6. Les autres questions politiques abordées et dénaturées par P. Kievski

Sur une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste »

Lénine

6. Les autres questions politiques abordées et dénaturées par P. Kievski

   Nous avons déclaré dans nos thèses que la libération des colonies n’est rien d’autre que la libre disposition des nations. Les Européens oublient souvent que les peuples coloniaux sont aussi des nations, mais tolérer un tel « oubli », c’est tolérer le chauvinisme.

   P. Kievski « réplique» :

   « Il n’y a pas de prolétariat au sens propre du mot » dans les colonies de type pur (fin du paragraphe c du chapitre II).

   « Pour qui donc alors de­mander la « libre disposition »? Pour la bourgeoisie coloniale ? Pour les fel­lahs ? Pour les paysans ? Non, bien sûr. En ce qui concerne les colonies, les socialistes (les italiques sont de P. Kievski) commettraient une absurdité en proclamant le mot d’ordre de la libre disposition, car il est absurde, d’une façon générale, de proclamer les mots d’ordre d’un parti ouvrier pour les pays où il n’y a pas d’ouvriers. »

   Si terrible que soit le courroux de P. Kievski lorsqu’il qualifie notre point de vue « d’absurde », nous prendrons néanmoins l’audace de lui faire remar­quer respectueusement que ses conclusions sont erronées. Seuls les « économistes » de triste mémoire pensaient que les « mots d’ordre d’un parti ouvrier » étaient proclamés exclusivement à l’intention des ouvriers((Nous conseillons à P. Kievski de relire les écrits de Martynov et Cie de la période 1899-1901. Il y retrouvera beaucoup de « ses » arguments.(Note de Lénine))). Non, ces mots d’ordre sont proclamés pour l’ensemble de la population laborieuse, pour le peuple tout entier. Dans la partie démocratique de notre programme, à l’importance de laquelle P. Kievski n’a « pas du tout » réfléchi, nous nous adressons spécialement au peuple tout entier, et c’est pourquoi nous y parlons du « peuple»(( Certains étranges adversaires de la « libre disposition des nations» nous opposent cet argument que les «nations» sont divisées en classes ! Nous indiquons habituellement à ces marxistes grotesques que la partie démocratique de notre programme parle de l’« autocratie du peuple ».(Note de Lénine))).

   Nous avons classé parmi les peuples coloniaux et semi-coloniaux 1 000 millions d’habitants, et P. Kievsk ne s’est pas donné la peine de réfuter cette déclaration éminemment concrète. Sur ces 1 000 millions d’habi­tants, plus de 700 millions (la Chine, l’Inde, la Perse, l’Égypte) appartien­nent à des pays où il y a des ouvriers. Mais même pour les pays coloniaux qui n’ont pas d’ouvriers, où il n’y a que des propriétaires d’esclaves et des esclaves, etc., la proclamation de la « libre disposition,», loin d’être une absurdité, est au contraire une obligation pour tous les marxistes. S’il y réfléchit un peu, P. Kievski le comprendra probablement, tout comme il comprendra aussi que la « libre disposition » est toujours proclamée « pour » les deux nations : l’opprimée et l’oppressive.

   Autre « réplique » de P. Kievski :

   « Aussi nous bornons-nous, en ce qui concerne les colonies, à un mot d’ordre négatif, c’est-à-dire à la revendication : « Hors des colonies ! », Présentée par les socialistes à leurs gouvernements. Cette revendication, qui n’est pas réalisable dans le cadre du capitalisme, exacerbe la lutte contre l’impérialisme, mais ne contredit pas le développement, car la so­ciété socialiste ne possédera pas de colonies.»

   L’inaptitude ou la répugnance de l’auteur à réfléchir si peu que ce soit au contenu théorique des mots d’ordre politiques est franchement stupé­fiante ! Les choses seront-elles changées du fait qu’au lieu d’un terme poli- tique théoriquement précis nous emploierons une phrase d’agitation ? Dire « Hors des colonies !», c’est précisément se dérober à l’analyse théorique sous le couvert d’une phrase d’agitation ! Tout agitateur de notre Parti, parlant de l’Ukraine, de la Pologne, de la Finlande, etc., a le droit de dire au tsarisme (« à son propre gouvernement ») : « Hors de la Finlande!, etc.», mais un agitateur avisé comprendra qu’on ne peut proclamer de mots d’ordre positifs ou négatifs uniquement à des fins « d’exacerbation ». Seuls des gens de l’acabit d’Alexinski pouvaient prétendre que le mot d’ordre «négatif» : « Hors de la Douma noire ! » se justifiait par le désir d’« exacerber » la lutte contre un certain mal bien connu.

   L’exacerbation de la lutte est une phrase creuse de subjectivistes qui oublient que le marxisme exige, pour la justification de tout mot d’ordre, une analyse précise à la fois de la réalité économique, de la situation politique et de la portée politique du mot d’ordre considéré. Il est gênant d’avoir à rabâcher tout cela, mais qu’y faire quand on nous y oblige ?

   Rompre une discussion théorique sur une question théorique par des cris d’agitateur, c’est l’habitude d’Alexinski et nous la connaissons bien, mais elle ne vaut pas cher. Le contenu politique et économique du mot d’ordre « Hors des colonies !» se ramène exclusivement à ceci : Liberté de sépa­ration pour les nations coloniales, liberté de former un État séparé ! Si les lois générales de l’impérialisme font obstacle, comme le pense P. Kievski, à la libre disposition des nations, si elles en font une utopie, une illusion, etc., etc., comment peut-on, sans réfléchir, établir une exception à ces lois générales pour la majorité des nations du monde ? Il est évident que la « théorie » de P. Kievski est une caricature de théorie.

   La production marchande et le capitalisme, ainsi que les éléments de liens du capital financier, existent dans l’immense majorité des pays coloniaux. Comment peut-on appeler les États, les gouvernements des pays impéria­listes, à se retirer « hors des colonies » si, du point de vue de la produc­tion marchande, du capitalisme et de l’impérialisme, c’est une revendica­tion « antiscientifique », « utopique » et « réfutée » par Lensch lui-même, par Cunow, etc.?

   Pas une ombre de pensée dans les raisonnements de l’auteur !

   Que la libération des colonies soit « irréalisable » uniquement en ce sens qu’elle est « irréalisable sans une série de révolutions », l’auteur n’y a pas pensé. Qu’elle soit réalisable en liaison avec la révolution socialiste en Eu­rope, il n’y a pas pensé. Que « la société socialiste ne possédera pas » non seulement de colonies, mais de nations opprimées en général, il n’y a pas pensé. Qu’il n’y ait pas de différence économique et politique entre la « possession » par la Russie de la Pologne ou du Turkestan dans la ques­tion qui nous intéresse, il n’y a pas pensé. Que la « société socialiste » veuille se retirer « hors des colonies » uniquement en ce sens qu’elle leur octroiera le droit de se séparer librement, mais nullement en ce sens qu’elle leur recommandera de se séparer, il n’y a pas pensé.

   Pour cette distinction entre le droit à la séparation et la question de savoir si nous recommandons la séparation, P. Kievski nous traite de « prestidi­gitateurs » et, désireux de « justifier scientifiquement » son raisonnement devant les ouvriers, il écrit :

   « Que pensera l’ouvrier qui, demandant à un propagandiste quelle doit être l’attitude d’un prolétaire en ce qui concerne le particularisme » (c’est-à-dire l’indépendance politique de l’Ukraine), « s’entendra répondre : les socialistes cherchent à obtenir le droit de séparation et font de la propagande contre la séparation? »

   Je pense pouvoir donner une réponse assez précise à cette question. La voici : je suppose que tout ouvrier avisé pensera que P. Kievski ne sait pas penser.

   Tout ouvrier avisé « pensera » : au fait, ce même P. Kievski nous apprend à nous ouvriers, à crier : « Hors des colonies ! » Par conséquent, nous, ou­vriers grands-russes, devons sommer notre gouvernement d’évacuer la Mongolie, le Turkestan, la Perse, etc., les ouvriers anglais doivent sommer le gouvernement anglais d’évacuer l’Égypte, l’Inde, la Perse, etc. Est-ce à dire que nous, prolétaires, voulons nous séparer des ouvriers et des fel­lahs égyptiens, des ouvriers et des paysans de Mongolie ou du Turkestan ou de l’Inde? Est-ce à dire que nous conseillons aux masses laborieuses des colonies de « se séparer » du prolétariat européen conscient ? Il n’en est rien. Nous avons toujours été, nous sommes et nous serons toujours pour le rapprochement le plus étroit et la fusion des ouvriers conscients des pays avancés avec les ouvriers, les paysans, les esclaves de tous les pays opprimés. Nous avons toujours conseillé et nous conseillerons toujours à toutes les classes opprimées de tous les pays opprimés, y compris les colonies, de ne pas se séparer de nous, mais de se rapprocher de nous en vue de la fusion la plus étroite possible.

   Si nous exigeons de nos gouvernements qu’ils évacuent les colonies c’est-à-dire, pour ne pas user d’un slogan d’agitation, mais d’une expression politique précise, qu’ils accordent aux colonies la liberté complète de séparation, le droit effectif à la libre disposition,- si nous entendons réali­ser nous-mêmes à coup sûr ce droit et accorder cette liberté dès que nous aurons conquis le pouvoir, précisons que nous l’exigeons du gouverne­ment actuel et que nous le ferons quand nous serons nous-mêmes le gou­vernement nullement pour « recommander » la séparation, mais au con­traire pour faciliter et accélérer le rapprochement et la fusion démocra­tique des nations. Nous déploierons tous nos efforts pour nous rapprocher des Mongols, des Persans, des Indiens, des Égyptiens et fusionner avec eux ; nous considérons qu’il est de notre devoir et de notre intérêt de le faire, sinon le socialisme sera f r a g i l e en Europe. Nous nous efforcerons d’accorder une « aide culturelle désintéressée », selon la belle ex- pression des social-démocrates polonais, à ces peuples plus retardataires et plus opprimés que nous, c’est-à-dire que nous les aiderons à apprendre l’usage des machines, à alléger leur travail, à passer à la démocratie, au socialisme.

   Si nous revendiquons la liberté de séparation pour les Mongols, les Per­sans, les Égyptiens et pour toutes les nations opprimées et lésées dans-leurs droits sans exception, ce n’est nullement parce que nous sommes pour leur séparation, mais seulement parce que nous sommes pour le rapprochement et la fusion libres, de plein gré, et non sous la contrainte. Uniquement pour cela !

   Et, à cet égard, l’unique différence entre le paysan mongol ou égyptien et l’ouvrier et le paysan polonais ou finlandais est, selon nous, que ces derniers sont des gens hautement cultivés, plus avancés en politique que les Grands Russes, mieux préparés économiquement, etc., et que pour cette raison, ils convaincront à coup sûr très rapidement leurs peuples – qui à présent haïssent légitimement les Grands-Russes pour le rôle de bourreau qu’ils jouent à leur égard,- qu’il est absurde d’étendre cette haine aux ou­vriers socialistes et à la Russie socialiste, que le calcul économique, de même que l’instinct et la conscience de l’internationalisme et du démocratisme, exigent dans l’immédiat le rapprochement et la fusion de toutes les nations au sein d’une société socialiste. Du fait que les Polonais et les Fin­landais sont des gens hautement cultivés, ils se convaincront sans doute bien vite de la justesse de ce raisonnement, et la séparation de la Pologne et de la Finlande après la victoire du socialisme ne pourra être que très brève. Les fellahs, les Mongols, les Persans, dont la culture est de beaucoup inférieure, peuvent se séparer pour une période plus longue, que nous nous efforcerons de réduire, comme il a déjà été dit, par une aide culturelle désintéressée.

   Il n’y a et il ne saurait y avoir aucune autre différence dans notre attitude envers les Polonais et les Mongols. Il n’y a et il ne saurait y avoir aucune « contradiction » entre, d’une part, la propagande de la liberté de séparation des nations et la ferme volonté de réaliser cette liberté lorsque nous se­rons le gouvernement, et, d’autre part, la propagande en faveur du rap­prochement et de la fusion des nations. Voilà ce que «pensera », nous en sommes convaincus, tout ouvrier avisé, véritablement socialiste, vérita­blement internationaliste, au sujet de notre discussion avec P. Kievski((P. Kievski s’est visiblement contenté de répéter, à la suite de certains marxistes alle­mands et hollandais, le mot d’ordre : « Hors des colonies ! », sans réfléchir à son contenu théorique et à sa signification, pas plus qu’aux particularités concrètes de la Russie. Un marxiste hollandais ou allemand est excusable – jusqu’à un certain point – de s’arrêter au mot d’ordre : « Hors des colonies ! », car, premièrement, pour la plupart des pays d’Eu­rope occidentale, un cas typique de l’oppression nationale est précisément l’oppression des colonies, et, deuxièmement, la notion de « colonie» est particulièrement claire, concrète, vivante dans ces pays.
Mais en Russie ? La Russie offre justement ceci de particulier qu’entre « nos » « colonies » et « nos » nations opprimées la différence est confuse, abstraite et dépourvue de vie. Autant un marxiste écrivant, par exemple, en allemand serait excusable d’oublier cette particularité de la Russie, autant ce n’est pas pardonnable à P. Kievski. Un socialiste russe désireux non seulement de répéter, mais aussi de penser, devrait comprendre qu’il serait particulièrement absurde en Russie de vouloir établir une différence tant soit peu importante entre les nations opprimées et les colonies.)).

   On retrouve tout au long de l’article de P. Kievski, comme un motif con­ducteur, cette perplexité fondamentale à quoi bon prôner et, lorsque nous serons au pouvoir, réaliser la liberté de séparation des nations, puisque tout le développement tend vers la fusion des nations ? Pour la même rai­son, répondrons-nous, que nous prônons et que, lorsque nous serons au pouvoir, nous réaliserons la dictature du prolétariat, bien que tout le déve­loppement tende à l’abolition de la domination par la violence d’une partie de la société sur l’autre. La dictature est la domination d’une partie de la société sur l’ensemble de cette dernière, domination, ajouterons-nous, qui s’appuie directement sur la violence. La dictature du prolétariat, en tant que seule classe révolutionnaire jusqu’au bout, est nécessaire pour ren­verser la bourgeoisie et repousser ses tentatives contre-révolutionnaires.

   La question de la dictature du prolétariat a une telle importance que qui­conque la nie ou ne la reconnaît que verbalement ne saurait être membre du parti social-démocrate. Mais il n’est pas niable que dans certains cas, à titre exceptionnel, par exemple, dans un petit État, quand un grand État voisin a déjà accompli la révolution sociale, il puisse arriver que la bour­geoisie renonce pacifiquement au pouvoir, si elle a acquis la conviction que toute résistance est sans espoir et si elle préfère conserver ses têtes. Bien entendu, il est infiniment plus probable que même dans les petits États le socialisme ne se réalisera pas sans guerre civile, et c’est pourquoi l’unique programme de la social-démocratie internationale doit être la reconnaissance de cette guerre, bien que dans notre idéal il n’y ait pas de place pour la violence à l’égard des hommes. Le même raisonnement mutatis mutandis (avec les changements appropriés) — est valable pour les nations. Nous sommes pour leur fusion, mais il est impossible actuel­lement de passer de la fusion imposée par la violence, des annexions, à la fusion volontaire sans la liberté de séparation.

   Nous reconnaissons – et c’est parfaitement juste – la primauté du facteur économique, mais l’interpréter à la P. Kievski, c’est verser dans une caricature du marxisme. À l’époque de l’impérialisme moderne, même les trusts, même les banques, qui sont identiquement inévitables dans un ré­gime capitaliste développé, ne sont pas identiques quant à la forme con­crète qu’ils affectent dans les différents pays. D’autant moins identiques, malgré leur uniformité pour l’essentiel, sont les formes politiques dans les pays impérialistes, avancés, Amérique, Angleterre, France, Allemagne. La même diversité se manifestera dans la voie que suivra l’humanité, de l’impérialisme actuel à la révolution socialiste de demain.

   Toutes les nations viendront au socialisme, cela est inévitable, mais elles n’y viendront pas toutes d’une façon absolument identique, chacune ap­portera son originalité dans telle ou telle forme de démocratie, dans telle ou telle variété de dictature du prolétariat, dans tel ou tel rythme des transformations socialistes des différents aspects de la vie sociale. Rien n’est plus indigent au point de vue théorique et de plus ridicule au point de vue pratique que de se représenter à cet égard, « au nom du matéria­lisme historique », un avenir monochrome, couleur de grisaille : ce serait un barbouillage informe, et rien de plus.

   Et même si la réalité montrait qu’avant la première victoire du prolétariat socialiste, 1/500e seulement des nations actuellement opprimées se libé­rera et se séparera, qu’avant la dernière victoire du prolétariat socialiste de notre globe (c’est-à-dire pendant les péripéties de la révolution socia­liste en cours) on ne verra aussi se séparer que 1/500e des nations op­primées, et ce pour une période très courte,- même alors nous aurions eu théoriquement et au point de vue pratique et politique raison de conseil­ler, dès à présent, aux ouvriers de ne pas laisser entrer dans leurs partis social-démocrates les socialistes des nations oppressives qui ne reconnais- sent pas et ne prêchent pas la liberté de séparation de toutes les nations opprimées. Car, en réalité, nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir le nombre des nations opprimées qui auront besoin en pratique de la sé­paration pour apporter leur obole à la diversité des formes de démocratie et des formes du passage au socialisme. Mais que la négation de la liberté de séparation soit à présent, sur toute la ligne, une falsification théorique et un service pratique rendu aux chauvins des nations oppressives, nous le savons, nous le voyons et nous le sentons chaque jour.

   « Nous soulignons, écrit P. Kievski dans une note relative au passage que nous avons cité, que nous soutenons sans réserve la revendication : « Contre les annexions imposées par la violence »

   Il ne répond rigoureusement rien à notre déclaration parfaitement précise affirmant que cette « revendication » équivaut à la reconnaissance de la libre disposition, qu’on ne peut définir correctement la notion d’« annexion » sans la ramener à la libre disposition ! Il estime sans doute que, dans une discussion, il suffit d’avancer des thèses et des revendications, sans les démontrer !

   « D’une façon générale, poursuit-il, en ce qui concerne une série de revendications qui exacerbent la conscience du prolétariat contre l’impéria­lisme, nous les admettons entièrement dans leur formulation négative, car il est absolument impossible de leur donner une formulation positive adéquate en restant sur le terrain du régime existant. Contre la guerre, mais non pour une paix démocratique »

   C’est faux – du premier mot jusqu’au dernier. L’auteur a lu notre résolu­tion « le pacifisme et le mot d’ordre de paix » (pp. 44-45 de la brochure Le socialisme et la guerre) et semble même l’avoir approuvée, mais il ne l’a manifestement pas comprise. Nous sommes pour une paix démocratique, et mettons seulement les ouvriers en garde contre l’argument fallacieux selon lequel elle serait possible avec les gouvernements bourgeois actuels, « sans une série de révolutions », ainsi qu’il est dit dans la résolu­tion. Nous avons déclaré que c’était duper les ouvriers que de faire une propagande « abstraite » pour la paix c’est-à-dire une propagande qui ne tient pas compte de la nature de classe réelle — plus précisément : de la nature impérialiste — des gouvernements actuels des pays belligérants.

   Nous avons déclaré nettement dans les thèses du journal le Social-Démocrate (n° 47) que notre Parti, si une révolution le portait au pouvoir alors que durerait encore la guerre actuelle, proposerait immédiatement une paix démocratique à tous les pays belligérants.

   Mais P. Kievski, en se persuadant lui-même et en persuadant les autres qu’il est « seulement » contre la libre disposition et nullement contre la démocratie en général, est allé jusqu’à dire que nous « ne sommes pas pour une paix démocratique ». N’est-ce pas plutôt étrange ?

   Point n’est, besoin de s’arrêter à chacun des exemples suivants de P. Kievski, car il est inutile de perdre de la place pour réfuter des erreurs de logique aussi naïves, qui feront sourire n’importe quel lecteur. Il n’y a, il ne peut y avoir dans la social-démocratie aucun mot d’ordre « négatif », qui ne servirait qu’à « exacerber la conscience du prolétariat contre l’impérialisme » sans montrer en même temps par une réponse positive comment la social-démocratie résoudra la question correspondante quand elle sera au pouvoir. Un mot d’ordre « négatif » non rattaché à une solution positive déterminée, « n’exacerbe » pas, mais émousse la conscience car un tel mot d’ordre est du néant, un cri dans le vide, une déclamation sans substance.

   La différence entre les mots d’ordre « niant » ou stigmatisant les tares po­litiques et ceux relatifs aux tares économiques à complètement échappé à P. Kievski. Cette différence est que certaines tares économiques sont in­hérentes au capitalisme en général, quelles que soient les superstructures politiques dont il est coiffé, qu’anéantir ces tares sans anéantir le capita­lisme est économiquement impossible et qu’on ne peut citer aucun exemple prouvant le contraire. Par contre, les tares politiques consistent dans des atteintes au démocratisme, qui est parfaitement possible, du point de vue économique, « sur la base du régime existant », c’est-à-dire à l’époque du capitalisme, et qui se réalise sous ce régime, à titre excep­tionnel, partiellement dans un État, partiellement dans un autre. Une fois de plus, l’auteur n’a pas compris les conditions générales qui rendent réalisable la démocratie en général !

   Il en est de même au sujet du divorce. Rappelons au lecteur que Rosa Luxembourg fut la première à soulever cette question dans la discussion sur la question nationale. Elle a indiqué très justement qu’en défendant l’autonomie au sein de l’État (d’une région, d’un territoire, etc.), nous devons, en tant que social-démocrates centralistes, insister pour que les principales questions du ressort de l’État, au nombre desquelles figure la législation sur le divorce, soient réglées par le pouvoir de l’État, par le Par­lement de l’État.

   L’exemple du divorce montre clairement qu’on ne peut être démocrate et socialiste sans revendiquer dès à présent l’entière liberté du divorce, car l’absence de cette liberté constitue une super brimade à l’égard du sexe opprimé, de la femme,- bien qu’il ne soit vraiment pas difficile de com­prendre qu’en reconnaissant à toutes les femmes la liberté de quitter leur mari, on ne les invite pas pour autant à le faire !

   P. Kievski « réplique » « Que représenterait ce droit » (au divorce) « si, dans ces cas » (lorsque la femme veut quitter son mari), « la femme ne pouvait pas le réaliser? Ou si cette réalisation dépendait de la volonté de tierces personnes ou, pire encore, de la volonté de prétendants à la « main » de la femme en question ? Chercherions-nous à obtenir la procla­mation d’un tel droit ? Non, bien sûr !

   Cette objection atteste l’incompréhension la plus totale du rapport entre la démocratie en général et le capitalisme. Ce qui est habituel en régime ca­pitaliste, non pas en tant que cas isolés, mais en tant que phénomène ty­pique, ce sont des conditions qui rendent impossible aux classes oppri­mées la « réalisation » de leurs droits démocratiques. Dans la majorité des cas, le droit au divorce demeure irréalisable en régime capitaliste, car le sexe opprimé y est économiquement écrasé, car la femme, en régime capitaliste, demeure, quel que soit le système de démocratie, une « es­clave domestique », confinée dans la chambre à coucher, la chambre des enfants, la cuisine. Le droit d’élire « ses » juges populaires, « ses » fonctionnaires, « ses » instituteurs, « ses » jurés, etc., est également dans la majorité des cas irréalisable en régime capitaliste, du fait précisément de l’oppression économique qui pèse sur les ouvriers et les paysans. Même chose pour la république démocratique : notre programme la « proclame », en tant « qu’autocratie du peuple » bien que tous les social- démocrates sachent parfaitement que la république la plus démocratique, en régime capitaliste, ne mène qu’à la corruption des fonctionnaires par la bourgeoisie et à une alliance entre la Bourse et le gouvernement.

   Seuls des gens absolument dépourvus de réflexions ou absolument igno­rants du marxisme en tirent cette conclusion : ainsi donc, la république ne sert à rien, la liberté du divorce ne sert à rien, la démocratie ne sert à rien, la libre disposition des nations ne sert à rien ! Les marxistes, eux, sa­vent que la démocratie n’élimine pas l’oppression de classe, mais rend seulement la lutte des classes plus claire, plus ample, plus ouverte, plus accusée ; c’est ce qu’il nous faut. Plus la liberté du divorce est complète, et plus il est évident pour la femme que la source de son « esclavage domestique » est le capitalisme, et non l’absence de droits. Plus le régime est démocratique, et plus il est évident pour les ouvriers que l’origine du mal est le capitalisme, et non l’absence de droits. Plus l’égalité en droits des nations est complète (elle n’est pas complète sans la liberté de séparation), et plus il est évident pour les ouvriers de la nation oppri­mée que tout tient au capitalisme, et non à l’absence de droits. Et ainsi de suite.

   Répétons-le une fois de plus : on se sent gêné de rabâcher l’abc du mar­xisme, mais comment faire autrement, puisque P. Kievski ne le connaît pas ?

   P. Kievski raisonne sur le divorce comme raisonnait – dans le Golos((« Golos » [la Voix], quotidien mencheviko-trotskiste, parut à Paris de septembre 1914 en janvier 1915 ; le Journal défendait une position centriste))

de Paris, il m’en souvient- un des secrétaires pour l’étranger du C.O.((C.O. (Comité d’organisation), centre dirigeant des mencheviks ; il se constitua en 1912 à la conférence d’août des mencheviks liquidateurs et de tous les groupes et courants antiparti)) Semkovski. Il est vrai, disait-il, que la liberté du divorce n’est pas une invitation à toutes les femmes d’avoir à quitter leurs maris, mais si l’on vous démontre, madame, que tous les maris sont meilleurs que le vôtre, cela revient au même !

   En raisonnant de la sorte, Semkovski a oublié que faire l’original, ce n’est pas violer ses devoirs de socialiste et de démocrate. Si Semkovski entre­prenait de convaincre une femme que tous les maris sont meilleurs que le sien, personne ne considérerait cela comme une infraction aux devoirs de démocrate ; tout ce que l’on pourrait dire, c’est qu’il n’y a pas de grand parti sans grands originaux ! Mais si Semkovski s’avisait de défendre et de qualifier de démocrate un homme qui nierait la liberté du divorce, qui en appellerait, par exemple, à la justice ou à la police ou à l’Église contre son épouse qui l’aurait quitté, nous sommes certains que même la majorité des collègues de Semkovski au secrétariat étranger, bien que ce soient de piètres socialistes, refuseraient de se solidariser avec lui Semkovski et P. Kievski ont « bavardé » à propos du divorce, manifesté leur incompréhen­sion sur ce point et éludé le fond de la question: comme tous les droits démocratiques sans exception, le droit au divorce est, en régime capita­liste, difficilement réalisable, conditionnel, limité, étriqué et formel, mais néanmoins aucun social-démocrate digne de ce nom ne considérera comme des socialistes, ni même comme des démocrates, ceux qui nient ce droit. Or, c’est là le fond de la question. Toute la « démocratie » con­siste dans la proclamation et la réalisation de « droits », difficilement réa­lisables et d’une façon très conditionnelle en régime capitaliste ; mais sans cette proclamation, sans que la lutte pour les droits soit menée immédia­tement et sans délai, sans que les masses soient éduquées dans l’esprit d’une telle lutte, le socialisme est impossible.

   Ne, l’ayant pas compris, P. Kievski est également passé, dans son article, à côté de la question principale relative à son thème particulier : Celle de savoir comment nous abolirons, nous social-démocrates, l’oppression na­tionale. Il s’est borné à des phrases générales sur l’« effusion de sang » dans le monde entier, etc. (ce qui n’a absolument rien à voir avec la ques­tion). En fait, son argumentation se ramène à ceci : la révolution socialiste résoudra tout ! Ou, comme le disent parfois les partisans des conceptions de P. Kievski : en régime capitaliste, la libre disposition est impossible, en régime socialiste, elle est superflue.

   C’est là une conception absurde du point de vue théorique, et chauvine du point de vue de la politique pratique. L’adopter, c’est ne rien comprendre à la signification de la démocratie. Le socialisme est impossible sans la démocratie dans les deux sens suivants :

   1) le prolétariat ne peut pas accomplir la révolution socialiste s’il ne s’y prépare pas en luttant pour la démocratie ;

   2) le socialisme victorieux ne pourra pas maintenir sa victoire et conduire l’humanité vers le dépérisse­ment de l’État sans réaliser complètement la démocratie. C’est pourquoi, lorsqu’on dit : la libre disposition est superflue en régime socialiste, on énonce la même absurdité, on tombe dans la même déplorable confusion que si l’on disait : en régime socialiste, la démocratie est superflue.

   La libre disposition n’est pas plus impossible en régime capitaliste et tout aussi superflue en régime socialiste que la démocratie en général.

   La révolution économique crée les prémisses indispensables à l’abolition de toutes les formes d’oppression politique. C’est pourquoi précisément il est illogique et erroné d’invoquer la -révolution économique alors que la question posée est celle de savoir comment anéantir l’oppression nationale. On ne peut l’anéantir sans révolution économique, C’est incontestable. Mais se contenter de cette affirmation c’est tomber dans un ridicule et lamentable « économisme impérialiste.

   Il faut appliquer l’égalité en droits des nations ; proclamer, formuler et réaliser des « droits » égaux pour toutes les nations. Tout le monde est d’accord sur ce point, sauf peut-être P. Kievski. Mais ici, précisément, se pose la question que l’on élude : la négation du droit à posséder son propre État national n’est-elle pas la négation de l’égalité en droits ? Bien sûr que si. Et la démocratie conséquente, c’est-à-dire socialiste, pro­clame, formule et réalisera ce droit, sans lequel les nations ne sauraient se rapprocher et fusionner complètement et de plein gré.

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