3. L’argent

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#15 – Marx et l’économie classique

III. — L’argent

   Les classiques avaient fait un grand pas en avant dans l’analyse de l’argent. Ils avaient compris que la monnaie tirait son origine de la marchandise elle-même : ils ont ainsi découvert la nature marchande de l’argent. Ils ont mis fin à la fable de l’argent né d’un acte de la puissance publique ou de la volonté réfléchie de la nation. Adam Smith démontre que l’argent est né spontanément d’un instinct collectif. Pour éviter les inconvénients du troc :

   Chaque homme prudent, à chaque période de la société, après le premier établissement de la division du travail, a dû naturellement s’efforcer d’arranger ses affaires de telle sorte qu’il eût toujours à sa disposition, outre les produits spéciaux de son industrie, une certaine quantité de tel autre objet, qu’il imaginait de nature à ne pas être refusé par ceux auxquels il demandait en échange les produits de leur propre industrie((ADAM SMITH, Wealth of Nations, t. I, p. 24)).

   La puissance publique n’intervient que beaucoup plus tard, lorsque la monnaie s’est déjà répandue, pour garantir par une empreinte le poids et le titre de chaque pièce.

   Adam Smith décrit exactement le processus de l’apparition de l’argent, mais il ne fait que le décrire. Il n’en saisit pas la signification ; il ne comprend pas que dans les difficultés externes auxquelles se heurte le troc apparaît la contradiction interne de la marchandise, la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Marx le premier devait résoudre ce problème :

   Le développement historique de l’échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandises et développe en même temps l’opposition que recèle leur nature, celle de valeur d’usage et de valeur. Le besoin même du commerce force à donner un corps à cette antithèse, tend à faire naître une forme valeur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve jusqu’à ce que cette forme soit enfin atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent. À mesure donc que s’accomplit la transformation générale des produits du travail en marchandises, s’accomplit aussi la transformation d’une marchandise en argent.((MARX, le Capital, livre I, p. 35, édit. Lachâtre. (Edit. Costes, p. 78.)))

   La théorie de Marx sur l’argent, qu’il expose dans sa Contribution à la critique de l’économie politique et dans le livre I du Capital, est le développement de sa théorie de la valeur.

   L’argent-métal a une valeur d’échange et une valeur d’usage, il est une marchandise, et c’est seulement comme marchandise que le métal peut devenir de l’argent. Voilà le lien qui unit la théorie de l’argent de Marx à celle des classiques. Mais en devenant argent, le métal acquiert une qualité nouvelle : il devient mesure des valeurs ou, comme s’exprime souvent Marx, « un équivalent général », « la substance absolue de la valeur ». La séparation des deux éléments de la marchandise — valeur d’usage et valeur d’échange — se cristallise définitivement dans cette division en marchandise et en argent. Ce processus met en lumière à la fois l’unité et la différence entre la marchandise et l’argent.

   Les fonctions de l’argent ne sont pas autre chose que les fonctions de la valeur qui acquiert une forme indépendante durable. Comme mesure des valeurs, l’or sert à transformer les valeurs des marchandises en quantités d’or imaginaires, en prix. Les prix indiquent en même temps la grandeur de valeur des marchandises, c’est-à-dire le rapport intime existant entre une marchandise et le temps de travail social qu’il faut pour la produire((« Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. » MARX, le Capital, livre I, p. 15 édit. Lachâtre. (Edit. Costes, p. 9.))), et, en même temps, le rapport d’échange de la marchandise avec la monnaie. L’argent-papier ne fait que se substituer à l’argent-métal et ne remplace ce dernier que dans ses fonctions d’instrument de circulation.

   Les classiques ont le mérite d’avoir porté un coup décisif aux illusions des mercantilistes pour lesquels argent et richesse ne faisaient qu’un et qui considéraient la circulation comme la source de la richesse. Mais les économistes classiques n’ont pas, ne pouvaient pas donner une théorie exacte de l’argent : tout au plus ont-ils rassemblé les éléments de cette théorie. Par leur critique des idées qui avaient cours avant eux sur l’argent, ils ont déblayé le terrain. Ne comprenant ni la nature ni les formes de la valeur, les classiques ne pouvaient voir dans l’argent une forme achevée de la valeur. Ils considéraient l’argent comme une marchandise ordinaire à laquelle incombe l’accomplissement d’une série de fonctions et tout d’abord celle d’instrument de circulation. On peut dire qu’au fond ils ne considéraient l’argent que comme un instrument de circulation. Ne faisant pas dériver les fonctions de l’argent de la nature même de l’argent, qu’ils ne comprenaient pas, ils considéraient que l’argent-papier était de l’argent au même titre que l’argent-métal. L’argent-papier n’est-il pas aussi un instrument de circulation ? Bien plus, ils accordent la préférence à l’argent-papier qui revient infiniment meilleur marché à l’économie nationale.

   Les économistes classiques, qui ne s’intéressaient qu’au contenu matériel de la richesse et non à sa forme, n’ont pas compris l’unité de la production et de la circulation. La richesse se crée dans la production. Mais en poursuivant sa route, en grandissant sous forme « d’accumulation des marchandises », il lui faut traverser le creuset de la circulation, où elle se transforme en argent.

   Bien entendu, les économistes classiques tout en dénonçant les erreurs des mercantilistes et des physiocrates, restent eux-mêmes les victimes du fétichisme de la marchandise et de l’argent, puisqu’ils ne parviennent pas à donner une analyse exacte de la valeur. Ils ne comprennent pas que les choses expriment les rapports sociaux et que la monnaie ne fait que traduire les relations qui existent dans la société capitaliste, et, de façon générale, dans l’économie inorganisée fondée sur l’échange. Il appartenait à Marx de démontrer que le pouvoir de l’argent n’est que la manifestation générale du pouvoir des choses sur les hommes, ce qui est la caractéristique de l’économie marchande.

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