4. Pour ou contre les annexions ?

Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes

Lénine

4. Pour ou contre les annexions ?

   Au paragraphe 3 du chapitre 1 de leurs thèses, les camarades polonais déclarent expressément qu’ils sont contre toute annexion. Malheureusement, au paragraphe 4 du même chapitre, nous rencontrons des affirmations qu ‘il nous faut qualifier d’annexionnistes. Ce paragraphe commence, pour employer un euphémisme… par cette phrase étrange.

   « La lutte de la social-démocratie contre les annexions, contre le maintien par la violence de nations opprimées à l’intérieur des frontières de l’Etat qui les a annexées, a pour point de départ le rejet de toute défense de la patrie (les italiques sont des auteurs), laquelle, à l’époque de l’impérialisme, est la défense des droits de sa propre bourgeoisie à l’’oppression et au pillage de peuples étrangers …. « 

   Comment ? Qu’est-ce à dire ?

   « Le point de départ de la lutte contre les annexions, c’est le rejet de toute défense de la patrie »… Mais l’on peut appeler « défense de la patrie », et il était communément admis de le faire jusqu’à maintenant, toute guerre nationale et toute insurrection nationale ! Nous sommes contre les annexions, mais… nous entendons par là que nous sommes contre la guerre des annexés pour leur libération du joug des annexionnistes, nous sommes contre l’insurrection des annexés tendant à se libérer du joug des annexionnistes. N’est-ce pas là une affirmation d’annexionnistes ?

   Les auteurs des thèses motivent leur… étrange affirmation en disant que, « à l’époque de l’impérialisme », la défense de la patrie est la défense des droits de sa propre bourgeoisie à l’oppression de peuples étrangers. Mais cela est vrai seulement pour une guerre impérialiste, c’est-à-dire pour une guerre entre des puissances ou des groupes de puissances impérialistes, quand les deux parties belligérantes, non contentes d ‘opprimer des « peuples étrangers », font une guerre avec pour enjeu : qui en opprimera davantage !

   Apparemment, les auteurs posent la question de la « défense de la patrie » tout autrement que ne le fait notre Parti. Nous répudions la « défense de la patrie » dans la guerre impérialiste. Cela est dit on ne peut plus clairement dans le manifeste du Comité Central de notre Parti, ainsi que dans les résolutions de Berne, reproduites dans la brochure Le socialisme et la guerre qui a paru en français et en allemand. Nous avons souligné cela par deux fois également dans nos thèses (remarques aux paragraphes 4 et 6). Apparemment, les auteurs des thèses polonaises repoussent la défense de la patrie en général, c’est-à-dire aussi pour les guerres nationales, estimant peut-être que celles-ci sont impossibles « à l’époque de l’impérialisme ». Nous disons  : « peut-être », parce que ce point de vue ne se trouve pas exposé dans les thèses des camarades polonais.

   Par contre, ce point de vue est clairement exprimé dans les thèses du groupe allemand « lnternationale » et dans la brochure de Junius à laquelle nous consacrons un article spécial((Il s’agit de l’article « A propos de la brochure de Junius« .)). Soulignons pour compléter ce qui y est dit, que l’insurrection nationale d ‘une région ou d ‘un pays annexé contre l’Etat qui l’a annexé peut très bien être qualifiée d ‘insurrection et non de guerre (nous avons entendu cette objection, et c’est pourquoi nous la citons, encore que nous estimions peu sérieuse cette discussion terminologique). De toute façon, il est peu probable qu ‘il se trouve quelqu’un pour nier que la Belgique, la Serbie, la Galicie, l’Arménie annexées qualifieront de « défense de la patrie » leur « insurrection » contre les pays qui les ont annexées, et cela comme de raison. Il apparaît donc que les camarades polonais sont contre une telle insurrection pour la raison que, dans ces pays annexés, il y a aussi une bourgeoisie qui opprime aussi des peuples étrangers ou, plus exactement : qui pourrait en opprimer, car il est seulement question « de son droit à opprimer ». Pour porter un jugement sur une guerre ou une insurrection donnée, ils considèrent, en l’occurrence, non pas son contenu social réel (la lutte d ‘une nation opprimée en vue de sa libération contre l’oppression), mais l’exercice éventuel pour une bourgeoisie actuellement opprimée de son « droit à opprimer ». Prenons un exemple Si, en 1917, la Belgique était annexée par l’Allemagne et qu’elle s’insurge en 1918 pour se libérer, les camarades polonais se prononceraient contre cette insurrection pour la raison que la bourgeoisie belge a « le droit d ‘opprimer des peuples étrangers ».

   Il n’y a pas un grain de marxisme ni, en général, d’esprit révolutionnaire dans ce raisonnement. Si nous ne voulons pas trahir le socialisme, nous devons soutenir toute insurrection contre notre ennemi principal, la bourgeoisie des grands Etats, à condition toutefois que ce ne soit pas une insurrection de la classe réactionnaire. En nous refusant à soutenir l’insurrection des régions annexées, nous devenons, objectivement, des annexionnistes. C’est précisément « à l’époque de l’impérialisme », qui est celle de la révolution sociale naissante, que le prolétariat soutiendra avec une énergie toute particulière, aujourd’hui, l’insurrection des régions annexées, pour attaquer demain ou simultanément la bourgeoisie de la « grande » puissance affaiblie par cette insurrection.

   Mais les camarades polonais vont encore plus loin dans leur annexionnisme. Ils ne sont pas seulement contre l’insurrection des régions annexées, ils sont contre tout rétablissement de leur indépendance, même par des moyens pacifiques. Ecoutez plutôt :

   « La social-démocratie, qui décline toute responsabilité quant aux conséquences de la politique d’oppression de l’impérialisme, et qui lutte contre ces conséquences avec la dernière énergie, ne se prononce en aucune façon pour l’établissement de nouveaux poteaux-frontières en Europe, pour le rétablissement de ceux que l’impérialisme a abattus »(les italiques sont des auteurs).

   Actuellement, « l’impérialisme a abattu les poteaux-frontières » qui séparaient l’Allemagne de la Belgique et la Russie de la Galicie. La social-démocratie internationale doit être, voyez-vous, contre leur rétablissement en général, de quelque façon que ce soit. En 1905, « à l’époque de l’impérialisme », lorsque la Diète autonome de Norvège proclama la séparation d’avec la Suède, et que la guerre contre la Norvège prêchée par les réactionnaires de Suède n’éclata pas, tant à cause de la résistance des ouvriers suédois que par suite de la conjoncture internationale de l’impérialisme, la social-démocratie aurait dû être contre la séparation de la Norvège, car cette séparation signifiait incontestablement « I ‘établissement de nouveaux poteaux-frontières en Europe » !

   C’est là, cette fois, de l’annexionnisme direct, avoué. Point n’est besoin de le réfuter, il se réfute de lui-même. Aucun parti socialiste n ‘oserait adopter la position suivante :

   « Nous sommes contre les annexions en général, mais pour ce qui est de l’Europe, nous sanctionnons les annexions ou nous nous en accommodons, dès l’instant qu’elles sont un fait acquis »….

   Nous nous contenterons de nous arrêter sur les origines théoriques de l’erreur qui a conduit nos camarades polonais à cette si évidente… « impossibilité ». Nous montrerons plus loin combien il est mal fondé de faire un sort à part à l » »Europe ». Les deux phrases suivantes des thèses nous expliquent les autres sources de l’erreur :

   « … Là ou la roue de l’impérialisme est passée, en l’écrasant, sur un Etat capitaliste déjà constitué, là s’opère sous la forme sauvage de l’oppression impérialiste, une concentration politique et économique du monde capitaliste, laquelle prépare le socialisme »…

   Cette façon de justifier les annexions, c ‘est du strouvisme et non du marxisme. Les social-démocrates russes qui se rappellent les années 1890 en Russie connaissent bien cette manière de falsifier le marxisme, commune aux Strouvé, aux Cunow, aux Legien et Cie. Précisément au sujet des strouvistes allemands, dits « social-impérialistes », nous lisons ce qui suit dans une autre thèse (11,3) des camarades polonais

   « … (Le mot d ‘ordre du droit des nations à disposer d ‘elles-mêmes) donne aux social-impérialistes la possibilité, en démontrant le caractère illusoire de ce mot d’ordre, de présenter notre lutte contre l’oppression nationale comme procédant d ‘une position sentimentale qui ne se justifie pas du point de vue historique, et de saper ainsi la confiance du prolétariat dans le bien-fondé scientifique du programme de la social-démocratie …. « 

   Cela signifie que les auteurs considèrent comme « scientifique » la position des strouvistes allemands ! Nos félicitations.

   Mais il suffit d ‘un « détail » pour mettre à bas cet étonnant argument qui nous menace de prouver que les Lensch, les Cunow, les Parvus ont raison contre nous : à savoir que ces Lensch sont des gens conséquents à leur manière et que dans le numéro 8-9 de la revue chauvine allemande la Cloche – c’est à dessein que, dans nos thèses, nous avons cité ces numéros – Lensch démontre simultanément l’ »absence de fondement scientifique » du mot d’ordre de l’autodétermination (les social-démocrates polonais ont visiblement considéré cette argumentation de Lensch comme irréfutable, ainsi qu’il ressort du raisonnement que nous avons cité en l’empruntant à leurs thèses…) et l' »absence de fondement scientifique » du mot d ‘ordre contre les annexions !

   Car Lensch a parfaitement compris cette vérité élémentaire que nous avons indiquée à nos collègues polonais et à laquelle ils n’ont pas voulu répondre, à savoir qu’il n’y a aucune différence « ni économique, ni politique », ni en général logique entre la « reconnaissance » de l’autodétermination et la « protestation » contre les annexions. Si les camarades polonais considèrent comme irréfutables les arguments des Lensch contre l’autodétermination, ils sont également obligés de reconnaître ce fait : tous ces arguments, les Lensch les opposent de même à la lutte contre les annexions.

   L’erreur théorique qui est à la base de tous les raisonnements de nos collègues polonais les a amenés à devenir des annexionnistes inconséquents.

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