2. La lutte des classes et l’Histoire littéraire

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#3 – Littérature et Lutte des Classes

2. La lutte des classes et l’Histoire littéraire

Conditions économiques de l’éclosion du talent et du génie

   La littérature est le reflet d’une psychologie de classe, d’une lutte de classes. Ce « matérialisme » de la littérature apparaît aussi bien dans la condition économique des écrivains que dans XXX

   Le génie n’est pas un hasard, une prédestination, mais, avant tout, l’épanouissement d’un être placé dans certaines conditions économiques favorables : richesse, loisirs, instruction, etc… Un savant marxiste, M. Alfred Odin, a pu dégager d’études statistiques sur les gens de lettres français de 1300 à 1825, les plus éloquentes conclusions : « Par le seul fait des conditions économiques dans lesquelles ils ont grandi, rapporte-t-il, les enfants des familles aisées ont eu au moins de quarante à cinquante fois plus de chances de se faire un nom dans les lettres que ceux qui appartenaient à des familles pauvres ou simplement à position économique instable. » M. Odin est parvenu à établir que la noblesse, la magistrature, les classes libérales, c’est-à-dire les classes privilégiées, produisent 80 % des gens de lettres de talent et 82 % des gens de génie, que la noblesse produit 159 gens de lettres quand la magistrature en produit 62, la bourgeoisie 7 et la main-d’œuvre (ouvriers, artisans, paysans), 0,8, que la noblesse produit, en résumé, 200 fois plus de littérateurs que le prolétariat.

   Chaque écrivain exprime nécessairement la psychologie de sa classe. Pour les écrivains appartenant aux classes dirigeantes, non productrices, la littérature est un jeu, un délassement supérieur, au travers duquel perce le désir de jouir et de conserver des éléments privilégiés. Pour les écrivains appartenant aux classes moyennes — tiraillés entre les oppresseurs et les opprimés — la littérature est un moyen d’existence, un gagne-pain; le littérateur descend au rôle d’amuseur et de flatteur, mais il traduit aussi les souffrances, les aspirations et les contradictions des couches sociales mal délimitées. Pour les écrivains appartenant aux classes déshéritées, auxquelles se joignent quelques transfuges des autres classes, la littérature est un cri de colère et de révolte, une forme de combat, un appel à la lutte pour le renversement du pouvoir établi.

Littérature conformiste et littérature non-conformiste

   On distingue donc, à toutes les époques, deux grands courants littéraires dont l’évolution épouse, plus ou moins parfaitement, le rythme de la lutte de classes : l’un incarne les aspirations de la classe oppressive, l’autre les aspirations de la classe opprimée. Entre ces deux courants, on en discerne bien un troisième, mais sollicité tantôt par l’un, tantôt par l’autre, il se confond avec l’un ou l’autre. Il y a toujours une littérature officielle, conformiste, émanant des classes qui détiennent le pouvoir, et une littérature non officielle, non conformiste, émanant des classes qui aspirent au pouvoir.

   Au Moyen-âge et dans les Temps modernes, c’est la domination sans partage de l’aristocratie foncière. La littérature conformisme apparaît dans les fabliaux qui se gaussent des manants et dédaignent les ouvriers, sans grande importance sociale à l’époque, dans les chansons de geste qui exaltent la vaillance des seigneurs. La littérature non conformiste apparaît avec les premiers poètes bourgeois : Rutebeuf, Jean de Meung, qui fustigent les moines et les privilégiés au XVe siècle, avec le poète-gueux François Villon, peintre des déshérités, au XVIe siècle, avec Rabelais, sorti du peuple, proche de la nature et de la vie saine, épris de cette liberté et de cette science dont la bourgeoisie a besoin pour développer les forces productives.

   Au temps de la monarchie absolue, c’est toujours la domination de l’aristocratie foncière, mais c’est aussi l’essor de la bourgeoisie capitaliste. L’aristocratie doit faire des concessions à la classe montante, pour l’absorber, l’utiliser, et sans cesser de lutter contre ses audaces. La littérature conformiste apparaît dans les tragédies de cour de Corneille et de Racine qui font des grands sentiments l’apanage de la noblesse, dans les comédies de cour de Molière qui dénoncent les travers et les vices de la bourgeoisie, dans les écrits de Pascal et des philosophes, Malebranche et autres, défenseurs de la religion et de la tradition. La littérature non conformiste apparaît au XVIIe siècle dans le genre burlesque de Scarron, dans le courant libertin de Gassendi, dans le sensualisme, l’épicurisme qui traversent l’œuvre de La Fontaine, Cyrano de Bergerac, Saint-Evremond, Chaulieu, etc., et enfin dans le rationalisme de Descartes qui menace le christianisme. La littérature non conformiste s’épanouit enfin au XVIIIe siècle, d’abord dans les critiques relativement modérées de Montesquieu et de Voltaire contre les institutions et les croyances traditionnelles, puis dans l’attaque plus violente et plus large, déclenchée par les philosophes Diderot, d’Alembert, Rousseau, sur tout le front de la pensée officielle, contre toutes les forces de l’ancien régime : économie, politique, philosophie, religion, sciences, etc… La littérature non conformiste du XVIIIe siècle trouve son expression la plus caractéristique dans l’Encyclopédie, ouvrage monumental qui vise à dresser le tableau des connaissances humaines et aboutira à l’apothéose de !a « raison », de la « civilisation », de la « science ». Cette littérature vulgarise les mots d’ordre de la bourgeoisie majeure, sous le double signe du matérialisme et surtout du déisme confondus dans le culte de « l’éternelle Raison », car « cette éternelle Raison — précise Engels — n’était rien d’autre que l’intelligence bourgeoise idéalisée ». (Socialisme utopique et socialisme scientifique).

   Avec la Révolution française, c’est le triomphe de la bourgeoisie et, après elle, c’est la consolidation de sa victoire, mais c’est aussi l’ascension de la classe antagoniste, le prolétariat.

   La bourgeoisie doit, à la fois, prévenir les retours offensifs de l’aristocratie foncière et maîtriser les mouvements d’indépendance du prolétariat. La littérature conformiste apparaît au XIXe siècle, dans le romantisme qui donne issue au besoin de liberté de la bourgeoisie triomphante, après des siècles d’oppression féodale, à son besoin de jouissance, après les sombres jours de la Révolution et de l’Empire, à son individualisme forcené qui n’anime, au début, qu’une avant-garde d’idéologues bourgeois, combattus par l’ensemble de la classe bourgeoise. Le conformisme se prolonge au XXe siècle avec cette littérature d’éclectisme, d’analyse et de raffinement, détachée du réel, qui s’enfonce, de plus en plus, à l’école de Proust et Barrès, dans le « moi » d’une bourgeoisie décadente. La littérature non conformisme apparaît dans le réalisme de Balzac, l’auteur de « la Comédie humaine » caractérise inoubliablement — avec toute sa rancœur de légitimiste — la montée de la classe capitaliste à la fin du Premier Empire, avec ses hommes d’affaires, ses banquiers, ses usuriers, ses ministres, ses policiers, ses fonctionnaires, ses paysans, et c’est en ce sens que Labriola, marxiste italien, put écrire de Balzac qu’il créa la psychologie de classes. Elle apparaît et s’affirme dans le naturalisme de Zola, l’auteur des Rougon-Macquard — démocrate socialisant — fixe la vivante image de la société du Second Empire, avec sa bourgeoisie de plus en plus corrompue et son prolétariat de plus en plus concentré, de plus en plus conscient. La littérature non conformiste contemporaine apparaît aussi dans la chanson satirique et les œuvres petites bourgeoises de Jules Vallès, Ch.-Louis Philippe, Mirbeau, etc., et leurs nombreux disciples, qui annoncent, de très loin, la littérature prolétarienne. Cette littérature ne s’épanouit vraiment qu’au pays de la Révolution prolétarienne, en Russie soviétique.