3. Les principes de la philosophie sociale de Souvorov

Matérialisme et empiriocriticisme

Lénine

VI. L’empiriocriticisme et le matérialisme historique

3. Les principes de la « philosophie sociale » de Souvorov

   Les Essais « sur » la philosophie marxiste qui se terminent par l’article mentionné du camarade S. Souvorov constituent un bouquet du plus grand effet, précisément en raison du caractère collectif de l’ouvrage. Quand vous voyez prendre tour à tour la parole Bazarov affirmant que d’après Engels « la représentation sensible n’est autre chose que la réalité extérieure » ; Bermann proclamant que la dialectique de Marx et d’Engels est une mystique ; Lounatcharski qui en est venu à la religion ; louchkévitch introduisant le « logos dans le torrent irrationnel du donné » Bogdanov appelant l’idéalisme philosophie du marxisme ; Hellfond épurant J. Dietzgen du matérialisme ; et, pour finir, S. Souvorov avec son article : les « Principes de la philosophie sociale », ‑ vous vous rendez tout de suite compte de l’« esprit » de la nouvelle école. La quantité s’est changée en qualité. Les « chercheurs » qui jusqu’à présent cherchaient isolément en des articles et en des livres épars, ont accompli un vrai pronunciamiento. Les divergences partielles existant entre eux s’effacent du fait même de leur action collective contre (et non « sur ») la philosophie du marxisme, et les traits réactionnaires de la tendance de Mach, en tant que courant, deviennent alors évidents.

   L’article de Souvorov est d’autant plus intéressant, dans ces conditions, que cet auteur n’est ni un empiriomoniste ni un empiriocriticiste ; c’est un « réaliste » tout court. Ce qui le rapproche du reste de la confrérie, ce n’est donc pas ce qui distingue Bazarov, Iouchkévitch, Bogdanov, en tant que philosophes, mais ce qu’ils ont tous de commun contre le matérialisme dialectique. Comparer les raisonnements sociologiques de ce « réaliste » avec ceux d’un empiriomoniste, nous facilitera la description de leur tendance commune.

   Souvorov écrit : « Dans la hiérarchie des lois qui régissent le processus universel, les lois particulières et complexes se ramènent aux lois générales et simples, et toutes obéissent à la loi générale du développement, à la loi de l’économie des forces. L’essentiel de cette loi est que tout système de forces est d’autant plus capable de se conserver et de se développer, qu’il dépense moins, qu’il accumule plus et que ses dépenses contribuent davantage à son accumulation. Les formes de l’équilibre mobile qui ont depuis longtemps fait naître l’idée d’une finalité objective (système solaire, périodicité des phénomènes terrestres, processus vital), se forment et se développent justement par la conservation et l’accumulation de l’énergie qui leur est propre, en vertu de leur économie intérieure. La loi de l’économie des forces unit et règle toute évolution, inorganique, biologique et sociale » (p. 293, c’est l’auteur qui souligne).

   Nos « positivistes » et nos « réalistes » pondent des « lois universelles » avec une extrême aisance ! Il faut seulement déplorer que ces lois n’aient pas plus de valeur que celles que pondait avec autant de rapidité et d’aisance Eugène Dühring. La « loi universelle » de Souvorov est une phrase aussi emphatique et vide de substance que les lois universelles de Dühring. Essayez d’appliquer cette loi au premier des trois domaines désignés par l’auteur : à l’évolution inorganique. Vous verrez qu’en dehors de la loi de la conservation et de la transformation de l’énergie vous ne pourrez pas y appliquer, « universellement » surtout, aucune « économie des forces ». Or, la loi de la « conservation de l’énergie », l’auteur l’a déjà classée à part et l’a qualifiée précédemment (p. 292) de loi distincte((Il est caractéristique que la découverte de la loi de la conservation et de la transformation de l’énergie soit définie par Souvorov comme la « confirmation des propositions fondamentales de l’énergétique » (p. 292). Notre « réaliste » se réclamant du marxisme a‑t‑il oui dire que les matérialistes vulgaires Büchner et Cie et le matérialiste dialectique Engels voyaient dans cette loi la confirmation des propositions fondamentales du matérialisme ? Notre « réaliste » s’est‑il demandé ce que signifie cette différence ? Oh, non, il a tout bonnement suivi la mode, il a répété Ostwald, rien de plus. Le malheur est justement que les « réalistes » de ce genre s’inclinent devant la mode, alors qu’Engels, par exemple, s’est assimilé le terme ‑ nouveau pour lui ‑ d’énergie et s’en est servi dès 1885 (préface à la deuxième édition de l’Anti‑Dühring) et en 1888 (L. Feuerbach), mais comme d’un synonyme des termes « force » et « mouvement ». Engels sut enrichir son matérialisme d’une terminologie nouvelle. Les « réalistes » et les autres brouillons qui se sont emparés du terme nouveau n’ont pas aperçu la différence entre le matérialisme et l’énergétique !)). Que reste‑t‑il donc en dehors de cette loi dans le domaine de l’évolution inorganique ? Que sont devenus les compléments, ou les complications, ou les nouvelles découvertes, ou les faits nouveaux qui ont permis à l’auteur de modifier (de « perfectionner ») la loi de la conservation et de la transformation de l’énergie en une loi de l’« économie des forces » ? Il n’y a ni faits ni découvertes de ce genre, et Souvorov n’en a pas même soufflé mot. Il a tout bonnement ‑ histoire d’en imposer, comme dirait le Bazarov de Tourguénev, ‑ jeté sur le papier, d’un grand trait de plume, une nouvelle « loi universelle » de la « philosophie réalo‑moniste » (p. 292). Voilà comme nous sommes ! On n’est pas plus mauvais que Dühring !

   Considérez le second domaine de l’évolution, le domaine biologique. La loi de l’économie des forces ou la « loi » du gaspillage des forces est‑elle universelle dans le développement des organismes par la lutte pour l’existence et par la sélection ? Qu’importe ! La « philosophie réalo­moniste » permet d’interpréter différemment le « sens » de la loi universelle selon les domaines, de comprendre, par exemple, cette loi comme le développement des organismes supérieurs à partir des organismes inférieurs. Qu’importe que la loi universelle en devienne une phrase vide ; en revanche, le principe du « monisme » est respecté. Quant au troisième domaine (le domaine social), on peut y interpréter la « loi universelle » d’une troisième façon, comme présidant au développement des forces productives. Une « loi » est « universelle » pour qu’on puisse y ramener tout ce que l’on veut.

   « Jeune encore, la science sociale est déjà en possession d’une base solide et de généralisations achevées ; au XIX° siècle, elle s’est élevée à une hauteur théorique, ‑ et c’est là le plus grand mérite de Marx. Il a porté la science sociale au niveau d’une théorie sociale… » Engels disait que Marx avait élevé le socialisme de l’utopie à la science, mais cela ne suffit pas à Souvorov. Nous imposerons davantage si, de la science (mais la science sociale existait‑elle avant Marx ?), nous distinguons encore la théorie. Le beau malheur si cette distinction n’a pas de sens !

   « … par la découverte de la loi fondamentale de la dynamique sociale, loi en vertu de laquelle l’évolution des forces productives détermine le développement économique et social tout entier. Mais le développement des forces productives va de pair avec la productivité accrue du travail, la diminution relative des dépenses et l’accumulation plus rapide de l’énergie »… (vous voyez combien féconde est la « philosophie réalo‑moniste » : un nouveau fondement énergétique est assigné au marxisme !)… « c’est là un principe économique. Marx met ainsi à la base de la théorie sociale le principe de l’économie des forces »…

   Cet « ainsi » est vraiment impayable ! Rabâchons le mot « économie » puisque Marx traite de l’économie politique, et appelons le produit de nos rabâchages « philosophie réalo‑moniste » !

   Non, Marx n’a mis à la base de sa théorie aucun principe de l’économie des forces. Ces sornettes sont imaginées par des gens que les lauriers d’Eugène Dühring empêchent de dormir. Marx a défini très exactement ce qu’est l’accroissement des forces productives et a étudié le processus concret de cet accroissement. Or, Souvorov a imaginé un terme nouveau, très impropre du reste et engendrant la confusion, pour désigner la notion analysée par Marx. Qu’est‑ce, en effet, que l’« économie des forces », comment la mesurer, comment appliquer cette notion, quels faits précis et déterminés embrasse‑t‑elle, Souvorov ne nous l’explique pas et il n’est pas possible de l’expliquer, car on est en pleine confusion. Ecoutez encore :

   « … Cette loi de l’économie sociale n’est pas seulement le principe de l’unité intérieure de la science sociale » (y comprenez‑vous quelque chose, lecteur ?), « c’est aussi le maillon qui relie la théorie sociale à la théorie générale de l’existence » (p. 294).

   Bien. Bien. La « théorie générale de l’existence » est à nouveau découverte par S. Souvorov, après que de nombreux représentants de la scolastique philosophique l’ont maintes fois découverte sous les formes les plus diverses. Félicitons les disciples russes de Mach de cette nouvelle « théorie générale de l’existence » ! Espérons que leur prochain ouvrage collectif sera entièrement consacré à la justification et au développement de cette grande découverte !

   Un nouvel exemple va nous montrer quelle forme revêt la théorie de Marx sous la plume de notre représentant de la philosophie réaliste ou réalo‑moniste. « Les forces productives des hommes forment en général une gradation génétique » (ouf !) « et se composent de leur énergie de travail, des forces naturelles soumises par l’homme, de la nature modifiée par la culture et des instruments de travail représentant la technique de production… Ces forces remplissent, à l’égard du processus du travail, une fonction purement économique ; elles épargnent l’énergie du travail et élèvent le rendement de ses dépenses » (p. 298). Les forces productives remplissent à l’égard du processus du travail une fonction économique ? C’est comme si l’on disait que les forces vitales remplissent à l’égard du processus de la vie une fonction vitale. Ce n’est pas exposer Marx, c’est encrasser le marxisme d’un invraisemblable fatras verbal.

   De ce fatras il y en a tant et plus dans l’article de Souvorov : « La socialisation d’une classe s’exprime par l’accroissement de son pouvoir collectif sur les hommes et sur leurs biens » (p. 313)… « La lutte de classes tend à l’établissement de formes d’équilibre entre les forces sociales » (p. 322)… Les discordes sociales, les déchirements et les luttes sont, au fond, des faits négatifs, antisociaux. « Le progrès social est essentiellement le développement de la socialité, des liens sociaux entre les hommes » (p. 328). On remplirait des volumes à collectionner ces truismes, et c’est ce que font les représentants de la sociologie bourgeoise ; mais vouloir les faire passer pour la philosophie du marxisme, voilà qui est un peu fort. Si l’article de Souvorov était un essai de vulgarisation du marxisme, on ne pourrait pas le juger trop sévèrement. Chacun dirait que les intentions de l’auteur étaient bonnes, mais que son expérience n’est rien moins que réussie, voilà tout. Mais quand un groupe de disciples de Mach nous sert ces choses sous le titre de Principes de la philosophie sociale, et que nous retrouvons les mêmes procédés de « développement » du marxisme dans les opuscules philosophiques de Bogdanov, la conclusion s’impose qu’un lien indissoluble rattache la théorie réactionnaire de la connaissance aux efforts de la réaction en sociologie.