Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique

Réforme sociale ou révolution ?

Rosa Luxembourg

Deuxième partie
2. Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique

   Le socialisme de Bernstein tend, nous l’avons vu, à faire participer les ouvriers à la richesse sociale, à transformer les pauvres en riches. Par quelle voie y parviendra-t-on ? Dans ses articles parus dans la Neue Zeit et intitulés :  » Problèmes du socialisme «  il n’y faisait que de très vagues allusions. Dans son livre, en revanche, il nous donne sur cette question toutes les précisions désirables. Son socialisme dit être réalisé par deux moyens : par les syndicats ou, comme il dit, par la démocratie économique et par les coopératives. Grâce aux premiers il veut supprimer le profit industriel, par les secondes le profit commercial.

   Les coopératives, et d’abord les coopératives de production sont des institutions de nature hybride au sein de l’économie capitaliste : elles constituent une production socialisée en miniature, qui s’accompagne d’un échange capitaliste. Mais dans l’économie capitaliste l’échange domine la production ; à cause de la concurrence il exige, pour que puisse vivre l’entreprise, une exploitation impitoyable de la force de travail, c’est-à-dire la domination complète du processus de production par les intérêts capitalistes. Pratiquement, cela se traduit par la nécessité d’intensifier le travail, d’en raccourcir ou d’en prolonger la durée selon la conjoncture, d’embaucher ou de licencier la force de travail selon les besoins du marché, en un mot de pratiquer toutes méthodes bien connues qui permettent à une entreprise capitaliste de soutenir la concurrence des autres entreprises. D’où, pour la coopérative de production, la nécessité, contradictoire pour les ouvriers, de se gouverner eux-mêmes avec toute l’autorité absolue nécessaire et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs capitalistes. De cette contradiction la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise capitaliste ou bien, au cas où les intérêts des ouvriers sont les plus forts, qu’elle se dissout. Tels sont les faits. Bernstein les constate lui-même, mais visiblement sans les comprendre, puisqu’il voit après Mme Potter-Webb dans le manque de  » discipline  » la cause de l’échec des coopératives de production en Angleterre. Ce qui reçoit ici la qualification superficielle et plate de  » discipline  » n’est autre chose que le régime absolu qui est naturel au capital et que les ouvriers ne peuvent évidemment pas employer contre eux-mêmes(( » Les coopératives ouvrières de production sont elles-mêmes au sein de la forme ancienne la première brèche faite à cette ancienne forme, quoique naturellement dans leur organisation réelle partout elles reproduisent forcément toutes les défectuosités du système existant.  » (Marx, Capital, livre III, ch. 27, t. XI, p. 287, trad. Molitor, Paris, Coste.) )).

   D’où il résulte que la coopérative ne peut assurer son existence au sein de l’économie capitaliste qu’en supprimant, par un détour, la contradiction qu’elle recèle entre le mode de production et le mode d’échange, en se soustrayant artificiellement aux lois de la libre concurrence. Elle ne peut le faire qu’en s’assurant par avance un marché, un cercle constant de consommateurs, la coopérative de consommation lui en fournit le moyen. Voilà la raison – c’est Bernstein qui nous le révèle – de la faillite des coopératives de production autonomes, dont l’existence ne peut être assurée que par une coopérative de consommation ; cela n’a rien à voir avec la distinction entre les coopératives d’achat et de vente inventées par Oppenheimer.

   On constate donc que l’existence des coopératives de production est liée actuellement à l’existence des coopératives de consommation ; il en résulte que les coopératives de production doivent se contenter, dans le meilleur des cas, de petits débouchés locaux et qu’elles se limitent à quelques produits de première nécessité, de préférence aux produits alimentaires. Toutes les branches les plus importantes de la production capitaliste : l’industrie textile, minière, métallurgique, pétrolifère, ainsi que l’industrie de construction de machines, des locomotives et des navires sont exclues d’avance de la coopérative de consommation et, par conséquent, des coopératives de production. C’est pourquoi, même en faisant abstraction de leur caractère hybride, les coopératives de production ne peuvent jouer le rôle d’une réforme sociale générale, pour cette raison que la réalisation générale implique d’abord la suppression du marché mondial et le morcellement de l’économie mondiale actuelle en petits groupes de production et d’échange locaux : il s’agirait, en somme, d’un retour de l’économie du grand capitalisme à l’économie marchande du Moyen-âge.

   Mais, même dans les limites de la réalisation possible, dans la société actuelle les coopératives de production jouent le rôle de simples annexes des coopératives de consommation ; celles-ci sont donc au premier plan et apparaissent comme la base principale de la réforme socialiste projetée. De ce fait, la réforme socialiste basée sur le système des coopératives abandonne la lutte contre le capital de production c’est-à-dire contre la branche maîtresse de l’économie capitaliste et se contente de diriger ses coups contre un capital commercial et plus exactement le petit et le moyen capital commercial ; elle ne s’attaque plus qu’aux branches secondaires du tronc capitaliste.

   Quant aux syndicats qui, dans la doctrine de Bernstein, sont un autre moyen de lutter contre l’exploitation du capital de production, nous avons déjà montré qu’ils sont incapables d’imposer l’influence de la classe ouvrière sur le processus de production, pas plus en ce qui concerne les dimensions de la production que ses procédés techniques.

   Examinons maintenant l’aspect purement économique du problème, ce que Bernstein appelle :  » la lutte du taux de salaire contre le taux du profit  » ; or cette lutte ne se poursuit pas dans l’abstrait, dans un espace immatériel, mais dans le cadre bien déterminé de la loi des salaires qu’elle ne peut abolir, mais seulement réaliser. Cela apparaît avec évidence quand on examine le problème sous une autre face et que l’on se pose la question du rôle véritable des syndicats. Bernstein assigne aux syndicats une mission particulière dans la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière : c’est à eux, dit-il, de mener la bataille contre le taux du profit industriel et de le transformer progressivement en taux de salaire ; or les syndicats n’ont absolument pas le pouvoir de mener une politique d’offensive économique contre le profit, parce qu’ils ne sont rien d’autre, en réalité, que la défense organisée de la force de travail contre les attaques du profit, l’expression de la résistance de la classe ouvrière à la tendance oppressive de l’économie capitaliste. Et ceci pour deux raisons : Les syndicats ont pour tâche d’agir par leur organisation sur le marché de la force de travail, mais l’organisation est constamment débordée par le processus de prolétarisation des classes moyennes qui amène continuellement sur le marché du travail de nouvelles recrues. Les syndicats se proposent d’améliorer les conditions d’existence, d’augmenter la part de la richesse sociale qui revient à la classe ouvrière ; mais cette part est sans cesse réduite, avec la fatalité d’un phénomène naturel, par l’accroissement de la productivité du travail. Pour s’en rendre compte, il n’est pas nécessaire d’être marxiste, il suffit d’avoir eu une fois entre les mains le livre de Rodbertus((Rodbertus, économiste et homme politique (1805-1875). D’idées libérales il défendait l’idée d’un socialisme d’Etat. Dans sa théorie de la  » quote-part décroissante du salaire  » il soutient que les ouvriers touchent une part toujours décroissante du revenu national ; pour y remédier il propose que l’Etat fixe de manière autoritaire et une fois pour toutes cette quote-part. )) intitulé :  » Zur Beleuchtung der sozialen Frage  » ( » Pour éclairer la question sociale « ). À cause de ces facteurs objectifs, qui sont le fait de la société capitaliste, les deux fonctions essentielles du syndicalisme se transforment profondément, et la lutte syndicale devient un véritable travail de Sisyphe. Ce travail de Sisyphe est pourtant indispensable si l’on veut que l’ouvrier reçoive le taux de salaire qui lui revient dans la situation conjoncturelle du marché, que la loi capitaliste se réalise et que la tendance dépressive du développement économique soit stoppée ou plus exactement atténuée dans son effet. Mais vouloir que les syndicats parviennent à réduire progressivement le profit à l’avantage du salaire implique : que cessent la prolétarisation des classes moyennes et l’accroissement numérique de la population ouvrière ; que la productivité du travail cesse d’augmenter ; dans le cas où ces deux conditions sociales seraient réalisées il s’agirait ici aussi – comme à propos de l’économie corporative de consommation – d’un retour à une économie antérieure au capitalisme.

   Les deux moyens grâce auxquels Bernstein prétendait réaliser la réforme socialiste, à savoir les coopératives et les syndicats, se révèlent donc absolument incapables de transformer le mode de production capitaliste. Bernstein en a lui-même une conscience plus ou moins claire ; il ne les regarde que comme des moyens de réduire le profit capitaliste et d’enrichir les ouvriers, ce qui revient à renoncer à lutter contre le mode de production capitaliste ; il oriente le mouvement socialiste vers la lutte contre le mode de répartition capitaliste. Bernstein lui-même définit à plusieurs reprises son socialisme comme une tentative d’introduire un mode de répartition  » juste « ,  » plus juste  » (p. 51 de son livre) et même  » encore plus juste  » (Vorwärts, 26 mars 1899).

   Il est vrai que l’aiguillon qui pousse d’abord vers le mouvement socialiste les masses populaires, c’est le mode de répartition  » injuste  » du régime capitaliste. En luttant pour la socialisation de toute l’économie, la social-démocratie témoigne en même temps de son aspiration naturelle à une répartition  » juste  » de la richesse sociale. Mais nous avons appris, grâce à Marx, que le mode de répartition d’une époque déterminée n’est que la conséquence naturelle du mode de production de cette époque : en conséquence, la social-démocratie intensifie sa lutte non pas contre le système de la répartition dans le cadre de la production capitaliste, elle vise à supprimer la production marchande capitaliste elle-même. En un mot, la social-démocratie veut établir un mode de répartition socialiste en supprimant le mode de production capitaliste, tandis que la méthode bernsteinienne consiste à l’inverse à combattre le mode de répartition capitaliste dans l’espoir d’arriver à établir progressivement par ce moyen même, un mode de production socialiste.

   Sur quoi Bernstein fonde-t-il alors la réforme socialiste ? Sur certaines tendances déterminées de la production capitaliste ? Non, car : il nie ces tendances, et , nous le savons par ce qui précède, il voit dans la transformation socialiste de la production la conséquence d’une transformation de la répartition, et non l’inverse. Les fondements du socialisme de Bernstein ne sont donc pas d’ordre économique. Après avoir complètement renversé le rapport du but et des moyens du socialisme, après avoir abattu ce fondement économique, il ne peut pas donner à son programme un fondement impérialiste, il est obligé d’avoir recours à l’idéalisme.

    » Pourquoi faire dériver le socialisme de la contrainte économique ?  » écrit-il.  » Pourquoi dégrader l’intelligence, le sentiment de la justice, la volonté humaine ?  » (Vorwärts, 26 mars 1899). Bernstein prétend que la répartition plus juste qu’il souhaite sera réalisée non par le fait d’une nécessité économique contraignante, mais par la libre volonté de l’homme ou plutôt, puisque la volonté elle-même n’est qu’un instrument, par la conscience de la justice, bref, grâce à l’idée de la justice.

   Nous en revenons donc au principe de la justice, à ce vieux cheval de bataille que, depuis des millénaires, chevauchent tous les réformateurs du monde entier, faute de plus sûrs moyens historiques de progrès, à cette Rossinante fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde, pour revenir déconfits avec un œil au beurre noir.

   Tel est donc le socialisme de Bernstein, qui a pour fondement social les rapports entre riches et pauvres, pour contenu le principe des coopératives, pour but une  » répartition plus juste  » et pour légitimation historique l’idée de justice. Comme Weitling, il y a plus de cinquante ans, avait défendu avec plus de force, d’esprit et de brio cette sorte de socialisme ! Assurément le génial tailleur ne connaissait pas encore le socialisme scientifique. Or pour faire passer aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, sa doctrine mise en pièces par Marx et Engels, pour en recoudre les morceaux et la présenter au prolétariat allemand comme le dernier mot de la science, il faut aussi un tailleur… mais celui-ci est bien loin d’être génial.

   Au même titre que les syndicats et les coopératives qui en constituent le fondement économique, le postulat politique de la théorie révisionniste est un développement toujours croissant de la démocratie. Les explosions réactionnaires actuelles ne sont pour le révisionnisme que des  » sursauts  » fortuits et éphémères dont il ne faut pas tenir compte dans la ligne générale de la lutte ouvrière. Pour Bernstein, la démocratie apparaît comme une étape nécessaire de l’évolution de la société moderne ; que dis-je ? La démocratie est pour lui, comme pour le théoricien bourgeois du libéralisme, la loi fondamentale de l’évolution historique en général, à la réalisation de laquelle doivent tendre toutes les forces actives de la vie politique. Or, dans cette formulation absolue, ce jugement est faux ; c’est là une manière petite-bourgeoise et superficielle de schématiser les résultats d’une période très courte de l’histoire de la bourgeoisie : les vingt-cinq ou trente dernières années. Si l’on examine de près l’évolution de la démocratie dans l’histoire, et simultanément l’histoire politique du capitalisme, on obtient un résultat différent.

   Tout d’abord nous trouvons la démocratie dans les structures sociales les plus différentes : dans les sociétés communistes primitives, dans les Etats esclavagistes de l’antiquité, dans les communes du Moyen Age. De même, nous rencontrons l’absolutisme et la monarchie constitutionnelle dans les régimes économiques les plus divers. D’autre part, le capitalisme à ses débuts, au stade de la production marchande, donne naissance à une constitution démocratique dans les communes municipales du Moyen Age ; plus tard, dans sa forme plus développée, au stade de la production manufacturière, il trouve dans la monarchie absolue la forme politique qui lui correspond. Enfin, au stade de l’économie industrielle développée, il produit nécessairement en France la république démocratique (1793), la monarchie absolue de Napoléon I°, la monarchie nobiliaire de l’époque de la Restauration (1815-1830), la monarchie constitutionnelle bourgeoise de Louis-Philippe, puis de nouveau la république démocratique, encore une fois la monarchie de Napoléon III, et enfin, pour la troisième fois, la république. En Allemagne, la seule institution véritablement démocratique, le suffrage universel, n’est pas une conquête du libéralisme bourgeois, mais un instrument servant à l’unification politique des petits Etats ; il a par conséquent cette seule fonction dans le développement de la bourgeoisie allemande qui se satisfait parallèlement d’une monarchie constitutionnelle semi-féodale. En Russie le capitalisme a prospéré longtemps sous le régime de l’absolutisme oriental sans que la bourgeoisie ait manifesté le moins du monde le désir de voir s’instaurer la démocratie. En Autriche le suffrage universel est apparu surtout comme le moyen de sauver la monarchie en voie de décomposition. En Belgique enfin, la conquête démocratique du mouvement ouvrier, le suffrage universel, est un effet de la faiblesse du militarisme et par conséquent de la situation géographique et politique particulière de la Belgique et surtout, ce  » morceau de démocratie  » est acquis, non pas par la bourgeoisie, mais contre elle.

   Le développement ininterrompu de la démocratie que le révisionnisme, à l’instar du libéralisme bourgeois, prend pour la loi fondamentale de l’histoire humaine, ou du moins de l’histoire moderne, se révèle, quand on l’examine de près, comme un mirage. On ne peut établir de rapports universels et absolus entre le développement du capitalisme et la démocratie. Le régime politique est chaque fois le résultat de l’ensemble des facteurs politiques aussi bien internes qu’externes ; à l’intérieur de ces limites il présente tous les différents degrés de l’échelle depuis la monarchie absolue jusqu’à la République démocratique.

   Nous devons donc renoncer à établir une loi historique universelle du développement de la démocratie, même dans le cadre de la société moderne ; si nous nous tournons vers la phase actuelle de l’histoire bourgeoise, nous constatons, ici aussi, dans la situation politique, l’existence de facteurs qui n’entrent pas dans le cadre du schéma de Bernstein, mais conduisent au contraire à l’abandon, par la société bourgeoise, des conquêtes obtenues.

   D’une part, les institutions démocratiques – c’est un fait important – ont terminé leur rôle dans le développement de la société bourgeoise. Dans la mesure où elles ont aidé à l’unification des petits Etats et contribué à la création de grands Etats modernes (Allemagne, Italie) elles ont épuisé leur utilité. Le développement économique a, entre temps, achevé l’œuvre de cohésion interne des Etats.

   On peut faire les mêmes remarques à propos de toute la machine politique et administrative de l’Etat passant d’un organisme féodal ou semi-féodal à un mécanisme capitaliste. Cette transformation, historiquement inséparable du développement de la démocratie, est aujourd’hui si complètement achevée que les composantes purement démocratiques de la société, le suffrage universel, le régime républicain, pourraient être supprimées sans que l’administration, les finances, l’organisation militaire eussent besoin de revenir aux formes antérieures à la Révolution de mars 1848, en Allemagne.

   On constate donc que le libéralisme est devenu comme tel inutile à la société bourgeoise, il en entrave même le développement à d’autres égards. Il faut mentionner ici deux facteurs qui dominent toute la vie politique des Etats actuels : la politique mondiale et le mouvement ouvrier – l’un et l’autre n’étant que deux aspects différents de la phase actuelle du capitalisme.

   À cause du développement de l’économie mondiale, de l’aggravation et de la généralisation de la concurrence sur le marché mondial, le militarisme et le marinisme, instruments de la politique mondiale, sont devenus un facteur décisif de la vie extérieure et intérieure des grands Etats. Cependant si la politique mondiale et le militarisme représentent une tendance ascendante de la phase actuelle du capitalisme, la démocratie bourgeoise doit alors logiquement entrer dans une phase descendante. En Allemagne, l’ère des grands armements, qui date de 1893, et la politique mondiale inaugurée par la prise de Kiao-Tchéou, ont eu pour compensation deux sacrifices payés par la démocratie bourgeoise : la décomposition du libéralisme, et le passage du Parti du Centre de l’opposition au gouvernement. Les dernières élections au Reichstag, en 1907((Les élections au Reichstag de janvier 1907 furent appelées  » élections hottentotes  » : elles venaient à la fin des sanglantes guerres coloniales contre les Héréros et les Hottentots et furent marquées par un certain recul de la social-démocratie, qui perdit un grand nombre de sièges. La propagande gouvernementale réussit à faire, au cours de la campagne électorale, l’union des partis bourgeois et conservateurs contre le S.P.D. )), qui se sont déroulées sous le signe de la politique coloniale allemande, marquent l’enterrement historique du libéralisme allemand.

   La politique extérieure jette donc ainsi la bourgeoisie dans les bras de la réaction – mais la politique intérieure l’y pousse aussi : la montée de la classe ouvrière. Bernstein le reconnaît lui-même : pour lui la légende de l’ogre social-démocrate, autrement dit l’orientation socialiste de la lutte ouvrière, est responsable de la trahison de la bourgeoisie libérale. Il conseille donc au prolétariat, pour rassurer le libéralisme effrayé et le faire sortir du repère de la réaction où il s’est réfugié, d’abandonner le but final du socialisme. En faisant ainsi de l’abandon du socialisme une condition première, des prémisses sociales de la démocratie bourgeoise, il démontre d’une manière éclatante à la fois que la démocratie contredit l’orientation interne actuelle de l’évolution sociale, et que le mouvement ouvrier est un résultat direct de cette orientation.

   Mais il prouve encore autre chose : il prétend que la condition essentielle d’une résurrection de la démocratie bourgeoise est l’abandon par la classe ouvrière du but final du socialisme ; par là même, il démontre à l’inverse la fausseté de son affirmation selon laquelle la démocratie bourgeoise est une condition indispensable du mouvement et de la victoire socialistes. Ici, l’argumentation de Bernstein se meut dans un cercle vicieux : sa conclusion anéantit ses propres prémisses.

   Pour sortir de ce cercle, il suffit de reconnaître ce que le libéralisme bourgeois a rendu l’âme, épouvanté par le développement du mouvement ouvrier ; on conclura que le mouvement ouvrier socialiste est aujourd’hui le seul soutien de la démocratie, il n’en existe pas d’autre. On verra alors que ce n’est pas le sort du mouvement socialiste qui est lié à la démocratie bourgeoise, mais inversement celui de la démocratie qui est lié au mouvement socialiste. On constatera que les chances de la démocratie ne sont pas liées au fait que la classe ouvrière renonce à la lutte pour son émancipation, mais au contraire au fait que le mouvement socialiste sera assez puissant pour combattre les conséquences réactionnaires de la politique mondiale et de la trahison de la bourgeoisie.

   Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement et non pas l’affaiblissement du mouvement socialiste ; renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même.

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