Partie V

Les enseignements de la révolution

Lénine

V

   Elles débordèrent les 20 et 21 avril. Le mouvement fut spontané, personne ne l’avait préparé. Il était si nettement orienté contre le gouvernement qu’un régiment en armes se présenta même au palais Marie pour arrêter les ministres. Il apparut clairement aux yeux de tous que le gouvernement ne pouvait plus tenir. Les Soviets pouvaient (et devaient) prendre en main le pouvoir sans rencontrer la moindre résistance de quelque côté que ce fût. Au lieu de cela, les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks soutinrent le gouvernement capitaliste en train de s’effondrer, se compromirent encore davantage par des accords avec lui ; ils prirent des initiatives plus périlleuses, plus funestes encore à la révolution.

   La révolution instruit toutes les classes avec une rapidité et une profondeur inconnues eu temps ordinaire, en temps de paix. Les capitalistes, mieux organisés et plus expérimentés que quiconque dans la lutte de classes et la politique, s’instruisirent plus vite que les autres. Voyant que la situation du gouvernement était intenable, ils eurent recours à un procédé dont avaient usé, durant des décades après 1848, les capitalistes des autres pays, afin de mystifier, de diviser et de débiliter les ouvriers. Ce procédé consiste à former un ministère dit de « coalition », c’est-à-dire réunissant les représentants de la bourgeoisie et les transfuges du socialisme.

   Dans les pays où la liberté et la démocratie existent depuis plus longtemps qu’ailleurs, à côté du mouvement ouvrier révolutionnaire, en Angleterre et en France, les capitalistes ont maintes fois usé de ce procédé avec grand succès. Les chefs « socialistes » entrés dans un ministère bourgeois ne manquaient pas de se révéler des hommes de paille, des marionnettes, qui servaient de paravent aux capitalistes, d’instrument de mystification des ouvriers. Les capitalistes « démocrates et républicains » de Russie ont eu recours à ce même procédé. Socialistes-révolutionnaires et menchéviks se sont tout de suite laissé jouer ; le 6 mai, le ministère de « coalition », comprenant Tchernov, Tsérétéli et Cie était un fait accompli.

   Les benêts des partis socialiste-révolutionnaire et menchévik jubilaient, pâmés d’admiration sous les rayons de la gloire ministérielle de leurs chefs. Les capitalistes, ravis, se frottaient les mains ; ils s’étaient assuré contre le peuple le concours des « chefs des Soviets », qui leur avaient promis de soutenir l’ « action offensive au front », c’est-à-dire la reprise de la guerre impérialiste de brigandage, un moment arrêtée. Les capitalistes connaissaient bien la présomptueuse impuissance de ces chefs ; ils savaient que les promesses faites par la bourgeoisie — au sujet du contrôle et même de l’organisation de la production, au sujet de la politique de paix, etc. — ne seraient jamais tenues.

   C’est ce qui advint. La deuxième phase du développement de la révolution — du 6 mai au 9 ou 18 juin — a parfaitement confirmé les calculs des capitalistes quant à la facilité qu’ils auraient à se jouer des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks.

   Pendant que Péchékhonov et Skobélev se leurraient eux-mêmes et leurraient le peuple par des phrases pompeuses, en disant qu’on prélèverait 100 % sur les profits des capitalistes, que la « résistance » de ces derniers «était brisée», etc., les capitalistes continuaient à se renforcer. A la vérité, rien, mais absolument rien, ne fut fait pendant ce temps pour mater les capitalistes. Les transfuges du socialisme devenus ministres n’étaient en réalité que des machines à parler, destinées à donner le change aux classes opprimées, cependant que tout l’appareil d’administration de l’Etat demeurait aux mains de la bureaucratie (des fonctionnaires) et de la bourgeoisie. Le fameux Paltchinski, sous-secrétaire d’Etat à l’Industrie, était le représentant typique de cet appareil ; il entravait la réalisation de toutes les mesures dirigées contre les capitalistes. Les ministres bavardaient, et les choses restaient inchangées.

   La bourgeoisie se servait surtout du ministre Tsérétéli pour combattre la révolution. On l’envoya « apaiser » Cronstadt : les révolutionnaires de là-bas avaient eu le front de destituer le commissaire nommé par le gouvernement. La presse bourgeoise lança contre Cronstadt, qu’elle accusait de vouloir « se séparer de la Russie » — cette ineptie et d’autres analogues furent répétées sur tous les tons, — une campagne extrêmement tapageuse, haineuse, acharnée, de mensonges, de calomnies et d’excitations, campagne destinée à faire peur à la petite bourgeoisie et aux philistins. Tsérétéli, représentant le plus typique des philistins obtus et terrorisés, s’est laissé le plus « consciencieusement » prendre à l’hameçon des calomnies répandues par la bourgeoisie ; plus que tous les autres, il s’employa avec zèle à « foudroyer et réprimer » Cronstadt, sans comprendre qu’il jouait le rôle d’un larbin de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Il se trouva être l’instrument au moyen duquel un « accord » fut passé avec Cronstadt révolutionnaire, en ce sens que le commissaire de cette ville n’était pas simplement nommé par le gouvernement, mais élu à Cronstadt et confirmé par le gouvernement. C’est à ces misérables compromis que consacraient leur temps les ministres transfuges du socialisme dans le camp de la bourgeoisie.

   Là où un ministre bourgeois n’aurait pas pu se présenter pour assumer la défense du gouvernement devant les ouvriers révolutionnaires ou dans les Soviets, on voyait paraître fou plutôt la bourgeoisie y envoyait) un ministre « socialiste » — Skobelev, Tsérétéli, Tchernov, d’autres encore, — il œuvrait en conscience au profit de la bourgeoisie ; il suait sang et eau pour défendre le ministère, blanchissait les capitalistes, dupait le peuple en répétant des promesses, des promesses et des promesses, et en lui recommandant d’attendre, d’attendre et d’attendre.

   Le ministre Tchernov était surtout absorbé par ses marchandages avec ses collègues bourgeois ; jusqu’en juillet même, jusqu’à la nouvelle « crise du pouvoir » qui s’ouvrit à la suite du mouvement des 3 et 4 juillet, jusqu’à la démission des ministres cadets, le ministre Tchernov consacra tout son temps à une œuvre utile, intéressante et profondément conforme aux aspirations du peuple : il « exhortait », il engageait ses collègues bourgeois à consentir au moins à l’interdiction des transactions pour la vente et l’achat des terres. Cette mesure fut solennellement promise aux paysans, au congrès (Soviet) des délégués paysans de Russie à Pétrograd. Promesse qui n’a jamais été tenue. Tchernov ne put la tenir ni en mai, ni en juin, jusqu’au moment où la vague révolutionnaire des 3 et 4 juillet, explosion spontanée qui coïncida avec la démission des ministres cadets, lui permit d’appliquer cette mesure. Mais, même alors, ce ne fut qu’une mesure isolée, impuissante à améliorer sérieusement la situation des paysans en lutte pour la terre, contre les grands propriétaires fonciers.

   Au front, la tâche contre-révolutionnaire, impérialiste, de recommencer la guerre impérialiste de brigandage, tâche dont un Goutchkov détesté du peuple n’avait pu s’acquitter, était à ce moment accomplie brillamment et avec succès par le « démocrate révolutionnaire » Kérenski, membre tout frais émoulu du parti socialisterévolutionnaire. Kérenski se laissait griser par son éloquence ; les impérialistes qui le maniaient comme on pousse un pion sur l’échiquier, lui offraient de l’encens, le flattaient, l’idolâtraient. Tout cela parce qu’il servait avec foi et amour les intérêts des capitalistes et engageait les « troupes révolutionnaires » à accepter le renouvellement de la guerre, en exécution des traités conclus par le tsar Nicolas II avec les capitalistes d’Angleterre et de France, guerre menée pour faire obtenir aux capitalistes russes Constantinople et Lvov, Erzéroum et Trébizonde.

   Ainsi se passa la deuxième période de la révolution russe, du B mai au 9 juin. La bourgeoisie contrerévolutionnaire se renforça, se consolida, sous le couvert ut sous l’égide des ministres « socialistes » ; elle prépara l’offensive et contre l’ennemi extérieur et contre l’ennemi intérieur, c’est-à-dire contre les ouvriers révolutionnaires.

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