Rapport sur le rôle du Parti Communiste

2e Congrès

IIIe Internationale

Rapport sur le rôle du Parti Communiste

23 juillet 1920

   Camarades, je voudrais faire quelques remarques concernant les discours des camarades Tanner et Mac Laine. Tanner dit qu’il est pour la dictature du prolétariat, mais celle-ci est présentée d’une manière quelque peu différente de celle dont nous la concevons. Il dit que nous entendons en réalité par dictature du prolétariat celle de sa minorité organisée et consciente.

   En effet, à l’époque du capitalisme, quand les masses ouvrières sont soumises à une exploitation continue, et ne peuvent développer leurs capacités humaines, le trait le plus caractéristique des partis politiques ouvriers réside précisément dans le fait qu’ils ne peuvent toucher qu’une minorité de leur classe. Le parti politique ne peut rassembler qu’une minorité de la classe, de même que dans toute la société capitaliste les ouvriers réellement conscients ne sont qu’une minorité parmi les ouvriers. Force nous est donc de reconnaître que ce n’est que cette minorité consciente qui peut diriger les larges masses ouvrières et les entraîner avec elle. Et si le camarade Tanner dit qu’il est l’ennemi du parti, mais qu’il est en même temps pour que la minorité des ouvriers les mieux organisés et les plus révolutionnaires indique la voie à l’ensemble du prolétariat, je dis qu’en réalité il n’y a pas de différence entre nous. Qu’est‑ce que cette minorité organisée ? Si cette minorité est vraiment consciente, si elle sait entraîner les masses, si elle est capable de répondre à chaque question à l’ordre du jour, alors elle est, en réalité, le parti. Et si nous attachons tant d’importance à l’opinion de camarades comme Tanner qui sont les représentants d’un mouvement de masse, ce que l’on ne saurait dire, sans trop forcer les choses, des représentants du parti socialiste britannique, si ces camarades sont pour qu’il y ait une minorité qui lutte résolument pour la dictature du prolétariat et qui instruit les masses ouvrières dans cet esprit, cette minorité n’est pas autre chose, en réalité, que le parti. Le camarade Tanner dit que cette minorité doit organiser et entraîner avec elle toute la masse ouvrière. Si lui et les autres camarades du groupe Shop‑Stewards et de l’Union des ouvriers industriels du monde (I.W.W.) l’admettent – et nous constatons tous les jours dans nos conversations avec eux qu’ils l’admettent effectivement –s’ils approuvent cette situation où la mi­norité communiste consciente de la classe ouvrière entraîne avec elle le prolétariat, alors ils doivent convenir aussi que tel est le sens de toutes nos résolutions. Et alors, l’unique différence existant entre nous consiste seulement dans le fait qu’ils évitent le mot « parti » parce qu’il existe parmi les anglais une certaine prévention contre le parti politique. Ils ne se représentent pas un parti politique autrement qu’à l’image des partis de Gompers et de Henderson, des partis d’affairistes parlementaires, de traîtres à la classe ouvrière. S’ils ne voient le parlementarisme que tel qu’il existe aujourd’hui en Grande‑Bretagne ou en Amérique, alors, nous aussi, nous sommes les ennemis d’un tel parlementarisme et de partis politiques. Nous avons besoin de partis nouveaux , d’autres partis. Nous avons besoin de partis, qui soient constamment et effectivement liés aux masses et qui sachent diriger ces masses.

   Je passe à la troisième question, dont je voudrais dire deux mots à propos du discours du camarade Mac Laine. Il est partisan de l’affiliation du Parti Communiste anglais au Labour Party. Je me suis déjà prononcé à ce sujet dans mes thèses relatives à l’admission à la III° Internationale. Dans ma brochure, j’ai laissé cette question ouverte. Cependant, après avoir discuté avec plusieurs camarades, j’ai abouti à cette conviction que la décision de rester au Labour Party constitue la seule tactique juste. Mais voilà que le camarade Tanner prend la parole et déclare : ne soyez pas trop dogmatique. Cette expression me semble ici tout à fait déplacée. Le camarade Ramsay dit : veuillez nous permettre, à nous, communistes anglais, de résoudre nous‑mêmes cette question. Que serait l’Internationale si chaque petite fraction venait lui dire : certains d’entre nous sont pour, d’autres contre; laissez‑nous le soin de régler cela ? A quoi servirait alors l’Internationale, le congrès, toute cette discussion ? Le camarade Mac Laine n’a parlé que du rôle du parti politique. Mais cela concerne également les syndicats et le parlementarisme. Il est parfaitement exact que la majeure partie des meilleurs révolutionnaires est contre l’affiliation au Labour Party, parce qu’ils répudient le parlementarisme en tant que moyen de lutte. Peut‑être serait‑il mieux alors de renvoyer cette en commission. Cette commission devra la discuter et l’étudier, et l’affaire devra être réglée dans tous les cas par le présent congrès de l’Internationale Communiste. Nous ne pouvons pas admettre qu’elle ne concerne que les communistes anglais. Nous devons dire, en général, quelle tactique est la bonne.

   Je m’arrêterai maintenant sur certains arguments du camarade Mac Laine, concernant la question du Labour Party anglais. Il faut le dire nettement : le Parti communiste ne peut se joindre au Labour Party qu’à la condition de garder son entière liberté de critique et d’être à même de poursuivre sa politique propre. C’est le plus important. Quand le camarade Serrati parle à ce propos de collaboration de classes, j’affirme pour ma part : ce n’est pas de la collaboration de classes. Si les camarades italiens tolèrent dans leur parti des opportunistes genre Turati et Cie, c’est‑à-dire des éléments bourgeois, c’est là, effectivement, de la collaboration de classes. Mais en l’occurrence, en ce qui concerne le Labour Party anglais, il ne s’agit que de la collaboration de la minorité avancée des ouvriers anglais avec leur écrasante majorité. Les membres du Labour Party sont tous membres des syndicats. Il s’agit là d’une structure très originale, que nous ne trouvons dans aucun autre pays. Cette organisation embrasse 4 millions d’ouvriers sur les 6 ou 7 millions de membres des syndicats. On ne leur demande pas quelles sont leurs opinions politiques. Que le camarade Serrati me prouve que quelqu’un nous empêchera d’y user de notre droit de critique. Quand vous l’aurez prouvé, alors seulement vous aurez prouvé que le camarade Mac Laine se trompe. Le Parti socialiste britannique peut dire délibérément que Henderson est un traître et néanmoins rester au sein du Labour Party. Ici se réalise la collaboration de l’avant‑garde de la classe ouvrière avec ouvriers arriérés, avec l’arrière‑garde. Cette collaboration a une importance tellement grande pour l’ensemble du mouvement que nous insistons catégoriquement pour les communistes anglais soient le chaînon qui relie le parti, c’est‑à‑dire la minorité de la classe ouvrière, à toute la masse des ouvriers. Si la minorité ne sait pas diriger les masses, se lier étroitement avec elles, elle n’est pas un parti, elle ne vaut rien en général, qu’elle s’appelle Parti national des Shop Stewards Committees, pour autant que je sache que les Shop Stewards de Grande‑Bretagne possèdent un Comité national, une direction nationale, ce qui est déjà un pas vers le parti. Par conséquent, si le fait que le Labour Party anglais est composé de prolétaires n’est pas infirmé, alors il s’agit de la collaboration l’avant‑garde de la classe ouvrière avec les ouvriers arriérés et si cette collaboration n’est pas systématiquement poursuivie, alors le Parti communiste ne vaut rien, et il ne saurait. être question de la dictature du prolétariat. Et si les camarades italiens n’ont pas d’arguments plus probants, nous devrons plus tard trancher ici définitivement la question sur la base de ce que nous savons et nous serons amenés à conclure que l’adhésion est une tactique juste.

   Les camarades Tanner et Ramsay nous disent que la majorité des communistes anglais n’accepteront pas l’affiliation, mais devons‑nous nécessairement être d’accord avec la majorité ? Pas du tout. Si elle n’a pas encore compris quelle est la politique juste, peut‑être pouvons‑nous attendre. L’existence parallèle de deux partis pendant un certain temps serait même préférable au refus de répondre à la question : quelle est la tactique juste ? Naturellement, compte tenu de l’expérience de tous les membres du congrès et sur la base des arguments produits ici, vous n’insisterez pas pour que nous prenions séance tenante la décision de créer sans délai dans tous les pays un parti communiste unique. Cela est impossible. Mais exprimer franchement notre opinion et donner des directives, cela nous pouvons le faire.

   Nous devons examiner dans une commission spéciale la question soulevée par la délégation anglaise et dire ensuite : la tactique juste, c’est l’adhésion au Labour Party. Si la majorité est contre, nous devrons organiser la minorité à part. Cela pourra être utile sur le plan éducatif. Si les masses ouvrières anglaises continuent à avoir confiance en leur ancienne tactique, nous vérifierons nos conclusions au prochain congrès. Mais nous ne pouvons pas dire que cette question ne concerne que la Grande‑Bretagne, ce serait imiter les pires habitudes de la II° Internationale. Nous devons exprimer ouvertement notre opinion. Si les communistes anglais ne parviennent pas à s’entendre et si un parti du masse n’est pas créé, la scission sera de toute façon inévitable.

flechesommaire2