Treizième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

TROISIEME PARTIE – LE MATERIALISME DIALECTIQUE ET LA VIE SPIRITUELLE DE LA SOCIETE

Treizième leçon. — Le rôle et l’importance des idées dans la vie sociale

1. Un exemple

   Un préjugé très répandu consiste à croire que le matérialisme marxiste est indifférent aux idées, qu’il ne leur reconnaît aucune importance, aucun rôle.

   Cette leçon va montrer qu’il n’en est rien, qu’au contraire les marxistes prennent idées et théories tout à fait au sérieux. La preuve en fut donnée par Marx lui-même : s’il avait refusé tout pouvoir aux idées, aurait-il consacré sa vie à l’élaboration et à la diffusion de la théorie révolutionnaire ? La preuve en est aussi donnée par ses disciples, militants communistes qui, aux heures le» plus dures de la lutte, sont les premiers à payer d’exemple, et fout au besoin le sacrifice héroïque de leur vie pour le triomphe des grands idéaux du socialisme.

   Reportons-nous à l’exemple par lequel nous introduisions la leçon précédente : l’idée, répandue par l’U.N.E.S.C.O., que les guerres naissent « dans la conscience des hommes » et qu’en conséquence, pour détruire la guerre, il suffit de pacifier les esprits. Nous avons vu que cette thèse ne résiste pas à un examen matérialiste, la guerre — et par conséquent l’idée de la guerre — ayant son origine dans la réalité matérielle des sociétés.

   Or la thèse de l’U.N.E.S.C.O., pour fausse qu’elle soit, n’en a pas moins une grande importance. Pratiquement elle a un rôle très précis : sous couleur de combattre la guerre, cette thèse idéaliste détourne de la recherche de ses causes véritables ! Invoquant « la conscience des hommes » en général (comme source de guerre) cet idéalisme patelin dissimule les très réelles responsabilités des vrais coupables, les impérialistes. Cet idéalisme parle bien, mais il fait du mal aux forces de paix tout en favorisant les forces de guerre. Les véritables « pacificateurs des esprits » ne sont pas ceux qui dérobent aux esprits sons un voile d’idéalisme les causes objectives de la guerre, mais ceux qui, matérialistes, analysent ces causes et dénoncent les agresseurs impérialistes.

   Tant s’en faut, par conséquent, que le marxisme néglige la puissance des idées.

   « … nous avons dit que la vie spirituelle de la société est un reflet des conditions de sa vie matérielle. Mais pour ce qui est de l’importance de ces idées et théories sociales, de ces opinions et institutions politiques, de leur rôle dans l’histoire, le matérialisme historique, loin de les nier, souligne, au contraire, leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale, dans l’histoire de la société. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique. p. 15.)

   Matérialiste, la philosophie marxiste trouve l’origine des idées sociales dans la vie matérielle des sociétés. Dialectique, elle montre leur importance objective et définit leur juste rôle : c’est l’objet de notre 13e leçon.

2. L’erreur du matérialisme vulgaire

   Ceux qui reprochent au marxisme de négliger les idées lui font, sciemment ou non, un procès qui ne le concerne pas. Ils lui imputent une erreur qui est celle du matérialisme vulgaire. Nier l’importance des idées, c’est là une position antiscientifique, que le matérialisme dialectique a toujours combattue.

   « On pense différemment dans un palais et dans une chaumière ». Cette formule de Feuerbach est simpliste, équivoque. Elle oublie en effet que, parmi les conditions qui déterminent les conceptions d’un individu, se trouvent précisément les idéologies existantes. De sorte que l’habitant d’une chaumière peut fort bien avoir des prétentions de prince ! L’ouvrier peut avoir des prétentions petites-bourgeoises ! Le cordonnier géorgien, dont parle Staline, ne serait pas venu aux idées socialistes si celles-ci n’avaient pas eu, déjà, une existence et un rôle dans la société.

   Dans La Musette de Jean Brécot, Gaston Monmousseau illustre par un exemple vivant — lire « Une Vache de noble », p. 84, — cette vérité que tels ou tels individus peuvent conserver longtemps une idéologie en contradiction avec les conditions matérielles de leur existence.

   Les conceptions mécanistes du matérialisme antidialectique — nous le qualifions de matérialisme « vulgaire » par opposition au matérialisme scientifique — sont très dangereuses. Pourquoi ? Parce qu’elles font le jeu de l’idéalisme. En niant le rôle des idées, le matérialisme vulgaire donne aux philosophes idéalistes la possibilité d’occuper le terrain ainsi laissé libre. On a alors d’un côté un matérialisme simplifié, qui appauvrit la réalité — et de l’autre, pour « compenser » ces insuffisances, le « supplément d’âme » généreusement apporté par l’idéalisme. L’idéalisme corrige le mécanisme. L’erreur corrige l’erreur.

   Quelle est donc la position du matérialisme dialectique ?

   Tandis que, pour le matérialisme mécaniste, la conscience sociale n’est qu’un reflet passif (on dit encore : un « épiphénomène ») de l’existence matérielle, pour le matérialisme dialectique la conscience sociale est bien reflet, mais c’est un reflet actif.

   Nous savons en effet que la réalité est mouvement (2e loi de la dialectique, voir la 3e leçon), que chaque aspect de la réalité est mouvement. Or les idées et théories, bien que postérieures à la matière, n’en sont pas moins des aspects de la réalité totale. Pourquoi donc leur refuser la propriété fondamentale de tout ce qui est ? Pourquoi leur refuser le mouvement, l’activité ? La dialectique est universelle ; elle se manifeste donc aussi bien dans les idées que dans les choses, dans la conscience sociale que dans la production.

   La thèse qui refuse tout pouvoir aux idées est antidialectique en un deuxième sens : nous savons (1ère loi de la dialectique, voir la 2e leçon) que la réalité est interdépendance ; les divers aspects du réel sont en connexion, agissent les uns sur les autres. De là cette conséquence : dérivée de la vie matérielle, la vie spirituelle de la société n’en est pas moins inséparable de cette vie matérielle ; elle agit donc en retour sur la vie matérielle des sociétés.

   Ainsi l’application des lois de la dialectique non seulement donne toute leur importance aux idées et théories sociales, mais permet de comprendre comment s’exerce leur action.

   Ce rapport réciproque, cette interaction de la société et des idées, Engels l’exprime ainsi :

   « La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure — les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats, — les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., — les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et dans beaucoup de cas en déterminent, de façon prépondérante, la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs… » (Engels : « Lettre à Joseph Bloch » (21 septembre 1890) », dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, p. 128. (Nous consacrons la 19e leçon aux rapports entre base et superstructure.)

   Engels critique

   « … cette idée stupide des idéologues [selon lesquels], comme nous refusons aux diverses idéologies qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir, observe Engels, d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l’effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide… » (Engels : Lettre à Franz Mehring, (14 juillet 1893) », idem, p. 140.)

   Et encore

   « [Le fait que] … un point de vue idéologique réagit à son tour sur la base économique et peut la modifier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence même.

   … lorsque Barth prétend que nous aurions nié toute réaction des reflets politiques, etc., du mouvement économique sur ce mouvement même, il ne fait que se battre contre des moulins à vent.

   … Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’effet… Que tout le grand cours des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, très inégales, — dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive… cela, …ils ne le voient pas. » (Engels : « Lettre à Conrad Schmidt », idem, p. 133, 135.)

   Partant, avec raison, du fait que les lois économiques sont la base du développement historique, certains vulgarisateurs du matérialisme en tirent une conclusion fausse : ils croient qu’il suffit de laisser ces lois agir par elles-mêmes en se croisant les bras. Ils vouent ainsi l’homme à l’impuissance. Or l’expérience montre que mieux les hommes connaissent les lois objectives de la société, plus efficace est leur lutte contre les forces sociales rétrogrades qui font obstacle à l’application de ces lois parce qu’elles lèsent leurs intérêts de classe.

   Comment dès lors nier le rôle de la conscience qui connaît ces lois ? Comment nier sa puissance alors qu’elle a de tels effets ? Selon que les lois du développement social sont connues ou ignorées des hommes, ceux-ci en font leurs auxiliaires ou en sont les victimes. La connaissance scientifique des causes de la guerre impérialiste permet ainsi de lutter efficacement contre elle. Quand les marxistes disent, avec Staline, que les guerres sont « inévitables » entre pays capitalistes, le matérialisme vulgaire en conclut qu’elles sont fatales ; en quoi il rejoint l’idéalisme du théologien, pour qui la guerre est punition divine. Dire que le capitalisme rend les guerres inévitables [Voir Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. ». Derniers écrits, p. 122.], c’est dire que par sa nature le capitalisme engendre la guerre impérialiste. Mais, si le capitalisme est la cause nécessaire des guerres, son existence ne suffit pas à déclencher la guerre ; pourquoi ? Parce qu’il faut encore que les peuples acceptent de la faire, cette guerre. Les capitalistes ont besoin de soldats. D’où leur politique de guerre, leur idéologie de guerre qui tendent à persuader les peuples qu’il faut faire la guerre : par là ils travaillent à faire en sorte que la loi du capitalisme — loi qui le pousse à la guerre — se réalise librement, dans leur intérêt. Mais les peuples, en combattant pied à pied, et sans attendre, la politique de guerre et l’idéologie de guerre, empêchent les capitalistes de réaliser les conditions favorables à la guerre. On voit l’importance des idées. L’idée, notamment, que la coexistence pacifique est possible entre des régimes sociaux différents est en train de devenir un obstacle décisif à la croisade antisoviétique. Pourquoi ? Parce que les masses s’emparent de cette idée de plus en plus fortement. Or le capitalisme qui a besoin de la guerre (c’est en ce sens qu’elle lui est nécessaire) ne pourra satisfaire ce besoin si les masses disent : « non » ! (c’est en ce sens que la guerre n’est pas fatale).

3. La thèse matérialiste dialectique

a) C’est l’origine matérielle des idées qui fonde leur puissance.

   En même temps qu’il affirme le caractère objectif des lois de la société, — en premier lieu les lois économiques —, le matérialisme dialectique affirme donc le rôle objectif des idées (ce qui permet aux hommes d’accélérer ou retarder, de favoriser ou entraver l’exercice des lois de la société). Certains, prisonniers du matérialisme vulgaire, diront : « Inconséquence ! Ou c’est l’un ou c’est l’autre ! Ou bien vous admettez la puissance du « facteur objectif » ou bien vous admettez la puissance du « facteur subjectif ». Il faut choisir ». Position métaphysique.

   Le matérialisme dialectique ne fait pas de la matière et de la pensée deux principes isolés, sans lien. Ce sont deux aspects tout aussi réels l’un que l’autre

   « … d’une seule et même nature ou d’une seule et même société ; on ne peut les représenter l’un sans l’autre, ils coexistent, se développent ensemble, et nous n’avons, par conséquent, aucune raison de croire qu’ils s’excluent mutuellement. »

   Et Staline dit encore :

   « La nature, une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale ; la vie sociale, une et indivisible, exprimée sous deux formes différentes, matérielle et idéale : voilà comment nous devons considérer le développement de la nature et de la vie sociale. » (Staline : « Anarchisme ou socialisme ? », Œuvres, t. I, p. 261-262.)

   Etant entendu que l’aspect matériel est antérieur à l’aspect spirituel.

   Par conséquent le matérialisme dialectique non seulement admet le pouvoir des idées sur le monde, mais il rend ce pouvoir intelligible. Au contraire, en séparant les idées de l’ensemble du réel, l’idéalisme en fait des êtres mystérieux : on se demande comment elles peuvent agir sur un monde (nature, société) avec lequel elles n’ont rien de commun. Le superbe isolement des idées les paralyse.

   Le mérite du matérialisme dialectique c’est que, ayant retrouvé l’origine matérielle des idées sociales, il est par là même en mesure de comprendre leur efficacité sur ce monde dont elles sortent. On le voit : non seulement l’origine matérielle des idées et théories ne nuit ni à leur importance ni à leur rôle, mais elle leur donne toute leur efficacité.

   Ce n’est pas le matérialisme dialectique qui méprise les idées. C’est bien plutôt l’idéalisme, qui les transforme en mots creux, qui en fait des fantômes sans pouvoir. Le matérialisme dialectique reconnaît en elles une force concrète, tout aussi matérielle en ses conséquences que les forces de la nature.

   Cette force — bien qu’elle devienne inintelligible dès qu’on veut la considérer à part, sans rapport avec le reste — peut cependant, et jusqu’à un certain point, se développer par son propre mouvement. Exemple : la religion est née sur la base des conditions matérielles, historiques de la société. Mai» cet ensemble d’idées qu’est la religion n’est pas passif. Il a une vie propre, qui se développe dans le cerveau des hommes. Et d’autant plus que ceux-ci, ignorant les causes objectives de la religion, croient que c’est Dieu qui fait tout marcher. Des idées peuvent donc se transmettre aux générations, et se maintenir, alors que se sont modifiées les conditions objectives qui les avaient suscitées. Mais à la longue l’ensemble du réel agit sur cet aspect du réel qu’est l’idéologie religieuse. L’idée a un développement relativement indépendant ; mais quand la contradiction est trop aiguë entre l’idée et le monde objectif, elle se résout au profit du monde objectif, au profit des idées qui reflètent ce monde objectif. Ce sont donc les théories vraies qui, en définitive, se fraient la voie et s’imposent aux masses contre mystifications et mensonges.

b) Vieilles idées et nouvelles idées.

   Etudiant l’origine des idées, nous avons vu (12e leçon, point III, c) que la contradiction dans les idées et théories reflète une contradiction objective dans la société.

   Considérons par exemple les crises économiques qu’engendre le capitalisme. Leur cause objective, c’est la contradiction entre le caractère privé de la propriété des moyens de production et le caractère social du processus de production. [Nous étudierons plus spécialement cette question dans la quatrième partie, 18e leçon (point II b).] Comment résoudre cette contradiction ?

   Le prolétariat révolutionnaire répond : par la socialisation des moyens de production, par le socialisme ; alors il n’y aura plus de crise, les forces productives reprendront leur essor, pour le bonheur de tous. La bourgeoisie, qui détient les moyens de production, dont elle tire le profit maximum, répond : Limitons les forces productives puisqu’elles mettent notre régime en danger ; ainsi nous sauvegarderons les rapports capitalistes de production qui garantissent nos privilèges. Et la même classe qui jadis chantait les louanges de la science, la maudit aujourd’hui, considérant que c’est la faute à la science s’il y a — comme elle dit — « surproduction ». Au contraire, le prolétariat fait l’éloge de la science. Il considère que les crises ne sont pas imputables au progrès scientifique, mais au régime social, au capitalisme ; dans un régime socialiste, la science apportera la prospérité.

   On voit qu’il y a lutte d’idées sur la base d’une contradiction objective, celle du capitalisme en crise.

   D’un côté l’idée répandue à profusion par les idéologues et les journalistes de la bourgeoisie : la science est mauvaise ; il faut la tenir à l’œil, ses progrès sont une calamité, il est temps de la subordonner à la religion. Et ce n’est pas pour rien que dans les magazines et digests, la magie, la sorcellerie, les « sciences occultes » s’attribuent la bonne part, en compagnie de l’anticommunisme et des pin-up. Ce n’est pas pour rien non plus que, dans un document officiel [Circulaire du 29 septembre 1952 publiée par l’Education nationale, 2 octobre 1952.], le ministre de l’Education nationale a prôné le retour à l’empirisme, c’est-à-dire aux procédés d’investigation que la science a dépassés depuis longtemps. Cette propagande tapageuse ou sournoise contre la science, avec retour aux mystiques médiévales, vient-elle par hasard ? Est-ce hasard si la bourgeoisie d’aujourd’hui raconte de cent façons qu’il n’y a pas de lois objectives, et que par conséquent on ne doit pas « chercher à comprendre » ? Est-ce hasard si le projet de « réforme » de l’enseignement dû au ministre André Marie, prenant exemple sur Franco, tend à l’avilissement de la culture générale ? Tout cela (qu’il faut rapprocher des thèmes développés sous le régime fasciste de Vichy) est en fait l’expression idéologique des intérêts d’une classe condamnée par le développement des sociétés et qui voudrait que l’histoire fasse machine arrière.

   « Il est de vieilles idées et théories, qui ont fait leur temps et qui servent les intérêts des forces dépérissantes de la société. Leur importance, c’est qu’elles freinent le développement de la société, son progrès. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 16.)

   Il est évident que la haine ou le mépris des sciences profite actuellement à la bourgeoisie, puisque leur essor pacifique mettrait en cause son régime. [Ceci n’empêche pas la bourgeoisie d’utiliser sciences et techniques pour ses industries de guerre, au détriment des œuvres de paix. Mais par là même elle renforce l’idée que la science ne peut rien donner de bon.]

   Mais à l’opposé, l’idée qu’il faut encourager le progrès des sciences est répandue par le prolétariat, classe révolutionnaire. C’est une idée qui, en effet, est en plein accord avec le développement des forces productives ; or seule désormais la lutte révolutionnaire du prolétariat peut assurer cet essor.

   « Il est des idées et des théories nouvelles, d’avant-garde, qui servent les intérêts des forces d’avant-garde de la société. Leur importance, c’est qu’elles facilitent le développement de la société, son progrès ; et, qui plus est, elles acquièrent d’autant plus d’importance qu’elles reflètent plus fidèlement les besoins du développement de la vie matérielle de la société. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 16.)

   Voilà pourquoi, lorsque la classe ouvrière s’empare du pouvoir, elle crée les conditions matérielles les plus propices à l’épanouissement de la science. Elle favorise de toutes les façons l’idée que la science est nécessaire au bonheur des hommes. C’est ainsi qu’en U.R.S.S. le développement de la biologie mitchourinienne est devenu l’affaire des paysans kolkhoziens, qui participent à la formation d’espèces nouvelles. La marche au communisme est par là même accélérée. (Voir le film Un Eté prodigieux.)

   Les idées sont donc bien des forces. Les vieilles idées sont des forces de réaction, et c’est pourquoi les classes réactionnaires les cultivent. Les idées d’avant-garde sont des forces qui contribuent au progrès des sociétés, et c’est pourquoi les classes montantes les favorisent au maximum.

   Il n’en faut pas conclure, par une abusive simplification, que les classes en présence créent spontanément, en tant que classes, les idéologies appropriées à leurs besoins. Les idées sont des produits du processus de la connaissance ; dans une société où règne la division du travail (c’est le cas des sociétés divisées en classes), les idées sont élaborées en tant que théories par des individus plus particulièrement réservés à cette tâche : prêtres, philosophes, savants, techniciens, éducateurs, artistes, écrivains, etc. Mais elles sont utilisées par la classe dans son ensemble.

   D’autre part, quand nous parlons d’idées nouvelles, il ne faut pas l’entendre de façon schématique. Il arrive en effet qu’une idée, abandonnée par une classe, soit plus tard reprise sous d’autres formes par une autre classe. Ainsi l’idée que la science est bienfaisante fut cultivée par la bourgeoisie révolutionnaire (Diderot, Condorcet). Elle est reprise et renouvelée par le prolétariat révolutionnaire, qui toutefois peut en tirer toutes les conséquences pratiques (dans l’édification du socialisme), tandis que la bourgeoisie ne pouvait mener cette idée jusqu’au bout. Les classes peuvent ainsi utiliser des idées qui ont déjà servi. Il n’y a là rien d’étonnant : les hommes ayant appris par expérience le pouvoir des idées, une classe ne néglige pas, parmi toutes les idées préexistantes, celles qui (en tout ou en partie) favorisent son règne ou son ascension. Inversement une classe peut chasser de son idéologie telle idée qui ne lui convient plus : la bourgeoisie fasciste, aujourd’hui, foule aux pieds « le drapeau des libertés démocratiques bourgeoises » qui jadis lui valut, contre la féodalité, l’alliance des masses opprimées.

   En outre, elle s’efforce de faire passer pour « neuves » des idées qui lui servent et qui ne sont que de vieilles idées habillées de neuf : par exemple, Hitler voulait faire passer pour le dernier mot de la science la vieille théorie obscurantiste et médiévale de la race et du « sang ». Et il y avait des « savants » pour le croire. Mussolini déclarait que le socialisme prolétarien était un « mythe vieilli » et le fascisme un « mythe neuf » ! La « nouveauté » ne se mesure pas à la date, mais à la capacité de résoudre les problèmes qui se posent à un moment donné. Le Capital de Marx est plus neuf que tout ce qui s’enseigne de plus récent dans les Facultés bourgeoises comme économie politique.

   Autre remarque : de ce que les idées sont toujours au service de telle classe ou de telle société historiquement déterminée, il ne faut pas conclure que toutes les idées se valent. L’idée que la science est malfaisante est une idée fausse, c’est-à-dire contraire à la réalité, puisque le progrès des sociétés humaines est impossible sans les sciences. L’idée que la science est bienfaisante est une idée juste, conforme à la réalité des faits. Le prolétariat, classe montante, a besoin de la vérité tout comme la bourgeoisie, classe en faillite, a besoin du mensonge. [Que les classes réactionnaires veuillent, par la répression, tuer les idées, c’est ce qu’enseigne l’histoire. « On a traqué les innocents Comme des bêtes On a cherché les yeux Qui voyaient clair dans les ténèbres. Pour les crever. » (Paul Eluard.)] Mais les idées fausses sont une force active, non moins que les idées vraies. Il faut les combattre à l’aide des idées justes, d’avant-garde, qui, reflétant plus fidèlement les besoins du développement social sont assurées de la victoire finale et acquièrent chaque jour plus d’importance au point de devenir indispensables ; ce qui explique que leur rayonnement s’étende.

c) Les nouvelles idées ont une action organisatrice, mobilisatrice et transformatrice.

   « Les nouvelles idées et théories sociales ne surgissent que lorsque le développement de la vie matérielle de la société a posé devant la société des tâches nouvelles. Mais une fois surgies, elles deviennent une force de la plus haute importance qui facilite l’accomplissement des nouvelles tâches posées par le développement de la vie matérielle de la société ; elles facilitent le progrès de la société. C’est alors qu’apparaît précisément toute l’importance du rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées et théories nouvelles, des opinions et institutions politiques nouvelles. A vrai dire, si de nouvelles idées et théories sociales surgissent, c’est précisément parce qu’elles sont nécessaires à la société, parce que sans leur action organisatrice, mobilisatrice et transformatrice, la solution des problèmes pressants que comporte le développement de la vie matérielle de la société est impossible. Suscitées par les nouvelles tâches que pose le développement de la vie matérielle de la société, les idées et théories nouvelles se frayent un chemin, deviennent le patrimoine des masses populaires qu’elles mobilisent et qu’elles organisent contre les forces dépérissantes de la société, facilitant par là le renversement de ces forces qui freinent le développement de la vie matérielle de la société. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 16.)

   Ce texte est de la plus haute importance, car il met en lumière les formes sous lesquelles agissent les idées nouvelles :

   —  elles mobilisent, c’est-à-dire qu’elles suscitent les énergies, soulèvent l’enthousiasme, mettent les masses en. Mouvement [Affirmation idéaliste ? Non, car une idée ne peut mettre les masses en mouvement que si elle reflète les conditions matérielles, que si elle procède d’une étude de la situation objective.] ;

   — elles organisent, c’est-à-dire qu’elles donnent à ce mouvement unité et cohésion durable (exemple : l’idée de la lutte unie pour la paix a donné naissance aux comités de la paix, qui organisent le mouvement pour la paix) ;

   —  elles transforment, c’est-à-dire que non seulement elles agissent sur les consciences, les élèvent, mais elles permettent la solution effective des problèmes posés à la société.

   « La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses » [Marx : Critique de la Philosophie du droit de Hegel.],

   L’histoire illustre surabondamment ce triple rôle des idées nouvelles.

   En 1789, l’idée d’avant-garde : la nation est souveraine, elle doit se donner une Constitution qui fera tous les Français égaux devant la loi et supprimera les privilèges — cette idée mobilisait les plus larges masses parce qu’elle répondait au problème historique de l’époque. Elle suscita, contre le vieil ordre féodal, l’élan organisé et transformateur du peuple.

   En octobre 1917, l’idée d’avant-garde, — pour en finir avec la guerre, pour conquérir la terre, pour assurer la libération des nationalités opprimées, etc., il faut liquider le gouvernement bourgeois de Kérenski et donner tout le pouvoir aux Soviets, — cette idée permit l’organisation et la mobilisation des masses, et par là la transformation de la société.

   On pourrait multiplier de tels exemples. Mais n’en est-il pas un qui, pour les travailleurs français, est le plus actuel, le plus probant ?

   Analysant la situation au Comité central du Parti communiste français (juin 1953), Maurice Thorez constatait :

   « Le fait décisif de l’heure, c’est le progrès de l’idée de l’unité dans les masses populaires ». Unité pour quoi ? Pour « faire triompher dans notre pays une politique de paix et d’indépendance nationale, une politique de liberté et de progrès social ». Comment les travailleurs, de plus en plus nombreux, sont-ils venus à cette idée ? Parce qu’éclatent « toutes les contradictions de la politique découlant du plan Marshall et du Pacte atlantique », politique ruineuse de guerre et d’asservissement, politique de fascisation et de réaction sociale. Les travailleurs comprennent que pour changer cela « il n’est pas d’autre moyen que l’union et l’action grâce à l’union ». L’idée d’unité s’empare donc de plus en plus fortement des masses. Elle les mobilise et les organise, qu’il s’agisse des comités de grève, des comités de paix, ou des comités pour la défense des libertés. Ainsi se préparent — par l’action de plus en plus consciente des masses de plus en plus largement mobilisées, de mieux en mieux organisées, — les transformations matérielles que la situation a rendues inévitables.

   C’est ainsi que, suscitées par les tâches que pose l’histoire, les idées nouvelles prennent tout leur poids quand les masses, qui font l’histoire, s’en emparent. Elles agissent alors avec autant de puissance que des forces matérielles. C’est si vrai que les ennemis du progrès sont obligés de ruser avec ces1 idées devenues redoutables aux mains des braves gens. C’est le cas de la bourgeoisie et de ses domestiques, les chefs socialistes: ceux-ci, observe Maurice Thorez dans le texte plus haut cité, sont tellement effrayés par l’ampleur du courant unitaire qu’ils « tentent de se saisir du mot d’ordre de l’unité pour lutter contre l’unité ». « Hommage du vice à la vertu » ! Mais pas plus que les violences policières, les ruses démagogiques ne peuvent résister à la toute-puissance des masses qui, devenues conscientes, savent où elles vont, ce qu’elles veulent et ce qu’il faut. [On trouvera au tome II, p. 178, des Œuvres choisies de Lénine, un exemple qui montre avec beaucoup de force le rôle organisateur et transformateur des idées nouvelles, quand elles s’emparent des masses. Lénine commente (en octobre 1917) le décret qui abolit la grande propriété foncière et donne la terre aux paysans travailleurs. Le décret se réfère à un mandat rédigé dans les campagnes par les socialistes-révolutionnaires (qui avaient encore une grande influence dans la paysannerie), mandat qui n’est pas semblable en tous points à celui des bolcheviks. Au nom du gouvernement révolutionnaire que dirigent les bolcheviks, Lénine déclare : « Des voix se font entendre ici, disant que le décret lui-même et le mandat ont été rédigés par les socialistes-révolutionnaires. Soit. Peu importe qui les a rédigés. Mais comme gouvernement démocratique, nous ne pouvons passer outre à la décision des masses populaires profondes, fussions-nous en désaccord avec elles. Dans le feu de la vie, en l’appliquant pratiquement, en la mettant en œuvre sur place, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. Et si même les paysans continuent à suivre les socialistes-révolutionnaires, si même ils donnent à ce parti la majorité dans l’Assemblée constituante, nous dirons encore : Soit. La vie est le meilleur maître ; elle montrera qui a raison. Que les paysans travaillent à résoudre le problème par un bout ; nous en ferons autant, par l’autre bout. La vie nous obligera à nous rapprocher dans le torrent commun de l’initiative révolutionnaire, dans l’élaboration des nouvelles formes d’Etat. Nous devons suivre la vie ; nous devons laisser pleine liberté au génie créateur des masses populaires. L’ancien gouvernement (Kerenski) renversé par l’insurrection armée, entendait résoudre la question agraire avec de vieux fonctionnaires tsaristes qui n’ont pas été destitués. Mais au lieu de trancher la question, la bureaucratie ne faisait que combattre les paysans. Les paysans ont appris bien des choses en ces huit mois de notre Révolution ; ils entendent résoudre eux-mêmes toutes les questions touchant la terre. C’est pourquoi nous nous prononçons contre tout amendement à ce projet de loi. Nous ne voulons pas entrer dans les détails, parce que nous rédigeons un décret, et non un programme d’action. La Russie est grande, les conditions locales y sont diverses. Nous ne doutons pas que la paysannerie elle-même saura, mieux que nous ; résoudre la question correctement, comme il se doit. Le fera-t-elle dans l’esprit de notre programme ou dans celui des socialistes-révolutionnaires ? Là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que la paysannerie acquière la ferme certitude qu’il n’y a plus de propriétaires fonciers dans les campagnes, que c’est aux paysans eux-mêmes à trancher toutes les questions, à organiser leur vie. »]

4.Conclusion

   L’importance et le rôle des idées et théories sociales sont considérables.

   Nous tirerons de là quelques conséquences :

  1. Les idées sont des forces actives. Donc le révolutionnaire qui néglige de combattre les points de vue erronés répandus parmi les travailleurs porte préjudice à l’ensemble du mouvement. Il est sur le mauvais terrain du matérialisme vulgaire ; il n’est pas sur le terrain solide du matérialisme dialectique, base théorique du socialisme scientifique. Exemple : laisser la presse bourgeoise (Franc-Tireur compris) opérer parmi les travailleurs, c’est laisser ceux-ci en proie aux vieilles idées de capitulation, qui sont autant d’obstacles au progrès social. Dans les années 1900, c’est un journal, l’Iskra, qui, rédigé par Lénine, jeta dans la conscience des travailleurs le grain des idées nouvelles : ce grain a germé. Des idées de l’Iskra, prises en main par les révolutionnaires, sortit en 1903 le Parti qui devait plus tard diriger la révolution socialiste. La lutte d’idées est un aspect nécessaire de la lutte de classe. Ne pas combattre les idées utiles à la domination bourgeoise, c’est lier les mains du prolétariat.
  2. L’existence sociale détermine la conscience sociale. Mais celle-ci agit en retour sur la société. Or, non seulement cette action en retour est nécessaire pour que les changements matériels s’accomplissent, mais à un moment donné c’est l’idée qui joue le rôle décisif. La justesse des mots d’ordre est alors l’élément déterminant.

   Exemple : En ce moment, les intérêts des ouvriers, paysans, fonctionnaires, etc., etc. sont lésés par un même ennemi, la grande bourgeoisie réactionnaire. Donc l’unité d’action est matériellement possible. Encore faut-il que les intéressés le comprennent ! Dès lors, l’élément décisif, c’est l’idée que l’unité est possible. C’est parce que tel est l’élément décisif que d’une part les chefs socialistes, diviseurs du mouvement, répètent aux travailleurs socialistes : n’allez pas avec les communistes ! — et que d’autre part les militants communistes, champions de l’unité, multiplient leurs efforts pour entraîner les travailleurs socialistes à l’action commune. Le succès de l’action commune fait naître chez ceux-ci l’idée que l’unité est possible et bienfaisante ; cette idée facilite de nouvelles actions communes, et ainsi de suite, jusqu’à la victoire commune.

   Autre exemple. Le renforcement des forces matérielles de paix (Union soviétique, démocraties populaires, Mouvement mondial pour la paix) et l’affaiblissement des forces matérielles de guerre (impérialisme) créent des conditions objectives de plus en plus favorables au triomphe de la négociation internationale. Mais c’est précisément alors que la volonté de paix des millions et des millions de simples gens devient le facteur déterminant. Car, si cette volonté s’exerce à plein, elle doit nécessairement aboutir, puisque sont réunies les conditions objectives de son succès.

Cet exemple montre très clairement que l’idée est d’autant plus puissante qu’elle reflète mieux la situation objective du moment, qu’elle est plus rigoureusement appropriée aux possibilités objectives du moment. L’élément subjectif est d’autant plus décisif qu’il reflète mieux l’élément objectif. Comme quoi le matérialisme dialectique non seulement ne supprime pas la conscience, mais lui donne toute sa valeur. A l’inverse du matérialiste simpliste qui, concevant le « reflet idéologique » comme un produit inerte et sans intérêt, dira : « Les conditions objectives sont bonnes. Parfait ! Laissons-nous porter, tout ira bien ! », le vrai matérialiste ne se laisse jamais porter.

   Cette force décisive de l’idée au moment où sont réunies les meilleures conditions objectives, Staline l’a exprimée dans une phrase bien connue :

   « La paix sera conservée et consolidée si les peuples prennent en main la cause du maintien de la paix et s’ils la défendent jusqu’au bout. La guerre peut devenir inévitable si les fauteurs de guerre parviennent à envelopper les masses populaires de mensonges, à les tromper et à les entraîner dans une nouvelle guerre mondiale. » (Staline : « Déclarations sur les problèmes de la paix [à un rédacteur de la Pravda] (17 février 1951) », Derniers écrits, p. 67.)

  1. Le rôle actif des idées et théories sociales nous fait une obligation d’avoir une théorie rigoureusement appropriée aux besoins matériels de la société, aux besoins des masses travailleuses qui font l’histoire et qui seules détiennent la force capable de briser les résistances de la bourgeoisie exploiteuse. Mépriser la théorie, comme le font les opportunistes, — des menchéviks russes à Léon Blum et Jules Moch —, c’est priver la classe ouvrière de la boussole qui oriente le mouvement révolutionnaire.

   « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine : Que faire ? p. 26, cité dans l’Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S., p. 45.)

   Un des mérites du socialisme scientifique, dont nous allons parler dans la prochaine leçon, c’est que, s’appuyant sur le matérialisme dialectique, il apprécie correctement l’importance et le rôle des idées. Il place donc la théorie

   « au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir d’utiliser à fond sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice. » (Staline : Matérialisme dialectique et matérialisme historique, p. 17.)

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. En quoi consiste l’erreur du matérialisme vulgaire ? Pouvez-vous l’illustrer par un exemple ?
  2. Montrez comment le matérialisme dialectique assure aux idées toute leur puissance, tandis que l’idéalisme, qui proclame la suprématie des idées, sous-estime en fait leur puissance ?
  3. Que faut-il entendre par idées nouvelles ?
  4. Montrez par quelques exemples comment la bourgeoisie réactionnaire essaie de faire passer pour « neuves » des idées très anciennes.
  5. Analysez sur un exemple actuel le rôle organisateur, mobilisateur et transformateur des idées nouvelles.

flechesommaire2   flechedroite