Le mot d’ordre de lutte pour un parti légal

Les questions en litige

Lénine

Le parti légal et les marxistes

V. Le mot d’ordre de lutte pour un parti légal

   Dans l’article précédent (Pravda n° 123), nous avons vu la signification objective — c’est-à-dire déterminée par le rapport des classes, du mot d’ordre de « parti légal » ou de « lutte pour un parti légal ». Ce mot d’ordre est la répétition servile de la tactique de la bourgeoisie, pour qui il est l’expression juste de son abdication de la révolution ou de son esprit contre-révolutionnaire.

   Considérons certaines tentatives, particulièrement répandues chez les liquidateurs, pour défendre le mot d’ordre de « lutte en faveur d’un parti légal ». Maevski, Sédov et Dan, ainsi que tous les « loutchistes », s’appliquent à confondre le parti légal avec le travail légal ou l’activité légale. Cette confusion est simplement de la sophistique, une comédie, une mystification du lecteur.

   D’abord, l’activité légale des social-démocrates de la période 1904-1913 est un fait. Le parti légal est une phrase des intellectuels, qui masque leur abdication du Parti. Ensuite, le Parti a maintes fois condamné le courant de liquidation, c’est-à-dire le mot d’ordre d’un parti légal. Mais, loin de condamner l’activité légale, le Parti a, au contraire, condamné ceux qui abandonnaient ou abdiquaient cette activité. Troisièmement, en 1904-1907, l’activité légale était particulièrement développée chez tous les social-démocrates. Mais il n’est pas un seul courant d’opinion ni une seule fraction de la social-démocratie, qui ait formulé alors le mot d’ordre de « lutte pour un parti légal » !

   C’est là un fait historique. Quiconque veut comprendre le courant de liquidation doit méditer ce fait.

   L’absence d’un mot d’ordre de « lutte pour un parti légal » a-t-elle entravé l’activité légale en 1904-1907 ? Pas du tout.

   Pourquoi ce mot d’ordre n’est-il pas apparu à l’époque chez les social-démocrates ? Justement parce qu’à l’époque !a contre-révolution n’était pas encore déchaînée, qui allait entraîner une partie des social-démocrates dans un opportunisme extrême. Il était trop évident, à ce moment-là, que le mot d’ordre de « lutte pour un parti légal » était une phrase opportuniste, une abdication de l’« action clandestine».

   Réfléchissez donc, messieurs, à la signification de ce tournant historique : à l’époque de 1905, alors que l’activité légale reçoit un brillant développement, le mot d’ordre de « lutte pour un parti légal » n’existe pas ; à l’époque de contre-révolution, alors que l’activité légale se développe faiblement, on voit apparaître chez une partie des social-démocrates (à la suite de la bourgeoisie), le mot d’ordre d’abdication de l’« action clandestine» et de « lutte pour un parti légal ».

   La signification et la portée de classe d’un tel tournant peuvent-elles être encore obscures ?

   Enfin, quatrième et principal point. L’activité légale peut être (et est) de deux genres, orientée dans deux directions diamétralement opposées : l’une est faite pour la défense du passé, entièrement dans l’esprit et au nom des mots d’ordre et de la tactique de ce passé ; l’autre est faite contre le passé, en vue de son abdication, de l’avilissement de son rôle, de ses mots d’ordre, et ainsi de suite.

   L’existence de ces deux aspects, hostiles et inconciliables quant aux principes, de l’activité légale est le fait historique le plus incontestable pour l’époque allant de 1906 (les cadets et M. Péchékhonov et consorts) à 1913 (Loutch, Nacha Zaria). Peut-on, par conséquent, écouter sans sourire le naïf (ou l’homme qui, pour un temps, fait le naïf) lorsqu’il dit : de quoi discuter, si les uns et les autres se livrent à une activité légale ? Ce dont on discute ici, cher ami, c’est justement de la question de savoir s’il faut mener cette activité en vue de défendre l’« action clandestine » et dans l’esprit de cette dernière, ou bien en vue de diminuer la portée de cette action, contre elle, et dans un esprit qui n’est pas le sien ! La discussion porte uniquement — « uniquement ! » — sur la question de savoir si tel travail légal se fait dans un esprit libéral ou dans un esprit démocratique conséquent. La discussion porte « uniquement » sur la question de savoir si l’on peut se contenter d’un travail légal : rappelez-vous monsieur le libéral Strouvé, qui ne s’en était pas contenté en 1902, mais qui s’en est parfaitement « contenté » en 1906-1913 !

   Nos liquidateurs du Loutch n’arrivent pas à comprendre que le mot d’ordre de « lutte pour un parti légal » consiste à Caire passer dans le milieu ouvrier les idées libérales (strouvistes), affublées de ces loques que sont les vocables « quasi marxistes ».

   Ou bien prenez encore le raisonnement de la rédaction du Loutch elle-même, dans sa réponse à An (n° 181) :

   … Le Parti social-démocrate ne groupe pas simplement les camarades peu nombreux que la réalité oblige à faire l’action clandestine. Car enfin, si le Parti se limitait à son effectif clandestin, combien de membres compterait-il?  Deux ou trois centaines ? Et où donc seraient passés les milliers, sinon les dizaines de milliers d’ouvriers qui portent pratiquement sur leurs épaules tout le poids du travail social-démocrate ?

   A l’homme qui pense, ce seul raisonnement suffit pour reconnaître des libéraux dans ses auteurs. D’abord, ils disent une contre-vérité manifeste au sujet de l’« effectif clandestin » : il ne compte pas des « centaines », mais bien au delà. En second lieu, dans le monde entier, les effectifs du Parti sont « restreints », comparativement au nombre des ouvriers faisant un travail social-démocrate. En Allemagne, par exemple, le Parti social-démocrate ne compte qu’un million d’adhérents. Or, aux élections, il réunit près de 5 millions de voix, et les prolétaires sont au nombre de 15 millions environ. La proportion des effectifs du Parti par rapport au nombre des socialdémocrates est déterminée dans les différents pays par les différentes conditions historiques. Troisièmement, nous n’avons rien qui puisse remplacer l’« action clandestine». Par conséquent, le Loutch invoque contre le Parti les ouvriers sans-parti ou hors-parti. Procédé habituel du libéral qui s’applique à détacher la masse de son avantgarde consciente. Le Loutch ne comprend pas le rapport entre le Parti et la classe, comme ne le comprenaient pas les « économistes » de 1895-1901. Quatrièmement, le « travail social-démocrate » chez nous, pour l’instant, n’est un travail véritablement social-démocrate que s’il est mené dans l’esprit du passé, au nom de ses mots d’ordre.

   Les raisonnements du Loutch sont des raisonnements d’intellectuels libéraux qui, ne désirant pas entrer dans l’organisation du parti existant véritablement, s’emploient à détruire cette organisation, en dressant contre elle la foule de sans-parti, éparse et peu consciente. Ainsi en usent les libéraux allemands, qui prétendent, que les social-démocrates ne sont pas les représentants du prolétariat parce qu’ils en groupent un quinzième « seulement » dans le « parti » !

   Voyez ce raisonnement, encore plus coutumier, du Loutch : « nous » sommes pour un parti légal, « comme en Europe ». Les libéraux et les liquidateurs veulent une constitution et un parti légal « comme en Europe » aujourd’hui, mais ils ne veulent pas du chemin que l’Europe a suivi pour arriver à cet aujourd’hui.

   Le liquidateur et bundiste Kossovski, dans le Loutch, nous recommande l’exemple des Autrichiens. Il oublie seulement que les Autrichiens ont leur constitution depuis 1867, et qu’elle n’aurait pu exister 1° sans le mouvement de 1848, 2° sans la profonde crise que l’Etat traversa dans les années 1859-1866, quand la faiblesse de la classe ouvrière permit à Bismarck et consorts de se tirer d’embarras au moyen de la fameuse « révolution par en haut ». Que résulte-t-il donc des enseignements de Kossovski, Dan, Larine et de tous les « loutchistes » ?

   Simplement ceci, qu’ils aident à résoudre notre crise nécessairement dans, l’esprit d’une « révolution par en haut » ! Mais ce travail qu’ils font est justement le « travail » d’un parti ouvrier stolypinien((Parti ouvrier stolypinien.)).

   Où que l’on regarde, c’est partout, chez les liquidateurs, abdication et du marxisme et de la démocratie.

   Dans un prochain article nous examinerons en détail leur raisonnement sur la nécessité d’amputer nos mots d’ordre, les mots d’ordre social-démocrates.

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