Les sources du chauvinisme linguistique

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#16 – Le chauvinisme linguistique

Les sources du chauvinisme linguistique

   En réalité, tous ces textes, on le voit, se bornent à insinuer la supériorité de la langue française, uniquement sur des affirmations : on doit remarquer une habile division du travail, consciente ou non. Les histoires littéraires sont en général assez prudentes quand elles font de l’histoire : Desgranges (Précis de littérature française, p. 246), se borne à dire que « les pays étrangers parlent notre langue et imitent nos œuvres », mais Desgranges et Charrier (Littérature expliquée, B. E.), citent Michelet, Barrés, A. France, Lavisse sur la suprématie française ; ce sont surtout les historiens et les touche-à-tout salariés de la vie intellectuelle qui généralisent le plus : il est peu de linguistes à ma connaissance (il faudrait vérifier si Ferdinand Brunot n’a rien écrit sur la supériorité de la langue française) qui se soient risqués à vouloir prouver la précellence du français. Ce qui fait que toutes ces affirmations ont toujours les mêmes sources, peu nombreuses d’ailleurs : il y a peu de textes systématiques sur la suprématie de la langue française ; ils n’en sont que plus copieusement utilisés :

  1.    Une phrase de Brunetto Latini, maître de Dante, auteur d’une encyclopédie médiévale le Trésor qui est écrit en français par cet Italien, parce que, dit-il : « c’est une parlure plus délectable et plus commune à toutes gens ». Cette phrase- est souvent mise à contribution (G. Hauvette, Littérature italienne, Grenoble 1905 ; Royer, Leçons de français, E. P. S. A. Colin, p. 360). Celui-ci en conclut que « depuis le XIIIème siècle on admire à l’étranger sa clarté [de la langue française] et sa souplesse ».
  2.    Défense et illustration de la langue française, par J. du Bellay, écrite pour établir la valeur du français, dédaigné pour Ie latin que venait d’interdire l’ordonnance de Villers-Cotterets (1539) dans les rapports administratifs : on la cite souvent sans préciser pourquoi elle fut écrite, comme argument de la richesse du vocabulaire français. Dans le même genre et de la même époque, ce texte d’Aubigné, préface des Tragiques, cité par Rover (Leçons de français, E. P. S., p. 375).

   « Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et défendiez hardiment contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n’est point escorché du latin et de l’italien… [Paroles de Ronsard.] »

  1.    Précellence du langage français, par H. Estienne, même époque et même but : prouver que le français a un vocabulaire qui n’a rien à envier au latin ou à l’italien, au moment où l’ordonnance de Villers-Cotterets prescrit l’abandon du latin, et où les guerres d’Italie introduisent tant de mots italiens en France.
  2.    Lettre de Voltaire à un grammairien italien qui prétendait établir la suprématie de l’italien sur les langues européennes et en particulier le français :

   « Presque toutes les langues d’Europe ont des beautés et des défauts qui se compensent. Il vous manque les diphtongues qui, dans notre langue, font un effet si harmonieux, ex. : les rois, les empereurs, les exploits, les histoires [sic]. Vous nous reprochez nos e muets comme un son triste et sourd qui expire dans notre bouche ; mais c’est précisément dans nos e muets que consiste la grandiose harmonie de notre prose et de nos vers [re-sic]. Empire, couronne, diadème, flamme, tendresse, victoire : toutes ces désinences heureuses laissent dans l’oreille un son qui subsiste encore après le mot prononcé comme un clavecin qui résonne quand les doigts ne frappent plus les touches.

« Vous vantez, Monsieur, et avec raison, l’extrême abondance de votre langue, mais permettez-nous de n’être pas dans la disette.

« Ne croyez pas que nous soyons réduits à l’extrême indigence que vous nous reprochez, en tout. Vous faites un catalogue en deux colonnes de votre superflu et de notre pauvreté : vous mettez d’un côté orgoglio, alterigia, saperbia, et de l’autre orgueil, tout seul. Cependant, Monsieur, nous avons orgueil, superbe, hauteur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire, gloriole, présomption, outrecuidance, tous ces mots expriment des nuances différentes, de même que chez vous orgoglio, atterigia, saperbia, ne sont pas toujours synonymes.

« Vous nous reprochez, dans votre alphabet de nos misères, de n’avoir qu’un mot pour signifier vaillant.

« Mais si vous avez vatente, prode, unimoso, nous avons vaillant, valeureux, preux, courageux, intrépide, hardi, animé, brave, etc…

« Vous vous vantez de deux expressions pour signifier gourmand ; mais daignez plaindre, Monsieur, nos gourmets, nos goulus, nos friands, nos mangeurs, nos gloutons. Vous ne connaissez que le mot savant ; ajoutez s’il vous plaît, docte, érudit, instruit, éclairé, habile, lettré ; vous trouverez parmi nous le nom et la chose. Croyez qu’il en est ainsi de tous les reproches que vous nous faites (Voltaire Correspondance Ferney, le 24 janvier 1761. Cité par Royer, Leçons de français. A. Colin, p. 392). »

  1.    Le théoricien de la supériorité de la langue française : Rivarol (Discours sur l’universalité de la langue française) donne réponse à une question mise au concours par l’Académie de Berlin : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ? » (1781). Citons-en l’idée centrale :

   « Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre de la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes, voilà ce qui constitue le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier. C’est pourquoi tous les peuples abandonnant l’ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient.

« Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue.

« Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Notre langue règle et conduit la pensée ; les autres se précipitent et s’égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations.

« Rien n’est comparable à la prose française : elle se développe en marchant et se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites et sa sagesse donne de la confiance à la pensée : les philosophes l’ont adoptée. Quand cette langue traduit, elle explique véritablement un auteur.

«  …Puisqu’il faut le dire, elle est de toutes les langues, la seule qui ait une probité attachée à son génie. Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. (Cité, tout ou partie, par : Ramdaud, Histoire de la civilisation. I. II, p. 340 ; Royer, Leçons de français, E. P. S. A. Colin 1931, p. 393 ; Driault et Randoux, Cours d’histoire. E.P.S., 1ère année, p. 207, sans indication d’auteur) ».

   Il me suffira pour montrer la diffusion de ce texte, le plus habile à enseigner le chauvinisme linguistique, de citer ce simple extrait du journal de la colonie française en Égypte à propos d’un journal pro-allemand rédigé en français :

   « Que les Allemands désirent avoir au Caire, un organe qui défende leurs intérêts…, rien n’est plus légitime. C’est leur droit, et si cet organe est de langue française, ce n’est qu’un hommage indirect de plus à l’universalité de leur culture qui n’est pas pour déplaire aux Français (Bourse égyptienne, n° du 27 janvier 1934) ».

   On pourrait multiplier de telles citations.