre ceux qui le liquident, qui le suppriment, qui ne le reconnaissent pas, qui l’abdiquent. Cela est évident.

   A celui qui abdique le parti existant, au nom d’on ne sait quel parti nouveau, il faut dire : essayez, bâtissez un nouveau parti, mais vous ne pouvez rester membre du vieux parti, du parti actuel, existant. Tel est le sens de la décision prise par le Parti en décembre 1908 ; et il est évident qu’il ne pouvait y avoir d’autre décision en ce qui concerne l’existence du Parti.

   La liquidation est certes rattachée par un lien idéologique au reniement, à l’abdication du programme et de la tactique, à l’opportunisme. C’est ce qu’indique la fin de la décision citée plus haut. Mais la liquidation n’est pas seulement de l’opportunisme. Les opportunistes mènent le Parti dans une voie fausse, dans la voie bourgeoise, dans la voie d’une politique ouvrière libérale, mais ils n’abdiquent pas le Parti lui-même, ils ne le liquident pas. La liquidation est un opportunisme qui va jusqu’à abdiquer le Parti On conçoit que le Parti ne puisse exister s’il englobe ceux qui n’en admettent pas l’existence. On conçoit aussi bien qu’abdiquer l’action clandestine, dans les conditions actuelles, c’est abdiquer le vieux parti.

   La question se pose : quelle est l’attitude des liquidateurs à l’égard de cette décision du Parti, prise en 1908 ?

   Là est le pivot du problème ; là est la vérification de la sincérité et de l’honnêteté politique des liquidateurs.

   Il ne s’en trouvera pas un seul, à moins de devenir fou, pour nier que cette décision du Parti a été prise et n’a pas été annulée.

   Et les liquidateurs de se dérober, soit en éludant la question et en faisant silence devant les ouvriers sur la décision du Parti, prise en 1908, soit en proclamant (en y adjoignant souvent des mots injurieux), que ce sont les bolcheviks qui ont fait passer cette décision.

   Mais les mots injurieux ne font que trahir la faiblesse des liquidateurs. Il existe des décisions du Parti qu’ont fait passer les menchéviks, — par exemple la décision relative à la municipalisation, adoptée à Stockholm, en 1906((Il s’agit du IV         congrès du P.O.S.D.R.)). Cela est de notoriété publique. Beaucoup de bolcheviks ne partagent pas cette décision. Mais il n’en est point parmi eux pour nier que c’est une décision du Parti, De même la décision de 1908 sur le courant liquidateur est une décision du Parti. Tous les subterfuges, dans cette question, marquent simplement la volonté d’induire les ouvriers en erreur.

   Celui qui entend reconnaître le Parti, non pas seulement en paroles, ne tolérera ici aucune dérobade et arrivera à connaître la vérité sur la décision du Parti touchant le courant de liquidation. A cette décision se sont joints, depuis 1909, tous les menchéviks partisans du maintien du Parti illégal, avec, en tête, Plékhanov qui, dans sa publication Dnevnik comme dans tout un ensemble d’autres publications marxistes, avait expliqué maintes fois, et d’une façon parfaitement précise, que quiconque travaille à liquider !e Parti n’en saurait être membre.

   Plékhanov était et restera un menchévik. Donc, les références habituelles des liquidateurs invoquant le caractère « bolchévik » de la décision du Parti, en 1908, sont doublement fausses.

   Plus nombreux sont les mots injurieux dirigés contre Plékhanov, et que nous trouvons chez les liquidateurs dans le Loutch et dans Nacha Zaria, et plus nette est la preuve que les liquidateurs sont de mauvaise foi, qu’ils cherchent par le tapage, les cris et le scandale à obscurcir la vérité. Au début, l’on réussit quelquefois par ces procédés à abasourdir les novices ; mais les ouvriers finiront par démêler les choses eux-mêmes, et se détourneront bientôt devant ces injures.

   L’unité des ouvriers est-elle nécessaire ? Oui, elle est nécessaire !

   L’unité des ouvriers est-elle possible sans l’unité de l’organisation ouvrière ? Il est évident qu’elle est impossible.

   Qu’est-ce qui gêne l’unité du parti ouvrier ? Les discussions sur le courant liquidateur.

   Les ouvriers doivent donc voir clair dans ces discussions pour décider eux-mêmes du sort de leur parti, et le sauvegarder.

   Le premier pas à faire pour y arriver, c’est de prendre connaissance de la première décision du Parti sur le courant de liquidation. Cette décision, les ouvriers doivent la connaître à fond et la méditer attentivement, en rejetant toutes les tentatives d’éluder la question ou de la faire dévier. En méditant cette décision, tout ouvrier commence à comprendre ce qu’est, au fond, le courant liquidateur, pourquoi cette question est si importante et si « angoissante », pourquoi elle se pose au Parti depuis plus de quatre années de réaction.

   Dans notre prochain article nous examinerons une autre décision importante du Parti sur le courant liquidateur, prise il y a trois ans et demi environ ; nous passerons ensuite aux faits et documents qui déterminent l’état actuel de la question.

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