1. L’affaiblissement des puissances du passé

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#7 – Les Causes profondes de la Révolution Française

   « La Révolution française fut la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, de la nationalité sur le provincialisme, de la concurrence sur les corporations, des lumières sur les superstitions… »

Karl MARX

I. L’affaiblissement des Puissances du Passé

  1. La monarchie absolue

   Pour comprendre la société de l’ancien régime, il est utile d’examiner d’abord l’État, bref la forme politique au sein de laquelle se sont développés les antagonismes sociaux. Ce sera la prise de contact, l’examen des symptômes, avant la détermination du diagnostic. Mathiez donne de la question un aperçu uniquement psychologique : le roi ne peut même plus « se faire obéir de ses fonctionnaires immédiats ». Il y a là la constatation d’un fait, mais pas la moindre tentative d’explication. Kautsky a essayé, au contraire, d’expliquer ce qu’il appelle « l’âme double de la Monarchie d’ancien régime »: au XVII siècle, sur la paysannerie et l’artisanat écrasés d’impôts et d’oppression, l’équilibre s’est établi entre la noblesse (et le clergé) et la bourgeoisie ; le Roi est en même temps le chef de la féodalité et le chef d’un État qui protège, par sa bureaucratie et son armée, la richesse mobilière en progrès et la classe qui la détient, la bourgeoisie. Au Moyen-Âge, le territoire était partagé en petites communautés agricoles se suffisant à peu près ; maintenant que le commerce s’est développé, le pays s’est trouvé pris dans les liens de l’économie marchande qui ont exigé de nouveaux organes d’administration publique ; pour entretenir ces derniers, il a fallu de l’argent, de sorte que l’État s’est trouvé dans la dépendance de la bourgeoisie capitaliste. Mais le Roi était en même temps le plus grand propriétaire foncier du royaume ; à ce titre, il ne pouvait souscrire aux mesures que réclamait la bourgeoisie. On s’explique ainsi les hésitations et les contradictions de la politique royale que symbolisent, par exemple, les ministères de Turgot et de Galonné. On s’explique cette politique de bascule du XVIII° siècle qui, finalement, conduira la monarchie à la ruine.

  1. Les débris de la féodalité

   Les forces de ce passé qui décline sont concentrées autour de la noblesse et du clergé. Le vieux système, féodal repose essentiellement sur la propriété foncière. Ce sont ces deux classes qui en détiennent la majeure partie. Et l’une d’elles est chargée en outre de donner à l’ordre établi une consécration « surnaturelle ».

   Ces deux grands groupes sociaux se subdivisent d’ailleurs en catégories diverses, sans rapports étroits, sans aspirations communes. Sans parler encore de la noblesse de robe, il y a au moins deux noblesses et deux clergés.

   a) La noblesse, 140.000 personnes, possède la plus grande partie du sol (plus de la moitié dans l’Ouest, 1/3 environ dans le Nord et l’Est) et perçoit les droits seigneuriaux. Mais les grands domaines nobles, souvent de 500 à 3.000 hectares, n’appartiennent qu’à un petit nombre de familles de la haute noblesse, nobles de Cour, parlementaires, officiers de, finance. Cette haute noblesse monopolise les emplois de Cour et les charges de gouvernement de province. Elle parade à la Cour, se partage les millions que rapportent par an les charges de la Maison du Roi et des princes, ceux des pensions, des nombreuses sinécures, et aussi la moitié du budget militaire, car, depuis 1781, les hauts emplois de l’armée sont réservés à la vieille noblesse (Voir dans, MATHIEZ, tome 1, quelques chiffres en matière d’illustration).

   Dépensant l’argent sans compter, elle se ruine et s’endette. Elle tombe de plus en plus sous la coupe des financiers. En même temps, ses mœurs se dissolvent dans la vie de Cour : mariage, famille, religion ; tout cela n’est plus qu’un souvenir tenu « pour un complément obligé de l’ignorance et de la roture » (MATHIEZ). Beaucoup s’ennuient, rêvent d’un État où ils auraient un rôle à jouer, un rôle actif et non plus une simple fonction de figurants. Ils en viennent à accepter les idées nouvelles, émises par les intellectuels bourgeois, « en les ajustant à leurs désirs ».

   b) Entièrement différente se révèle la petite noblesse des hobereaux de province. Ils sont restés dans leurs châteaux et vivent avec leurs paysans. Dans les provinces avancées la bureaucratie royale s’est infiltrée dans tous les rouages administratifs et le hobereau qui a perdu ses fonctions publiques et, avec elles, le plus clair de ses revenus, pressure et maltraite le paysan. Dans les vieilles contrées féodales, au contraire, l’administration seigneuriale est restée plus solidement implantée. Se considérant, selon le vieil esprit féodal, comme les égaux du Roi, ces nobles de province, qui regrettent le passé, détestent la Cour ; ils souffrent du poids accru des impôts et réclament des économies et un contrôle des deniers publics ; cela ne veut pas dire qu’ils acceptent et assimilent les thèses des réformateurs bourgeois, non, car leur idéal est dans le passé, non dans l’avenir. « Opposé aux idées nouvelles, le hobereau nourrissait contre le bourgeois la haine de l’homme de l’économie naturelle contre I’homme d’argent, de l’ignorant contre l’homme cultivé du noble contre le parvenu. » (K. KAUSTSKY).

   Si l’on ajoute qu’une petite minorité, dans la petite noblesse financièrement ruinée, sont venus au. Tiers-État un à un en vertu d’un processus qui affecte toujours les régimes finissants, il sera facile de comprendre combien les rangs de la noblesse devaient se trouver affaiblis au moment où elle aurait besoin de concentrer toutes ses forces pour faire front à ses ennemis coalisés.

   c) Le clergé est colossalement riche. Il ne compte qu’environ 130.000 personnes, mais a des propriétés considérables (1/5 du royaume), surtout dans le Nord et l’Est. Exempté de la taille comme les nobles il prélève la dîme sur les paysans et les droits féodaux sur les habitants des terres d’Église. C’est tout juste s’il paye au Roi les décimes qui servent, depuis 1561, à assurer le service des intérêts de la dette publique, le don gratuit, voté tous les cinq ans dans les assemblées nationales du clergé, enfin le droit d’oblat, pour l’entretien des Invalides : 12 millions sur 200 millions environ. La différence des deux sommes servait à l’entretien des églises, des hôpitaux, des écoles, mais la meilleure part des revenus allait au haut-clergé. Car le clergé est un ordre double. Le haut-clergé se recrute dans la noblesse. Il forme une aristocratie ecclésiastique où les plus grands noms sont représentés. Depuis le Concordat de 1516, le Roi « Très chrétien » distribue à ses courtisans abbayes et bénéfices. Les évêques possèdent de vastes domaines, des palais magnifiques où ils vivent dans le luxe et font la fête sans vergogne. Plus de prêches, ni de visites pastorales. Évêques et abbés sont des parasites, qui n’accomplissent même plus la moindre de leurs fonctions.

   d) Les curés, par contre, sont réduits à la portion congrue, ils supportent à eux seuls les charges du décime et du don gratuit. Leur situation est tout à fait précaire. Méprisés par leurs chefs, ils sont plus près des paysans. Leurs plaintes sont violentes. H. See a utilisé, dans son petit livre, les lignes célèbres du curé de Marolles, en Normandie. Elles illustrent, dans leur pittoresque, l’état d’esprit du bas-clergé en 1789, tel que mille traits et d’abord les cahiers aux États Généraux, le révèlent :

   «  Nous, malheureux curés à la portion congrue, nous, chargés communément des plus fortes paroisses, dont le sort fait crier jusqu’aux poutres et aux chevrons de nos misérables presbytères, nous subissons des prélats qui feraient encore quelquefois faire par leurs gardes un procès au pauvre curé qui couperait dans leur bois un bâton. À leur passage, le pauvre curé est obligé de se jeter à tâtons le long d’un talus pour se garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi des roues et peut-être du fouet du cocher insolent, et, tout crotté, son chétif bâton d’une main, de l’autre il salue humblement et rapidement, à travers la portière d’un char bas et doré, le monarque postiche ronflant sur la laine du troupeau que le pauvre curé va paissant, et dont il ne lui laisse que la crotte et le suint. »

   Mathiez dit très justement : « Des curés comme ceux-là, qui ont lu les écrits du siècle, qui connaissent l’existence scandaleuse que mènent leurs chefs dans leurs somptueux palais, et qui vivent péniblement de la congrue, au lieu de prêcher à leurs ouailles la résignation, comme autrefois, font passer dans leurs âmes un peu de l’indignation et de l’amertume dont la leur est pleine. »

   Ce bas-clergé, si près des paysans dont il partage l’existence, entendra très vite les appels révolutionnaires. Il se rangera aux États Généraux du côté du Tiers-État, contre l’absolutisme.

   Conclusion

   De cet examen rapide des forces privilégiées, nous devons conclure avec Karl Kautsky :

   « Nous voyons ainsi toute la masse réactionnaire divisée et anarchique lorsqu’éclate la Révolution. Une partie incertaine, une autre ouvertement du côté de l’ennemi; une partie réactionnaire mais opposée à l’absolutisme et réclamant avec ardeur des réformes financières; une autre « éclairée », mais profondément engagée dans les abus du système, devenus pour elle une condition de vie, si bien qu’une réforme financière lui eût porté le coup de grâce ; et, parmi les privilégiés attachés fermement à leurs privilèges, les uns, hardis et énergiques, mais ignorants, incapables d’exercer le pouvoir ; les autres, instruits, familiers avec les affaires publiques, mais sans ressort et sans caractère ; une partie faible et inquiète, disposée aux concessions, une autre arrogante et violente. Toutes ces fractions se combattant l’une et l’autre, se reprochant mutuellement ce qui était arrivé, et la Cour, livrée à leurs influences, tantôt dominée par ceux-ci, tantôt par ceux-là, aujourd’hui se livrant à des violences, demain se rendant méprisable par sa lâcheté : tel est le spectacle que .présentent les classes dominantes au début de la Révolution. »

  1. L’appareil administratif

   L’anarchie était devenue telle que le pouvoir central ne pouvait même plus se faire obéir de ses subordonnés. Depuis le XV° siècle, les organismes de la bureaucratie s’étaient compliqués, les fonctions multipliées. Le développement de l’État moderne explique cet accroissement, mais le besoin d’argent constant de la monarchie y a contribué pour beaucoup. Fonctionnaires de justice et de finances, membres des comités directeurs des corporations, dignités communales, fonctions aussi absurdes que les « contrôleurs de perruques » et les « compteurs de foin », fournirent à la monarchie des revenus abondants, mais constituèrent peu à peu par hérédité une classe nouvelle, la noblesse de robe.

   Il convient de noter le caractère parasitaire de ces fonctionnaires, comme de la noblesse et du clergé. Le parasitisme est caractéristique de tous les régimes décadents et il contribue à préparer la révolution, car il rend les réformes impossibles.

   En particulier, l’essor de la production capitaliste avait développé la classe des juristes. Ainsi s’expliquent les pouvoirs et les prétentions des Parlements. Ceux-ci, après avoir acquis leurs prérogatives au service de l’absolutisme, finirent par se retourner contre lui. Les parlementaires cherchèrent à se concilier les appuis des Parisiens. Attitude singulière, hypocrite, que celle des parlementaires, sous la Fronde, comme au XVIII° siècle ! Ils se posaient en défenseurs des droits du peuple, alors qu’ils ne songeaient qu’à affermir des privilèges au moyen desquels ils exploitaient le peuple.

  1. La crise générale de la société à partir de 1750

   Lénine a fait remarquer que les révolutions éclatent quand les masses ne veulent plus de l’ancien état de choses et que les défenseurs de l’ordre établi ne peuvent plus le maintenir. La fin de l’ancien régime vérifie cette assertion. Les classes à leur déclin, s’illusionnant sur leurs destinées, multiplient les fausses manœuvres et précipitent leur chute. Depuis 1750, la féodalité relève la tête. Elle va utiliser ses armes anciennes, celles de la guerre de Cent ans, des guerres de religion et de la minorité de Louis XIII, les États Généraux. Elle allait se dresser contre le pouvoir royal juste au moment où elle avait le plus besoin d’union et d’appuis. Le Tiers-État va saisir le mot d’ordre de la convocation des États Généraux et il saura s’inspirer des exemples de rébellion donnés par les Parlements.

   Mais quelles étaient donc les forces qui poussaient le Tiers-État ? Quels progrès économiques travaillaient à la démolition de l’ordre ancien ?