7. De la double critique de Dühring

Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

IV. Les philosophes idéalistes, frères d’armes et successeurs l’empiriocriticisme

7. De la double critique de Dühring

   Notons encore un petit trait caractérisant l’incroyable déformation du matérialisme par les disciples de Mach. Bien qu’Engels se soit nettement séparé de Büchner, Valentinov entend battre les marxistes en les comparant à Büchner qui a, voyez‑vous, quantité de points de ressemblance avec Plékhanov. Bogdanov, abordant la même question d’un autre côté, semble défendre le « matérialisme des savants » dont « on a coutume de parler avec un certain mépris » (Empiriomonisme, fascicule III, p. X). Ici, Valentinov et Bogdanov brouillent les choses terriblement. Marx et Engels ont toujours « parlé avec mépris » des mauvais socialistes, mais il s’ensuit seulement que, dans leur esprit, il s’agit du vrai socialisme, scientifique, et non des migration du socialisme aux conceptions bourgeoises. Marx et Engel ont toujours condamné le mauvais matérialisme (et, surtout, antidialectique), cela en s’inspirant du matérialisme dialectique, plus développé, plus élevé, et non des idées de Hume ou de Berkeley. Lorsque Marx, Engels et Dietzgen parlaient des mauvais matérialistes, ils comptaient avec eux et souhaitaient corriger leurs erreurs ; quant aux disciples de Hume et de Berkeley, quant à Mach et à Avenarius, ils n’en auraient pas même soufflé mot et se seraient bornés à une remarque plus dédaigneuse encore sur toute cette tendance. Aussi, les grimaces et les simagrées sans nombre de nos disciples de Mach à l’adresse d’Holbach et consorts, de Büchner et consorts, etc., ne sont‑elles destinées qu’à jeter de la poudre aux yeux du public, afin de dissimuler l’abandon par toute la doctrine de Mach des bases mêmes du matérialisme en général, l’appréhension d’en avoir à découdre ouvertement et franchement avec Engels.

   Il serait cependant difficile de s’exprimer plus clairement sur le matérialisme français du XVIII° siècle, sur Büchner, Vogt et Moleschott que ne l’a fait Engels à la fin du chapitre II de son Ludwig Feuerbach. Il est impossible de ne pas comprendre Engels, à moins qu’on ne veuille déformer sa pensée. Nous sommes, Marx et moi, des, matérialistes, dit Engels dans ce chapitre. Et il élucide la différence fondamentale entre toutes les écoles du matérialisme et l’ensemble des idéalistes, tous les kantiens et tous les disciples de Hume en général. Engels reproche à Feuerbach un certain manque de courage, une certaine légèreté d’esprit qui lui fit abandonner parfois le matérialisme en raison des fautes de telle ou telle école matérialiste. Feuerbach « n’avait pas le droit » (durfte nicht), dit Engels, « de confondre la doctrine des prédicateurs ambulants (Büchner et Cie) du matérialisme avec le matérialisme en général » (p. 21) 83. Les cervelles oblitérées par la lecture des professeurs réactionnaires allemands et l’acceptation aveugle de leur enseignement ont seules pu ne pas comprendre le caractère de ces reproches adressés par Engels à Feuerbach.

   Engels dit aussi clairement que possible que Büchner et consorts « ne dépassèrent en aucune façon le point de vue limité de leurs maîtres », c’est‑à‑dire des matérialistes du XVIII° siècle ; qu’ils n’ont pas fait un seul pas en avant. C’est cela, et seulement cela, qu’il leur reproche ; il ne leur reproche pas d’avoir été des matérialistes, comme se l’imaginent les ignorants, mais de n’avoir pas fait progresser le matérialisme, de « n’avoir pas pensé même à en développer la théorie ». C’est là le seul reproche qu’Engels adresse à Büchner et consorts. Engels énumère ici même, point par point, les trois « étroitesses » (Beschränktheit) des matérialistes français du XVIII° siècle, et dont se sont débarrassés Marx et Engels, mais dont Büchner et consorts ne surent pas se débarrasser. Première étroitesse : la conception des anciens matérialistes était « mécaniste » en ce sens qu’ils « appliquaient exclusivement le schéma mécaniste aux phénomènes de nature chimique et organique » (p. 19). Nous verrons au chapitre suivant comment l’incompréhension de ces mots d’Engels a égaré, à travers la physique nouvelle, certaines gens dans les voies de l’idéalisme. Engels ne condamne pas le matérialisme mécaniste pour les motifs que lui imputent les physiciens de la tendance idéaliste « moderne » (et aussi de la tendance de Mach). Deuxième étroitesse : les conceptions des anciens matérialistes étaient métaphysiques en raison de la « façon antidialectique de philosopher ». Ce caractère borné est, autant que celui de Büchner et Cie, celui de nos disciples de Mach qui, nous l’avons vu, n’ont absolument rien compris à la dialectique d’Engels appliquée à la gnoséologie (par exemple, la vérité absolue et la vérité relative). Troisième étroitesse : l’idéalisme subsiste « en haut », dans le domaine de la science sociale ; inintelligence du matérialisme historique.

   Après avoir énuméré et expliqué ces trois « étroitesses avec une clarté qui épuise la question (pp. 19‑21), Engels, ajoute aussitôt : Büchner et Cie n’ont pas « dépassé ces limites » (über diese Schranken).

   C’est exclusivement pour ces trois raisons, exclusivement dans ces limites, qu’Engels rejette le matérialisme du XVIII° siècle et la doctrine de Büchner et Cie ! Pour toutes les autres questions, plus élémentaires, du matérialisme (déformées par les disciples de Mach) il n’y a, il ne peut y avoir aucune différence entre Marx et Engels d’une part et tous ces vieux matérialistes, d’autre part. Les disciples russes de Mach sont les seuls à introduire la confusion dans cette question tout à fait claire, leurs maîtres et coreligionnaires d’Europe occidentale se rendant parfaitement compte de la divergence radicale entre la tendance de Mach et Cie et celle des matérialistes en général. Nos disciples de Mach ont sciemment obscurci la question pour donner à leur rupture avec le marxisme et à leur passage à la philosophie bourgeoise l’apparence d’« amendements de peu d’importance » apportés au marxisme !

   Prenez Dühring. On imaginerait difficilement appréciation plus méprisante que celle d’Engels à son sujet. Mais voyez comme Leclair critiquait le même Dühring simultanément avec Engels, tout en louant la « philosophie d’esprit révolutionnaire » de Mach. Pour Leclair, Dühring représente l’« extrême gauche » du matérialisme, « qui déclare tout net que la sensation est, comme en général toute manifestation de la conscience et de la raison, une sécrétion, une fonction, une fleur sublime, un effet d’ensemble, etc., de l’organisme animal » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, 1879, pp. 23‑24).

   Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. L’accord d’Engels avec Dühring, comme avec tout matérialiste, était sur ce point absolu. Il critiqua Dühring d’un point de vue diamétralement opposé, pour les inconséquences de son matérialisme, pour ses fantaisies idéalistes qui laissaient la porte ouverte au fidéisme.

   « La nature travaille elle‑même au sein de l’être pourvu de représentations mentales, ainsi qu’en dehors de lui, à produire, selon ses lois, des conceptions cohérentes et à créer le savoir nécessaire sur la marche des choses. » Leclair, citant ces mots de Dühring, attaque avec fureur cette conception matérialiste, la « métaphysique extrêmement grossière » de ce matérialisme, son « leurre », etc., etc. (pp. 160, 161‑163).

   Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. Engels raillait toute emphase, mais son accord avec Dühring, comme avec tout autre matérialiste, était absolu pour ce qui est de la reconnaissance des lois objectives de la nature reflétée par la conscience.

   « La pensée est l’aspect supérieur de toute la réalité »… « L’indépendance et la distinction du monde matériel réel par rapport à la série des phénomènes de conscience qui naissent dans ce monde et qui le conçoivent, constituent le principe fondamental de la philosophie. » Citant ces mots de Dühring en même temps que diverses attaques du même auteur contre Kant et autres, Leclair accuse Dühring de verser dans la « métaphysique » (pp. 218‑222), d’« admettre le « dogme métaphysique », etc.

   Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. En ce qui concerne l’existence de l’univers indépendamment de la conscience, en ce qui concerne l’erreur d’es kantiens, des disciples de Hume, de Berkeley, etc., qui s’écartent de cette vérité, l’accord d’Engels avec Dühring, comme avec tout autre matérialiste, était absolu. Si Engels avait vu de quel côté Leclair venait, bras dessus, bras dessous avec Mach, critiquer Dühring, il aurait décerné à ces deux philosophes réactionnaires des épithètes cent fois plus méprisantes que celles qu’il adressa à Dûhring ! Dühring incarnait, aux yeux de Leclair, le réalisme et le matérialisme malfaisants (cf. Beiträge zu einer monistischen Erkenntnistheorie, 1882, p. 45). W. Schuppe, maître et compagnon de lutte de Mach, reprochait en 1878 à Dühring son « réalisme délirant », Traumrealismus((Dr. Wilhelm Schuppe, Erkenntnistheoretische Logik, Bonn, 1878, p. 56.)), répliquant ainsi à l’expression d’« idéalisme délirant » dont s’était servi Dühring à l’égard de tous les idéalistes. Pour Engels, bien au contraire, Dühring, en tant que matérialiste, n’était ni assez ferme, ni assez clair et conséquent.

   Marx comme Engels et J. Dietzgen entrèrent dans la carrière philosophique à une époque où le matérialisme, régnait parmi les intellectuels avancés en général et dans les milieux ouvriers en particulier. Marx et Engels portèrent donc, tout naturellement, une attention suivie non pas à la répétition de ce qui avait déjà été dit, mais au développement théorique sérieux du matérialisme, à son application à l’histoire, c’est‑à‑dire à l’achèvement jusqu’au faîte de l’édifice de la philosophie matérialiste. Ils se bornèrent tout naturellement dans le domaine de la gnoséologie à corriger les erreurs de Feuerbach, à railler les banalités du matérialiste Dühring, à critiquer les erreurs de Büchner (cf. aussi J. Dietzgen), à souligner ce qui manquait surtout à ces écrivains les plus populaires et les plus écoutés dans les milieux ouvriers, à savoir : la dialectique. Quant aux vérités premières du matérialisme, proclamées par des prédicateurs ambulants en des dizaines de publications, Marx, Engels et J. Dietzgen n’en eurent aucun souci, ils portèrent toute leur attention à ce qu’elles ne fussent pas vulgarisées, simplifiées à l’excès et n’amenassent pas à la stagnation de la pensée « ( matérialisme en bas, idéalisme en haut »), à l’oubli du fruit précieux des systèmes idéalistes, la dialectique hégélienne, cette perle que les coqs Büchner, Dühring et consorts (y compris Leclair, Mach, Avenarius et d’autres) ne surent pas extraire du fumier de l’idéalisme absolu.

   A se représenter d’une façon un peu concrète ces conditions historiques des travaux philosophiques d’Engels et de J. Dietzgen, on comprend très bien pourquoi ces auteurs se prémunirent contre la vulgarisation des vérités premières du matérialisme plus qu’ils ne défendirent ces mêmes vérités. Marx et Engels se prémunirent aussi, plus qu’ils ne les défendirent, de la vulgarisation des revendications fondamentales de la démocratie politique.

   Les disciples des philosophes réactionnaires ont seuls pu « ne pas remarquer » ce fait et présenter les choses aux lecteurs de façon à laisser croire que Marx et Engels n’avaient pas compris ce que c’était que d’être matérialiste.