1. Deux interprétations de la littérature

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#3 – Littérature et Lutte des Classes

1. Deux interprétations de la littérature

Conception matérialiste

   La conception matérialiste de la littérature dérive de la théorie plus générale du matérialisme historique, ainsi caractérisée par Marx, en 1859 : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. » (Préface à la Critique de l’Économie politique).

   Le matérialisme historique explique le développement social, politique, philosophique, littéraire, artistique, d’une société donnée par son développement économique. Dans « les questions .fondamentales du marxisme », Plékhanov, étudiant les rapports de la base économique à la superstructure idéologique de la société, est conduit à la formule suivante qui embrasse les principales manifestations de la vie sociale :

   1° État des forces productives ;

   2° Rapports économiques conditionnés par ces forces ;

   3° Régime social-politique, édifié sur une « base » économique donnée ;

   4° Psychologie de l’homme social, déterminée en partie directement par l’économie, en partie par tout le régime social-politique édifié sur elle ;

   5° Idéologies diverses reflétant cette psychologie.

   Si les idéologies et, en particulier, l’art, la littérature, dépendent de l’économie, cette dépendance est beaucoup plus indirecte que directe. Il n’y a répercussion directe de l’activité productive sur l’œuvre d’art que dans les seules sociétés primitives, non divisées en classes. Les dessins de bêtes sauvages retrouvés dans les grottes préhistoriques témoignent de l’activité des peuples chasseurs. La danse de l’Australienne indigène figure son travail de récolte des racines. Mais, par contre, le menuet du XVIIIe siècle n’a aucun rapport avec le travail des élégantes, puisque ces dames vivaient dans l’oisiveté quand elles ne se consacraient pas à la science du doux amour. « De même, la peinture de David, le roman de Balzac, et la poésie de Baudelaire ne s’expliquent pas davantage directement par l’état économique de la France aux XVIIIe et XIXe siècles. Si, dans les sociétés civilisées, le facteur économique reste prépondérant, « s’il est le fil conducteur — comme le remarque Engels — permettant de comprendre l’ensemble du système », il a déterminé toute une série de chaînons intermédiaires qui ont une influence plus directe sur l’œuvre d’art, réagissent les uns sur les autres, et même sur la base économique. L’artiste est, avant tout, un être social. Il est le fils d’un milieu social dont il enregistre — consciemment ou non — et reproduit, en les amplifiant, les multiples vibrations. Ce n’est pas un surhomme, un solitaire touché par « l’inspiration », qui extériorise des observations, des sensations, un état d’âme exceptionnels et personnels, mais un homme lié à d’autres hommes, à une société donnée, un être doué d’une sensibilité frémissante qui fait de lui une sorte de haut-parleur du son époque, et plus précisément de sa classe. L’art est l’expression directe d’une psychologie de classe. En ce sens, l’art est un reflet de la vie. Mais « dire que l’art, de même que la littérature, est un reflet de la vie, souligne Plékhanov, c’est exprimer une pensée qui, en dépit de sa justesse, n’en est pas moins encore très vague. Pour comprendre de quelle manière l’art reflète la vie, il faut comprendre la mécanique de cette dernière. Mais il est certain que, chez les peuples civilisés, la lutte des classes est un des plus importants ressorts de cette mécanique. Et ce n’est qu’après avoir examiné ce ressort, après avoir pris en considération la lutte des classes et en avoir étudié les péripéties dans toutes leurs variétés multiples, que nous serons en état de nous expliquer à nous-mêmes d’une façon tant soit peu satisfaisante, l’histoire « spirituelle » de la société civilisée. La « marche » des idées de cette société reflète l’histoire des classes dont elle se compose et des combats que ces classes se sont livrés entre elles. » (Vingt années. Œuvres. Tome xiv).

   Selon la conception matérialiste, toute littérature est le reflet d’une psychologie de classe, fortement influencée par la lutte de classes, elle-même déterminée par la situation économique et politique d’une société donnée.

Conception idéaliste

   La conception idéaliste de la littérature, qui imprègne, avec des nuances diverses, l’enseignement littéraire officiel dispensé dans les écoles normales et autres établissements, est le contre-pied de la conception matérialiste. Selon la conception idéaliste, la littérature échappe à l’emprise du monde matériel. Elle est essentiellement une production de « l’esprit », de « l’idée », un moyen d’expression autonome, détaché des grands courants sociaux, portant en lui-même ses propres lois, ses propres fins.

   Cette conception, dans sa forme la plus pure, est due aux philosophes et métaphysiciens allemands de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, dominée par Hegel. La philosophie hégélienne exprime les audaces de la pensée bourgeoise naissante, mais aussi son impuissance fondamentale. D’après Hegel, toutes les, manifestations de la vie émanent de l’esprit absolu. L’esprit est le maître de l’univers. Toute activité, tout mouvement s’expliquent par les contradictions internes de l’esprit absolu, le poussant sans cesse à s’élever à un degré supérieur d’évolution. Hegel définit le beau comme « la manifestation sensible de l’idée ». La nécessité du beau dans l’art se justifie, selon lui, par les « imperfections du réel ». « La mission de l’art est de représenter, sous des formes sensibles, le développement libre de la vie et surtout de l’esprit, en un mot, de faire l’extérieur semblable à son idée. » (HEGEL, Esthétique).

   Marx retint l’élément révolutionnaire de la philosophie hégélienne : la dialectique (Voir notre prochain Cahier : Le Matérialisme dialectique), mais il s’attaque à son aspect révolutionnaire, l’idéalisme, en établissant que le principe de l’univers n’est pas le facteur spirituel, mais le facteur économique.

   A l’inverse de Marx, les philosophes et historiens bourgeois furent seulement conquis par le mysticisme et l’idéalisme de Hegel. Ils retombèrent dans l’idéalisme, souvent même en ayant l’air de le combattre. Ainsi, Taine fit, en son temps, figure de matérialiste. Il parut réviser la conception idéaliste de l’art et lui opposer une conception dite sociologique, reprise par Hennequin et Guyau. Il parut interpréter l’œuvre d’art, non plus comme une « manifestation de l’éternel, du divin, du vrai absolu dans l’apparence et la forme réelles » (Hegel), mais comme un phénomène social étroitement soumis à des conditions de race, de milieu, de moment : « Pour comprendre une œuvre d’art, écrit Taine, un artiste, un groupe d’artistes, il faut se représenter avec exactitude l’état général de l’esprit et des mœurs au temps auquel ils appartenaient… L’architecture gothique se développe avec l’établissement définitif du régime féodal, dans la demi-renaissance du XIe siècle, au moment où la société, délivrée des Normands et des brigands, commence à s’asseoir; et on la voit disparaître au moment où ce régime militaire de petits barons indépendants, avec l’ensemble de mœurs qui en dérivait, se dissout, vers la fin du XVe siècle, par l’avènement ces monarchies modernes. Pareillement, la tragédie française apparaît au moment où la monarchie régulière et noble établit, sous Louis XIV, l’empire des bienséances, la vie de cour, la belle représentation, l’élégante domesticité aristocratique, et disparaît au moment où la société nobiliaire et les mœurs d’anti-chambre sont abolies par la Révolution. »

   Cette conception ne cesse de marquer fortement de son empreinte les manuels contemporains. Ainsi, MM. Abry, Audic et Crouzet écrivent dans la préface de leur « histoire illustrée de la Littérature française », en usage dans les Écoles Normales :

   « L’art classique, par exemple, la tragédie du XVIIe siècle, la lutte philosophique au XVIIIe peuvent-ils être compris, si l’on ne s’est pas fait par tous ces moyens, une idée des salons, de l’organisation des théâtres, du régime des lettres sous l’ancienne monarchie ? Pour juger une œuvre ou simplement pour pénétrer un texte, l’intelligence a besoin des données de l’Histoire ».

   Taine et ses disciples prétendent donc étudier l’art à la lumière de l’Histoire, mais comment Taine conçoit-il l’Histoire ?

   « L’Histoire, écrit-il, est au fond un problème de psychologie », mais il ne cherche pas la base de cette psychologie. Il pressent bien que « l’œuvre d’art est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mesures environnantes », mais il ne cherche pas le fondement de cet ensemble. Il ignore que l’esprit et les mœurs, les idées et les sentiments ne sont pas des abstractions, mais le produit d’une ambiance, de conditions économiques particulières et, plus précisément, la manière de travailler, du mode de production matérielle. Les facteurs race, milieu, moment, donnent lieu, chez Taine, à des interprétations confuses, vagues, contradictoires. « Taine, écrit Plekhanov, explique les œuvres d’art par les propriétés du milieu qui entoure l’artiste. Mais quelles propriétés? Les propriétés psychologiques, c’est-à-dire cette psychologie générale qui est propre à une époque donnée et dont les propriétés ont elles-mêmes besoin d’une explication. Le matérialisme, en expliquant la psychologie d’une société ou d’une classe donnée, se réfère à la structure sociale créée par le développement économique, mais Taine qui est un idéaliste, expliquait l’origine du régime social par la psychologie sociale, ce qui l’a fait s’empêtrer dans des contradictions sans issue ». (Les questions fondamentales du marxisme).

   Tournant le dos au matérialisme, comme Hegel qu’il avait étudié, Taine ne profite pas de son enseignement dialectique. À l’exemple d’Auguste Comte dont il s’inspire, il rattache seulement les phénomènes sociaux les uns aux autres, par le lien de cause à effet. S’il a conscience des changements, des « progrès », il ne voit pas les ruptures, les sauts, les révolutions. Incapable de saisir le sens de l’évolution historique, ce philosophe idéaliste se double d’un historien contre-révolutionnaire.

   Les velléités matérialistes qui percent dans l’œuvre de Taine sont le reflet des conquêtes réalisées à cette époque par la science bourgeoise. (Darwin, etc…), au temps du capitalisme ascendant; aujourd’hui, au temps du capitalisme décadent, la philosophie de Taine ne répond plus aux besoins de la bourgeoisie. La classe dirigeante a horreur du réel, elle veut échapper à son destin, elle s’abandonne à ses instincts, cultive l’érotisme, se réfugie dans l’exotisme, s’enfonce dans le passé ou se perd dans le subconscient. Des modes nouvelles — le bergsonisme, le freudisme — s’adaptent aux exigences nouvelles de la pensée bourgeoise. Freud prétend apporter une conception originale de l’art. Selon Freud, l’instinct génésique, la « libide », ou sexualité au sens large du terme, est le principal moteur des actions humaines. L’œuvre d’art, comme le rêve, la rêverie ou la névrose, n’est qu’une manifestation particulière de la « libide » refoulée par le milieu social. Le point de départ de Freud est dans l’individu, dans la psychologie individuelle animée par la « libide ». Il accorde une valeur absolue, dominante, indépendante du temps et de l’espace aux facteurs subconscient et sexuel. Il explique par eux « ce résidu indéterminé » qui constitue « l’originalité supérieure de l’œuvre », selon M. Lanson, pour qui « l’histoire littéraire a pour objet la description des individualités ». (Histoire de la littérature française. Avant-propos). S’il est vrai que la psychologie de l’homme social garde encore des secrets, que la part de la subconscience et de la sexualité n’est pas encore délimitée avec exactitude, on ne peut explorer ces zones vierges qu’à l’aide de la méthode matérialiste-dialectique, en suivant toujours « le fil conducteur » des rapports économiques. Freud explique, au contraire, la vie économique et sociale par la vie sexuelle et psychique pure. Pas plus qu’Hegel, pas plus que Taine, il n’admet que la psychologie de l’homme social soit « déterminée en partie directement par l’économie, en partie par tout le régime social-politique édifié sur elle ». (Plékhanov). La conception freudienne de la littérature est pénétrée d’idéalisme.