Livres à l’usage de l’enseignement secondaire

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

3. Le marxisme et l’enseignement officiel

Livres à l’usage de l’enseignement secondaire

   Parmi les multiples manuels mis à la disposition des élèves des lycées, je choisis deux des meilleurs et des plus récents, dont les auteurs sont de plus des Hommes d’extrême-gauche, qui ont eu l’un et l’autre à défendre leur liberté d’opinion contre des campagnes de la presse réactionnaire et des enquêtes administratives. Je les choisis exprès, parce qu’ils représentent le maximum de ce qu’on peut sans danger connaître et introduire d’idées marxistes dans l’enseignement. Ma démonstration n’en sera que plus concluante.

   Le manuel de Félicien Challaye((F. Challaye : Philosophie scientifique et Philosophie morale. Fernand Nathan, Paris, 1923.)) est l’œuvre d’un socialiste, dont la sincérité et le courage méritent le plus grand respect. Ce n’est certes pas dans ce livre qu’on trouvera une déformation systématique du marxisme; dans différents passages au contraire des idées marxistes sont résumées avec sympathie et compréhension. Ici est recommandée la lecture du Manifeste du Parti communiste (p. 196); ailleurs est résumée la triade dialectique du Capital par laquelle Marx exprime sa position à l’égard de la propriété privée (p. 601); la concentration capitaliste est expliquée très clairement (p. 604); la lutte des classes est interprétée correctement (p. 612); la nécessité de la révolution est indiquée habilement mais nettement (p. 619); le fascisme italien et le soviétisme sont caractérisés assez justement (compte tenu de l’époque où a paru le livre); enfin une citation décisive de Marx (note de la page 620) précise que le but du socialisme est l’abolition des classes.

   Tout cela est extrêmement utile pour dissiper des erreurs ou des ignorances, et explique que le manuel de Challaye soit mis à l’index par un grand nombre de nos collègues. Je dois dire pourtant qu’il y reste des insuffisances, dont certaines peuvent être attribuées aux nécessités du genre (traditions universitaires, besoin de ne pas choquer trop violemment le public), d’autres au fait que Challaye, à la façon des socialistes français jauressistes, ignore ou méconnaît la dialectique marxiste.

   Je résumerai mes réserves en trois rubriques :

   1° Les allusions au marxisme et les citations de Marx sont perdues dans une masse confuse et hétéroclite de thèses et de citations empruntées aux auteurs les plus divers et les plus inégaux. Page 181; Marx est mis sur le même pied que l’auteur d’un bon livre sur la méthode historique, Paul Lacombe, Page 601, il est assimilé à son adversaire Lassalle et la « loi d’airain » de Lassalle est considérée comme une loi vérifiée, acceptée par tous les socialistes (page 603); un peu partout, Charles Gide ou même Millerand sont cités pêle-mêle avec Marx. Il y a là une trace visible de cet éclectisme traditionnel dans l’Université, considéré comme signe de la prétendue « neutralité » officielle, qui consiste à tirer des coups de chapeau à tous les philosophes ou soi-disant tels, à confronter « impartialement » les idées les plus profondes et les sottises les plus saugrenues et à les renvoyer dos à dos, en concluant que tout le monde a raison.

   2° Challaye ne voit pas la richesse et la logique interne du matérialisme historique. Il oppose au socialisme utopique…

   …le Socialisme scientifique qui, sans faire intervenir de considérations morales et se plaçant à un point de vue déterministe, établit que, nécessairement, la société actuelle sera remplacée par une société socialiste (Marx, Engels, M. Lénine)((F. CHALLAYE, Philosophie scientifique et Philosophie morale, pp. 599-600. Challaye se conforme à la tradition universitaire de politesse qui veut qu’on appelle monsieur les auteurs vivants (son manuel a été publié avant la mort de Lénine))).

   On reconnaîtra là la conception social-démocrate du « fatalisme marxiste ». Aussi l’auteur marque-t-il sans équivoque sa préférence pour ce qu’il appelle le Socialisme synthétique, c’est-à-dire le socialisme de Jaurès.

   Plus loin, une phrase et une note étranges :

   Il est insuffisant aussi, peut-être, de s’en tenir aux considérations économiques, comme le fait, ou croit le faire, Marx, dont le déterminisme prête à contestation… On peut soutenir que Marx, malgré son matérialisme historique, fait intervenir des considérations morales(( Idem, p. 614.)),

   Ce qui veut dire que Challaye, nourri de l’idée traditionnelle que le marxisme est une théorie fataliste et purement économique, mais s’apercevant par la lecture des textes que Marx fait intervenir dans l’histoire l’action des facteurs idéologiques, accuse Marx d’équivoque ou d’illogisme. Cela prouve simplement qu’il ne comprend pas le caractère dialectique du matérialisme historique.

   3° À aucun moment, Challaye ne laisse soupçonner que la théorie historique et sociale fait partie dans le marxisme d’une conception complète du monde, a une portée philosophique générale. Le matérialisme dialectique dans son ensemble semble bien lui être inconnu. Bien mieux, il n’attache aucune importance à la méthode dialectique. Dans le passage déjà cité où il résume l’évolution dialectique de la propriété individuelle, il écrit seulement que Marx y présente l’idée sous la forme logique qu’il adopte parfois.((F. Challaye : Philosophie scientifique et Philosophie morale, p. 601.))

   Comme si la dialectique n’était qu’un procédé d’exposition, employé parfois par les marxistes, et ne constituait pas la méthode même de la pensée marxiste!

   Si donc il n’y a pas dans ce manuel travestissement, volontaire ou non, du marxisme, on y trouve du moins un affaiblissement fâcheux d’une pensée qui a une tout autre envergure.

   La lecture du Manuel de Philosophie d’Armand Cuvillier(( A. Cuvillier : Manuel de Philosophie. Armand Colin, Paris. Tome I, 1931; tome II, 1927.)), remarquable travail d’érudition et de vulgarisation, n’aboutit pas à des conclusions différentes. Sans doute Cuvillier, mieux informé que les auteurs précédents, signale justement que le matérialisme historique ne doit pas être interprété dans le sens étroit d’une explication purement économique et d’un fatalisme qui nierait toute efficacité de la pensée et de l’effort humains. Les objections qu’il fait à cette thèse ne s’adressent donc pas selon lui au vrai marxisme, mais à « une forme absolue qu’on lui donne parfois » et qui, précise-t-il dans une note en s’appuyant sur une phrase de Engels, « ne correspond probablement pas à la vraie pensée de Marx »((Idem, tome II, p.370.)). C’est, à ma connaissance, le seul passage d’un manuel scolaire où la pensée de Marx sur l’action réciproque de l’infrastructure et de la superstructure sociales ne soit pas faussée.

   Malheureusement c’est aussi la seule phrase du Manuel de Cuvillier qui atteste une compréhension juste du marxisme. Tantôt il dit que Marx « préconisa la lutte de classes »((Idem, tome II, p.365)), formule dangereuse contre laquelle j’ai déjà protesté; tantôt il parle du « nom, d’ailleurs assez impropre, de matérialisme historique »((Idem, tome II, p.370)) (ce n’est pas moi qui souligne).

   Et cette dernière proposition nous montre bien l’insuffisante connaissance que Cuvillier avait du marxisme lorsqu’il écrivit son Manuel((Je dois ajouter que pour ma part j’avais à cette époque une ignorance au moins égale du matérialisme dialectique; et je ne crois pas m’avancer trop en affirmant que Cuvillier n’écrirait plus aujourd’hui les passages que je relève ici.)). Cuvillier connaissait le matérialisme historique, mais ne le réintégrait pas dans le matérialisme dialectique. La preuve en est que non seulement il ne parle nulle part de la méthode dialectique, mais que, traitant du matérialisme, il ne le conçoit que sous la forme du mécanisme, ce qui lui permet de conclure ;

   Le matérialisme représente un point de vue qui a pu être celui des savants à une époque où les succès récents des sciences biologiques nouvellement constituées rendaient l’influence de ces sciences prépondérante. Mais il correspond à un état de la science aujourd’hui dépassé((Idem, tome II, p. 605.)).

   Il est clair que cette appréciation ne peut viser le matérialisme marxiste et qu’elle correspond exactement aux jugements de Marx et d’Engels sur le mécanisme.

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