2. La crise du transformisme est d’ordre idéologique.

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#11 – La vie, l’évolution des espèces et le marxisme

2. La crise du transformisme est d’ordre idéologique

   La crise du transformisme, nous venons de le voir, ne résulte pas d’un doute portant sur les faits eux-mêmes. Et pourtant elle existe, car le doute porte sur l’interprétation. La question n’est pas, ici, de savoir si les espèces se transforment: elle est de savoir comment elles se transforment, et sous quelles influences.

   Les premiers transformistes, avec Lamarck, admettaient une influence directe du milieu qui environne l’être vivant : c’est elle qui peu à peu modifierait l’espèce. L’usage d’un organe, en particulier, amènerait son développement progressif, tandis que le manque d’usage amènerait sa disparition ou du moins sa réduction. Les exemples que donnait Lamarck à l’appui de cette thèse semblent aujourd’hui un peu puérils; mais l’idée lamarckienne a subsisté et s’est rajeunie avec d’autres développements qui souvent revêtent des aspects physico-chimiques. On peut la résumer, à l’heure actuelle, de la façon suivante: tout être qui change de milieu, ou bien autour duquel le milieu vient à changer, est modifié par le nouveau milieu, en lui-même et dans sa descendance, et les changements ainsi produits suffisent à expliquer la transformation des espèces.

   Une théorie bien plus récente, et diamétralement opposée à la précédente, est celle des mutations. D’après elle, le milieu, ainsi que l’usage ou le non-usage des organes, agiraient bien pour modifier les individus, mais non pas leurs descendants, car ils seraient sans influence aucune sur les cellules reproductrices, œufs et spermatozoïdes, à travers lesquelles se transmet la constitution héréditaire. Cette dernière ne varierait que par mutations, c’est-à-dire par changements imprévisibles, sans rapports directs avec le milieu ambiant, et, en somme, intrinsèques aux cellules reproductrices elles-mêmes.

   Depuis une quarantaine d’années, on a découvert de telles mutations dans bien des espèces d’animaux et de plantes. On les a étudiées systématiquement, en conservant les êtres qui en proviennent et en cherchant à obtenir leur reproduction. On a constaté ainsi que les caractères normaux, apparus par mutation, sont souvent très stables et peuvent se maintenir à travers bien des générations. Quant à la grandeur de l’écart entre la forme nouvelle et la forme ancienne qui lui a donné naissance, elle est parfois de l’ordre de la différence entre deux espèces, au sens habituel de ce mot; exceptionnellement, elle est même plus grande, de l’ordre de la différence entre deux genres. Dans l’énorme majorité des cas, elle est minime, et ne permet de distinguer qu’une race nouvelle, à l’intérieur de l’espèce ancienne. Mais celte race est stable et durable, et c’est là le fait essentiel: on peut la considérer comme une petite espèce, une espèce élémentaire nouvelle.

   Entre les petites espèces dérivées ainsi d’une même forme par mutations, le croisement est possible. Dans ce croisement, les caractères héréditaires, produits par mutations, qui distinguent l’un de l’autre les parents, se répartissent entre les descendants selon des règles si précises (loi de Mendel) qu’on peut calculer la proportion des descendants qui, à chaque génération, présenteront tel ou tel caractère. Cette distribution de caractères se fait, de plus, indépendamment pour chacun d’eux, deux caractères naturels, par exemple, n’ayant pas de chance particulière de se trouver réunis chez un descendant donné.

   Si, dès lors, plusieurs caractères différents, ainsi transmissibles, séparent les deux parents, le nombre des combinaisons variées réalisées par croisement pourra être énorme: il pourra rendre compte d’une grande variété de formes, qui pourront même, à l’aspect général, sembler reliées les unes aux autres. En réalité, si l’on analyse les caractères héréditaires vrais, la théorie mutationniste admet que chacun de ceux-ci ne varie jamais que brusquement. Pour prendre un exemple, toutes les races de chiens actuelles seraient issues de mutations et de croisements.

   La pratique de la culture et de l’élevage, d’une part, et de l’autre d’énormes travaux de laboratoires scientifiques, donnent un large appui à la théorie des mutations. L’existence des mutations en elle-même paraît certaine. La réalité des combinaisons héréditaires mendéliennes, pour n’avoir pas, peut-être, toute la rigidité mathématique qu’on lui attribue souvent, n’est pas contestable dans l’ensemble. Bien des biologistes partisans des mutations vont donc jusqu’à admettre que toute la variété des formes vivantes résulte uniquement de mutations et de croisements. Ils admettent aussi que, tout à fait indépendante du milieu dans son origine, elle n’est due qu’à des causes intérieures et peut avoir été inscrite dès l’origine de la vie dans la constitution interne de la matière vivante. En ce sens, on a pu dire que le mutationnisme vrai, tout en admettant la modification des formes, était un fixisme déguisé.

   Telle est l’antithèse dans toute sa force : d’un côté, transformation des espèces par l’influence du milieu, grâce à une sorte d’équilibre entre elles et lui; de l’autre, transformation des espèces par à-coups, et par l’effet de leurs structure même, sans rapports avec le milieu.

   Entre ces deux alternatives, peut-on décider scientifiquement ? Il pourrait sembler que oui, grâce au fait de l’adaptation, c’est-à-dire de la concordance entre l’être et le milieu, qui permet au premier de vivre et de se reproduire dans le second. L’adaptation est assez facile à comprendre dans la doctrine lamarckienne, puisque l’espèce répond, en somme, au milieu en se modifiant d’après lui. Elle serait inexplicable, au contraire, dans la théorie des mutations, si l’on ne faisait intervenir la notion de la sélection, notion due tout d’abord à Darwin et qui n’est pas du tout liée en elle-même à celle des mutations: une espèce ne peut subsister en un milieu trop défavorable; de deux espèces qui se trouvent en concurrence dans un même milieu, la moins bien adaptée disparaît. Dès lors, quand naît, au hasard, une mutation nouvelle, elle trouve ou ne trouve pas le milieu favorable: si oui, elle subsiste; sinon elle disparaît. Il y a production par mutations d’une surabondance de formes nouvelles, dont survivent seules celles que le hasard a favorisées.

   En somme, le fait de l’adaptation ne permet pas de conclure. Les expériences que l’on a tentées ne sont guère plus décisives. Sans doute, la pratique courante montre que le milieu influe sur les individus, mais là n’est pas la question; elle est de savoir si les caractères qu’ils ont ainsi acquis sont transmis à leurs descendants. Peu nombreuses, de l’aveu des lamarckiens eux-mêmes, sont les expériences favorables à cette idée. De ces expériences, les mutationnistes contestent même la valeur: ils admettent que lorsqu’elles ont paru réussir, on a eu affaire en réalité à une mutation qui, par hasard, se trouvait adaptée.

   Ainsi, depuis la naissance de la théorie mutationniste, la controverse piétine sur place, en quelque sorte, entre cette conception et celle des lamarckiens: de part et d’autre, on accumule des documents utiles et souvent solides, mais jamais décisifs, parce qu’ils ne touchent pas au fond du problème.

   Celui-ci est d’ordre philosophique plus que biologique. Le gros reproche à faire au mutationnisme est qu’il rattache toute la question du transformisme à des tendances organiques internes, à des sortes de propriétés vitales, inaccessibles à l’expérience : attitude peu scientifique, puisqu’elle pose encore des bornes à la recherche. Les lamarckiens, d’autre part, en attribuant une influence prépondérante au milieu extérieur, rendent peut-être compte des transformations d’espèces, mais non pas du degré de stabilité que, malgré tout, nous constatons dans la plupart des êtres, ni surtout de l’évolution, c’est-à-dire de l’impression d’ensemble que l’histoire des espèces vivantes est comme dirigée dans ses grandes lignes. C’est dans cette difficulté idéologique que réside en réalité la crise du transformisme.

flechesommaire2