Le matérialisme dialectique

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

2. La philosophie du marxisme

Le matérialisme dialectique

   La réalité première est la matière.

   La matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, p. 27.)).

   Mais la matière (et l’on ne saurait trop dire à quel point le développement de la physique depuis Marx a confirmé ses vues) est essentiellement mouvement.

   Le mouvement est le mode d’existence, la manière d’être de la matière. Jamais nulle part il n’y a eu et il ne peut y avoir de matière sans mouvement((F. ENGELS : Anti-Dühring, tome I, pp. 46-47,)).

   Et ce mouvement, cette évolution ne se fait pas selon une ligne simple et droite, mais avec des avances et des reculs, des bonds, des catastrophes amenant cependant un progrès ; en un mot, « la nature procède dialectiquement »((F. ENGELS : Anti-Dühring, tome I, p 12.)). Si la contradiction est la condition du progrès de la pensée, comme l’a montré Hegel, c’est que la lutte est la loi du progrès de la matière.

   Un développement qui semble reproduire des stades déjà connus, mais sous une autre forme, à un degré plus élevé (« la négation de la négation »), un développement pour ainsi dire en spirale et non en ligne droite, un développement par saccades, par catastrophes, par révolutions, « des interruptions dans la marche progressive », la transformation de la quantité en qualité, des impulsions internes vers le développement, provoquées par la contradiction, par le choc de forces et tendances distinctes agissant sur un corps donné, dans les limites d’un phénomène donné ou au sein d’une société donnée, l’interdépendance et la liaison étroite, indissoluble de tous les aspects d’un seul et même phénomène (et l’histoire en fait apparaître toujours de nouveaux), liaison qui reflète le processus unique et mondial du mouvement, régi par des lois, tels sont certains traits de la dialectique, de cette doctrine de l’évolution, bien plus riche que la doctrine usuelle((Lénine : Karl Marx et sa doctrine, pp. 20-21)).

   Chaque réalité nouvelle est ainsi le produit d’une lutte entre des éléments contraires, d’une crise, d’une révolution, mais cette révolution n’est pas seulement destructive, elle est créatrice d’une forme de réalité plus haute. Les réalités antérieures et inférieures subsistent après la crise et dans la synthèse; il s’opère dans les faits une Aufhebung analogue à celle que Hegel avait découverte dans la raison : thèse et antithèse sont détruites en tant que réalités indépendantes, mais en même temps conservées et surmontées.

   On voit immédiatement comment le matérialisme dialectique de Marx s’oppose au matérialisme mécaniste. Il ne s’agit plus de réduire le supérieur à l’inférieur. Sans doute une forme supérieure de la réalité ne peut-elle apparaître sans qu’existent préalablement des formes inférieures, mais celles-ci ne suffisent pas à l’expliquer; toute synthèse contient une nouveauté, que l’analyse de ses composants ne suffirait pas à retrouver. On ne peut donc pas dire que ces composants sont les causes et que la synthèse est l’effet; les rapports complexes entre les degrés successifs de la réalité ne sauraient se réduire à des relations de causalité. La thèse n’est pas la cause de l’antithèse et l’antithèse n’est pas la cause de la synthèse, si l’on entend par là que toute la force productive serait dans la cause et que l’effet n’aurait aucun pouvoir propre. La dialectique repousse cette notion de rapports unilatéraux entre les choses. Ce qui est vrai, ce sont des actions et réactions constantes, c’est l’action réciproque (Wechselwirkung) entre une réalité et ses conditions.

   Il y a une action réciproque entre les différents facteurs. C’est le cas pour chaque tout organique((K. MARX : Contribution à la critique de l’Economie politique, p. 332, Giard, Paris, 1928.)).

   Ainsi, pour reprendre des exemples cités plus haut, le marxisme n’accepte par les solutions simplistes du mécanisme; la vie n’est pas l’effet pur et simple des lois physico-chimiques, l’esprit n’est pas l’effet de l’organisme, la société n’est pas l’effet des rapports économiques, mais la vie a des conditions physicochimiques, l’esprit des conditions organiques, la vie sociale des conditions économiques. Entre ces conditions et la réalité qui en résulte, il y a interaction, la vie réagissant sur l’organisme et la transformant, l’esprit réagissant sur l’organisme et le transformant, la vie sociale réagissant sur les rapports économiques et les transformant. Comme le dit Engels :

   Tout mouvement des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, inégales, dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive…((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, p. 160.)). D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle((K. Marx F. Engels : Études philosophiques, p. 150.)).

   En particulier, dans cet immense mouvement progressif qu’est l’histoire du monde, cette « perpétuelle évolution » qui est, selon le mot de Jaurès, « une perpétuelle création »((J. Jaurès : Discours à la jeunesse, p. 17. Rieder.)) il y a une étape particulièrement importante : c’est celle où apparaît la pensée claire, la conscience humaine. C’est ici que se fera le mieux sentir la réaction de la synthèse nouvelle sur ses conditions préalables. Car l’homme, en pensant le monde, deviendra capable d’agir sur lui, de le transformer. Et cette efficacité pratique de la pensée sera la seule preuve indéniable de sa valeur de vérité.

   Qu’est donc pour Marx le but de la philosophie? La philosophie ne peut plus être, comme pour Hegel, la reconstitution logique de l’évolution de l’Idée, en dehors du temps et du monde réels. La philosophie consiste à calquer le mouvement de l’esprit sur le mouvement du monde, à reconstituer, par la dialectique de la raison, la dialectique de la réalité.

   D’où un certain nombre de caractères, qui opposent le matérialisme dialectique à la fois aux systèmes antérieurs ou postérieurs et à sa légende.

   1° Le matérialisme dialectique n’a pas de formules toutes faites, applicables d’avance à tout problème nouveau. Il ne se construit pas, comme l’hégélianisme, par le seul effort de la raison combinant des abstractions et tournant sur elle-même. Pour lui, l’esprit humain ne peut atteindre la vérité qu’à condition de se plier à la stricte observation des faits. Le marxisme est une école de modestie et de probité scientifique. Ceux qui se réclament de Marx s’entendent souvent dire par quelque imbécile : « Vous qui êtes marxiste, comment expliquez-vous ceci? », comme si le marxisme était le moyen de résoudre tous les problèmes sans les avoir étudiés. Le malheur est que parfois de prétendus marxistes croient en effet pouvoir donner a priori la solution d’un problème nouveau, en appliquant automatiquement des formules que Marx avait extraites de l’observation d’un autre problème. La seule réponse valable à une interrogation de ce genre est la suivante : « Marx nous a donné une méthode qui a fait ses preuves. Je vais l’appliquer au problème que vous me signalez et que je ne connais pas; ensuite seulement je serai en état de vous répondre. »

   2° La philosophie selon Marx n’est pas possible par l’effort d’un seul homme, car il n’est pas possible qu’un seul cerveau humain, quel que soit son génie, puisse contenir à lui seul la connaissance de toute l’histoire du monde. Le marxisme, comme l’a fortement indiqué Engels, met fin à la notion du « système » philosophique, création individuelle, doctrine close et figée, dont toutes les pièces se tiennent et dont aucune idée ne peut être modifiée sans que tout l’ensemble s’écroule.

   …La tâche ainsi posée à la philosophie [par les métaphysiciens créateurs de systèmes] n’est autre que celle-ci, à savoir qu’un philosophe particulier doit réaliser ce que peut faire seulement toute l’humanité dans son développement continu. Dès que nous comprenons cela, c’en est fini de toute la philosophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par cette voie et pour chacun isolément, et à la place on fait la chasse aux vérités relatives accessibles par la voie des sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à l’aide de la pensée dialectique((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, p, 17.)).

   Ainsi le marxisme repousse la philosophie entendue comme système dogmatique; la philosophie devient pour lui la synthèse des sciences((C’est dans le même sens et à la suite de la même critique qu’Auguste Comte parlait de philosophie positive. Mais le positivisme répond mal à cet espoir.)), une œuvre collective qui progresse par le travail en commun et suppose pour être, non pas achevée, mais suffisamment perfectionnée, une longue succession de générations. Ainsi s’explique ce fait surprenant — unique dans l’histoire de la philosophie — que deux Hommes, Marx et Engels, aient intimement collaboré à la même œuvre, chacun apportant ses aptitudes personnelles, son expérience, sa documentation, et que Engels ait pu se proclamer disciple de Marx sans rien détruire de l’œuvre de son ami, alors que jusque-là on reconnaissait les disciples d’un philosophe (disciples de Socrate, de Platon, d’Aristote, de Descartes, de Kant) à ce qu’ils n’avaient rien de plus pressé que de démolir le système de leur maître.

   3° Le travail philosophique ainsi entendu n’est jamais achevé,

   Le marxisme sans doute ne manque pas de confiance dans la puissance de la raison humaine; pour lui rien dans le monde n’est absolument inconnaissable ou irrationnel, au-dessus de la connaissance humaine. Mais il en résulte seulement que la pensée humaine doit constamment progresser, qu’elle doit pénétrer de mieux en mieux la réalité, sans prétendre atteindre à la connaissance absolue.

   C’est dire que le marxisme est tout le contraire d’un dogmatisme, d’un système de vérités posées au-dessus de toute discussion. Les thèses doivent en être constamment éprouvées au contact de l’expérience et, s’il y a lieu, modifiées à la lumière des faits. Le marxisme a le droit d’évoluer sans se renier, il en a même le devoir. Ceux qui veulent en faire un catéchisme sont infidèles à son esprit, et c’est parce que, du vivant même de son fondateur, certains avaient déjà déformé son œuvre dans le sens dogmatique, que Marx à la fin de sa vie déclarait qu’il n’était pas marxiste. C’est pour la même raison que Lénine écrivait :

   Il faut bien se mettre dans la tête cette vérité incontestable que le marxiste doit tenir compte de la réalité vivante, des faits précis et concrets, et non se cramponner à la théorie d’hier, qui, comme toute théorie, est, tout au plus, capable d’indiquer l’essentiel, le général, une approximation de la complexité de la vie.

   Il n’est donc pas question de soutenir que Marx a prévu toutes les difficultés, tous les problèmes qui ont pu se poser depuis sa mort, ni qu’il ne s’est jamais trompé. Cette constante vérification expérimentale des thèses philosophiques, qui est impossible dans un système clos comme ceux de Descartes, de Kant ou de Hegel, est exigée au contraire dans le marxisme. Est marxiste non celui qui croit à la valeur prophétique des moindres paroles du maître, et prend prétexte de cette foi pour s’abstenir de regarder autour de lui, mais celui qui, à la façon de Lénine, s’applique à analyser constamment la réalité mouvante à l’aide de la méthode de Marx, s’en servant pour prolonger, pour rectifier au besoin telle thèse des fondateurs de la science marxiste.

   4° Cette méthode d’analyse de la réalité est une méthode historique. C’est l’histoire du monde qui peut seule nous permettre d’expliquer ce monde. Il va sans dire que, quand un marxiste parle de méthode historique, il ne s’agit pas de ces interprétations arbitraires et tendancieuses qui constituent ce qu’on appelle communément l’histoire. D’abord l’histoire des sociétés humaines n’est pour lui qu’une partie de l’histoire, la plus récente; c’est l’histoire complète des êtres vivants, celle de la terre, celle des étoiles et de l’univers qu’il s’agit de reconstituer; en somme l’analyse de toute la réalité, considérée non comme un ensemble de faits immobiles, mais comme un développement à travers le temps et l’espace, plein de heurts, de bonds, de catastrophes. Ensuite, même lorsqu’il s’agit de l’histoire humaine, il ne s’agit plus pour le marxiste d’essayer de deviner les intentions secrètes des Hommes, supposés maîtres absolus des événements, de chercher pourquoi César a conquis la Gaule ou quelles intentions avait Napoléon d’entreprendre la guerre d’Espagne, comme cherche à le faire la prétendue « critique historique » ; il s’agit de reconstituer quelle fut la vie réelle des groupes sociaux qui nous ont précédés, leurs façons de se nourrir, de se loger, de se vêtir, et leurs façons de se grouper, de se diviser en castes ou en classes, et leurs façons de penser, et leurs luttes et leurs révolutions, et leurs lois et leurs mœurs. Il s’agit d’une histoire scientifique, où l’hypothèse et l’interprétation doivent prendre une place aussi restreinte que possible.

   Mais, si la méthode marxiste est essentiellement historique, cela ne veut pas dire qu’elle se borne à la reconstitution du passé et se défende d’interpréter le présent et de prévoir l’avenir. Bien au contraire.

   5° Philosophie vivante, et philosophie révolutionnaire, le marxisme prétend avoir une efficacité pratique incomparablement supérieure à celle de toute autre philosophie. Car, bien loin d’admettre ce lieu commun philosophique de la séparation et de l’opposition entre la théorie et la pratique, il met au centre de sa doctrine, comme l’a bien montré Staline, l’unité de la pratique et de la théorie.

   La théorie perd sa raison d’être si elle n’est pas liée à la pratique révolutionnaire, de même que la pratique erre dans les ténèbres si elle n’est pas éclairée par la théorie révolutionnaire((J. Staline : Le léninisme théorique et pratique, p. 16. Bureau d’Éditions, Paris, 1933.)).

   Quel est le but de la philosophie? Faire coïncider le mouvement dialectique de la pensée avec le mouvement dialectique de la réalité. Mais quel moyen pouvons-nous avoir de nous assurer de cette coïncidence? Un seul, l’action. La seule garantie valable de la vérité d’une idée, c’est qu’elle réussisse pratiquement, c’est qu’elle augmente le pouvoir de l’homme sur la nature et sur la société. C’est ce que dès 1845 Marx voyait clairement dans ses Thèses sur Feuerbach :

   C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, la puissance, la précision de sa pensée (thèse 2). Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il importe maintenant de le transformer (thèse 11)((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, pp. 72-74.)).

   Le marxisme est donc une véritable philosophie de l’action.

   Non seulement il ne sépare pas l’action de la pensée théorique, mais il fonde sur l’action la pensée théorique.

   6° Par là le marxisme est une philosophie de la liberté, une philosophie libératrice. Tant que l’Homme, par une fausse méthode de pensée, ignore les lois de la réalité, il est dominé par elles; ainsi s’explique que les Hommes, loin de diriger le cours des événements, aient toujours été conduits par eux, et que l’histoire des sociétés soit l’histoire des déceptions et des illusions des Hommes. Mais le jour où il comprend la nature, où il adapte le mouvement de sa pensée au mouvement du monde extérieur, il prend barre sur la réalité, il devient capable non seulement de la prévoir, mais de la modifier conformément à ses lois. Bacon et Spinoza disaient déjà : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » ; Engels écrira en s’appuyant sur Hegel :

   La liberté consiste à comprendre la nécessité. « La nécessité n’est aveugle qu’autant qu’elle n’est pas comprise… » La liberté consiste donc en cette souveraineté sur nous-même et sur le monde extérieur, fondée sur la connaissance des lois nécessaires de la nature.((F. Engels : Anti-Dühring, tome I, pp. 170-171.))

   Par la puissance pratique due à la méthode dialectique, pour reprendre encore un mot de Engels

   …L’humanité sautera du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté((F. Engels : Anti-Dühring, tome III, p. 52.)).

   L’ambition du matérialisme dialectique est de faire de l’Homme le maître du monde, ou du moins le maître de la terre. Les Hommes d’autrefois croyaient volontiers que l’univers avait été fait à leur usage; naïve illusion qu’on nomme anthropocentrique, qui est à la base des théologies, et que condamne toute notre science. Mais ce qui a toujours été faux jusqu’ici commence à devenir vrai et peut le devenir toujours davantage : l’Homme est en train de domestiquer par son travail la terre, de la transformer conformément à sa raison, c’est-à-dire conformément à ses besoins de toute nature. Et ce pouvoir dominateur que les sciences à tâtons ont commencé à lui donner, la méthode marxiste le mettra tout entier entre ses mains.

   Le matérialisme dialectique s’applique à toutes les formes de la réalité. Mais on a l’habitude de distinguer tout ce qui concerne la pensée et l’action humaines, c’est-à-dire la société, de ce qu’on appelle d’ordinaire, de façon du reste équivoque, la nature, c’est-à-dire le monde de la matière brute et vivante. Il y aura donc, si l’on accepte cette distinction, deux tâches pour le marxisme : son application à la nature, c’est-à-dire aux sciences de la matière brute et vivante, la dialectique des sciences (physiques et biologiques); son application au monde où pense et agit l’homme, c’est-à-dire aux sciences sociales ou historiques, le matérialisme historique.

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