3. Le programme des insurgés

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#10 – Les journées de juin 1848

3. Le programme des insurgés

   Les insurgés demandent à la bourgeoisie de réaliser ses propres promesses et de détruire complètement le régime féodal. Mais ils expriment aussi, dans des formules souvent confuses ou erronées, les revendications particulières du prolétariat, et dans certains de leurs mots d’ordre perce déjà la volonté de créer un régime nouveau où disparaîtra l’exploitation de l’homme par l’homme.

   Que voulaient exactement les émeutiers de Juin ? Question délicate et peu étudiée. Les historiens qui semblent manifester une sympathie visible aux ouvriers parisiens sont généralement moins clairvoyants que les représentants authentiques de la bourgeoisie. Les premiers « excusent » l’insurrection de Juin, en ne la considérant que comme une insurrection de la famine. Les seconds mettent à nu le caractère de classe de ces événements. Témoin Tocqueville, un des historiens bourgeois les plus clairvoyants, qui, le 21 juillet 1848, écrivait à un ami :

   Il y a eu, dans l’insurrection de juin, autre chose que de mauvais penchants : il y a eu de fausses idées. Beaucoup de ces hommes qui marchaient au renversement des droits les plus sacrés étaient conduits par une notion erronée du droit. Ils croyaient sincèrement que la société est fondée sur l’injustice et ils voulaient lui donner une autre base.

   Évidemment, ce n’est pas en quelques jours de guerre civile qu’un programme général et complet peut s’élaborer, à une époque où la classe ouvrière ne possède pas son parti révolutionnaire. Les renseignements dont nous disposons sont le plus souvent dispersés. En voici quelques-uns : nous en dégagerons ensuite la portée historique.

1. Nous connaissons les inscriptions des drapeaux qui flottaient sur les barricades :

« Respect aux propriétés, mort aux voleurs. »

« Du pain ou du plomb ! »

« Organisation du travail. »

« Du travail et du pain ! »

2. En pleine lutte les ouvriers du VIII° arrondissement affichent leur manifeste de combat. Le voici, car il est significatif :

Au nom du peuple souverain

Citoyens !

Sur les barricades de février, les hommes que nous avions investis du titre de membres du Gouvernement provisoire nous promirent une République démocratique et sociale; ils nous firent des promesses, et nous, confiants dans leurs paroles, nous avions abandonné nos barricades. Depuis quatre mois, qu’ont-ils faits ? Ils ont manqué à leurs serments, car ils n’ont pas tenu ce qu’ils avaient promis.

Nous, citoyens du poste de la mairie du VIIIe arrondissement,

Demandons :

Une République démocratique et sociale; l’association libre du travail, aidée par l’État; la mise en accusation des représentants du peuple et des ministres. Et l’arrestation immédiate de la Commission exécutive.

Nous demandons l’éloignement des troupes de Paris.

Citoyens, songez que vous êtes souverains. Souvenez-vous de notre devise : Liberté, Égalité, Fraternité… »

3. Le 25 au soir, les émeutiers sont vaincus. Cependant le faubourg Saint-Antoine résiste encore. Il envoie une délégation aux généraux qui commandent la place pour discuter la conciliation. À cette occasion le chef des insurgés précise le programme ouvrier : « …C’est une conciliation que nous offrons, et voici nos conditions, discutées et arrêtées dans les réunions de mes camarades : maintien des Ateliers nationaux, le droit au travail décrété par l’Assemblée, l’armée éloignée à quarante lieues de Paris, l’élargissement des prisonniers de Vincennes, la Constitution faite par le peuple ».

   Tout cela, certes, semble fragmenté, désordonné. Pourtant ces faits indiquent chez les insurgés une double tendance :

   a) La révolution bourgeoise de 1848 a prétendu créer une République démocratique et sociale. Les ouvriers exigent l’accomplissement de cette promesse.

   Toutes leurs revendications politiques tendent à ce but :

   Dissolution de l’Assemblée nationale élue le 23 avril. Déjà, pressentant la nécessité d’une dictature révolutionnaire, les ouvriers avaient manifesté pour que fût reculée la date des élections à l’Assemblée nationale (17 mars et 16 avril) ;

   Accusation des ministres et députés responsables ;

   Libération des emprisonnés de Vincennes (Blanqui, Barbès, Raspail et autres) ;

   Élaboration d’une Constitution par le peuple. On réclame quelquefois la Constitution de 1793. Cette Constitution, votée par la Convention en juin 1793, après la chute des Girondins, et jamais appliquée, symbolisait aux yeux des ouvriers toutes les réformes politiques promises par la bourgeoisie. Depuis le 9 thermidor, chute de Robespierre, elle figure dans le programme de toutes les insurrections populaires.

   b) Mais certaines parties du programme montrent que l’insurrection de juin 1848 est un essai de transformer une révolution démocratique bourgeoise en une révolution prolétarienne. Toutes les « formules socialistes » l’indiquent avec netteté, bien qu’elles soient empruntées à des écoles différentes et, le plus souvent, utopiques :

   Conservation des Ateliers nationaux (théorie de L. Blanc) ;

   Droit au travail ;

   Association libre du Travail ;

   Courte journée de travail ;

   Salaire suffisant.

   Parfois même des mots d’ordre d’inspiration communiste, surtout dans le faubourg Saint-Antoine :

« La propriété est un vol, tout doit être rendu au peuple » ; « Mise en commun de toutes les entreprises »,

   Ainsi, nous ne nions pas que des agents bonapartistes se soient glissés parmi les insurgés; nous reconnaissons que le programme de lutte fut incomplet, et quelquefois confus : ce qui s’explique par la « nature » du prolétariat de 1848 (artisans, ouvriers de petits ateliers) et la multiplicité des écoles socialistes. Mais nous marquons la « portée historique » de ce soulèvement ouvrier. Quant à ceux qui vous diront que nous prêtons aux gens des idées qu’en réalité ils n’eurent point, vous répondrez comme Engels : « Des luttes de classe qui se poursuivent à travers tous ces bouleversements et dont les revendications politiques inscrites sur les drapeaux des partis en lutte ne sont qu’une simple expression théorique, nos idéologues, aujourd’hui encore, se font à peine une idée… » (la Guerre des paysans, p. 53. Éditions Sociales Internationales).