4. L’exemple de la Norvège

Sur une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste »

Lénine

4. L’exemple de la Norvège

   La Norvège a «réalisé» le droit prétendument irréalisable à la libre disposi­tion en 1905, à une époque où l’impérialisme était particulièrement dé­chaîné. Aussi parler d’« impossibilité » est-il non seulement absurde au point de vue théorique, mais encore ridicule.

   Voulant réfuter cette vérité, P. Kievski nous traite rageusement de « ra­tionalistes » (qu’est-ce que cela vient faire ici ? le rationaliste se contente de raisonner, et cela d’une façon abstraite, alors que nous avons indiqué un fait des plus concrets ! P. Kievski n’emploierait-il pas le mot étranger «rationaliste »* aussi comment ne pas être trop dur?… aussi « à bon escient » qu’il a employé au début de son article le mot « extractif », en présentant ses considérations « sous une forme extractive((« Rationaliste » et « extractif » (?) sont, en russe, des mots français à peine transfor­més et qui gardent une consonance étrangère.)) »?).

   P. Kievski nous reproche « d’attacher de l’importance à l’aspect extérieur des phénomènes, et non à leur véritable essence ». Voyons donc la véritable essence.

   La réfutation débute par un exemple : le fait qu’on a promulgué une loi contre les trusts ne prouve pas que l’interdiction des trusts soit irréalisable. C’est juste. Seulement l’exemple n’est pas heureux, car il milite contre P. Kievski.

   Une loi est une mesure politique, c’est de la politique. On ne peut interdire l’économique par aucune mesure politique. Aucune forme politique de la Pologne, que celle-ci soit une parcelle de la Russie tsariste ou de l’Allemagne, ou une région autonome ou un État po­litiquement indépendant, ne saurait servir à interdire ou abolir sa dépen­dance à l’égard du capital financier des puissances impérialistes, l’accaparement des actions de ses entreprises par ce capital.

   L’indépendance de la Norvège, « réalisée » en 1905, est uniquement politique. Elle n’avait ni l’intention ni les moyens de s’attaquer à la dépen­dance économique. C’est justement ce que disent nos thèses. Nous avons précisément indiqué que la libre disposition concerne seulement la poli­tique et que, pour cette raison, le fait de soulever la question de l’impossi­bilité économique est déjà par lui-même une erreur. Mais P. Kievski nous «réfute » en citant un exemple d’impuissance des interdits politiques contre l’économie ! Jolie « réfutation » !

   Poursuivons. « Un seul ou même beaucoup d’exemples de victoires de pe­tites entreprises sur des grandes ne suffisent pas à réfuter la juste thèse de Marx selon laquelle la marche générale du développement du capita­lisme s’accompagne de la concentration et de la centralisation de la production.»

   Cet argument se ramène une fois de plus à un exemple malheureux, choi­si pour détourner l’attention (du lecteur et de l’auteur) de l’objet réel de la discussion.

   Notre thèse porte qu’il est faux de parler d’une impossibilité économique de réaliser la libre disposition dans le sens où l’on dit que la monnaie de travail est irréalisable en régime capitaliste. Il ne saurait être produit au­cun « exemple » d’une telle possibilité. P. Kievski nous donne tacitement raison sur ce point, car il passe à une autre interprétation de cette « impossibilité ».

   Pourquoi ne le fait-il pas franchement ? Pourquoi ne formule-t-il pas sa propre thèse ouvertement et avec précision : « Étant réalisable en ce sens qu’elle est économiquement possible en régime capitaliste, la libre disposition est contraire au développement ; de ce fait elle présente un caractère réactionnaire ou n’est qu’une exception » ? Parce que la formulation franche de cette contre-thèse aurait démasqué d’emblée son auteur, et qu’il a besoin de dissimuler son visage.

   La loi de la concentration économique, de la victoire de la grande produc­tion sur la petite, a été reconnue par notre programme et par celui d’Erfurt. P. Kievski dissimule le fait que nulle part on n’a reconnu de loi de la concentration politique ou étatique. Si c’est une loi du même genre, si c’est aussi une loi, pourquoi P. Kievski ne l’exposerait-il pas et ne proposerait-il pas de compléter notre programme ? Est-il juste de sa part de nous laisser avec un programme mauvais, incomplet, alors qu’il a découvert cette nouvelle loi de la concentration étatique, loi qui a une importance pratique, car elle éliminerait de notre programme des conclusions erronées ?

   P. Kievski ne donne aucune formulation de la loi en question et ne propose pas de compléter notre programme, car il sent confusément » que, ce fai­sant, il se couvrirait de ridicule. Tout le monde éclaterait de rire devant ce curieux « économisme impérialiste » si ce point de vue se faisait jour et si, parallèlement à la loi de l’éviction de la petite production par la grande, on énonçait (en liaison avec elle ou sur le même plan) la « loi » de l’éviction des petits États par les grands !

   Pour rendre cette idée plus claire, contentons-nous de poser une seule question à P. Kievski : pourquoi les économistes sans guillemets ne par­lent-ils pas de la « désagrégation » des trusts modernes ou des grandes banques ? De la possibilité d’une telle désagrégation et de ses chances de réalisation ? Pourquoi même un « économiste impérialiste» entre guille­mets est-il obligé de reconnaître que la désagrégation des grands États est possible et réalisable, et non seulement leur désagrégation en général, mais par exemple, la séparation des « petites nationalités » (notez bien cela!) d’avec la Russie (paragraphe du chapitre 2 de l’article. de P. Kievski) ?

   Enfin, pour expliquer encore plus clairement jusqu’où se laisse emporter notre auteur et pour le mettre en garde, soulignons ce qui suit : nous pro­clamons tous ouvertement la loi de l’éviction de la petite production par la grande, et personne ne craint de qualifier certains « exemples » de « vic­toire de petites entreprises sur des grandes », de phénomène réaction­naire. Personne, parmi les ennemis de la libre disposition, ne s’est encore risqué à qualifier de réactionnaire la séparation de la Norvège d’avec la Suède, bien que nous ayons soulevé cette question par écrit depuis 1914.((Voir V, Lénine, Œuvres, tome 20, pp. 415-481. ))

   La grande production est irréalisable si l’on conserve, par exemple, les tours à main ; l’idée de la «désagrégation» d’une fabrique mécanique se décomposant en ateliers travaillant à la main est parfaitement stupide.

   La tendance impérialiste aux grands empires est parfaitement réali­sable, et elle se réalise fréquemment dans la pratique sous la forme d’une alliance impérialiste d’États autonomes et indépen­dants au sens politique du terme. Une telle alliance est possible et s’observe non seulement sous la forme d’une fusion économique des capitaux financiers de deux pays, mais aussi sous la forme d’une «coopération » militaire dans la guerre impérialiste.

   La lutte nationale, l’insurrection nationale, la séparation nationale sont parfaitement « réalisables » et s’observent pratiquement à l’époque de l’impéria­lisme, allant même jusqu’à s’intensifier, car l’impérialisme n’arrête pas le développement du capitalisme et la croissance des tendances démocra­tiques dans la masse de la population, mais attise l’antagonisme entre ces aspirations démocratiques et la tendance antidémocratique des trusts.

   C’est seulement en partant de l’« économisme impérialiste », c’est-à-dire d’une caricature du marxisme, que l’on peut volontairement ignorer, par exemple, ce phénomène original de la politique impérialiste : d’une part, la guerre impérialiste actuelle nous montre des exemples de la façon dont on réussit, par la force des liens financiers et des intérêts économiques, à entraîner un petit État politiquement indépendant dans la lutte entre les grandes puissances (l’Angleterre et le Portugal).

   D’autre part, la violation du démocratisme à l’égard des petites nations, bien plus impuissantes (à la fois économiquement et politiquement) contre leurs « protecteurs » impérialistes, provoque soit l’insurrection (l’Irlande), soit le passage de régiments entiers du côté de l’ennemi (les Tchèques).

   Dès lors, il est non seulement « réalisable » du point de vue du capital fi­nancier, mais parfois franchement avantageux pour les trusts, pour leur politique impérialiste, pour leur guerre impérialiste, d’accorder le plus de liberté démocratique possible, voire l’indépendance en tant qu’État à telle ou telle petite nation, afin de ne pas risquer de compromettre « leurs » opérations militaires. Oublier le caractère particulier des rapports poli­tiques et stratégiques et répéter, à propos et hors de propos, le mot ap­pris par cœur d’« impérialisme » n’a rien à voir avec le marxisme.

   En ce qui concerne la Norvège, P. Kievski nous informe, en premier lieu, « qu’elle a toujours été un État indépendant ». C’est faux, et on ne peut ex­pliquer une telle erreur que par la négligence bourchikozienne de l’auteur et son manque d’attention à l’égard des questions politiques.

   Avant 1905 la Norvège n’était pas un État indépendant, elle bénéficiait seulement d’une très large autonomie. La Suède ne reconnut l’indépendance de la Norvège comme État qu’après que celle-ci se fut séparée d’elle. Si la Nor­vège avait « toujours été un État indépendant », le gouvernement suédois n’aurait pas pu faire savoir aux puissances étrangères, le 26 octobre 1905, qu’il reconnaissait désormais la Norvège comme un pays indépendant.

   En second lieu, P. Kievski allègue une série de citations pour démontrer que la Norvège regardait vers l’Ouest et la Suède vers l’Est, que dans l’une « travaillait » surtout le capital financier anglais et dans l’autre, le capital financier allemand, etc. D’où il déduit triomphalement : « Cet exemple » (celui de la Norvège) « s’inscrit intégralement dans nos sché­mas ».

   Voilà bien un exemple de la logique de « l’économisme impérialiste » ! Dans nos thèses il est dit que le capital financier peut dominer dans « n’importe quel pays », « fût-il indépendant », et que, pour cette raison, tous les raisonnements sur le « caractère irréalisable » de la libre disposi­tion du point de vue du capital financier n’est que pure confusion. On nous cite des données confirmant notre thèse sur le rôle du capital financier étranger en Norvège avant comme après la séparation, en ayant l’air de croire que cela réfute nos arguments!!

   Parler du capital financier et s’en autoriser pour oublier les questions politiques, est-ce vraiment là raisonner sur la politique ?

   Non. Les erreurs de l’« économisme » en matière de logique n’ont pas fait disparaître les questions politiques. Le capital financier anglais « travaillait » en Norvège avant et il y « travaille » depuis la séparation. Le capital financier allemand « travaillait » en Pologne avant sa séparation d’avec la Russie, et il y « travaillera » quelle que soit la situation politique de la Po­logne. C’est tellement élémentaire qu’on est gêné d’avoir à le répéter, mais que faire quand des gens oublient l’abc ?

   Voit-on disparaître pour autant la question politique relative à la situation de la Norvège ? à son appartenance à la Suède ? Au comportement des ouvriers lorsque s’est posée la question de la séparation ?

   P. Kievski a éludé ces questions, car elles battent en brèche les « économistes ». Mais la vie les a posées et elles demeurent posées. C’est dans la vie que s’est posée la question de savoir si un ouvrier suédois ne recon­naissant pas le droit de la Norvège à la séparation peut être membre du parti social-démocrate ? Non, bien sûr.

   Les aristocrates suédois étaient pour la guerre contre la Norvège, les prêtres également. Ce fait subsiste, bien que P. Kievski ait « oublié » de lire ce qui le concernait dans les histoires du peuple norvégien. Un ouvrier suédois pouvait, tout en restant social-démocrate, conseiller aux Norvé­giens de voter contre la séparation (un référendum au sujet de la sépara­tion eut lieu en Norvège le 13 août 1905 et donna 368 200 voix pour et 184 contre, 80 % des électeurs inscrits ayant participé au scrutin). Mais l’ouvrier suédois qui, de même que l’aristocratie et la bourgeoisie suédoises, aurait dénié aux Norvégiens le droit de résoudre cette question eux-mêmes, sans les Suédois, indépendamment de la volonté de ces derniers, aurait été un social-chauvin et un gredin intolérable dans les rangs du parti social-démocrate.

   Voilà en quoi consiste l’application du paragraphe 9 du programme de notre Parti, par-dessus lequel notre « économiste impérialiste » a essayé de sauter. Vous n’y parviendrez pas, Messieurs, sans tomber dans les bras du chauvinisme !

   Et l’ouvrier norvégien ? Était-il tenu, du point de vue de l’internationalisme, de voter pour la séparation ? Absolument pas. Il pouvait, tout en restant social-démocrate, voter contre. Il n’aurait enfreint son devoir de membre du parti social-démocrate que s’il avait tendu une main fraternelle à un ouvrier cent-noir suédois qui se serait prononcé contre la liberté de séparation de la Norvège.

   Certaines gens ne veulent pas voir cette différence élémentaire entre les positions de l’ouvrier norvégien et de l’ouvrier suédois. Mais ils se démasquent eux-mêmes lorsqu’ils éludent cette question politique ultra-concrète s’il en fut, que nous leur posons à brûle-pourpoint. Ils se taisent, tergiversent, et capitulent ainsi sur toute la ligne.

   Pour démontrer que la question « norvégienne » peut se poser en Russie, nous avons intentionnellement énoncé la thèse suivante : dans certaines conditions de caractère purement militaire et stratégique, un État polonais indépendant est, même à présent, parfaitement réalisable. P. Kievski veut « discuter » et il ne dit rien.

   Ajoutons qu’en vertu de considérations purement militaires et straté­giques, et dans l’hypothèse d’une certaine issue de la guerre impérialiste actuelle (par exemple, le ralliement de la Suède aux Allemands et leur demi-victoire), la Finlande aussi peut parfaitement devenir un État séparé, sans que cela nuise à la « possibilité de réaliser » quelque opération du capital financier que ce soit, sans que cela rende « irréalisable » l’accapa­rement des actions des voies ferrées et autres entreprises finlandaises.((Si l’une des issues possibles de la guerre actuelle rend parfaitement « réalisable » la formation en Europe de nouveaux États, polonais, finlandais, etc., sans que les conditions de développement de l’impérialisme et sa puissance en soient le moins du monde affec­tées, l’influence, les liaisons et la pression du capital financier en étant au contraire ren­forcées,- l’autre issue rend également « réalisable » la formation d’un nouvel État hon­grois, d’un État tchèque, etc. Les impérialistes anglais esquissent déjà cette seconde so­lution pour le cas où ils remporteraient la victoire. L’époque impérialiste ne détruit ni les aspirations à l’indépendance politique des nations, ni le « caractère réalisable » de ces aspirations à l’intérieur des rapports impérialistes mondiaux.
Hors de ce cadre, ni la ré­publique en Russie, ni en général aucune transformation démocratique essentielle n’est «réalisable» sans une série de révolutions et ne saurait être solidement assurée sans le socialisme. P. Kievski n’a rien, absolument rien compris aux rapports entre l’impérialisme et la démocratie,
Comme ils ont dû se tromper, les ouvriers russes qui essayèrent d’instaurer la république en 1905 : car le capital financier s’était déjà mobilisé contre elle en France, en Angleterre et ailleurs, et son « épée de Damoclès » pouvait « à chaque minute » la décapiter si elle était apparue !(Note de Lénine)))

   P. Kievski se dérobe aux questions politiques qui l’embarrassent en se retranchant derrière une belle phrase qui caractérise remarquablement tous ses « raisonnements “…« À chaque minute »

   (C’est ce qui figure littéralement à la fin du paragraphe c du chapitre I)

   « L’épée de Damoclès peut tomber et trancher l’existence de l’atelier « indépendant » (« allusion » à la petite Suède et à la petite Norvège).

   Voici, à ce qu’il paraît, le véritable marxisme : depuis quelque dix années, il existe un État norvégien à part dont la séparation d’avec la Suède a été qualifiée par le gouvernement suédois de « mesure révolutionnaire ». Mais à quoi bon nous donner la peine d’analyser les questions politiques qui ré­sultent de cette situation, si nous avons lu Le Capital financier d’Hilferding et l’avons « compris » en ce sens « qu’à chaque minute » — c’est ne pas y aller de main morte — un petit État peut disparaître ? À quoi bon insister que nous avons dénaturé le marxisme en « économisme », et transformé notre politique en reprenant les vieux refrains du chauvinisme russe cent pour cent ?

   « La revendication de la libre disposition nationale n’est pas – utopique dans un programme minimum : elle ne contredit pas le développement social, pourvu que sa réalisation n’arrête pas ce développement. » Cette citation de Martov est contestée par P. Kievski dans le même paragraphe de son article où il a produit ses « citations » sur la Norvège, qui démon­trent pour la ne fois ce fait de notoriété publique que la « libre disposition » de la Norvège et sa séparation n’ont arrêté ni le développement en gé­néral, ni l’accroissement des opérations du capital financier en particulier, ni l’accaparement de la Norvège par les Anglais !

   Il s’est trouvé plus d’une fois chez nous des bolcheviks, par exemple Alexinski en 1908-1910, qui polémiquaient avec Martov quand justement Martov avait raison ! Que Dieu nous préserve de tels « alliés » !

flechesommaire2