2. La poussée des forces nouvelles

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#7 – Les Causes profondes de la Révolution Française

2. La poussée des forces nouvelles

  1. Les progrès du capitalisme résument en un mot les changements économiques du XVIIIe siècle.

   a) Sans doute, le régime de la petite industrie corporative continue à prédominer pour l’alimentation, la construction, le textile. Et les soi-disant « métiers libres » ont des règlements, mais contrôlés par l’autorité municipale ou seigneuriale. Obligation du contrat d’apprentissage et détermination de sa durée, monopole collectif des maîtres sur les compagnons, difficultés accrues d’accès à la maîtrise, surveillance stricte des jurés, tels sont les traits principaux de ce régime. Ils s’accentuent au XVIII° siècle et favorisent plus que jamais l’esprit de routine et l’hostilité contre toute invention, incompatible avec les nécessités de la production moderne. Aussi, surtout après 1750, les protestations se font véhémentes dans la bourgeoisie contre le régime corporatif. De nombreux mémoires réclament la restriction des monopoles corporatifs ou même un régime complet de liberté. Turgot, en 1776, avait supprimé les corporations, mais sa chute empêcha l’application de cette importante réforme. En 1789, tous les cahiers de la haute bourgeoisie, des professions libérales, des négociants, la réclament ; il n’y a, pour en demander le maintien, que les maîtres des métiers qui étaient les seuls profiteurs du système.

   b) L’extension de l’industrie rurale, étudiée par l’historien russe Eugène Tarlé, marque fortement la décadence du régime corporatif et l’emprise du capitalisme commercial. L’édit de 1762, qui donne aux habitants des campagnes le droit de fabriquer toute espèce d’étoffes sans faire partie des corporations, confirme un état de fait. Il est très rare que l’ouvrier rural vende directement sur les marchés. En général ou bien le marchand urbain s’intercale entre le producteur et le consommateur, ou bien c’est le négociant qui fournit la matière première et quelquefois les métiers. Dans tous les cas, le commerçant s’est soumis le producteur. (« Sans heurts et sans chocs, dit Tarlé, l’industrie rurale minait les deux principales assises de l’ordre économique d’alors : les corporations.et la réglementation de l’industrie. Sans doute, en droit, les fabricants des campagnes étaient soumis à la même réglementation de l’industrie que ceux des corporations mais, en fait, les premiers ne s’y conformaient aucunement tandis que les autres ne pouvaient s’y soustraire. »

   c) La grande industrie commence à se développer sérieuse ment, surtout à partir de 1730 : soieries de Lyon, draps du Languedoc, coton dans l’Est et en Normandie, papeteries du Dauphiné et d’Angoumois, houillères d’Alès, d’Anzin et de Carmaux, métallurgie du Creusot et de Basse-Alsace. Le capitalisme précise son emprise sur l’industrie. Les artisans, autrefois indépendants, happés par l’industrie deviennent les salariés. Une première concentration industrielle s’esquisse. Les entrepreneurs ont intérêt à grouper les ouvriers sous le même toit pour surveiller leur travail et éviter les frais de déplacement. C’est le cas de nombreuses manufactures drapières du Midi, de Reims, de Louviers. Dans l’impression sur toile, la concentration s’opère de bonne heure sur une vaste échelle car « les conditions techniques de la fabrication nécessitent la réunion des ouvriers en atelier et la division du travail entre eux. » (Ch. Ballot) Le machinisme s’introduit dans certaines industries, dans le moulinage de la soie, dans l’industrie cotonnière qui importe d’Angleterre, la spinning-jenny, la walter-france et la mule-jenny. Dans quelques papeteries, on substitue l’industrie mécanique au travail à la main. Dans l’industrie métallurgique, on commencer la fonte au bois par la fonte au coke (le Creusot, Moncenis, Indret). C’est surtout dans les mines de houille que les caractères nouveaux apparaissent. Exploitation scientifique (sondages, aérage, emploi des machines à vapeur), concentration de nombreux ouvriers (4000 à Anzin), emploi de capitaux considérables (société par actions), « voilà déjà tous les caractères de la grande industrie capitaliste qui se manifestent dans l’industrie houillère avant la fin de l’ancien régime ». Henri SEE

   d) parallèlement, aux progrès de l’industrie, on note au XVIII° siècle, un progrès très net du commerce. Le réseau des routes a grandi, surtout dans la seconde moitié du siècle il rayonne autour de Paris, reflétant la centralisation du pays. La navigation intérieure s’accroît, des canaux sont creusés. Mais les transports sont longs et coûteux : péages et douanes intérieures sont un obstacle au développement du commerce et à la constitution d’un marché national. Dans la région de la Seine et de la Loire, les pays des « cinq grosses fermes » jouissent entre eux de la liberté de circulation, mais ils sont séparés des autres régions par une ligne de douanes très stricte. Au Nord-Est les provinces « d’étranger effectif » sont fermées du côté français mais ouvertes du côté de l’Empire. (Notons en passant que cette particularité dénote bien le caractère hybride de la frontière Nord-Est telle que l’avait déterminée les traités de Westphalie). Les provinces du Nord, du. Sud et la Franche-Comté, plus la Bretagne, formaient des provinces « réputées étrangères » entourées chacune d’une barrière de douanes.

   Avec l’extérieur, les relations commerciales se multiplient Des traités de commerce sont signés avec les États-Unis en 1778 et Angleterre en 1786. La France a le premier rang dans le commerce du Levant, mais le commerce le plus important s’effectue avec les Antilles ; il comporte l’exportation d’objets manufacturés, de comestibles, de vins, l’importation de sucre, café, coton, indigo, cacao et gingembre… et aussi le commerce de la: chair humaine. Il est nécessaire de rappeler ce point, car on s’explique alors, par l’examen d’un cas concret quelle est la limite véritable des débordements de « philanthropie » que l’on attribue à la philosophie du XVIIIe siècle. Ils s’arrêtent aux intérêts des armateurs de l’Atlantique. En 1789, la Chambre de Commerce de Bordeaux déclare, dans ses instructions : « La France a besoin de ses colonies pour soutenir son commerce et, par suite, d’esclaves pour faire fleurir l’agriculture dans cette partie du monde, jusqu’à ce qu’on ait trouvé un autre moyen d’y suppléer ».

   Le développement des Antilles mettait en péril le pacte colonial qui réservait aux négociants de la métropole le commerce des colonies. L’active contrebande dans les eaux américaines proclamait la fin des restrictions de l’ancienne politique mercantiliste et annonçait le règne de l’économie libérale N’oublions pas que nous sommes au temps où le maintien du système mercantiliste vaut aux Anglais la perte de leurs treize colonies d’Amérique et va valoir aux Espagnols une réédition de l’événement dans la sécession de leurs possessions. Nous avons, dans cet ensemble de faits un faisceau d’indices des progrès du capitalisme. Pour les matérialiser dans quelques chiffres faciles à retenir, nous dirons que, de 1716 à 1789, le commerce extérieur de la France a quadruplé, le commerce maritime de Bordeaux a passé de 40 à 250 millions. Nantes, Le Havre, Marseille ont pareillement multiplié leurs affaires.

   Nous allons constater, dans la classe qui est la bénéficiaire de ces progrès, l’apparition d’aspirations nouvelles, expression de leurs intérêts nouveaux.

  1. La bourgeoisie et la classe intellectuelle

   Ces industriels, ces commerçants, ces armateurs, dont le nombre et la richesse allaient croissant avaient leur dignité et leur orgueil. Ils se savaient la classe productive, ou plutôt la classe qui exploitait le mieux les ressources naturelles et le travail, et ils se trouvaient aux prises avec une organisation qui freinait le développement des forces productives. Ils entendaient être placés sur un pied d’égalité avec les nobles et les prêtres. Ils voulaient la suppression des corporations qui gênaient leur liberté de fabrication, la suppression des règlements colbertiens qui paralysaient leurs affaires. Ils demandaient la suppression des douanes intérieures qui entravaient le commerce. D’autre part, ils sentaient plus ou moins confusément que le marché national ne pourrait vraiment se constituer que lorsque les paysans seraient débarrassés du triple poids de la dîme, des droits féodaux et des impôts royaux. Une masse paysanne misérable ne constituait pour eux qu’une clientèle étroite. Des paysans libérés des entraves économiques et fiscales, pouvant acquérir par la propriété et le travail libre une certaine aisance, devaient-être pour eux des clients toujours meilleurs.

   Ces bourgeois possédaient surtout des capitaux : les rentes d’État, des villes, des États provinciaux, les rentes sur le clergé, des offices royaux, l’outillage industriel et commercial, des maisons d’habitation et de rapport dans les grandes villes, et enfin, des terres dans une faible proportion. Ils représentaient donc la propriété capitaliste, dont l’importance économique n’avait cessé de s’accroître en face de la grande propriété foncière de la noblesse et du clergé, forme essentielle de propriété au Moyen-Âge, mais qui avait vu diminuer sans cesse son importance économique depuis le XVIe siècle surtout, avec l’afflux des métaux précieux, le développement du commerce et de l’industrie, le développement parallèle du « parasitisme » des grands seigneurs propriétaires, absents de leurs terres, l’accession d’un grand nombre de paysans à la petite propriété.

   Le fait que les bourgeois étaient porteurs des titres de la dette publique a une grande importance. L’augmentation du déficit, la montée continuelle des dépenses et des pensions leur faisaient craindre la banqueroute. Les rentiers étaient donc d’instinct les ennemis de l’arbitraire royal. Ce sont eux qui réclameront la grande mesure révolutionnaire de la confiscation des biens du clergé, seul moyen d’éteindre la dette.

   Pour toutes ces raisons, les bourgeois sont révolutionnaires. Comme l’a dit Marx : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». Elle réclame une représentation nationale, la suppression des privilèges, la nationalisation des biens du clergé. Elle « ne se laisse pas séduire par une idéologie vide ; elle connaît les réalités et possède les moyens d’y conformer ses intérêts » (MATHIEZ). La rédaction des cahiers de doléances où figurent ces vœux avait d’ailleurs, derrière elle, tout un siècle de pensée révolutionnaire. La base économique de la société se modifiait : quoi d’étonnant à ce que les idéologies aient été bouleversées ?

   Il ne faudrait pourtant pas croire qu’il y eût entre la base économique et l’idéologie une simple liaison mécanique. Ce serait tomber dans ce « matérialisme économique » dont Pokrovski a, à maintes reprises, souligné l’ineptie. Aucune correspondance automatique, mais un lien dialectique. C’est une partie de la classe bourgeoise qui se fait en quelque sorte le véhicule des idées nouvelles.

   La classe intellectuelle est née des « professions libérales ». Le capitalisme a étendu à l’infini la division du travail social, il a créé une série de carrières qui ne requièrent que le travail intellectuel. Juristes, médecins, ingénieurs se multiplient. Les intellectuels ne sont plus dans la dépendance de la Cour. Écrivains et artistes ne sont plus réduits à attendre les pensions, ils trouvent des moyens d’existence dans la défense des intérêts de la bourgeoisie. L’allure abstraite de leurs écrits ne doit pas être interprétée comme l’expression de lois générales valant indépendamment des conditions de temps, de lieu et de système social. Ils n’ont élaboré que la philosophie de leur temps et de leur classe. La « philosophie des lumières » est toute pénétrée de rationalisme, de matérialisme, parce qu’elle est révolutionnaire. « Elle ne limita pas ses critiques aux questions religieuses, elle s’attaqua à toutes les traditions scientifiques et institutions politiques qu’elle trouva sur sa route » (ENGELS). Mais la « liberté » qu’elle prêche se révélera dans la pratique comme la pure et simple liberté de vendre, d’acheter et d’exploiter. C’est la « liberté » qui inspirera la fameuse loi le Chapelier qui arrachait le droit d’association à la classe ouvrière.

   En répandant à profusion dans les œuvres des grands écrivains — Voltaire, en particulier, qui, grand brasseur d’affaires et grand remueur d’idées est comme le parfait symbole de la bourgeoisie révolutionnaire — en résumant dans l’Encyclopédie, en éparpillant dans les pamphlets et libellés les mots d’ordre de la révolution bourgeoise, — suppression des privilèges, « égalité » devant la loi et l’impôt, « liberté économique », la classe intellectuelle se prépare à former, pour le lendemain de la victoire, les cadres des administrations nouvelles.

  1. « Les sans culottes »

   Au-dessous de la bourgeoisie, nous trouvons cet ensemble d’artisans et de salariés qu’on appellera les « sans-culottes », et les paysans.

   Il est impossible de parler encore de classe ouvrière organisée. Il y a déjà une grande industrie, il y a donc des salariés, mais ils n’ont pas encore de conscience de classe. Sans doute, il y a des troubles spécifiquement ouvriers avant la Révolution, et il y en aura pendant la Révolution. Les émeutes de la manufacture Réveillon, en avril .1789, sont célèbres. En été 1789, il y en aura de violentes dans la région rouennaise. Mais la classe ouvrière n’a pas encore élaboré la philosophie socialiste. Les théories vaguement communistes de Morelly, Mably et quelques autres sont des œuvres d’isolés sans influence. Dufourny exprimera en termes lumineux l’opposition fondamentale qui sépare le capitalisme du prolétariat, mais il ne s’élèvera pas au-dessus d’un égalitarisme petit-bourgeois que l’on trouve déjà chez Rousseau : ni trop riches, ni trop pauvres, la médiocrité dorée. La possession commune des moyens de production ne peut être l’objet d’un programme : le machinisme est trop peu développé ; la concentration est beaucoup trop faible. ,

   Les temps de la révolution prolétarienne n’étaient pas encore venus. Ouvriers et artisans descendront dans la rue ; c’est dans leur sang que se réalisera la pensée bourgeoise. Ils feront l’émeute pour le compte de la bourgeoisie. En somme, leur rôle historique se bornera à cette époque, selon l’expression de Marx, à transférer le pouvoir de leurs antagonistes les plus immédiats à leurs adversaires les plus proches.

   Ni les artisans qui végètent, ni les compagnons aux salaires infimes, divisés en « compagnonnages » rivaux, incapables d’organiser autre chose que des grèves locales, vouées à l’échec, réprimées durement par les autorités municipales et royales, ne constituent encore une classe. Ne pas d’ailleurs s’illusionner sur les dispositions « philanthropiques » de la classe bourgeoise. La Révolution s’est faite, non pour affranchir le travail, mais pour l’exploiter dans des conditions plus avantageuses. Elle a été une « rationalisation » de l’exploitation.

  1. Les paysans

   Tout au bas de l’échelle sociale se tenaient les paysans constituant la grande majorité de la nation; approximativement 21 millions sur 25. Un million étaient encore serfs sur certaines terres ecclésiastiques, en Bretagne et en Franche-Comté en particulier. Chez les autres, la différenciation est très nette II y a les paysans propriétaires qui possèdent dans l’Ouest environ 1/5 du sol, 1/3 dans le Nord et l’Est, près de la moitié dans le Sud Est, le Centre et le Midi; davantage encore dans le Béarn. Beaucoup n’ont qu’un petit lopin de terre et une maison et doivent pour vivre se faire artisans de village. Mais il en est beaucoup de riches, formant une classe de « laboureurs » qui vit de ses terres, qui a acheté un grand nombre de terres aux nobles et aux bourgeois, qui achètera des biens nationaux sous la Révolution et formera une sorte d’aristocratie agricole, comme les « koulaks » russes.

   Mais la majorité des paysans, près des 4/5 dans l’Ouest sont sans propriété, ils sont simples journaliers agricoles, artisans, fermiers ou métayers pour le compte de la noblesse et du clergé qui possèdent ensemble, suivant les régions, de la moitié aux 4/5 du sol. Les privilégiés cultivent rarement la terre eux-mêmes. Le « domaine direct » est affermé à un fermier général qui sous-loue en détail à des fermiers ou surtout des métayers. Les paysans ont la jouissance des « mouvances » mais moyennant le payement des droits féodaux. Droits féodaux, dîmes, impôts royaux enlevaient aux paysans lès 4/5 de leurs, revenus. C’était là le plus grand obstacle aux progrès de l’agriculture et du marché intérieur. Beaucoup de terres sont incultes : manque de capitaux, insuffisance de bétail, de bâtiments; pas de prairies artificielles, pas d’engrais. C’est à peine si on remarque une légère amélioration depuis 1750 environ. Quelques grands seigneurs s’intéressent aux questions agricoles. La culture de la pomme de terre a gagné en étendue. Mais les impôts de toute nature sont trop lourds pour qu’on s’intéresse au travail de la terre. Et la fin de l’Ancien Régime est marquée par une véritable réaction féodale : élévation de certains droits, rétablissement de droits tombés en désuétude, appropriation des communaux par les grands propriétaires. Une Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 avait donné aux seigneurs le droit de reprendre le « tiers » des communaux concédés en usage à une communauté d’habitants, si cette concession avait été faite à titre gratuit. Beaucoup de seigneurs avaient exercé ce droit le « triage » même dans le cas où ils avaient concédé des communaux moyennant argent et avaient ainsi usurpé nombre de pâturages, de marais, d’étangs. D’où un grand nombre de procès ruineux pour les paysans.

   Les manuels officiels ne manquent pas de présenter la paysannerie d’Ancien Régime comme une masse homogène qui obtiendra son émancipation de la magnanimité des Assemblées Révolutionnaires. Double absurdité, car :

   1° La différenciation est nette dans la paysannerie. Un simple fait : les Cahiers ne sont pas unanimes sur la question des communaux. Pourquoi? Les pauvres ont intérêt à garder les communaux (pour les troupeaux) ; le partage ne leur dit rien, car ils ne disposent pas de matériel de culture. Au contraire, les paysans riches veulent le partage pour agrandir leurs domaines ;

   2° Dès 1789, des divergences apparaissent entre paysans et bourgeois. Les paysans sont hostiles à ceux des bourgeois qui ont acheté des terres et qui feraient sur certains points volontiers bloc avec les privilégiés contre les paysans. Les paysans n’attendront pas pour se soulever que la Constituante le leur permette. L’ « anarchie spontanée »des campagnes, dont parle Taine avec effroi, va mettre les Assemblées devant le fait accompli. Les bourgeois de Paris désireront sévir, mais ils devront plier, de peur d’être emportés par la rafale.

  1. Transformation morale de l’armée

   L’affaiblissement d’un régime s’accompagne toujours d’un affaiblissement et d’une transformation morale de l’armée qui en est le soutien. Cette transformation prépare la résistance affaiblie, puis la non résistance et enfin, au troisième degré, la fraternisation de l’armée devant l’insurrection révolutionnaire. En 1789, l’armée, forte de 180.000 hommes, avait dû être morcelée en petits détachements, à travers tout le royaume, jusque dans les petits bourgs pour maintenir l’ordre, profondément troublé partout. Quand la Révolution le menacera, le Roi aura 10.000 hommes seulement à son service. L’indiscipline, d’autre part, a gagné l’armée. Les soldats discutent les ordres, s’intéressent aux affaires publiques, sont prêts à la révolte, même dans les corps d’élite. Un essai d’accentuation de la discipline n’a fait que les exaspérer. Les officiers nobles, eux-mêmes, sont mécontents des réformes qui ont bouleversé l’armée; ils ont refusé de marcher, en 1787, contre les parlementaires révoltés. Aussi Necker avertissait-il le roi qu’il prévoyait que l’armée ne marcherait pas contre les États Généraux.

   CONCLUSION

   En 1789, le conflit s’est approfondi tout le long du XVIII siècle entre les forces productives du monde contemporain en gestation et les rapports de production restés au stade mi-féodal et fixés dans l’organisation d’État de la Monarchie absolue. Il a atteint son paroxysme, sous l’effet d’une crise économique qui atteint à la fois l’agriculture et l’industrie. Dans l’agriculture, une série de mauvaises récoltes se sont succédées depuis 1784. Dans l’industrie, le traité de commerce de 1786 avec l’Angleterre, en abaissant les taxes entrée de 10 et 12 % de la valeur des marchandises, a permis aux Anglais d’inonder le marché français de leurs produits moins coûteux et mieux fabriqués. Aussi, les ouvriers réduits par la cherté croissante de la vie à des salaires à peine suffisants, tombent-ils dans la misère et le chômage.

   ..Les foules ouvrières et paysannes vont donc constituer l’armée de l’émeute. Mais la bourgeoisie va la canaliser. Elle va lancer les formules hypocrites des « droits de l’homme et du citoyen » cachant ses intentions égoïstes de domination économique et politique. Elle va faire disparaître les « ordres » et ces conditions juridiques qui avaient immobilisé les formes précapitalistes de la société dont le rythme de développement était beaucoup plus lent. Pour pouvoir accroître ce rythme elle devait briser les entraves de l’ordre monarchique.

   La bourgeoisie veut la disparition des ordres, parce qu’elle veut l’égalité avec les privilégiés et parce que l’égalité juridique lui permettra de mieux dissimuler l’inégalité économique. Elle proclamera la propriété un droit inviolable et sacré, sans égards à ceux qui n’en ont pas. Elle interdira la grève et l’union à la classe ouvrière. Elle guillotinera Robespierre, porte-parole de la petite bourgeoisie, et Babœuf, qui la menacera, pour la première fois, de la torche de la révolution prolétarienne. Les temps étaient révolus. À la domination de la noblesse et de la propriété foncière allait succéder la domination de la bourgeoisie et de la propriété capitaliste. La bourgeoisie prenant la direction de la Révolution montante, utilisant à son profit l’ardeur révolutionnaire des « sans culottes » et des paysans, allait réaliser la rupture violente et nécessaire des rapports de production existant sous l’ancien régime féodal pour établir de nouveaux rapports de production nécessaires au développement du capitalisme.