Concurrences entre projets socialistes et capitalistes

Repenser le socialisme

Pao-Yu Ching & Deng-Yuan Hsu

II. L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE DE LA CHINE PENDANT LA TRANSITION SOCIALISTE

3. CONCURRENCE ENTRE PROJETS SOCIALISTES ET CAPITALISTES

A. Concurrence dans le secteur collectif

   Nous pouvons utiliser la compétition entre projets capitalistes et socialistes pour analyser la situation dans les campagnes après la révolution. La réforme agraire, comme nous l’expliquons plus tôt, était un projet capitaliste. Mais du point de vue de Mao et de ceux qui ont soutenu la transition vers le communisme, la réforme agraire faisait aussi partie de la stratégie socialiste globale. Cependant, pour Liu et Deng, la réforme agraire faisait partie de leur stratégie capitaliste globale. Cela explique pourquoi, dès le début, certains membres du Parti communiste chinois se sont fermement opposés à la collectivisation de l’agriculture, et leur opposition s’est poursuivie après la formation des communes populaires. Suivant cette ligne de raisonnement, il est facile d’expliquer pourquoi le régime actuel en Chine loue Mao comme un héros national pendant la guerre révolutionnaire et le décrit comme un paria après le lancement du Grand Bond en avant.

   Bien que la réforme agraire soit un projet capitaliste, la façon dont la réforme agraire a été réalisée a influencé le développement qui a suivi. La réforme agraire en Chine n’était pas simplement une politique économique de redistribution des terres qui a pris les terres des propriétaires terriens et les a distribuées aux paysans. Il s’agissait plutôt d’un mouvement de masse dirigé par le Parti communiste chinois pour des changements économiques, politiques et idéologiques. Le PCC a mobilisé les paysans pauvres et moyens-inférieurs et les a organisés pour saisir la terre des propriétaires fonciers et exposer leurs crimes. L’enthousiasme des paysans a balayé la campagne – ils étaient les principaux acteurs de la réforme agraire. La réforme agraire a fait des paysans passifs des participants actifs, puis leur action est allée au-delà de la réforme agraire dans le mouvement coopératif qui a suivi. Dans le mouvement de masse de réforme agraire, comme dans tout autre mouvement de masse, les masses avaient besoin de savoir quelle direction était contraire à celle qu’ils prenaient. Ce contraire, dans le mouvement de réforme agraire mis en place par le Parti communiste chinois, était la voie des propriétaires fonciers et de quelques paysans riches. Tout au long de la réforme agraire, les paysans se sont appropriés une nouvelle idéologie. Même si les paysans ont toujours été victimes d’exploitation et de souffrances, l’idéologie du féodalisme – comme l’idéologie de toute société exploitante – justifiait une telle exploitation. Le mouvement de masse a bouleversé la vieille idéologie et, en même temps, articulé et propagé une nouvelle idéologie. La nouvelle idéologie professait qu’il était incorrect que les propriétaires terriens et les paysans riches prennent les produits du travail des paysans pauvres et moyensinférieurs, et que c’était injuste qu’un groupe privilégié détienne le pouvoir pour abuser et asservir la majorité défavorisée. C’est la tendance et l’atmosphère créées par la réforme agraire qui a encouragé les paysans pauvres et moyens à s’exprimer pour la première fois de leur vie. Lorsque ces paysans ont enfin osé dire ce qu’ils pensaient, des crimes graves commis par certains propriétaires ont été révélés. L’appropriation des terres a modifié la relation économique de domination entre le propriétaire et les paysans, et la nouvelle idéologie a renversé la relation maître-serf entre le propriétaire et les paysans. La participation de masse à la réforme agraire a donné aux paysans sans terre la détermination de corriger les torts passés, a suscité leur enthousiasme et leur a permis de mener à bien la réforme agraire et au-delà. Pour cette raison, nous concluons que même si la réforme agraire de la Chine (1949-52) était un projet capitaliste, la position de classe du Parti communiste chinois était très claire, tout comme la direction de la transition à ce point historique.

   La collectivisation de l’agriculture – des coopératives simples aux communes populaires – a permis aux travailleurs de former et de consolider leur alliance avec les paysans sur une base nouvelle. Comme la majorité des travailleurs chinois étaient des paysans, l’alliance entre les ouvriers et les paysans fut le facteur décisif pour gagner la lutte contre la bourgeoisie. Après la réforme agraire, il y avait des paysans riches, moyens-supérieurs, moyens, moyens-inférieurs et pauvres. Sans le mouvement de collectivisation, avec qui le prolétariat pouvait-il former une alliance ? La polarisation de la paysannerie après la réforme agraire, si elle s’était poursuivie, aurait donné à la bourgeoisie une excellente occasion de former sa propre alliance avec les paysans riches qui avaient des surplus de céréales et d’autres produits à vendre. Lorsque l’État a pris le contrôle absolu de l’achat et de la vente de céréales et d’autres matières premières en mettant en place le système d’achat unifié en 1953, il a pris une mesure importante pour couper les liens entre les marchands de céréales des villes et les paysans riches. Après 1953, les paysans riches de la campagne n’avaient d’autre choix que de vendre leurs surplus de céréales et d’autres matières premières à l’Etat à des prix fixés par celui-ci. Cette politique a empêché les marchands et les paysans riches d’utiliser le commerce des céréales et la spéculation pour s’enrichir.

   La réforme agraire était une révolution de grande ampleur, impliquant des centaines de millions de personnes. Comme la réforme agraire a modifié l’ordre social qui existait depuis plus de 3 000 ans, elle a rencontré une forte résistance de la part de ceux qui perdaient leurs avantages économiques et politiques.((Voir William Hinton, Fanshen : La Révolution communiste dans un village chinois, éditions Plon, 1971.)) Dès le départ, la lutte politique s’est intensifiée, et le mouvement a progressé. Lorsque les paysans ont commencé à organiser des équipes d’entraide mutuelle et ensuite des coopératives, il était évident que les paysans riches et moyens qui avaient (relativement) des terres et des capitaux substantiels, ne feraient pas de gains en rejoignant l’équipe ou les coopératives. D’un autre côté, les paysans pauvres et moyens qui constituaient la majorité de la population paysanne chinoise avaient peu ou pas d’instruments de production et seulement une très petite parcelle de terre. Ils ont rencontré beaucoup de difficultés dans la reproduction, sans parler de l’expansion. Dans de nombreux cas, ces paysans avaient soit perdu leurs terres, soit risqué de les perdre à cause d’accidents personnels et /ou de catastrophes naturelles. Ils étaient impatients de trouver une alternative. Les équipes d’entraide mutuelle et les coopératives simples ont prouvé que lorsqu’elles réunissaient les ressources, elles augmentaient la production. Les paysans moyens, qui pouvaient se tourner vers les deux alternatives, étaient les éléments cruciaux pour l’organisation des coopératives. Les paysans moyens possédaient une parcelle de terre, quelques instruments de production et un ou deux ouvriers forts dans le ménage, ce qui leur permettait de bien se débrouiller seuls. Ils ont été inspirés par la perspective de devenir des paysans riches. Même si les paysans pauvres et moyens-inférieurs étaient enthousiastes à l’idée de former des collectifs, avec leurs maigres ressources, ils étaient confrontés à de réelles difficultés et à la possibilité qu’ils ne puissent pas le faire seuls. Finalement, les paysans moyens ont été conquis quand ils ont vu les résultats de la coopération. Lorsque les paysans moyens se sont joints aux coopératives, les riches et les moyens-supérieurs se sont retrouvés isolés. Même si les paysans riches et moyens-supérieurs avaient plus de terres et d’instruments de production, avec tout le monde dans les coopératives, ils ne pouvaient embaucher personne pour travailler pour eux. Ils ont été « forcés » de rejoindre le système coopératif. La formation de coopératives était le seul moyen d’empêcher les paysans riches et moyens-supérieurs de s’enrichir en exploitant le travail des autres.

   Pendant le mouvement coopératif, Mao a rappelé à plusieurs reprises aux cadres qui ont travaillé à l’organisation des coopératives de s’assurer que la direction des coopératives reste entre les mains des paysans pauvres et moyens qui ont soutenu le mouvement le plus fortement.((Voir Su Xing, « La lutte de deux lignes, socialiste contre capitaliste, après la réforme agraire », Jing Jin Yan Jiu, 1965, no. 7, p. 24.)) Les paysans riches, qui préféraient voir le mouvement coopératif s’effondrer, essayaient de le saboter à la moindre occasion. Il était en fait assez remarquable qu’un mouvement coopératif d’une telle nature et d’une telle ampleur ait été mené avec si peu de chaos et d’effusion de sang. Ce mouvement a tellement profité à la majorité des paysans qu’il a bénéficié d’un large soutien. Le succès doit en être attribué à la direction du Parti communiste chinois et aux centaines de milliers de membres du parti au niveau local, ces cadres inférieurs qui venaient de terminer la guerre révolutionnaire et ne savaient presque rien de l’organisation en coopératives (à l’exception d’une certaine expérience acquise dans des zones précédemment libérées) mais qui étaient très en phase avec les besoins de leurs camarades paysans. Cependant, la direction nationale du Parti communiste chinois était profondément divisée sur la direction du développement, non seulement dans l’agriculture chinoise mais aussi dans le développement en général.

   Au niveau simple des coopératives, les paysans riches et moyenssupérieurs revendiquaient toujours une part de la production produite en fonction des instruments de production qu’ils possédaient. Lorsque les coopératives ont progressé au niveau avancé, elles ont acheté les instruments de production aux paysans riches et moyens-supérieurs. Comme nous l’avons expliqué plus haut, ce projet socialiste a éliminé la distribution de produits aux ménages propriétaires du capital. La distribution dans les coopératives avancées était faite seulement en fonction du travail fourni. Grâce au processus de collectivisation, les forces de classe qui ont soutenu ce projet socialiste mené par Mao ont gagné. La stratégie de Mao était de compter sur les paysans pauvres et moyens-inférieurs et d’unir les paysans moyens. Sous la direction de Mao, la ligne de classe du Parti communiste chinois a été clairement révélée.

   Quand un projet socialiste, comme les coopératives avancées ou les communes, a été institué, c’était à chaque fois contre l’intérêt de certains éléments de la société. Lorsque le mouvement coopératif a progressé au stade avancé, ceux qui ont perdu étaient clairement ceux qui devaient vendre leur propriété aux coopératives. Ces paysans auraient été mieux lotis s’ils avaient été autorisés à tirer continuellement des dividendes de ces biens, plutôt que d’être remboursés avec une somme forfaitaire finale basée sur un prix «négocié» qu’ils avaient seulement accepté à contrecœur. Ceux qui avaient gagné dans la progression du mouvement coopératif étaient clairement la majorité des paysans qui n’avaient jamais possédé qu’une petite bande de terre et leur propre travail. Cette majorité comprenait les familles qui n’avaient même pas de travail productif. C’était les paysans âgés sans fils et les veuves avec de jeunes enfants. Beaucoup d’entre eux avaient perdu leurs proches dans la guerre révolutionnaire. Mao était très préoccupé par les moyens de subsistance de ces personnes parce que l’État n’était pas en mesure d’aider. Mao a dit que chaque coopérative devrait être capable de «porter sur son dos» quelques-unes de ces familles.((Pour le point de vue de Mao sur la coopérative agricole, voir «Sur la Coopérative agricole» (31 juillet 1955), «Le mouvement coopératif agricole doit compter sur les membres du parti et les paysans moyens pauvres et inférieurs» (7 septembre 1955), «Débats sur l’agriculture coopérative et la lutte de classe actuelle» , (11 octobre 1955), et «La Nouvelle Marée du socialisme dans les campagnes chinoises» (septembre et octobre 1955) dans Œuvres Choisies de Mao Zedong, 5e volume, Pékin, Chine, 1977, p. 259.)) Ces familles ne pouvaient rien apporter au «pot commun», mais devaient manger du «pot commun». D’un point de vue purement intéressé, aucune coopérative ne serait prête à «porter sur son dos» un tel fardeau. Elles devaient être persuadées, dans un esprit de coopération, de le faire.

   De l’analyse ci-dessus, nous pouvons voir que certaines forces de classe ont gagné et que d’autres forces de classe ont perdu pendant le processus de collectivisation. Les forces de classe qui ont vu leurs intérêts bafoués n’étaient pas prêtes à se rendre dans le calme. Elles ont dû chercher leurs propres représentants et portes-paroles soit de l’intérieur, soit à l’extérieur de la base du pouvoir. Sur la question de la collectivisation, les opposants de Mao au sein du Parti communiste ont reflété ces forces de classe, et ils ont continué à faire avancer leurs projets capitalistes même après l’établissement des communes.

   Le programme « Trois libertés et un contrat » était un exemple de projets capitalistes dans le secteur collectif. Liu et Deng ont fortement soutenu ce projet capitaliste dès le début des coopératives avancées et ont continué à le pousser après la formation des communes. Les trois libertés étaient les libertés : 1) d’agrandir les terrains privés, 2) de promouvoir le marché libre, et 3) que chaque ménage soit responsable de ses propres profits ou pertes. Le contrat consistait à faire signer à chaque ménage un contrat avec l’État pour la production d’une quantité préétablie de cultures. Après que le montant préétabli a été atteint, le paysan était libre de tout vendre sur le marché libre. Dès 1956, Liu et ses partisans prônaient fortement les « Trois libertés et un contrat » et, parfois, le mettaient en pratique par la force. L’agrandissement des terrains privés a encouragé les paysans à consacrer plus de travail et d’efforts à leurs propres terrains. La promotion des marchés libres a facilité la vente des produits des lots privés des paysans. Si les ménages individuels étaient tenus responsables de leurs propres profits ou pertes, l’unité comptable serait changée de l’équipe au ménage individuel. Cette incitation matérielle, selon le promoteur des « Trois libertés et un contrat », encouragerait les paysans à produire davantage.

   Dans le système communal, comme nous l’avons montré plus haut, l’épargne privée ne pouvait pas être transformée en capital. L’accumulation de capital était faite collectivement, pas de manière privée. Le fonds d’accumulation appartenait à toute l’équipe pour l’achat de nouveaux instruments de production qui bénéficiaient à tous les membres de l’équipe. Si un projet capitaliste comme les « Trois libertés et un contrat » avait été autorisé à être mis en œuvre et à se développer, alors au lieu de l’équipe, chaque ménage privé serait devenu la nouvelle unité de comptabilité. Si le ménage avait pu réaliser des profits en vendant ses produits sur le marché libre, il aurait pu investir dans de nouveaux outils de production avec lesquels il aurait pu gagner plus de bénéfices. Le projet « Trois libertés et un contrat » a favorisé l’accumulation de capitaux privés, qui ont participé à la distribution du produit. En même temps, dans le cadre de ce projet, les ménages qui subissaient des pertes risquaient de tout perdre. Pour les promoteurs de ce projet, ce serait un bon moyen de se débarrasser de ceux qui ne pourraient pas produire efficacement. La distribution sous les « Trois libertés et un contrat » revenait au stade des coopératives simples, où les propriétaires de capitaux recevaient des parts de plus en plus importantes des produits. Lorsque Liu et Deng ont poussé à mettre en œuvre les « Trois libertés et un contrat », ils ont présenté le projet comme si c’était seulement pour promouvoir la production en fournissant des incitations matérielles aux ménages paysans individuels. L’intérêt caché de ce projet capitaliste était d’inverser la direction de la transition du communisme au capitalisme.

   Depuis le début de la collectivisation de l’agriculture, des projets capitalistes tels que les « Trois libertés et un contrat » ont rivalisé avec la propriété collective dans le système communal. Si les projets capitalistes avaient pu se développer et s’étendre au cours des années 1950 et 1960, le système communal se serait effondré. Par la compétition entre les projets socialistes et capitalistes, les intérêts des différents éléments de classe de la société ont été révélés et articulés. Les mouvements de masse dirigés par Mao et ceux en faveur du développement socialiste ont favorisé les projets socialistes. Au cours de chacun des mouvements de masse, une antithèse a été mise en place pour que les forces de classe, qui s’opposaient aux projets socialistes, soient forcées de défendre ouvertement leurs intérêts. Lorsque les projets socialistes étaient menés à travers des mouvements de masse, les intérêts des forces de classe opposées étaient exposés. Grâce à la mise en œuvre de projets socialistes ou capitalistes, certaines forces de classe ont été renforcées et d’autres forces de classe ont été affaiblies. En même temps, les différentes forces de classe se sont reproduites.

   Ce que Liu n’était pas capable de faire plus tôt, Deng l’a fait avec sa réforme de la campagne deux décennies plus tard – et il est allé bien audelà du projet original. Entre 1979 et 1984, Deng a pris plusieurs mesures pour redistribuer la terre aux ménages paysans individuels. Comme la réforme agraire de 1949-52, la redistribution des terres de Deng était un projet capitaliste. L’argument avancé par Deng et ses partisans pour démanteler les communes était : « Manger d’un grand pot [commun] engendre la paresse ». Si cela a pu être vrai dans un petit nombre de cas, Deng a démantelé toutes les communes d’un seul coup, malgré le fait que la majorité se porte bien. La décollectivisation à la campagne a brisé l’alliance entre ouvriers et paysans, qui était la stratégie la plus importante pendant la transition socialiste. La redistribution des terres de Deng, avec d’autres projets capitalistes que lui et ses partisans ont institués, comme l’élimination progressive du système d’achat unifié, la privatisation de l’industrie rurale, la réduction du soutien de l’État à la production de machines agricoles et autres intrants agricoles. la privatisation des entreprises d’Etat et le remplacement des travailleurs permanents de l’Etat par des contractuels, étaient autant de projets capitalistes dans une stratégie capitaliste globale. Ces projets capitalistes indiquaient sans équivoque dans quelle direction allait se diriger la réforme. La stratégie capitaliste de Deng a révélé la ligne de classe de sa réforme. Sa réforme a délibérément rompu l’alliance ouvrière-paysanne et renforcé l’alliance entre les capitalistes bureaucratiques et les nouveaux « entrepreneurs », qui étaient eux-mêmes des représentants du parti ou avaient des liens étroits avec les hauts dignitaires du parti.

   Nous devons aller un peu plus loin pour identifier les éléments de classe qui ont soutenu Deng quand il a commencé sa réforme. Même si la majorité des paysans bénéficiaient du système communal et profitaient de meilleures conditions de vie et de sécurité, une minorité significative n’était pas satisfaite. Il y avait plusieurs raisons à leur mécontentement. Tout d’abord, dans les communes très pauvres, les paysans rencontraient beaucoup de difficultés pour augmenter la production. Leur production de céréales était souvent à peine assez (ou pas assez) pour nourrir tout le monde, donc peu ou rien n’était laissé après avoir atteint le quota de grain. Dans ces communes, la distribution ne pouvait être faite «à chacun selon son travail». (Les communes les plus pauvres ont souvent dû compter sur des aides d’État.) Les membres les plus forts de ces communes ont travaillé plus dur mais n’ont pas été récompensés en conséquence. Cela a créé un problème d’incitation pour les membres les plus forts de l’équipe et de la brigade.

   Deuxièmement, et plus important encore, le soutien à Deng provenait des communes les plus prospères où il y avait des surplus substantiels et une reproduction élargie. À la fin des années 1960, de nombreuses brigades et communes qui avaient des excédents de production agricole investissaient dans les industries manufacturières. Au milieu des années 1970, ces industries rurales ont prospéré, et ces brigades et communes ont pu accélérer leur accumulation de capital. Cependant, à cette époque, la réglementation de l’État limitait l’accumulation du capital. En vertu de la réglementation de l’État, les brigades/communes devaient mettre de côté une partie (environ un tiers) de leurs profits pour le développement agricole et une autre portion pour le développement du bien-être général avant de pouvoir investir les bénéfices restants dans les industries. En outre, les industries rurales n’étaient pas libres de concurrencer les industries d’État pour acquérir des matières premières ou vendre leurs produits. Ces contradictions sont nées de l’expansion des forces productives – et non pas à cause de la stagnation des forces productives comme le prétendaient les réformateurs. Comme l’avait déjà prévenu Mao, de nouvelles contradictions surgiraient si la coexistence de deux types de propriétés – l’État et le collectif – devait durer longtemps. Les communes devenues prospères grâce au développement de leurs industries étaient aussi des communes riches en agriculture et qui avaient des excédents de céréales et d’autres cultures. La Chine avait besoin de ces excédents pour les régions les plus pauvres, qui n’étaient pas autosuffisantes. Ainsi, dans l’intérêt du pays dans son ensemble, les communes riches ne pouvaient pas négliger leur agriculture. Cependant, pour les communes riches, le retour des investissements dans les industries était beaucoup plus important que l’investissement dans l’agriculture et, comme les communes étaient collectivement possédées, il n’était pas toujours facile de les persuader de sacrifier leurs propres intérêts dans l’intérêt de tout le pays.

   Troisièmement, lorsque la production agricole a augmenté et que les industries rurales se sont développées, les revenus des ménages paysans dans les brigades/communes aisées ont augmenté. Beaucoup de ces ménages disposaient d’une épargne substantielle, mais dans les communes, ces ménages n’avaient peu ou pas de possibilité de transformer leur épargne en capital. Les ménages les mieux lotis auraient pu gagner davantage s’ils avaient pu investir leur épargne dans des investissements et engranger des revenus supplémentaires grâce aux capitaux. En outre, les paysans qui étaient physiquement forts et/ou qui étaient astucieux dans leurs transactions estimaient que le système des points de travail les empêchait de réaliser leur plein potentiel. Dans tous les cas ci-dessus, les membres forts pouvaient voir de quelle manière un projet capitaliste, tel que les «Trois libertés et un contrat», leur serait bénéfique.

   Enfin, le projet capitaliste aurait profité particulièrement à ceux qui occupaient des positions de pouvoir et pourraient donc utiliser ce pouvoir à leur avantage. Après la Révolution culturelle, les paysans surveillaient très attentivement les cadres et les fonctionnaires du gouvernement local. Les masses scrutaient ceux qui détenaient le pouvoir et les rendaient responsables de leurs actions, l’abus de leur pouvoir était ainsi compliqué. Les développements à la suite des réformes de Deng montrent que les fonctionnaires du gouvernement et les cadres du parti ont en effet été en mesure de transformer le pouvoir qu’ils possédaient en gain matériel personnel.

   Lorsque Deng et ses partisans ont présenté les projets capitalistes, ils ont fait appel à ces groupes et ont sollicité leur soutien. Quand Deng a mis en œuvre sa réforme après 1979, les projets capitalistes qui n’avaient pas réussi à prendre de l’ampleur au cours des décennies précédentes ont été relancés. Deng a cherché ses partisans, et avec leur aide, a mis en œuvre ses projets capitalistes à grande échelle et inversé la direction de la transition.

B. Concurrence dans le secteur public

   Dans le secteur public, le projet socialiste le plus important est l’entreprise d’État. Le but de ce projet socialiste est de progresser vers le communisme, quand la production marchande cesse d’exister et que les producteurs directs ont le contrôle des moyens de production. Par conséquent, pendant la transition socialiste, les politiques de l’entreprise d’État devraient promouvoir une participation de plus en plus grande des travailleurs de la production à la gestion de l’entreprise et des politiques d’élimination progressive de la production marchande et du travail salarié. Au sein de l’entreprise d’Etat, le rôle de la direction et le rôle du travailleur devaient être moins différenciés. Le système de rémunération dans les entreprises d’Etat devrait refléter la quantité de travail fournie, pas la taille du capital investi. D’un autre côté, la propriété d’Etat ne signifie pas nécessairement des rapports de production socialistes. Sous la propriété de l’Etat, des projets capitalistes peuvent être institués pour promouvoir les relations de production capitalistes. Le projet capitaliste élargit la production marchande et renforce ainsi les relations dominants/dominés dans la production. Le but de la production du projet capitaliste est alors la valorisation de la valeur au lieu de chercher à répondre aux besoins des gens. La production marchande sous le projet capitaliste reproduit le travail salarié et la distribution de la production selon la taille du capital (constant et variable).

   Les expériences concrètes de la Chine ont montré qu’au sein de l’entreprise d’Etat il y avait une lutte continue entre les projets socialistes et capitalistes. Les projets socialistes et capitalistes étaient en concurrence sur des questions telles que l’autonomie des entreprises, le statut de l’emploi des travailleurs de l’Etat, le système des salaires et d’autres questions concernant le contrôle des travailleurs. Ces questions reflètent la nature capitaliste ou socialiste de l’entreprise d’État.

   Si les entreprises d’État devaient acquérir l’autonomie nécessaire pour gérer leurs propres affaires et leurs performances et si les salaires des dirigeants étaient liés au profit et à la perte de ces entreprises, elles fonctionneraient finalement comme des sociétés capitalistes. Sur la question de l’emploi permanent, bien que le statut d’emploi permanent au sein des entreprises publiques ne garantit pas aux travailleurs un meilleur contrôle des moyens de production, le contraire de cette politique, le contrat de travail, priverait totalement les travailleurs de la possibilité de contrôler moyens de production. Un système de salaires qui mettrait l’accent sur les incitations matérielles et la concurrence entre les travailleurs pour obtenir une prime supplémentaire aurait plus de chances de diviser les travailleurs et donnerait également à la direction plus de contrôle sur les travailleurs.

   Avant le début de la réforme en 1979, l’échelle salariale des fonctionnaires, à huit degrés, ne différenciait le travail fourni par les travailleurs que par leur expérience, leurs années de service et leurs compétences. Les travailleurs, qui avaient grandement contribué à accroître la productivité par leur travail acharné, leur esprit d’équipe et/ou leurs innovations, étaient sélectionnés comme travailleurs modèles et recevaient des louanges et des prix, mais ne pas de récompense matérielle directe, comme des salaires plus élevés, une prime ou une promotion. Cette échelle de salaire a limité le niveau d’écart de revenus. L’élimination du travail à la pièce et des primes a enlevé au gestionnaire le pouvoir d’utiliser des incitations matérielles comme un outil de division pour inciter les travailleurs à travailler plus et à se faire concurrence. Lorsque l’État subventionnait la nourriture, le logement, les soins, l’éducation, le transport et d’autres nécessités de la vie, comme en Chine, les travailleurs qui bénéficiaient de l’échelle de salaire la plus basse pouvaient se permettre un niveau de vie minimum. En fait, une fois que les nécessités de base étaient assurées, il fallait une distribution qui allait plus loin qu’ »à chacun selon son travail ». La répartition au sein du secteur étatique de 1958 à 1978 indiquait que l’Etat donnait la plus haute priorité à la reproduction de la force de travail, à l’entretien du travail et à la place des travailleurs dans les décisions de production et d’investissement dans le cadre de la planification.

   Pendant la période de transition, les projets capitalistes rivalisaient avec les projets socialistes du secteur public. Dès le début, la bourgeoisie avait son propre plan pour instituer des projets capitalistes dans le secteur public. Les projets capitalistes, y compris le système de contrat de travail, mis en œuvre depuis le début de la réforme, ne trouvent pas leur origine dans les réformateurs actuels. Dès les années 1950, Liu Shaoqi a commencé à plaider pour les avantages du système de travail en soustraitance. Un chapitre du Manuel du Système de Contrat de Travail récemment publié a révélé l’historique des tentatives de Liu d’instituer des travailleurs contractuels temporaires dans les usines appartenant à l’État. Ce chapitre déclare qu’en 1956, Liu a envoyé une équipe en Union Soviétique pour étudier leur système de travail. À son retour, l’équipe a proposé l’adoption d’un système de travail contractuel inspiré de ce que l’Union soviétique avait adopté. Cependant, lorsque les changements étaient sur le point d’avoir lieu, le Grand Bond en avant a commencé, interrompant ainsi sa mise en œuvre. Le chapitre continue en déclarant que, au début des années 1960, Liu a de nouveau tenté de changer le statut d’emploi permanent en adoptant un « système à deux voies ». Dans le cadre du « système à deux voies », les entreprises ont été mandatées pour employer plus de travailleurs temporaires et moins de permanents, et les mines devaient employer des paysans en tant que travailleurs temporaires. Puis, en 1965, le Conseil d’État a annoncé un nouveau règlement sur l’emploi des travailleurs temporaires, indiquant que, au lieu de travailleurs permanents, plus de travailleurs temporaires devraient être embauchés. Le règlement donnait également aux entreprises individuelles le pouvoir d’utiliser les fonds salariaux alloués pour remplacer les travailleurs permanents par des travailleurs temporaires. De nouveau, selon l’auteur de ce chapitre, la Révolution culturelle a interrompu les efforts de Liu pour réformer le système du travail et, en 1971, un grand nombre de travailleurs temporaires ont reçu un statut de permanent.((« L’Histoire de notre système de contrat de travail » dans Manuel du Système de Contrat de Travail, édité par Liu Chiang-tan, Science Publisher, 1987, pp. 1-18.))Bien que Liu n’ait pas pu pleinement mettre en œuvre sa réforme, des « projets expérimentaux » se poursuivaient ici et là, et avant le début de la Révolution culturelle, les entreprises d’État avaient embauché un grand nombre de travailleurs temporaires.

   Contrairement aux tentatives de Liu d’instituer le travail en sous-traitance, la Charte Anshan était la tentative la plus sérieuse de changer l’organisation du travail et le processus de travail sur le lieu de travail. Les travailleurs du Combinat Métallurgique d’Anshan ont pris l’initiative d’établir de nouvelles règles pour changer leurs opérations en milieu de travail. Le 22 mars 1960, Mao a proclamé que ces nouvelles règles devraient être utilisées comme lignes directrices pour le fonctionnement des entreprises d’État, et les a nommées la Charte Anshan. La Charte Anshan contient les éléments les plus essentiels ainsi que des mesures concrètes pour révolutionner l’organisation du travail et le processus de travail des entreprises publiques. Il y a cinq principes dans la Charte d’Anshan : (1) mettre la politique au poste de commande ; (2) renforcer le leadership du parti ; (3) lancer un mouvement de masse vigoureux ; (4) promouvoir systématiquement la participation des cadres au travail productif et des travailleurs à la gestion ; et (5) réformer les règles déraisonnables, assurer une coopération étroite entre les ouvriers, les cadres et les techniciens et promouvoir énergiquement la révolution technique.((Voir Charles Bettelheim, Révolution culturelle et organisation industrielle en Chine, Monthly Review Press, 1974.))

Ces principes dans la Charte Anshan représentaient un esprit menant vers l’élimination progressive du travail salarié.

   Cependant, avant le début de la Révolution culturelle, les usines ont seulement apporté un soutien de façade à la Charte d’Anshan. Lorsque la direction contrôlait fermement les processus de prise de décision dans la gestion de l’usine, elle ne voyait aucun besoin de changement. D’un autre côté, les travailleurs, qui se contentaient d’avoir des privilèges et des avantages accordés par l’État, ont supposé que les conditions de leur emploi et les avantages allaient de toute manière rester. La lutte politique au sein du Parti communiste chinois sur la direction de la transition s’est traduite dans l’usine par des changements dans les politiques salariales et d’emploi. Parfois, les politiques adoptées par le haut poussaient à la mise en œuvre du salaire à la pièce et élargissaient l’emploi de travailleurs temporaires. Puis, souvent pendant les mouvements de masse, ces politiques ont été critiquées et inversées. Cependant, avant la révolution culturelle, les travailleurs ne comprenaient pas les raisons de ces inversions de politique. Ils n’étaient pas au courant que Liu avait fait plusieurs tentatives pour abolir le statut d’emploi permanent. Sans le Grand Bond en Avant et la Révolution Culturelle, Liu et ses partisans auraient pu réussir dans leurs tentatives d’abroger les lois qui protégeaient les employés de l’État. Dans ce cas, le statut d’emploi permanent et les autres avantages accordés aux employés de l’État auraient pu devenir de l’histoire ancienne il y a des décennies. Lorsque les travailleurs ont participé aux mouvements de masse dans les années 1950 et 1960, leur conscience de classe a été progressivement augmentée. Mais les ouvriers ne se rendaient pas compte, jusqu’à la Révolution culturelle, que la lutte des classes se poursuivait après le transfert légal de la propriété des moyens de production à l’État. C’est au cours de la Révolution culturelle – une période de lutte politique intense dans l’usine et dans la société en général – que de nombreuses questions cruciales ont été soulevées. Les ouvriers et les cadres dans les usines discutaient et débattaient ouvertement de nombreuses questions importantes telles que les incitations matérielles, la participation des cadres aux travaux de production, la participation des travailleurs à la gestion, et les lois et règlements des usines. Pour la première fois, les travailleurs des entreprises d’État en Chine ont compris ce que signifiait la mise en place de la politique au poste de commande, ainsi que les autres principes de la Charte d’Anshan.

   Le but des projets capitalistes est l’opposé de celui des projets socialistes. La méthode de mise en œuvre des projets capitalistes est aussi radicalement différente de celle des projets socialistes. La mise en œuvre de projets capitalistes dans la réforme de Deng impliquait d’abord l’installation de mesures légales et ensuite l’application de ces mesures du haut vers le bas, aux unités de production individuelles. Pendant chaque période de la réforme, de la décollectivisation de l’agriculture à la réforme de l’entreprise d’État et à la réforme du travail, la législation a été adoptée par le haut puis poussée vers l’unité de production pour mettre en œuvre ces projets capitalistes. En revanche, la mise en œuvre de projets socialistes entre 1949 et 1978 s’est faite à travers des mouvements de masse où la volonté des masses a été testée, vérifiée et articulée. Les mouvements de masse de ce passé ont créé une nouvelle idéologie appartenant aux masses. La mise en œuvre de la réforme agraire, comme nous l’avons écrit plus tôt, est un bon exemple. S’il est vrai que dans les deux périodes, la mise en œuvre des projets a souligné le rôle de l’idéologie dans le changement des rapports de production, et comme tactique, de la propagande utilisée dans les médias, il existe des différences fondamentales entre la transition socialiste et la transition capitaliste. Pendant la période socialiste (avant sa fin) l’expression des masses était encouragée, tandis que la réforme de Deng la supprimait. Avant 1978, les Quatre Da – Da min, Da fang, Da Bian lun et Da zi bao – signifiant grande voix, grande ouverture, grands débats et journal à grands caractères – étaient des moyens concrets pour cette expression. Quand le groupe de Deng a repris la machine de l’Etat et a amendé la Constitution en 1979, ils ont retiré la garantie constitutionnelle du droit des masses aux Quatre Da’s ainsi que le droit de grève des travailleurs.

   Après   que      les        réformateurs    aient    institué des       politiques        de décollectivisation de l’agriculture, ils ont entrepris d’instituer des changements fondamentaux dans les entreprises d’État. Le 10 mai 1984, le Conseil d’État a publié une réglementation temporaire sur l’extension de l’autonomie des entreprises publiques. Le 20 octobre 1985, le douzième Congrès du Comité central du Parti communiste chinois a adopté une loi intitulée « La réforme de la structure économique ». Cette législation a réaffirmé la réglementation temporaire antérieure qui accordait aux dirigeants des entreprises d’État l’autonomie de gérer leurs propres affaires et permettait aux entreprises individuelles de conserver une partie de leurs bénéfices et de réinvestir ces bénéfices comme elles l’entendaient. Les gestionnaires pouvaient désormais également disposer des installations de production inutilisées en les louant, les prêtant ou en les vendant. Les dirigeants ont gagné le droit de discipliner, de licencier et de promouvoir les travailleurs, et de choisir leur propre système de salaire. Cette législation précisait en outre que l’Etat n’interviendrait plus directement dans les affaires des entreprises individuelles. Au lieu de cela, l’État (comme l’État capitaliste occidental) n’influencerait la production que par des politiques indirectes telles que les prix, les taxes et les politiques de crédit et de prêt.((Voir Documents importants depuis le Onzième Congrès, 2e vol., p. 747-750.)) L’effet de cette nouvelle politique signifiait que l’État commençait à lâcher sa propriété légale et économique des moyens de production.

   Sous la direction de Deng, les réformateurs actuels ont commencé leur réforme du travail en introduisant des incitations matérielles directes dans le système salarial des employés de l’Etat. Dans les années 1950, le salaire à la pièce était assez commun, mais il avait été abandonné pendant le Grand Bond en avant. Le salaire à la pièce a de nouveau été mis en place au début des années 1960 puis totalement interdit pendant la Révolution culturelle. Comme nous l’avons dit plus haut, de 1966 à 1979, les travailleurs des entreprises d’Etat ont été payés selon un système de salaire à huit degrés. La réforme des salaires de Deng commença par ajouter une prime aux salaires standards des travailleurs comme des incitations matérielles directes et, en 1979-80, le paiement des salaires à la pièce fut réintroduit.((Pendant la majeure partie des années 1950, les salaires basés sur le travail à la pièce ont été largement utilisés dans l’industrie publique chinoise; son taux pour les travailleurs industriels est passé de 32 à 42% durant cette période. Le paiement à la pièce est passé de 1% du personnel total en 1981 à 11% en 1984 et 1986. David Grainck, «Les multiples marchés du travail dans le secteur des entreprises industrielles d’État», The China Quarterly, juin 1991, p. 283.)) Les réformateurs croyaient que ces incitations encourageraient les travailleurs à se concurrencer les uns les autres pour augmenter leur productivité. Même si, avant la réforme salariale, les cadres et les travailleurs étaient payés selon des échelles différentes, la réforme salariale ajoutait une nouvelle caractéristique qui liait le montant de la rémunération à la position occupée. Avant la réforme, les salaires des cadres n’augmentaient que lorsqu’ils passaient d’un grade inférieur à un grade supérieur. Dans le cadre de la réforme salariale, la direction de chaque entreprise a mis en place des postes de président, de vice-président, d’ingénieur principal, etc., selon le modèle des sociétés capitalistes modernes, et chaque titulaire a aujourd’hui droit à des bonus supplémentaires en plus de son salaire régulier standard. Ce changement a créé des différences salariales internes plus importantes au sein des entreprises. Ensuite, la Réforme de la Structure Economique de 1985 a donné aux gestionnaires l’autonomie de constituer des fonds discrétionnaires qui leur étaient réservés. Le fonds discrétionnaire fonctionnait à peu près comme les comptes de dépenses à l’Ouest. Les travailleurs étaient irrités par le fonds discrétionnaire, l’appelant « la petite mine d’or de la direction ». La Réforme de la Structure Economique a également donné aux gestionnaires le pouvoir de se payer eux-mêmes et/ou les travailleurs des salaires plus élevés grâce aux profits réalisés par l’entreprise. Ce changement de politique a détruit l’échelle salariale originale à huit degrés, qui garantissait que les travailleurs de même grade recevaient le même salaire (avec de petites différences reflétant les différences régionales du coût de la vie) dans toutes les entreprises d’État. L’échelle salariale à huit niveaux permettait une répartition en fonction du travail fourni et pouvait être mise en œuvre à l’échelle nationale. La nouvelle politique permettait à un travailleur dans une entreprise rentable de recevoir plusieurs fois les gains d’un autre travailleur de la même catégorie dans une entreprise ayant subi des pertes. Cependant, cinq à six ans après la réforme des salaires, les réformateurs se sont rendus compte que l’incitation matérielle dans le nouveau système des salaires n’augmentait pas la productivité du travail. Au contraire, les augmentations salariales antérieures sans augmentation correspondante de la productivité du travail ont été partiellement responsables de l’accélération du taux d’inflation au milieu des années 1980. Au lieu de rivaliser pour gagner les primes, les travailleurs ont simplement divisé les primes en salaire supplémentaire pour compenser les prix plus élevés.

   Vers la fin de 1986, la Loi sur le Travail sous Contrat a été adoptée. Cette nouvelle loi a renforcé le pouvoir légal des gestionnaires dans les entreprises d’Etat. Après l’adoption de la loi, tous les travailleurs nouvellement embauchés devaient signer des contrats avec les entreprises qui les employaient. La durée des contrats était généralement limitée à un an. À la fin de la durée du contrat, l’une ou l’autre partie avait le droit de résilier unilatéralement le contrat (de ne pas le renouveler pour une autre année.) Les réformateurs espéraient que l’application de la nouvelle loi réduirait d’abord et finirait par éliminer le statut d’emploi permanent des employés de l’État.

   Puis, le 13 avril 1988, la Loi sur les Entreprises du Peuple Tout-Entier dans l’Industrie a été adoptée. Elle est entrée en vigueur en août de cette année. En apparence, la Loi sur les Entreprises établit une séparation de la propriété et de la gestion de l’entreprise, mais l’essentiel de la réforme est un transfert légal de la propriété de l’État à l’entreprise. Le premier article de la loi stipulait : « Les entreprises se voient accorder les droits de gestion des biens de l’Etat, ces droits englobant les droits de possession, d’usage et de disposition des biens. L’entreprise devient une entité juridique indépendante (personne morale). »((Le Quotidien du Peuple, 6 mai 1988, p. 2.)) Avec l’adoption de la nouvelle loi, les entreprises autrefois publiques se sont légalement séparées de l’État et sont devenues des entités indépendantes. La Loi sur les Entreprises accordait à la direction de chaque entreprise l’autonomie nécessaire pour prendre des décisions importantes concernant la production, y compris les punitions et le licenciement des travailleurs. Le droit d’usage dans la législation impliquait le droit d’appropriation, y compris le déboursement des salaires.((Ibid.)) Lorsque l’Etat abandonnait ses droits de propriété sur les entreprises individuelles, il n’employait plus les travailleurs de ces entreprises. Après l’adoption de la Loi sur les Entreprises, les travailleurs des anciennes entreprises d’État ont perdu la protection juridique de l’État : ils n’avaient plus légalement droit aux avantages précédemment accordés par leur situation.

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